Cent cinquante et unième compliment panégyrique
en l'honneur de M. de Montyon
Messieurs,
Les écrivains savent qu’il est difficile de représenter et d’animer la Vertu ; il lui manque cette aisance charmante, ces variations qui sont le privilège de son contraire ; la Vertu attend la majuscule, provoque la sécheresse du singulier, les Vices foisonnent sous l’exagération magique du pluriel. L’une, c’est le Musée, les autres, le Bazar.
Aussi les auteurs courent-ils demander au Mal cette impulsion romanesque, cette désinvolture, ce relief, cette couleur dont le Bien n’est que trop souvent dépourvu.
Une phrase célèbre a fait beaucoup pour dévaluer la Vertu ; il fut facile d’en tirer la leçon qu’avec de mauvais sentiments on pouvait à coup sûr déboucher sur la bonne littérature : d’où cette vulgarisation du méfait et cette exaltation du condamnable, derniers vestiges du romantisme, remèdes toujours efficaces contre la mévente chez le libraire. La Bourse dirait que la Vertu n’est pas vendable.
Bien ne le contrariant, le Mal cessa d’être le privilège des délicats ; il y perdit ses valeurs d’opposition : la gloire de Sade n’est qu’une dénonciation de cette Vertu, que nous verrons si répandue à la fin du règne des Bourbons, à l’époque de Montyon ; à l’extrémité de la dynastie bourgeoise des Orléans, si la Vertu donne des fruits, le Mal séduit déjà par ses fleurs ; Swinburne eut la chance de pouvoir exalter une étrange Vénus, à l’âge où des lectrices victoriennes s’offusquaient lorsque, dans une scène d’amour, le pied de l’héroïne pointait sous la robe.
L’enrichissement provoquant la surenchère, assisterons-nous d’ici peu à une revalorisation littéraire de la Vertu ? Déjà s’y emploie courageusement la littérature soviétique. Il y faudra plus que du talent : comme on faisait observer que Dante, après l’Enfer, avait faibli dans sa peinture du Paradis, une femme d’esprit répondit : « C’est que, sur le Paradis, on n’a pas de renseignements ». Sur le Mal, nous n’en possédons désormais que trop. Ce n’est donc plus que de son excès qu’on peut attendre la santé.
Le grand jour messied à la beauté du vice, à sa sombre grandeur ; revenant, en 1921, de Berlin, capitale d’un expressionnisme excessif et d’une rare corruption, de Berlin où j’avais visité l’Institut de psychopathie sexuelle du Dr. Magnus Hirschfeld, j’en rapportai un précis de l’inversion, sorte de manuel, gros comme un dictionnaire ; je me vois encore le déposant, dans l’obscurité, sur le lit de Marcel Proust ; j’imaginais, dans ma naïveté, qu’il aimerait y trouver une documentation utile, avant de terminer Sodome et Gomorrhe ; mais Proust, en colère, repoussa l’ouvrage, sans vouloir y jeter les yeux, et me le rendit avec dégoût ; voyait-t-il venir le moment où les mauvaises mœurs ne seraient plus qu’une branche du savoir humain et de la technicité germanique ; (l’érotisme érudit des Américains débarquait à peine).
On pourrait écrire une petite Histoire, suivie d’une petite Géographie de la Vertu, dans le goût des traités moraux de civilisation comparées et contredisantes qui firent la fortune de Montaigne, de Montesquieu et de Voltaire. On y verrait toutes sortes de corrections apportées par les frontières à la notion du Bien ; on y constaterait en même temps l’évolution, dans le temps, et en notre langue, du mot Vertu. Cent-cinquante de mes prédécesseurs expliquèrent, ici même, que Vertu signifia d’abord courage, dans la tradition romaine.
Avec les siècles, Vertu perdit sa « vertu » féodale, gothique, vassalique ; elle devint traitable ; au XVIIe, la Vertu ce fut la gloire, la splendeur espagnole, le pundonor ; La Rochefoucauld et La Bruyère l’emploient, tantôt dans le sens archaïque, et tantôt lui donnent sa couleur moderne ; avec Jean-Jacques la vertu n’est plus que la victoire sur soi-même ; elle cesse d’être virile (virtù) pour devenir fémininement bienfaisante ; elle n’appartiendra plus qu’à la morale sociale, aux gens du bel air, sous l’influence de Leibniz, de Shaftesbury, de Locke, de Bayle, de William Temple, de Saint Evremond ; « la vertu sans argent est un meuble inutile » ose écrire Boileau.
Les mots sont des coffres vides où chaque siècle range ses idées ; pour le XVIIIe siècle finissant, Vertu va égaler civisme (ce dernier néologisme n’aura cependant accès à notre Dictionnaire qu’en 1835) ; la vertu se jacobinise’ ; « la délation est la plus importante de nos nouvelles vertus » s’écrie Mirabeau ; pour Robespierre, « l’échafaud est une manière vertueuse d’aimer son prochain », dénoncer « c’est surveiller le cœur d’autrui, pour qu’il reste vertueux », la vertu, c’est dénoncer au besoin son père ». Nous n’avons rien inventé.
Un magistrat, Jean Auget, descendant d’une bonne famille de robe, qui, comme ses pareilles, devait son établissement au règne d’Henri IV, acheta en 1709 la terre de Montyon-en-Brie ; c’était une baronnie ; acquérir ce fief n’anoblissait pas ; Auget n’en était que le seigneur ; on lui donna du baron par courtoisie, selon l’usage. Son fils, sous d’excellents maîtres, dont Buffon qui lui enseigna l’anthropologie, sous de hauts protecteurs, (dont Malesherbes), allait être le modèle de l’adolescent sérieux sans austérité, libéral sans prodigalité, en attendant de devenir le modèle des fonctionnaires royaux. Montyon s’en fut à Versailles ; ne sachant pas encore bien sa Cour, il débuta par un impair qui fit beaucoup rire (c’est cette peste de Bachaumont qui nous le dit) ; « M. le Comte d’Artois l’a conté à M. de Châlon, de qui je le tiens : le prince allait seul, dans le château, vers... un endroit détourné ; M. de Montyon, ne le connaissant pas, lui demanda son chemin (ne pas reconnaître, ou, ce qui est pire, ne pas connaître le frère du Roi, c’était plus qu’une erreur, une insolence) ; le Comte d’Artois dut le prendre ainsi, car, pour toute réponse, il se saisit de la perruque de son interpellateur et la lui reposa sur la tête, mais à l’envers.
Intendant du Roi en Auvergne, en Provence, en Saintonge, Montyon fit remise d’impôts aux déshérités, nourrit de sa poche les Auvergnats affamés, fit curer à ses frais le port de Marseille. Bien que bon catholique, l’honnête homme ressentait le tourment de cette mauvaise conscience, aujourd’hui, et plus que jamais, répandue. C’est le péché collectif remplaçant le péché personnel, comme les différencie fort pertinemment Jean Guitton, dans son récent Ce que je crois.
Arrêtons-nous un instant sur ce terme de mauvaise conscience ; c’est une affection qui nous semble apparaître dans le ciel bleu de la Renaissance, avec la Réforme. Pour les catholiques scrupuleux, il existait déjà des conseillers, des directeurs, des tribunaux, dit Conseils de conscience, composés de spécialistes connaissant Saint Thomas par cœur, les gouvernant dans les cas difficiles ; (nos auteurs classiques les moquèrent souvent, de Pascal les montrant « faisant voir que ce qu’on croyait mauvais ne l’est pas », jusqu’à Molière, parlant de « l’art de lever les scrupules ») ; la Réforme allait faire de cette inspection dirigée une habitude domestique et solitaire ; du Nord nous venait cette lumière ; elle éclaira d’abord l’Europe septentrionale et nous revint des jeunes Amériques. Déjà Montesquieu prédisait, dans ses Pensées : « La religion catholique détruira la religion protestante, et ensuite, les catholiques deviendront protestants ». La mauvaise conscience, génératrice de la bonne, et qu’on appelle désormais la Vertu, gagna les Loges et fit fortune ; elle devait conduire les Girondins à l’échafaud (leur conscience de classe contre la conscience nationale des Jacobins) ; dénoncé par Nietzsche, le scrupule, après 1940 devait gagner le monde des sous-développés. À voir s’épanouir dans les assises mondiales contemporaines la mauvaise conscience, les optimistes y admireront l’ascension de l’humanité vers plus de justice, et les pessimistes y constateront les sursauts d’une civilisation expirante, qui préfère se condamner elle-même que de l’être par autrui.
Lorsqu’apparaît Montyon, Diderot publie l’Essai sur le mérite et la vertu, l’abbé de l’Epée sensibilise l’opinion aux misères des sourds, Turgot et les physiocrates plaident pour les déshérités ; c’est le moment que choisit Montyon pour imiter les Anglais. Faut-il voir dans les immenses prodigalités des Anglo-Saxons, tourmentés par la mauvaise conscience, l’origine des largesses de notre bienfaiteur, qui constate qu’Outre-Manche la charité privée y distribue aux pauvres plus d’un milliard de livres, chaque année ? C’est déjà la conscience money, expression très puritaine.
En 1777, le jeune magistrat s’était en effet rendu en Angleterre pour un voyage d’études ; l’ambassadeur Noailles l’avait introduit dans la meilleure société, qui se retrouvait, l’été, aux bains, aux spas de Bath. La philosophie britannique marqua ce jeune Français, qui arrivait de notre pays, où le nationalisme a toujours tenu la place du civisme ; la philanthropie anglaise est alors fashionable, comme l’est la Haute Maçonnerie ; il est à peu près certain que Montyon appartint à trois loges, dont celle des Neuf Sœurs « le charme de la littérature en faisait le principal agrément » (Louis Guimbaud). L’Angleterre va perdre ses possessions américaines, mais Londres n’a jamais connu pareille opulence, une vie politique plus intense, autant de visiteurs étrangers et de proscrits ; ce Londres, que visite M. de Montyon, est celui du Chevalier d’Eon optant finalement pour le jupon, (sans renoncer à sa croix de Saint Louis), la ville des pamphlets contre Louis XVI et Marie-Antoinette que l’agent secret Caron de Beaumarchais, rachète, pour le compte de Vergennes. Les carnets sur lesquels, à Bath, Montyon notait ses impressions d’Outre-Manche existent ; elles ne manquent pas de saveur ; j’y choisis cette réflexion, première condamnation indirecte du Marché Commun : « Pour juger un Anglais, il faut le voir en Angleterre ; l’Anglais qui passe la mer, celui même qui parle français, est un Anglais détérioré. »
Dès son retour, Montyon se retrouve à Paris citoyen du monde. « Les honnêtes gens, dit-il, ne doivent pas être arrêtés dans leurs affections par les partitions nationalistes » ; voyait-il venir le fléau du XIXe siècle, cette Europe des nations, inventée par la Convention, utilisée par Napoléon, pour être exploitée, contre lui, par les instituteurs allemands de 1813 ?
En l’absence de Montyon, l’amour du prochain avait fait de fabuleux progrès ; les princes de sang distribuent des couronnes de lauriers dorés au laboureur le plus méritant ; un prix est offert par Montyon à l’Académie des Sciences « à qui découvrira les moyens de rendre les arts mécaniques moins malsains » (déjà !). Notre Compagnie qui, cinq ans plus tôt, n’avait accordé au baron qu’un accessit pour son Éloge de Michel de l’Hospital, accepte en 1782 la tâche de distribuer les douze mille livres qu’il offre aux actes de vertu des « gens du commun ». Par délicatesse, le donateur se cache sous l’anonymat, mais chacun le nomme ; Marie-Antoinette, la duchesse de Chartres, le duc de Penthièvre à genoux devant Caliban qui va les dévorer, veulent se dévouer à l’humanité souffrante ; trop tard, déjà ils ne fixent plus (nous dit Bachaumont) les regards de l’Assemblée, lors du premier des prix Montyon ; ces regards vont, dans la tribune du Directeur, à une femme de trente-cinq à quarante ans (c’est-à-dire vieille pour l’époque) assez laide, vêtue en ouvrière, « qui a été choisie dans les derniers rangs de la société ». On est loin déjà du Grand Siècle, où les privilégiés pouvaient se dérober au spectacle gênant de la misère. L’image de cette noble et scrupuleuse assemblée académique, se penchant, avec une ardente curiosité, sur les humbles, est un témoignage d’époque. Qui, parmi les dames de la maison de France, pense qu’à la place de cette Coupole où se célébrait la Vertu, s’élevait la Tour de Nesles, qui vit les stupres de trois princesses de Bourgogne ?
Mettre en situation, sous cette Coupole, vers 1780, comme le ferait un auteur dramatique, les représentants de la classe supérieure en face de malheureux, amène à s’interroger : quel est le sens de cette sollicitude, ce remords habillé désormais du nom de vertu ? La pauvreté n’a-t-elle, pour ces honnêtes gens, que l’attrait de la curiosité ? Sont-ils des explorateurs de l’inconnu, des navigateurs observant à la longue vue les coutumes de quelque Otahiti ? Annoncent-ils, à leur insu, des temps nouveaux, la fin d’un esprit de caste et de domination ? S’agit-il d’un vertige de l’abîme ? Ou d’un goût de la plèbe, d’une basfondomanie parisienne (comme on disait sous Maupassant) ? Est-ce 1789 pressenti ? Ou bien, déjà, une précaution de milliardaires éclairés, cherchant à s’assurer un placement d’avenir ?
Élevons-nous, avec M. de Montyon, jusqu’à ces sentiments plus nobles : rêvons avec lui d’équilibre social, d’amour du prochain. N’abaissons pas le prix de ses mérites en disant que, vers 1780, la bonté était furieusement à la mode. Ce fut, à la fin de l’Ancien régime, sous Louis XVI, que la Vertu atteignit son plus haut période ; la Vertu ne triomphe jamais qu’au dernier acte, comme dans les comédies larmoyantes. La Révolution française légiférera bientôt sur le devoir d’assistance, mais n’oublions pas que ce devoir fut compris, aimé et pratiqué trente ans plus tôt : hôtels-Dieu, Enfants trouvés, Maisons, sociétés ou ateliers de charité, dépôts de mendicité, sous l’influence des Encyclopédistes, de Turgot ou de Necker, témoignent de la sollicitude d’une opinion publique consciente de ses obligations morales. C’est la conclusion d’un historien comme Lavisse : « La doctrine, en matière d’assistance, est déjà tout arrêtée avant la Révolution. »
Certains moquaient Montyon, le soupçonnant d’ambitions académiques. De son fauteuil, le duc de Nivernais brocarde notre bienfaiteur : « Monsieur, je vous conseille de faire examiner à l’Académie quel a été le sentiment le plus délicat de la demoiselle Clemery, qui vola les enfants pour leur apprendre à danser sur la corde ? Si vous l’oubliez dans vos distributions, on aura lieu de s’en étonner. »
Ce n’est pas tout que d’être un bienfaiteur, faut-il encore se le faire pardonner.
Sept années s’écoulent. Voici Montyon appartenant au Tout-Paris, au Tout-Versailles ; loin -de lui retourner à nouveau la perruque, le Comte d’Artois lui accorde une amitié que Charles X ne démentira point.
Montyon ne semble pas avoir vu venir l’orage, croyant sans doute au paratonnerre de la bienfaisance civique, importée par Franklin ; en février 1789, il revend, l’imprudent, la résidence paternelle de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie et achète, au 75 actuel de la rue Saint-Dominique, l’hôtel de Charolles-Maurepas. « La Robe dîne, la Finance soupe », écrivait alors Mercier ; Montyon soupe, dîne, mais fait le bien. C’est (nous l’avons vu) la fin d’un âge artisanal de la bonté, quand elle était encore charité individuelle ; bientôt la férocité de l’ère industrielle et de la concurrence commerciale amènera les États à prendre en mains la protection des déshérités. Dès le 25 juin 1789 le baron a compris que la Nation se chargera elle-même désormais de servir la Vertu.
Un mois plus tard, le comte d’Artois quitte la France ; le 23 juillet 1789, c’est au tour de M. de Montyon, accompagné de deux serviteurs, de gagner Lausanne. De Suisse, ce bienfaiteur avisé gère son domaine de Brie ; jusqu’en 1793, sa correspondance avec ses intendants et fermiers nous a été conservée ; pas encore exilé, il administre son bien de loin, maître à qui rien n’échappe, exact, sévère, impliable, impiteux, ne faisant pas grâce d’un denier. Il quitte Lausanne pour ne pas être noté comme émigré et s’installe, dès 1792, dos à la frontière, en zone franche, à Vernyx, dans le pays de Gex. Son argent, il le laisse prospérer en Suisse ; sans s’y enrichir ; aux Vaudois il a prêté sur hypothèque ; ses débiteurs ne paient pas ; Montyon en appelle à l’administration locale qui tarde à lui rendre justice, un catholique, d’après une ancienne ordonnance helvétique, ne pouvant saisir des biens protestants ; d’où une séquelle de procès qui dureront jusqu’à la fin de l’Empire ; j’ai consulté, à Lausanne, sa correspondance avec ses amis suisses, qu’il épuise de sollicitations, et avec les notaires vaudois qu’il affole d’exigences ; mais il finira par gagner tous ses procès.
Après Jemmapes, on s’attend, outre-Jura, à une invasion française. Aussi, dès le 13 octobre 1792, le prudent Montyon part-il pour Bâle, Amsterdam et gagne-t-il Londres. Son nouveau refuge ne lui paraît pas très sûr : « Ce pays-là ne tourne pas bien ; il y a des traces de volcan ; le roi d’Angleterre a été attaqué ; le jour de la fête de la Reine, on a eu l’insolence de hisser sur la Tour de Londres un étendard tricolore. Tout notre globe va mal. » Dans les milieux d’émigrés, Montyon reste avisé, ni ultra, ni constitutionnel ; célibataire sur la défensive ; sa table est médiocre, son habit couleur de muraille. L’économe charitable persévère dans la philanthropie, mais avec la même opiniâtreté, la même lésinerie : avant avancé cinq livres sterling à une compatriote réfugiée qui, sous le Directoire, rentrera en France dans ses biens, il la relance jusqu’à ce qu’elle lui rende la petite somme d’argent prêtée. Montyon, ou l’Avare généreux : on dirait une comédie-vaudeville de la fin du XVIIIe siècle.
De l’argent, il en a, cet homme inruinable.
Je m’en voudrais de paraître éplucher les comptes d’un bienfaiteur à qui nous devons beaucoup. Ici, le romancier l’emporte : mais il se doit d’imaginer, car ce Montyon, qui prenait note de tout, est très discret sur le chapitre de sa comptabilité ; pas de réponse à nos questions ; où, en quelles valeurs plaçait-il ses économies ? Comment pût-il prendre tant de précautions, si opportunément ? Par quel moyen transféra-t-il ses avoirs ? Était-il en relations avec les banquiers suisses de Paris, si puissants sous Louis XVI, les Delessert, les Necker, les Panchaud, lorsque le Roi sollicitait les Genevois de venir guérir ses finances, comme le Docteur Tronchin, appelé de Genève soignait Paris et la Cour. On a raconté que, depuis 1780, Montyon avait prêté à gros intérêts aux courtisans (mais les assignats auraient bientôt dû rendre ces débiteurs insolvables ?).
À Londres, l’entr’aide maçonnique joua-t-elle, dans les milieux de haute banque qui le conseillaient ; l’ont-ils initié aux vertus d’un capitalisme fluide et vite mobilisable ? Montyon était notoirement riche avant l’émigration ; il serait de mauvais goût de dire que sa fortune, distribuée à des personnes méritantes, provient de spéculations avec l’étranger, et d’un étranger alors ennemi de son pays ; mais on sait qu’il y avait de gros trous dans le Blocus continental et que la Cité de Londres y trouvait son profit. Montyon acheta peut-être au plus bas des emprunts d’États continentaux ruinés par le Blocus, et qui remontèrent en flèche après Waterloo ?
Le baron ne reviendra à Paris qu’en 1815 ; le môme zèle tenace et procédurier lui fait solliciter la restitution de ses terres en Brie ; le gouvernement de Louis XVIII recule devant la colère des nouveaux acquéreurs ; en vain Montyon demande-t-il à ses anciens fermiers cinq années d’arrérages. Il arrive toutefois à se faire inscrire sur le million des émigrés pour 815,292,51 centimes. Notre parcimonieux prodigue, réussit finalement à récupérer deux millions. Sa fortune totale est, à ce moment, évaluée à dix millions, ce qui lui permet, dès 1819, de rétablir les Prix de Vertu au taux des années 1780. À sa mort, on lui découvre de l’argent partout, sans arriver à un chiffre précis : capitaux en Angleterre, en Hollande, en Suisse, en Toscane, en Russie, et jusqu’en Louisiane.
Quelle a pu être l’âme profonde d’un Montyon ? Nous ne pouvons, faute d’imagination, que lui prêter les traits de son époque ; sa générosité fut-elle le fruit de la nature, de l’éducation, du repentir social ? Pénitence ou action de grâces ? Nous manquons (disais-je) d’un romancier pour nous l’individualiser. À une époque de fureur politique, d’éclats militaires et d’égorgements civils, Montyon reste une personnalité, isolée, discrète, équilibrée ; ni prophète illuminé, ni réformateur ; simplement un homme utile, compatissant à la misère ; son argent prospéra deux fois ; d’abord par d’heureux placements, puis par une redistribution efficace ; réconciliant la Bourse et la Morale, il obtint d’heureux intérêts composés.
M. de Montyon sut bâtir sur des ruines ; il était la preuve qu’on peut être ami des lumières sans manquer de cervelle. Si les pauvres peuvent jamais se consoler de leur sort et pardonner aux riches, c’est à des personnages comme lui qu’on le doit. Bref, un homme qui vous réconcilie avec l’humanité.
Sa vie reste un roman ; cette confrontation en un seul homme, de deux incompatibles, cette mesquinerie dans la prodigalité, quel auteur ne s’en enchanterait ? Un parcimonieux qui distribue ses richesses, voilà qui donne au personnage son cachet original ; voilà une figure rare, dans sa vérité singulière. Cela nous épargne aujourd’hui l’éloge d’une statue de saindoux, d’un bonhomme de neige, tout de convention.
Balzac a passé à côté d’un beau sujet ; il eût aimé tracer le portrait de ce Père Grandet généreux ; l’auteur de la Comédie humaine, avec son cœur si chaud, nous eût certainement prouvé qu’on peut faire de bonne littérature avec de bons sentiments.