André Maurois au Lycée Corneille de Rouen
par M. Étienne WOLFF
J’ai bien connu la famille d’André Maurois, bien avant d’être en relation directe avec lui. Depuis mon enfance j’ai suivi son évolution prestigieuse. Le père d’André Maurois, Ernest Herzog, était industriel à la tête d’une grande fabrique de la région d’Elbeuf : la firme Fraenckel-Herzog qu’il dirigeait en collaboration avec les chefs de ces familles. Sa mère était une femme d’une grande distinction et d’une haute culture. Tous deux étaient simples, modestes et chaleureux. Il nous arrivait souvent de rencontrer Monsieur Ernest Herzog sur le trajet entre Saint-Aubin et Elbeuf. Mon père avait avec lui de longues conversations, en général sur le pont de fer, à mi-chemin entre la gare de Saint-Aubin où il allait prendre le train de Paris et le lycée d’Elbeuf où nous allions, mon père et moi, lui pour y exercer ses fonctions de professeur, et moi comme tout jeune élève du petit lycée Corneille d’Elbeuf. Les parents d’Émile Herzog – le futur André Maurois – habitaient une maison modeste et confortable, non loin du champ de foire ([1]), dans le quartier résidentiel d’Elbeuf. Je me souviens d’eux comme d’un couple exemplaire dont l’aisance et la fortune n’avaient pu altérer la simplicité. C’est dans ce milieu familial qu’André Maurois vécut ses années de jeunesse. Milieu exemplaire, s’il en était. Le jeune enfant alla d’abord au lycée d’Elbeuf de 1893 à 1897, c’est-à-dire de la 8e à la 4e, puis au lycée de Rouen à partir de la 3e. Pourquoi ne continua-t-il pas ses études à Elbeuf ? Parce qu’il n’y avait pas de classe au-delà de la 4e.
Je fis moi-même mes études dans les mêmes conditions, mais il y avait une classe de plus au lycée d’Elbeuf : la 3e ; c’est donc à partir de la seconde que j’allai moi-même au lycée de Rouen, le Grand Lycée. André Maurois, comme moi 20 ans plus tard, faisait chaque jour le trajet d’Elbeuf à Rouen. C’était une dure épreuve, car il fallait se lever très tôt pour être à la gare d’Elbeuf-Ville à 6 heures et quart du matin. Le train mettait plus d’une heure pour faire 20 km. Il s’arrêtait à toutes les stations et même à des haltes au milieu de la forêt, telles « le hêtre à l’image » au nom mystérieux et à l’utilité douteuse. Épreuve rude, ai-je dit, mais combien exaltante ! Le train venait de Louviers et s’acheminait cahin-caha, par une ligne aujourd’hui disparue, vers la gare de Rouen-Orléans, aujourd’hui disparue elle aussi. Rouen-Orléans ? Pourquoi
Orléans ? Aucun train n’a jamais relié Rouen à Orléans par cette ligne. Mais le trajet entre Elbeuf-Ville et Rouen-Orléans était fantastique : trois viaducs et trois tunnels sur ce court trajet. La voie coupait en son milieu la grande boucle de la Seine entre Elbeuf et Rouen. Quels paysages on traversait ! D’abord, sur la droite, une vue panoramique sur la triste cité elbeuvienne avec ses usines et leurs hautes cheminées. Au loin les Roches d’Orival ; parmi elles la Roche du Pignon au profil impressionnant. Cette ligne de falaises dominant la Seine alliait le pittoresque au faciès géologique caractéristique d’une falaise calcaire stratifiée. Puis un tunnel nous dérobait quelque temps le paysage. On traversait alors des vallons enchanteurs couverts d’une forêt de hêtres. Les Longs Vallons ! Quels souvenirs évoque ce chemin presque secret par lequel on allait d’Orival à La Londe. Changement de décors après un nouveau tunnel: celui de Moulineaux. Par beau temps, c’était un enchantement. De la petite gare de Moulineaux, on apercevait un paysage largement ouvert sur la vallée de la Seine qui se trouvait alors sur la gauche, car c’était l’autre côté de la grande boucle qui révélait alors ses plaines, ses forêts, ses falaises, ses grands bateaux qui remontaient de la mer vers Rouen. Je passe sur le reste du trajet, qui s’urbanise progressivement en passant par Petit Couronne, lieu de naissance de Pierre Corneille. Le petit train avec sa haute cheminée et sa petite chaudière à la manière de Stephenson, arrivait donc à la gare de Rouen-Orléans, gare en cul de sac, près de la Seine, toute proche du Vieux Rouen. C’était une apothéose. On traversait la ville ancienne où les plus beaux monuments voisinent : la cathédrale avec ses tours asymétriques et sa haute flèche, la Cour d’Albane, la Rue Saint-Romain, l’Église Saint-Maclou avec son aître. Enfin voici l’Église Saint-Ouen dont la nef s’élève à une hauteur prodigieuse, et le désert de la place de l’Hôtel de Ville, enfin notre vieux lycée sur la montée vers la place Beauvoisine. Un petit détour nous livrait beaucoup d’autres monuments d’un passé somptueux, tels le Palais de Justice, édifice exceptionnel, d’un gothique tardif, mais cependant merveilleux. Si j’ai insisté un peu sur les voyages quotidiens auxquels André Maurois était astreint, c’est qu’ils ont dû marquer dans sa vie comme ils ont marqué dans la mienne. Ses mémoires, ses œuvres nous en donnent la preuve à mainte occasion. Nous trouvons de telles impressions dans Bernard Quesnay. Je voudrais souligner qu’en un peu plus d’une heure, on passait de la tristesse infinie d’une ville industrielle sans attrait à la grandeur majestueuse de la plus belle ville de France.
Voici donc André Maurois arrivé chaque matin au grand lycée Corneille, avec sa cour d’honneur d’une architecture sobre et grandiose. C’est dans cette cour que s’ouvraient la plupart des classes du grand lycée, salles austères et nues. Mais la noblesse de la façade impressionne même les moins sensibles à la majesté de l’architecture. C’est là qu’André Maurois donna toute sa mesure. En présence d’élèves plus nombreux qu’au petit lycée d’Elbeuf, il se demandait s’il arriverait à leur niveau dans la compétition. Bien mieux, il se classa tout de suite premier dans presque toutes les compositions. Pendant 5 ans il se maintint au premier rang, il obtint presque tous les premiers prix et tous les prix d’excellence. Il suscita, bien entendu, quelques jalousies de la part de camarades qui raillaient la raideur et la gaucherie de ses attitudes, car il avait une déviation de la colonne vertébrale qui l’obligeait à porter un corset de fer. Grâce à sa volonté obstinée, il arriva, par un constant entraînement en gymnastique, à se guérir complètement de cette déformation. C’est ainsi qu’il obtint le premier prix de gymnastique et qu’il gagna l’estime des sportifs du lycée. Sa vocation littéraire se renforça peut-être sous l’influence de certains maîtres, tels le Professeur Nebout, qui publiait des vers sous le pseudonyme de P. Dallus et que nous surnommions irrespectueusement « pédale » (car j’eus aussi l’occasion d’avoir ce professeur dans la classe de seconde en 1917 mais ce maître était déjà d’une santé très éprouvée).
En 1901, Émile Herzog obtint au Concours Général le deuxième prix de version latine et de version grecque et le deuxième accessit d’histoire et géographie. A la distribution des prix de cette même année, il obtint le prix d’excellence et, parmi d’autres, le prix d’honneur de composition française, le prix d’histoire et géographie, couronné par la Médaille de la Société des Antiquaires de Normandie et sept autres prix. Bien plus, cette année là, il obtint aussi... le prix de gymnastique, car il avait réussi, à force d’entraînement, à se libérer de son appareil orthopédique. Il faut ajouter à ce glorieux palmarès son succès au baccalauréat que l’on passait alors devant la faculté de Caen, il y obtint la mention très bien. Cette énumération matérialise l’extraordinaire qualité des résultats qu’obtint André Maurois au cours de ses études secondaires. On pourrait multiplier les exemples de sa réussite au lycée de Rouen. Peut-être pourrait-on de nos jours qualifier de « surdoué » un élève aussi brillant que l’était André Maurois ? Je ne le pense pas, car les surdoués d’aujourd’hui ont des faiblesses, à côté d’une matière où ils dominent triomphalement. D’autre part ils se sentent souvent ou se croient supérieurs aux autres. Rien de tel dans le comportement du jeune André Maurois. Je ne pense pas qu’il ait pu céder à un sentiment quelconque de supériorité, car il ne l’avait pas quand je l’ai rencontré. Jamais nos confrères de l’Académie française, dont je n’étais pas encore de son vivant, ne l’ont connu sous ce jour.
Si je continue à suivre le cours de ses études au lycée Corneille, je vois se pointer un maître éminent qu’il rencontra au cours de l’année 1901-1902. Vous avez deviné qu’il s’agit d’Émile Chartier, immortalisé sous le nom d’Alain, dont les « Propos » sont dans toutes les mémoires.
On se demande souvent quelle a été l’influence d’Alain sur André Maurois. Je pense que celui-ci n’avait pas besoin de ce stimulant pour accéder à la carrière littéraire qui fut la sienne. Mais on peut être sûr que, si Alain ne fut pas le responsable de cette orientation, il en fut, si je puis dire, le catalyseur. Je n’en veux qu’un exemple. Alors qu’André Maurois souhaitait, après le baccalauréat, préparer l’École Normale Supérieure, puis l’Agrégation, comme tout le monde, Alain lui conseilla de se mêler à la vie active de ses concitoyens et indirectement d’aller travailler à la fabrique de son père. Ainsi il pourrait voir de près les différentes classes de la société humaine. Je ne suis pas sûr qu’André Maurois ait pu ainsi aborder et comprendre les plus malheureux de ses concitoyens. Ses œuvres n’en donnent pas l’impression. Je pense que, malgré ses immenses qualités d’humanité et de compréhension, il voyait peut-être plus les ouvriers en ancien patron qu’en égal. La vie continua à faire de lui, malgré ses qualités et peut-être à cause d’elles, un privilégié. Mais ce que lui donnèrent certainement l’enseignement d’Alain et ses entretiens avec lui, ce fut une sorte d’élargissement de son horizon. C’est aussi une plus grande aptitude à juger par lui-même et non par les traditions et les déformations transmises par ce qu’on appelle aujourd’hui « les médias ».
« Il nous donnait non point tant une doctrine, un système, qu’une méthode, une foi », dit André Maurois.
« J’ai gardé de ses leçons l’horreur de l’hypocrisie, le désir de comprendre, le respect de l’adversaire. Si j’ai parfois bien agi, je le dois aux exemples de mon Père et aux enseignements de Chartier. »
Voici paradoxalement qu’Alain se transforme en professeur de morale, non point une morale théorique et desséchée, mais une morale vivante faite d’exemples et de réflexions. Car tout pour Alain était matière à discussion, à méditation : un encrier sur la table, un pardessus au porte-manteau et des sujets plus généraux mais inattendus, tels que « Dialogues entre un sacristain et un capitaine de pompiers sur l’existence de Dieu », ou bien encore « Réflexions sur la prostitution et les prostituées ». Ce dernier sujet a été maintes fois évoqué, car Alain était en train de l’aborder quand surgit un Inspecteur Général. Le professeur Chartier ne se troubla pas, mit le visiteur au courant du sujet qu’il traitait, et la discussion continua.
Reprenons le fil chronologique de la vie d’Émile Herzog au lycée. Nous arrivons au bout de sa scolarité dans le secondaire. Sa dernière année de lycée fut encore l’occasion de nouveaux triomphes. Il fut reçu à la licence de philosophie qui ne demandait alors qu’une année de préparation et en même temps au baccalauréat... de mathématiques. Il eut encore la mention très bien à la licence et, parmi les prix qu’il reçut cette année au lycée Corneille, figurent le prix d’excellence, un premier prix de mathématiques et un premier prix de physique. Ces lauriers suffisent à donner une idée des dispositions exceptionnelles que montrait le futur écrivain dans toutes les disciplines, parmi lesquelles les sciences figuraient au même titre que les lettres. Toutes les qualités intellectuelles et morales qu’il avait montrées au cours de ses études ne firent que s’affirmer et se développer au long de sa vie.
Anticipant l’avenir du grand écrivain, je dirai qu’à l’Académie française, il jouissait d’une sympathie, d’un respect, d’une admiration unanimes. Ses avis, ses conseils étaient sollicités par tous. On en tenait le plus grand compte, particulièrement au moment des élections des nouveaux membres. On peut dire que sa sagesse, sa pondération, son jugement sûr le haussèrent au rôle de « grand électeur » ([2]).