Réception de Pierre Emmanuel
Messieurs,
Avoir conscience d’être en un lieu où nul mot n’échappe au contrôle de l’attention, et de parler à des esprits dont c’est le mérite et la charge, en des domaines de pensée si divers, d’être ensemble les gardiens du sens, est une épreuve dont celui qui la subit pressent qu’il en sortira transformé. Je mesure combien je fus aventureux en sollicitant vos suffrages, puisque aujourd’hui, en face de vous, je crains si fort de faire la preuve que les mots me manquent pour vous remercier.
Car il est vrai que les mots me manquent : et non seulement pour exprimer la reconnaissance que je vous ai. Je suis de ceux auxquels les mots manquent toujours, et qui ne les trouvent plus dès qu’ils les cherchent. Je ne sors pas du commencement : j’y bute, je m’y enfonce, j’y creuse, tout n’est pour moi qu’épaisseur et ténèbres, je n’ai pas la moindre idée. À une époque où presque tout le monde est de plus en plus intelligent et le devient de plus en plus vite, je souffre d’une extrême lenteur à comprendre les systèmes et les affaires des hommes, sinon à concevoir l’homme tout court. Je m’en console en me faisant croire que cette lenteur est celle de la gestation, laquelle est obscure et semblable à un rêve, mais à un rêve actif, créateur, en dépit de la passivité apparente de celui qui en est travaillé. Mais il m’arrive plus souvent de me poser, face à la nuit de la page blanche, la question amère tombée des lèvres de Reverdy : « Comment expliquer », se demande-t-il au sujet de la poésie, « que ce soit précisément le filon que l’homme songe d’abord à exploiter aux premiers moments de son impétueuse jeunesse ? Et d’autre part, comment contempler sans un triste sourire l’idée que l’on puisse vieillir en mâchonnant des vers ? »
Paradoxalement, cette dernière phrase me hante au moment où le poète que je suis, ayant reçu de vous une consécration que tant d’autres poètes ont enviée sans espoir, s’étonne soudain qu’une place lui soit faite en votre Compagnie. Tandis que je repasse la variété de vos talents, de vos fonctions et de vos services, voyant chez tous la plus ferme présence d’esprit soutenir une activité supérieure, je sors du songe qui m’a mené parmi vous, moi qui dans ma vie n’ai guère fait que des vers. J’ai toujours prétendu, il est vrai, que c’est là faire quelque chose ; mais que ce soit chose utile, je ne l’ai pas dit. Au contraire, je n’ai cessé de dire que dans le système de valeurs relatives où l’homme s’enferme avec obstination, la poésie n’est d’aucune utilité à rien : mais que, prise absolument, elle est nécessaire. Ce que tant d’intelligences aujourd’hui, qui comprennent presque tout et si vite, n’entendent pas ou feignent de n’entendre, c’est que l’inutile est pure grâce, et que l’homme est plus affamé de grâce que d’aucun bien. Les poètes passent leur vie et le plus obscur de leur temps à figurer ce nécessaire qui leur manque essentiellement. Comme ce qu’ils figurent leur échappe toujours, quoi de surprenant que cet insaisissable paraisse incommunicable ? D’où la méfiance de tant d’esprits positifs à l’égard de la poésie et plus encore des poètes, dont les arguments pour justifier la fonction poétique semblent concourir à la faire apparaître sans objet. De tous les témoins de son art, le poète est le plus récusable : heureusement la poésie en a d’autres, dont l’autorité rappelle à un univers qui l’oublie que cet art, dans sa démarche apparemment aveugle, a place parmi les formes hautes de la pensée. L’Académie, en m’ouvrant ses portes, rend une fois de plus ce témoignage à la poésie. C’est elle, Messieurs, qu’à travers moi vous avez voulu saluer : vous me voyez pénétré de l’honneur que je vous dois par elle.
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Dans la sagesse de vos choix, l’humour a sa part, qui n’est point mince. Pour faire l’éloge d’un grand homme de guerre, vous auriez pu désigner un historien : vous avez élu un poète. Or ici même, voilà presque seize ans, votre Secrétaire perpétuel, qui fut officier d’infanterie et l’un des héros de la Grande Guerre, retraçait magistralement la carrière de l’illustre soldat auquel j’ai l’honneur de succéder. J’ai relu cet admirable discours : il m’instruit de la terrible expérience qui me manque pour hausser mon éloge à la hauteur d’un tel sujet. C’est donc en rêveur, au fil de ce demi-siècle, que je ferai l’éloge d’un des premiers hommes d’action de ce temps. Ainsi, de Ronsard à Claudel, maint poète a chanté la gloire des armes et pleuré les héros morts. La phrase si souvent citée de Baudelaire « Il n’y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat », révèle une compréhension mystique du guerrier illustrant cette notion du sacrifice qui est, pour le poète des Fleurs du Mal, l’opération salutaire par excellence, nécessaire à la vie morale de l’humanité, voire à son existence tout court. Formidable idée, très obscure, dont l’origine est aux profondeurs archaïques de l’homme ! Idée constamment battue en brèche, démythifiée dirait-on aujourd’hui, par cette famille de penseurs attachés à rationaliser de plus en plus les comportements humains jusque dans les conflits qui ravagent l’espèce. Idée reprise constamment, au contraire, par cette autre famille de penseurs pour lesquels ces conflits monstrueux mettent en œuvre des forces sacrées, irréductibles à toute analyse, et qui ne sont apparemment insensées que pour les hommes vivant en surface de l’homme, Baudelaire eût dit : les hommes sans fatalité. De ces deux familles de penseurs, l’une, la rationnelle, a toujours le dessus ; l’autre, la symbolique, a toujours le dessous. Une telle situation est dans l’équilibre des choses ; elle établit chacun à sa place et dans sa fonction ; la moins importante, pour un serviteur de l’obscur, n’étant pas la moins visible. Il en est ainsi de la fonction sacrificielle, qui prépare à mourir, et à conduire à la mort, pour défendre une réalité proprement ineffable, sentie bien plutôt que conçue, et qui semble ne se laisser saisir qu’à l’intérieur de certains actes absolus que la mort brise souvent et couronne : réalité et primitive et spirituelle sans entre deux, et que l’homme appelle Dieu, patrie, liberté.
Je crois entendre ce que signifient de tels mots. Ce sont des mots d’enfance. Ils étaient déjà en moi quand ma conscience les a trouvés. Quelques tableaux muraux à l’école, quelques mots historiques, les premiers contacts mystérieux, éveillés par la mémoire ancestrale, avec la souffrance, la plainte humaine et la mort : cela m’a suffi, les bibliothèques de l’instituteur et du curé ont fait le reste. Au temps où le capitaine Alphonse Juin, marchant au feu la canne à la main, conquérait sur la frontière du Rif l’une des plus belles citations de sa carrière, un vieux maître républicain m’apprenait à voir la France de l’épopée coloniale sous les traits de celle des soldats de l’An Il. Raccourci discutable, certes, mais résultant d’une idée universelle de notre patrie que je n’ai pas reniée quand s’est modifiée ma conception de l’histoire. Le patriotisme de M. Lartigau était d’une âme simple, amoureuse des grands principes, persuadée que le peuple les incarnait, et qu’il formait ainsi la nation. L’armée, c’était donc pour lui le peuple en armes, au nom de son idée qui l’éclaire. De grandes âmes, émanation du peuple, transmettaient ce flambeau : les héros de mon enfance n’émergeaient du patriotisme anonyme que le temps d’accomplir le geste sacré.
Vue de la bibliothèque du curé, l’épopée militaire ne semblait pas moins héroïque, bien qu’elle fût différemment stylisée. Je trouvais là, jaunis à peine, les périodiques illustrés de la Grande Guerre, où photographie et imagerie voisinaient. À côté des scènes de genre, pour la plupart attendrissantes ou fières, je voyais les destructions et la mort, la nature montrant ses moignons, l’ossature brisée des villes : documents qui me rappelaient que cette guerre avait été un creuset de malheur pour toute une Europe dont j’apprenais les contours et le sens. Les hommes, au sens militaire du mot, s’amalgamaient comme la substance brute de la guerre. De toute race, de toute origine, venus de Dakar, d’Oran ou de Fez, c’étaient au feu des troupes françaises. Ces indigènes, le lieutenant Juin connaissait bien leurs qualités, lui qui, major de promotion au sortir de l’Ecole, avait immédiatement obtenu de les commander en Algérie puis au Maroc. En 1914, il les avait menés à l’offensive, premiers artisans — décisifs sans doute —de la victoire de la Marne.
Tandis que je feuillette l’Illustration ou J’ai vu, je tiens pour naturel, dans ma tète enfantine, que les Marocains aient la France pour patrie. A côté des biographies édifiantes des saints évêques du Xe siècle, champions de la lutte contre les lois scélérates, la bibliothèque du presbytère en contient d’autres, celles des héros de la colonisation : d’abord Lyautey, puis Savorgnan de Brazza, Psichari, Monteil, Marchand, Laperrine, et — sur un autre plan, dans un autre ordre — Foucauld. À eux tous ils formaient un corps spirituel, presque une religion : Alphonse Juin se sentait de leur paroisse, très conscient du rapport entre certaines vertus militaires et la spiritualité du désert. Les livres que je trouvais chez mon curé exaltaient l’officier d’Afrique, sorte de moine-soldat pacificateur, civilisateur, pétrisseur d’hommes, visionnaire d’un avenir africain qu’à ses yeux seule la France pouvait ouvrir. Mais je lisais aussi, mémorial de la piété des vivants autant que de l’héroïsme des morts, ces hagiographies éphémères publiées par les familles en l’honneur de leurs morts au combat : officiers d’Afrique ou de la métropole y tombaient de même pour les mêmes vertus. Leur vocation était toute d’obéissance en même temps que de responsabilité. Au-dessus des vicissitudes politiques, dans la continuité d’une longue histoire, ils se sentaient les dépositaires des destinées de la patrie. Des aristocrates, en somme : de fait, beaucoup l’étaient, mais parmi eux, la valeur seulement rendait noble. Souvent pauvres, en tout cas possédant l’esprit de pauvreté, et n’en sachant que mieux aimer le faste, ils formaient moins une classe qu’une caste, vocable qu’on leur appliquait par mépris et qu’ils auraient pu se choisir par orgueil. Il est beau que le fils de Victor Juin et de Précieuse Salirai énumère avec une fierté d’appartenance la généalogie des Foucauld depuis le X° siècle, dont Bertrand, croisé de Mansourah, et Armand, prêtre réfractaire supplicié dans le jardin des Carmes. Et le petit-fils du gardien de phare du cap Rosa, gravissant avec Lyautey la Colline inspirée, peut faire siennes, comme tout officier au sortir de la plus grande des guerres, les paroles de Barrès que Lyautey se répétait : « Jamais je n’ai gravi la colline solitaire de Sion sans y trouver l’apaisement. Je comprenais mon pays et ma race, je voyais mon poste véritable, le but de mes efforts, une prédestination. »
Messieurs, ces moments où nous nous recueillons pour nous confirmer dans notre raison d’être, sont des moments sacrés, religieux, dont trop peu d’hommes font l’expérience. L’un des malheurs de la jeunesse actuelle est de ne point se sentir soulevée par une grande vague commune, de la crête de laquelle chacun pourrait apercevoir l’ordre des fins qui lui est propre, sa prédestination. Mais quoi qu’en ait une époque niveleuse, qui pousse très loin, non sans bonnes raisons de justice, le souci de l’égalité des conditions, une telle visitation du destin risque fort de rester ce qu’elle fut toujours : une grâce d’état des plus singulière, parcimonieusement, parfois douloureusement accordée. Ce qui distingue notre temps de celui de Barrès et de Lyautey, c’est plutôt la faillite des vocations collectives : les grands corps, l’Église, l’école, l’armée, ont perdu cette confiance en eux-mêmes qui tenait dans une interdépendance étroite leurs vertus et leurs préjugés. Dans notre société atomisée et d’autant plus totalitaire, il n’y a rien entre l’individu et la masse, et nul ne sait à quel état se vouer, aucun n’étant clairement défini. Ce flou atteint jusqu’aux vocations fondées sur un total engagement : celles de prêtre, de soldat. Pour eux rien n’est pis que d’être incertains de leur état et de son exigence : ils se sentent comme une faille de l’être. Or la guerre, pour les hommes qui en 1918 émergeaient des tranchées, c’était, certes, la fierté d’avoir tenu dans une entreprise de destruction sans exemple, sauvant ainsi cette âme géante, la patrie : mais c’était aussi un effort démesuré, dont on percevait l’absurdité formidable, celle d’un de ces raz de marée de l’histoire qui rendent abusive et dérisoire toute interprétation politique des faits. Porté au plus haut par la tension du combat, ayant perdu près de soixante pour cent des promotions de la guerre, le corps des officiers, pendant quatre ans intégré comme un levain aux souffrances et à l’espoir de la nation, se retrouvait soudain isolé d’elle. « Je n’avais été jusqu’ici instruit que par la guerre, j’avais toujours fait la guerre, mon métier de soldat se résumait dans l’audace, l’action exaltante, le sacrifice constant de soi-même impliqué par la lutte du combattant de l’avant » ; Alphonse Juin se décrit ainsi à son entrée à l’École de Guerre, quelques mois après l’armistice de 1918. Pourtant, comme ses pareils, une fois entré dans la guerre, Juin s’était battu pour qu’elle finît. Le paradoxe de l’état militaire, c’est de poursuivre à fond la guerre pour en venir à la paix : et, la paix obtenue, d’être de trop pour elle, ou pour ceux qui ont pouvoir d’en décider. Aux sacrifices immenses de la guerre s’en substitue un autre, moins cruel mais plus intimement difficile, l’usure de la raison d’être dans la routine des garnisons. « Ils étaient », dit Mangin, « quelques sous-lieutenants de vingt-deux ans, à peine échappés des écoles, épuisés de fatigue et ne se soutenant plus que par la volonté d’aider à de grandes tâches... Plein de confiance en soi-même et dans la fortune, un feu intérieur les animait. Ils avaient la joie profonde de mériter des grandes récompenses, tout en sachant qu’elles leur seraient marchandées et peut-être refusées. » Ces jeunes gens, en 1919, sont déjà des demi-solde de la gloire. À trente ans, titulaire de citations très éloquentes, flatteusement remarqué par le haut état-major, le capitaine Juin pourrait être l’un d’eux. Une carrière de fonctionnaire supérieur s’ouvre à lui, monotone et sûre. Mais comme le dira quelques années plus tard son plus célèbre condisciple : « Il est doux d’avancer, mais la question est ailleurs : il s’agit de marquer[1] » Et puis Juin est un Africain : il croit à la plus grande France. « Nos petits vieux avaient l’Afrique... », disaient hier, dans leur désarroi si complexe, certains des étranges enfants de mai. L’Afrique, en effet, tout y reste à faire. Lyautey rêve de « cueillir » l’héritage de l’Islam. Il voit une France méditerranéenne, clef de voûte d’une grande arche allant de Rabat à Angora. C’est par l’émancipation progressive, à rebours de l’administration directe, qu’il conçoit une future association entre la France et le Maroc, peut-être le Maghreb entier. Cette idée de l’émancipation, réaliste et prudente, est encore trop en avance sur son temps pour n’être pas jugée chimérique. L’histoire, au prix des souffrances de millions d’êtres, rattrapera brutalement ce retard. Pour l’instant — nous sommes en octobre 1923 — le capitaine Juin vient d’être appelé par le maréchal Lyautey. Que veut Juin ? administrer ? Non, se battre. Compléter ses connaissances sur la forme de guerre la plus ancienne, qui se révèlera plus tard la plus moderne : la guérilla. La guerre du Rif éclate bientôt : elle sera riche en enseignements pour le futur vainqueur d’Italie. Il y précise les principes qu’il appliquera quand il sera libre de choisir sa manœuvre : cette technique de l’approche indirecte qu’il admire tant chez Napoléon. Faisant la somme de son expérience militaire, le maréchal Juin résumera en ces termes l’enseignement qu’il en a très vite tiré. « L’art de la guerre est d’imposer sa volonté en évitant de se faire tuer : c’est un art tout de tromperie... Pour occuper un objectif que l’adversaire a tendance à défendre, s’efforcer de ne le faire que par surprise, au moment où cet adversaire qu’on a su tromper s’y attend le moins. »
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Ce qui frappe le plus chez le maréchal Juin, et qui se marque dans son style, c’est le bon sens, une manière bien à lui de s’assurer fortement du réel : bon sens qui est le tremplin de l’audace, car s’il mesure si exactement le possible, c’est pour prouver qu’impossible n’est pas français. Napoléon n’exprime pas autre chose quand il dit de l’art de la guerre qu’il est « simple et tout d’exécution ». Cet art s’apprend moins dans les Ecoles, fût-ce l’École supérieure de guerre, que sur le terrain, qui impose sa loi. Alphonse Juin sait voir le terrain, parce qu’il sait regarder la terre. L’analyse de la complexité d’un paysage est naturelle à ce méditerranéen. Il déchiffre les plis de la montagne, ses mouvements auxquels doivent s’accorder ceux des hommes. Dans l’œuvre écrite du maréchal Juin, si avare d’impressions personnelles, cet amour de la terre se devine derrière la pure géométrie du stratège : et un amour non moins grand des hommes, dépeints d’un trait, mais essentiel. Le beau livre qu’est La Campagne d’Italie est non seulement l’épure d’une victoire, mais celle du paysage où elle fut gagnée et du caractère des hommes qui l’emportèrent. Rigoureux, mené au pas de charge, l’ouvrage a cette vertu mathématique fascinante chez les hommes de guerre, dont tout le génie semble consister à bien saisir une donnée. Dès lors le rythme de l’exécution semble obéir à une logique interne, qu’on dirait abstraite si l’on oubliait ce qui justement lui résiste et forme la matière de l’action. A la guerre comme ailleurs, l’idée féconde germe du sein de l’expérience, avant de revenir à celle-ci pour la modifier et la soumettre à sa loi.
L’expérience, est-il besoin de le dire ? est pensée vive, en travail sur soi : tout le contraire d’une routine qui s’enferme dans les leçons du passé. A Paris, le lieutenant-colonel Juin, bien malgré lui nommé professeur stagiaire à l’École supérieure de Guerre, saisit à la source le danger d’un respect trop formaliste de ces prétendues leçons : méthodes, dira plus tard le maréchal, qui « se cristallisent et deviennent intouchables du fait de la conviction de ceux qui les ont employées pendant la guerre et leur ont depuis conservé une foi aveugle ». C’est l’époque où de Gaulle, dans ses livres, développe l’idée de la couverture des frontières par le mouvement. Mais ni de Gaulle, ni Juin, ni quelques autres de leur trempe ne seront entendus : Juin, prisonnier en 1940, aura le temps d’en remâcher l’amertume. Le Io mai le trouve à la tète d’une division d’infanterie motorisée, faisant partie du 4° corps qui, dès l’attaque allemande, doit se porter en Belgique, sur la grand-route Wavre-Namur. La division Juin y tient à Gembloux, son général a disposé son artillerie : pas un engin ne passe. Mais on ne tient, hélas, que pour étayer le repli. A Lille, avec trois autres divisions, dont deux nord-africaines, la division Juin se sacrifiera pour sauver la I" armée et les Forces Expéditionnaires Britanniques. Dans la ville, à certains endroits, l’artillerie est en batterie entre deux lignes qui se tournent le dos à trois cent mètres l’une de l’autre. Le 31 mai 1940, c’est la fin. Les derniers défenseurs de Lille sont faits prisonniers, et l’ennemi leur présente les armes.
Dans ses Mémoires, le maréchal Juin ne perd pas son temps à analyser la défaite. Il se contente de quelques lignes, d’autant plus terribles qu’elles sont plus brèves. La bataille des frontières, pense-t-il, aurait pu prendre un autre tour. « Mais il eût fallu en haut lieu des cerveaux rompus à la manœuvre offensive, préparés au rythme qu’allaient lui imprimer nos adversaires éventuels, et non pas enfermés dans l’abstraction des thèmes tactiques où depuis vingt ans ils étaient tenus de tourner en rond, sans autre référence doctrinale que les dosages classiques en hommes et en moyens de feux à réaliser dans la défensive et dans l’offensive au kilomètre courant sur des fronts continus, ou encore la notion d’attaques qui ne devaient jamais dépasser en portée la moitié de la longueur de leurs bases de départ. » Citation instructive ! Ce qu’elle décrit, c’est une caricature de la vertu mathématique des vrais guerriers. La ligne Maginot était de même la caricature rigide d’une certaine conception de la défense. Cette rigidité traduit-elle la sclérose d’un corps isolé de l’ensemble de la nation P Chose remarquable, l’armée n’a aucune place dans la réflexion de la « génération de 1930 » qui compte, sans les réunir, les meilleurs esprits d’une jeunesse non conformiste en quête d’un ordre nouveau. Cette génération n’est pourtant point pacifiste, et sent peser ; après douze années qui pour elle ne furent qu’un « armistice prolongé[2] », une lourde menace de guerre. D’où vient, entre autres divisions, cette séparation de fait entre un pays et son armée, l’armée et sa jeunesse ? Avec le recul, j’y vois manque de gouvernement : la France d’alors est incohérente, elle paye son immense victoire d’une sourde anémie du corps social. Partout s’étend la guerre civile des âmes : sans en avoir toujours conscience, chacun s’oppose intimement à soi. Rien ne tient ensemble : les gens de vingt ans sont furieusement travaillés par une crise d’idéal qui les pousse à détruire les images mêmes auxquelles ils ont recours. Pendant ce temps, la grande ombre totalitaire couvre déjà l’Europe, qui, fascinée, n’ose pas sentir sa terreur. Le 7 mars 1936, quand il devint évident que nous étions incapables de réagir à l’occupation de la Rhénanie, fut pour beaucoup le premier coup de semonce du destin, suivi bientôt d’un avertissement plus terrible encore : l’entrée de Hitler à Vienne, dans le vacarme d’une hystérie dont la radio ne nous épargna rien.
Qui ne se souvient, messieurs, de cette voix si unique dans l’histoire qu’on est tenté de l’hypostasier, d’en faire la Voix môme du mal ? Pour moi, rêveur, elle est le cauchemar géant où toute l’époque se précipite. Maléfique, ayant pour caisse de résonance des masses d’hommes, créant et modifiant à son gré l’atmosphère du monde entier, la voix s’empare d’emblée d’un pouvoir dont nul jusqu’alors n’avait pris la mesure celui des ondes qui pénètrent les âmes au point de s’y intégrer de les intégrer. Dès lors cette Voix n’est plus la voix d’un homme : c’est celle d’une multitude possédée. Une formidable puissance d’envoûtement se dégage d’elle : les fanfares, les hymnes militaires, les parades et les uniformes, les stades béants de foules en extase ne sont que des prolongements de la Voix. En elle se déchaîne d’avance l’apocalypse qu’elle promet : car elle ne ment pas, elle prophétise avec une hardiesse insensée qui assourdit ceux qui ne supportent pas de l’entendre.
En juin 1940, c’est au tour de la France d’être happée dans l’enfer de cette Voix. Tandis que deux millions de prisonniers s’y engouffrent comme des somnambules, la France, de la tête aux pieds, n’en finit pas de s’écorcher vive, au long des routes de l’exode. L’événement est tellement inconcevable que seuls quelques esprits prophétiques sont en état de comprendre ce qui va venir. Le premier, c’est de Gaulle. Il s’arrache à l’énorme nausée de la catastrophe, el dresse une voix d’homme libre contre l’affreuse Voix. Parce qu’il sauve l’espérance française, il postule que celle-ci est la France. Parmi les miracles de l’intelligence dont l’histoire est avare, il y eut cette fulgurante intimation du verbe au chaos. Les Français parlent aux Français : une aventure souterraine commence, la semence du courage prend aussitôt. Il est vrai que, dans le pays occupé ou surveillé, la logique d’épouvante se précipite, sans tenir compte des démarcations. Aussitôt après l’armistice, la France telle qu’elle est n’est déjà plus vivable ; il faut lui rendre vie ou périr. Voilà ce que sentent des centaines de milliers de Français qui se cherchent, se reconnaissent, et auxquels, pour retrouver la France, s’offrent deux chemins : s’arracher à elle et rejoindre Londres, ou se terrer en elle et rejoindre quelque réseau. Quand une nation, en pleine agonie, suscite la fraternelle rencontre de tant d’hommes et femmes de tout âge, de tout milieu et de toute conception, c’est qu’elle est pétrie d’une foi viscérale que lui révèle le danger de mort. Ce danger, pour la France asservie, c’était le lent envoûtement de l’abominable. Honneur à ceux qui ont flairé l’abomination et se sont portés contre elle, avec leur foi nue 1 Ce qu’ils sauvaient, c’était le visage de l’homme que les nazis se donnaient pour tâche de défigurer. La Résistance est d’abord un sursaut de la conscience universelle dans l’âme de la nation : elle a toujours lieu de reprendre dès que l’homme redevient le bourreau de l’homme. Si la sombre gloire du totalitarisme moderne aura été de créer un fonctionnariat de la torture, une bureaucratie de l’avilissement, le titre le plus pur à notre reconnaissance de milliers de héros anonymes est d’avoir fait resplendir la face humaine où elle était le plus bafouée, dans cette masse navrante et hagarde, matière première des camps de mort.
Évoquer, après ces actes sublimes, l’acte infiniment moins haut des poètes qui rappelaient à son âme la patrie, peut sembler outrecuidant, blasphématoire. Mais la Résistance en compte parmi ses martyrs : si Robert Desnos est mort à Térézin et Max Jacob à Drancy, c’est parce qu’ils étaient de ceux dont la poésie est vérité. Si d’autres survécurent, ce n’est pas faute d’avoir été des résistants : leur parole proférait des actes. Ceux qui ont vécu ces quatre interminables années de mutisme se souviennent encore de ces cris d’alouette. Le plus énigmatique des arts était soudain le plus déchiffrable : la profondeur du sens aliéné par les censures et les mensonges se révélait dans une image aux âmes altérées et inquiètes, en quête de la source perdue. C’est que, gardienne du sens des mots, la poésie l’est aussi de la forme humaine. Cette fonction fait si bien partie de son essence qu’aujourd’hui encore, sous d’autres cieux, sous d’autres écrasements totalitaires, la même rumeur d’espoir se fait entendre, le même témoignage pour l’homme, la poésie. Il n’y a qu’un bon sens : le poète et l’homme d’action peuvent évaluer différemment la résistance des faits et des choses, ils se rejoignent dans la perspective unique où l’espérance les a placés. Quand l’aube est lente à venir, il arrive que la poésie anticipe, qu’elle perce d’un cri les ténèbres, et, selon le mot d’un des siens, dirige ainsi le jugement.
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À l’automne de1941, le jugement du général Juin est peut-être moins prophétique : il n’en est pas moins sûr. L’armée, lieu de sa vocation propre, institution à laquelle un homme élevé dans la tradition militaire ne peut qu’attribuer un caractère sacré, n’est plus alors que son propre fantôme, dont les membres attendent la résurrection. Car ils l’attendent, comme le prouve leur comportement dans le peu de champ laissé à leur initiative par un principe d’obéissance mal éclairé, en l’absence de lumière d’en haut. Dans la forteresse où il est prisonnier, Alphonse Juin a médité sur le comportement de la Prusse après Iéna : il sait que la ruse et la dissimulation du vaincu sont des armes subtiles, qu’il importe de bien manier. Libéré de Koenigstein, le général Juin l’entend bien de cette oreille. Sa mission, Weygand la lui trace : « Sauvegarder par tous les moyens l’intégrité de notre place d’armes en Afrique du Nord, indispensable à la reprise du combat. » On peut regretter que cette place n’ait pas, dès juin 194o, servi de lieu de ralliement à tous ceux dont c’était le devoir de ne pas désespérer. Il est vrai que de bons arguments peuvent appuyer la thèse contraire. Le mérite du général Juin est d’avoir su profiter des ambiguïtés d’une situation imprécise pour refaire de l’armée d’Afrique un admirable instrument de combat au service d’une commune action alliée.
Voici venir l’heure de vérité, le grand jour de l’intervention américaine en Afrique. Les équivoques de l’Etat français et les silences de l’ambassadeur Murphy vont paralyser un instant l’initiative du général Juin. Mais le commandant en chef en Afrique du Nord, qui vit intensément tous les degrés du drame de l’armée, n’a de pensée que pour « le bon combat » et le rassemblement de toutes les volontés bonnes. Grâce à lui, en ces heures confuses, l’armée française d’Afrique retrouve le sens de sa fonction. Car le temps presse : Bizerte et Tunis sont aux mains de l’adversaire. Pour Rommel, la Tunisie est une proie déjà marquée. Dès le 25 novembre, Juin est sur le front tunisien aux côtés des forces britanniques. La campagne, l’une des plus importantes de la guerre, puisqu’elle coûtera aux forces de l’Axe des pertes égales en nombre à celles de Stalingrad, est aussi exceptionnellement dure. Les Alliés, pris de court, se débattent dans une confusion extrême, qui se reflète dans l’incohérence du haut commandement. Sur le terrain, malgré leur équipement pauvre, les troupes françaises s’imposent à l’admiration des recrues américaines, mal aguerries malgré leur armement magnifique. De même, par sa diplomatie souriante et son inflexible énergie, le général Juin contribue de façon décisive à rétablir la cohésion du commandement : il évite ainsi des abandons qui auraient ouvert l’Algérie à l’Allemagne. Cette victoire de Tunisie, à laquelle les Français eurent leur large part, « effaçait », dit leur chef, « le souvenir de Dunkerque ». Toute sa vie, le maréchal Juin regrettera le silence fait sur elle. Pour ses troupes et pour lui-même, elle était un fleuron de gloire aussi précieux que le Garigliano.
À Tunis, dans le défilé de la victoire, Leclerc parut avec ses hommes, et obtint le succès que méritait son épopée. Mais l’armée d’Afrique et les Forces françaises libres sont encore trop différentes pour se fondre, comme c’eût été le vœu du général Juin, « dans le creuset d’une première et brillante victoire remportée en commun ». Il en souffrit, d’autant plus peut-être que les opérations d’Italie allaient confirmer l’excellence de ses troupes, trois divisions combattant à côté de la division française libre du général Brosset. Ses hommes à lui sont tous des Africains du Nord, Marocains, Algériens, Tunisiens, fierté de leur général qui écrira sa Campagne d’Italie pour célébrer leur héroïsme. « Elles composaient », nous dit-il, « un outil vraiment remarquable, parcouru d’un même influx nerveux depuis les grenadiers voltigeurs de l’avant, jusqu’aux hommes des services de l’arrière... Avec de telles troupes, déjà victorieuses avant la lettre, c’était un grand réconfort pour leur chef de sentir qu’il pourrait bientôt, avec un peu de chance, tout se permettre et tout oser. » Le plus émouvant du livre sur la Campagne d’Italie, c’est l’allégresse d’une certitude qui se fonde sur l’intime union du chef et de ses soldats : sentiment mâle, pudique, fraternité toute de respect quel que soit le rang, gratitude de celui qui commande envers celui qui sait obéir jusqu’à la mort. L’amour de ce puissant lien, c’est tout l’état militaire. Cet amour, chez le maréchal Juin, se double ici d’un autre : celui d’un Africain pour les hommes de sa terre, amour qui rend conscient d’une continuité de l’histoire africaine, et aussi de l’histoire tout court sur les deux rives de la Méditerranée. Jugez-en, messieurs, par ce que le maréchal Juin nous dit de la 3° division algéro-tunisienne, la division Monsabert : « C’était la division chère à mon cœur, celle de Constantine, composée de gens de chez moi et de Tunisiens, leurs voisins. Or, elle venait de révéler en quatre jours de bataille que sous l’insigne tricolore des trois croissants et de la petite victoire ailée du musée de Constantine qu’il arborait fièrement, elle était la digne héritière de la IIIe Augusta, la glorieuse légion de Numidie au temps de l’occupation romaine. »
Le 25 novembre 1943, quand le chef du Corps Expéditionnaire Français débarque à Naples, nul n’a pensé à envoyer même une voiture pour l’accueillir. Le 4 juin 1944, quand les Alliés entrent à Rome, il est le grand vainqueur de la campagne, le « duc du Garigliano[3] » Sur le mont Majo flotte un immense drapeau tricolore qu’on peut voir de la mer Tyrrhénienne aux Abruzzes. Mieux encore : cette victoire est le creuset où s’est reformée l’unité de l’armée. Le général Juin est donc payé de sa peine. Lui des troupes duquel le général Clark voulait faire de simples auxiliaires à la disposition des commandants de corps, il a montré, à l’assaut du mont Pantano et du massif de la Mainarde, ce que valaient ses Marocains. Il a aussi fait la preuve, une fois de plus, de la vertu de l’approche indirecte pour venir à bout de tels escarpements. Les Allemands ne s’y sont pas trompés, dont le plus grand souci depuis lors a été de garnir tout spécialement le secteur du front où pouvaient apparaître des troupes françaises. Quant aux Alliés, qui s’épuisaient devant Cassino, ils ont mis longtemps à accepter la vaste manœuvre d’armée que proposait leur partenaire français, et du succès de laquelle étaient garantes les belles actions de la Costa San Pietro, de Monna-Casale, du Belvédère, celle-ci peut-être la plus belle page écrite par l’armée française en Italie. Il a fallu attendre six mois pour que le Corps Expéditionnaire Français pût exécuter la manœuvre de rupture « que son chef avait constamment à la bouche depuis le premier jour[4] ». Le 11 mai, du mont Cassin à la mer, commençait l’offensive générale. Cette offensive, Alphonse Juin s’y préparait déjà trente ans auparavant, quand il conduisait sa section par de semblables routes de montagnes. N’est-il pas admirable que l’effort d’attention et de volonté de toute une vie culmine en cette unique semaine, où, pour la première et la dernière fois, le général Juin aura la fortune de faire éclater, dans une action fulgurante, la justesse et l’ampleur de sa conception ? Au soir du 18 mai, tout est possible, y compris le grand rêve napoléonien d’une marche directe vers Vienne par la trouée de Ljubljana. Mais les augures de la politique mondiale en ont décidé autrement : l’a priori des dispositions logistiques bloque toute initiative qui pourrait affecter un déroulement d’avance défini. De cette planification de la guerre à partir de données abstraites et non plus de données de fait, le général Juin est aussi loin que possible. « On n’arrive pas à comprendre », télégraphie-t-il au général de Gaulle, « cette stratégie qui paralyse une armée victorieuse à la poursuite d’un ennemi battu... »
La mélancolie du général Juin, c’est celle de l’homme auquel échappe la chance dont rêve tout vrai capitaine, d’une action de grande envergure déterminée par sa seule volonté. Désemparé, il se sent comme le Bateau Ivre, que seules, croit-il, des « aubes navrantes » attendront désormais. Ce n’est pas là simple mouvement affectif et il s’en explique avec sa sincérité coutumière. Lui qui ne se met jamais en avant, mais toujours les chefs sous ses ordres, exprime en deux phrases, à la fin de sa Campagne d’Italie, la juste conscience qu’il a de sa valeur : « C’était l’homme du métier qui réagissait en moi, celui qui ne se sentait d’ambition que pour commander et surtout commander à des hommes, dans les rudes tâches de la guerre, dans la clarté et dans un champ de responsabilités qui fussent bien à lui, sans partage. J’aimais les heures graves, pleines de périls, où la matière humaine que je pétrissais se montrait docile à mes impulsions, cependant qu’autour de moi toutes les volontés subalternes s’effaçaient, restant comme suspendues à la mienne seule responsable. »
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Son pressentiment ne l’a pas trompé. Il n’aura que ce moment de pure gloire : au Garigliano, comme Bayard. Son rôle actif dans l’énorme mêlée, pétrie naguère à pleine pâte, finit à l’aube de la campagne de France, au petit matin du 6 juin. C’est l’heure où, sur un signal longtemps attendu, les Forces Françaises de l’Intérieur partout se dressent. Sous un aspect plus spontané qu’anarchique, elles sont l’expression de la volonté de vivre nationale, dans des conditions extrêmes d’isolement et de fragmentation du pays. A la veille de la Libération, la France n’a d’unité que policière : seule une police très spéciale circule d’un bout à l’autre de ce grand corps. Seule ? Non pas. Une autre force l’innerve, dont la police n’aura pas raison. Il faut avoir senti grandir en soi et autour de soi, comme une énergie longuement accumulée, cette intense attente électrique, pour comprendre, jusque dans ses folies, le soulèvement apparemment confus de ce peuple. Dans chaque village de France, la France entière est recueillie.
Il n’en est pas moins un danger que l’armée veut réduire : c’est le fait qu’un pareil temps est propice aux « bandes », aux « grandes compagnies ». Le maréchal Juin, dans ses Mémoires, loue son successeur à la I" armée d’avoir absorbé ceux que risquait d’attirer une existence hors la loi. Ce qui peut inspirer du regret, c’est que les retrouvailles entre la France et son armée régulière n’aient pas eu cet amalgame pour symbole. Occupé à l’immense tâche de se refaire, le pays sera étrangement indifférent à la guerre que mènent encore ceux des siens qui l’ont libéré. Tout se passe comme si cette armée à son image, où les évadés de France et les Africains sont au coude à coude avec les fortes têtes de la Résistance et les enfants prodigues de la compromission, apparaissait comme une armée de métier, que l’opinion n’adopte pas, et qui en souffre. L’armée française a été présente sur tous les champs de bataille de la guerre : les Français seront les seuls à ne l’avoir pas vue. Ici commence une situation de divorce dont les effets se sont aggravés jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie. Ici commence peut-être aussi une armée nouvelle, qui difficilement, non sans souffrances ni crises, se détachera de l’ancienne comme d’une mue.
Pendant plus de dix ans encore, à la tête des armées françaises, le général Juin, élevé en 1952 à la dignité de maréchal de France, sera placé mieux que personne pour observer ce profond changement. L’armée se retrouve, en Indochine et en Afrique, promise, loin de la métropole qui l’ignore, à des guerres coloniales d’un type tout nouveau. La subversion, le maréchal Juin la connaît bien depuis le Rif : sur le plan stratégique, il en sait la force ; sur le plan politique, en mesure-t-il la vertu ? Ce pied-noir si fraternel à ses compatriotes indigènes, comme à ses compagnons d’armes marocains et tunisiens, comment pourrait-il concevoir, en Indochine et moins encore au Maghreb, l’idée d’une libération nationale qui se ferait contre la France ? En lui ce n’est pas seulement l’Africain ardemment attaché à la mère patrie, c’est l’homme d’une certaine tradition coloniale, celle d’une armée pauvre protectrice des pauvres, qui souffre comme d’un blasphème de ce qu’il nommera devant vous « une croisade à rebours ». Ses cadets, lieutenants et capitaines en Indochine, demain en Algérie commandants et colonels, ne perdront pas davantage la conscience de la mission civilisatrice qu’ils se sentent ou qu’ils s’octroient : mais la crise qu’ils subiront leur ôtera, selon le mot de l’un d’eux, « l’orgueilleuse certitude de la cause juste et invincible du monde libéral ». Mot qui en dit long, et qui explique aussi bien le verbalisme révolutionnaire que les perversions totalitaires à quoi certains, et non les moins généreux, s’abandonnèrent en Algérie. Mais même si l’on croit que la décolonisation entreprise par le général de Gaulle en Afrique répondait seule aux impératifs de la justice comme à l’intérêt des colonisés, on peut reconnaître que pour ces malheureux soldats l’Algérie française était une idée grande. Une partie de l’armée la fit sienne, par besoin d’une foi à laquelle se vouer : son patriotisme, en Algérie, était l’amour déçu d’une patrie qui se désintéressait des grandes causes. C’était aussi l’ultime sursaut du sacré chez des hommes pressés de tous côtés par l’évolution des techniques, celle de l’information comme celles des armes. Oui, malgré elle, comme on sort d’une mue, l’armée allait sortir transformée de la tragédie algérienne.
Messieurs, beaucoup parmi vous ont connu le maréchal Juin dans cette dernière étape de sa vie, qui coïncide si cruellement pour lui avec la fin de la plus grande France et avec le désarroi de son armée. Plus d’une fois, il lui arrivera de ne pouvoir se taire : son tempérament, ses convictions, lui dictent certains actes qui ne sont pas sans éclat. Plus librement qu’une prise de position officielle, un touchant roman : C’étaient nos frères, lui permettra d’exprimer la part intime, toute spirituelle, qu’il prend à la crise de cette obéissance militaire dont il a fait l’histoire et que lui-même il n’enfreindrait à aucun prix. Par-delà le secret de ces âmes d’officiers fidèles comme lui, malgré leur tourment, à la vertu d’obéissance sans laquelle il n’est que des soldats perdus, le plus émouvant dans ces pages n’est-il pas dans le rapport d’un homme à sa terre, mère commune des musulmans et des pieds-noirs ? Dans ces descriptions de la nature algérienne, la sensualité de l’artiste enchante, sans la guérir, la mélancolie du fils exilé. Même sans avoir lu ces pages, qui ne comprend, et qui ne respecte, le cri du maréchal Juin en 1962 : « Cette année est la plus triste de mon existence : j’ai perdu mon pays ! » Hélas ! nous avions trop oublié que c’était aussi le pays des autres, le pays des indigènes, comme on disait. Pour rapprocher à égalité les deux races, ni le creuset des batailles, ni celui de l’éducation n’auraient suffi : il eût fallu les mêmes chances pour tous, chose impensable du fait de la situation coloniale. Le prix de celle-ci fut l’un des plus grands exodes de l’histoire. Aux yeux des Français de métropole, tout ceci est déjà de l’histoire ancienne : pour les pieds-noirs, c’est toujours le drame quotidien des êtres arrachés à leur terre, lieu de leur véritable identité. Un tel arrachement ravage toutes les puissances de l’âme : certains n’y survivent pas, et, sans doute, il en fut ainsi du maréchal Juin.
Il ne réalisera pas son ultime ambition, celle, dit-il, de « se préparer à mourir sur sa terre natale et à s’y ensevelir sous ses horizons familiers, parmi tous ses frères européens et musulmans qui furent ses compagnons d’armes ». Du moins se sera-t-il souvent recueilli devant les tombes de ses soldats, de ses camarades, de ses frères : sur le champ de bataille de l’Ourcq, à Venafro, à Naples, à Monte Mario. Sans doute est-il souvent revenu en esprit, avec la noble femme qui tant d’années partagea tout de ses préoccupations et de ses joies, de son amour des hommes et du déchirement de sa terre, à ce lendemain de Noël où ils s’étaient épousés au pays natal. En 1964, de son lit du Val-de-Grâce, ce sont les arbres de la gendarmerie de Constantine qu’il montrera au général de Gaulle, par la croisée. Mais le pays, qui du fond de l’enfance le revendique jalousement jusqu’au bout, n’est pas la seule réalité native où, d’instinct, à l’heure de l’agonie, ce chrétien se rassemble et se fonde. La prière qui lui est familière et qu’il ne cesse d’exhaler à cette heure est encore celle de la petite enfance, le Notre Père, le Je vous salue. Fidélité exemplaire, témoignage rendu, avec le souffle, à une Présence qui jamais n’a fait défaut. On a tout dit de ses derniers instants, de cet étrange rayon de gloire qui le ramène au plus beau moment de sa vie. La vie d’un soldat, pour s’accomplir dans la légende, doit ainsi finir, symboliquement.
Mais pour vous, messieurs, qui avez connu le maréchal Juin et qui avez aimé sa personne, l’auréole légendaire s’efface devant le rayonnement de cet homme sensible et bon. Fut-il parmi vous si différent de la silhouette du vainqueur d’Italie, elle aussi fixée par la légende ? J’aime à penser que non. En l’appelant, votre compagnie s’honorait : il se tint pour honoré par elle, et sut lui rendre cet honneur en témoignant de belles qualités d’écrivain. Car ce soldat qui a beaucoup lu Napoléon et Péguy, possède une langue aux articulations fermes, au mouvement souple, également attentive à l’ensemble et au détail. C’est la langue d’un homme qui mesure la responsabilité de penser et de dire : rien ne rend mieux justice à la puissance du verbe que le respect qu’a pour lui l’homme d’action quand il écrit comme il agirait. L’œuvre écrite du maréchal Juin, si loin qu’on se sente parfois de telles opinions qu’il y professe et de telle interprétation qu’il donne des faits, est d’une honnêteté absolue, d’une transparence où il se laisse lire : il faut lui savoir gré, à une époque où l’on a porté tant de masques, de n’avoir caché ni ses fidélités ni ses partis pris. L’unité de dessein d’un homme à travers les péripéties et les tentations de l’histoire n’est pas fréquente qu’il ne convienne de la saluer.
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Cette histoire si contradictoire et si lourde, faut-il, messieurs, la récapituler ? Entre la France au lendemain d’Agadir et la France après la guerre algérienne, deux guerres mondiales, plusieurs chutes d’empires, des génocides et des accouchements de nations, une révolution à l’échelle du globe, avec ses dogmes et ses hérésies ; le totalitarisme, la torture et les camps, la bombe atomique, la décolonisation, la satellisation des peuples, celle des engins de l’espace sidéral ; une prospérité sans exemple chez les uns, une misère scandaleuse chez les autres, et chez tous, pour des raisons contraires, un même sentiment de frustration ; l’information, système nerveux de l’homme moderne, mettant l’espèce entière juste sous notre peau ; paradoxalement, l’intégration européenne si difficile, si lente à venir, empêtrée dans des conflits d’intérêts qui, de Sirius ou même des abords de la lune, peuvent sembler bien étriqués ; et, couvrant tout, renversant tout calcul à moyen terme, une poussée démographique aux conséquences imprévisibles, doublée tantôt de l’agressivité, tantôt de l’aboulie d’une jeunesse que travaille en sens contraires l’aveugle inquiétude de temps nouveaux. La France, nation hypersensible, réagit à tous ces grands changements à leur plus haut degré d’intensité : elle qui fut un des grands empires du monde, doit passer par des crises de décroissance dont la pire, qui est la défaite, la jette dans un mortel état de prostration. Ranimée, rassemblée sur son sol, mais réduite au seul hexagone, elle souffre de sentir sa vocation universelle à l’étroit dans sa puissance de fait. Comment ne pas voir que, de tous les grands corps que ces métamorphoses affectent, l’armée, dont les valeurs touchent au sacré, a subi les déchirements les plus pénibles ? Réduite aussi à d’étroites limites, elle a cessé d’incarner la nation ; elle devient un métier de spécialistes. Le maréchal Juin est mort au moment où l’armée, remise de l’ivresse des combats et de l’amertume liée souvent à cette ivresse, amorçait ce gigantesque effort qu’il lui faut refaire après chaque guerre : son propre retour à la paix, cette fois sans horizons guerriers.
Somme toute, Messieurs, l’effort de l’armée sur elle-même pour trouver, dans l’existence quotidienne, des raisons de vivre intensément, ressemble à celui que doit faire la France, dont l’ambition est en quelque sorte d’exister pour l’univers entier. Or l’élément le plus positif dans la situation présente de la France est qu’elle ne peut plus sortir de soi, sinon spirituellement : et que son rayonnement désormais ne peut durer que si elle apprend à accepter ses limites sans renier son insatisfaction de soi.
L’an dernier, en une nuit, la France a pressenti ce que lui clamaient en vain tant de prophètes : que notre univers si bien articulé, en apparence si solide, était menacé de démesure, pris au piège de son accélération insensée. Les coryphées du grand refus nous ont alors envoûtés de l’idée que le monde moderne est une monstrueuse machine faite d’abstractions autant que de fer, qui se sert de l’homme et le détermine à son image à seule fin d’accroître sa puissance sur lui. L’objectivation forcenée de la connaissance sur l’homme apparut soudain comme une véritable captivité de Babylone, loin de tout lieu spirituel. L’intelligence s’y voyait réduite au seul mécanisme analytique, lequel fait du monde une machine parce que l’entendement lui-même s’est voulu tel. Si un grand refus est nécessaire, c’est celui de la prétention de l’entendement seul à connaître l’homme exhaustivement, donc à le refaire. Par la brèche qu’il faudra bien ouvrir un jour dans la muraille positiviste dont les défenseurs sont toujours en place, jusque dans les rangs des théoriciens du refus, c’est la nappe universelle dés valeurs, ce sont les vocables majeurs bafoués, leur mystère où raison et cœur communient, qui se précipiteront pour féconder notre aride espace mental. L’un de ces grands lieux communs n’est-il pas la patrie elle-même, telle que la rêvent le poète, le législateur et le soldat ?
Bernanos pensait que la France, pour se retrouver fidèle à son être, devrait devenir la tête et le cœur d’une insurrection de tout l’homme contre ce qui, du dedans et du dehors, le divise et le réduit. Peut-être n’est-ce pas sans raison que tant de forces confuses partout à l’œuvre ont atteint en France leur point de rupture et convergé dans la revendication élémentaire d’une vie qui ait un sens. C’est que l’âme française, qui habite même les plus déracinés, est un des grands modes de l’intelligence et de la sensibilité humaines, indissolublement. Notre indivisible raison d’être ensemble, même et surtout dans la dissension, est la tension maintenue entre ces deux ordres à travers notre histoire entière, qui l’est aussi de la langue et de l’esprit français. Cette tension, qui peut aller jusqu’à l’extrême discorde, fait de la France un de ces lieux de pensée où la condition humaine s’éprouve en son fond, où la raison affouille toujours davantage les valeurs essentielles du cœur. Ce pays si méchant envers soi parce qu’il porte un absolu qui l’oblige, est par là même un être digne d’amour, appelé à se réconcilier avec soi dans une tâche spirituelle. C’est donc ici où touche au vertige le nihilisme d’une raison obsédée par l’homme objet, qu’il faut croire en une tout autre raison, dont l’ardeur lucide enveloppe tout l’être, des profondeurs latentes de l’âme jusqu’aux plus hautes opérations de l’esprit.
Un grand homme vient de nous quitter, qui maintenait vive en nous la question : « Quelle est la vocation de la France ? » Notre vocation, dont nous instruit notre langue, est de dire l’homme total : d’être, éminemment, parole humaine adressée aux hommes, pour les dire à eux-mêmes, les provoquer à se dire, restaurer leur foi dans le sens, leur parole dans sa générosité créatrice. Cette mission l’est aussi de la poésie. Il n’y a nulle contradiction à ce que, dans ce siècle apparemment desséché où les Français continuent de lire si peu les poètes, la poésie française soit celle qui s’est avancée le plus loin dans le mystère conjoint du monde et de l’homme : signe, peut-être, d’une fonction sacrée de l’esprit français. Signe en tout cas de la vraie fonction poétique, si bien remplie par tant de poètes, dans les lettres françaises de ce temps. Se vouer à la poésie, c’est développer jour après jour pendant une vie, une puissance de contemplation qui résiste à la tentation centrifuge du monde et, de ce fait, maintient celui-ci dans son équilibre secret. En ces temps qui pour beaucoup sont de détresse, et pour tous devraient être de souci, ce qui est en question sous tant de désirs et de désordres apparemment sans lien, n’est-ce pas cet intime équilibre, dont l’homme moderne a si peu conscience et si grand besoin ? La vie intérieure, la personne, loin d’être une tour d’ivoire ou le miroir de Narcisse, constitue l’élément vital de toute solidarité créatrice, de toute communauté vraie. Par elle, j’ai la fierté de le croire, l’homme et le monde sont un.
[1] De Gaulle, lettre au capitaine Lucien Nachin, 1926 ; cité par Jean Lacouture, de Gaulle, p. 28, éd. du Seuil.
[2] R. Magny, cité par J. J. Loubet del Bayle, les Non-conformistes des années 30, éd. du Seuil.
[3] Titre du livre du général Chambe : le Maréchal Juin, duc du Garigliano, Presses de la Cité.
[4] Rudolf Böhmler, Monte Cassino, Plon