Hommage à M. Henri Troyat
prononcé par M. Maurice Druon
Secrétaire perpétuel honoraire
en la cathédrale Saint-Alexandre Newski,
le vendredi 9 mars 2007
Henri, cher Henri, mon fraternel ami, voici l’instant où, glissant entre tant de symboles sacrés, tu entres dans cet inconnu auquel, comme nous tous, tu n’as cessé de penser sans pouvoir te le représenter, et où tu deviens, privilège des hommes illustres, un symbole toi-même.
Car ces clochers en bulbe qui nous surplombent, ces croix orthodoxes, ces mitres et chasubles brodées et constellées, ces voix profondes psalmodiant une langue antique sont symboliques de ta longue lignée d’ancêtres slaves, comme de ton enfance moscovite, dans une noble maison toute blanche sous des hivers enneigés et des étés torrides.
Quelle était devenue ta religion ? Si proches que nous fussions, c’est un sujet que nous avons rarement effleuré, comme si nous respections cette part secrète de nous-mêmes. J’incline à penser que tes interrogations t’avaient conduit à cette religion dont le Cardinal Daniélou disait « qu’elle est faite d’un peu toutes les autres, et qui est celle des poètes. »
Symbole aussi, mais de ta seconde patrie, ce détachement militaire qui, dans un instant, va rendre les honneurs à la Grand Croix de la Légion d’Honneur dont j’ai eu la joie de te ceindre, et à laquelle tu as été élevé pour ce que ton œuvre a apporté au patrimoine littéraire de la France.
Symbole, tu l’es, par toi-même, de cette génération de l’élite russe que le vent de l’Histoire arracha de son sol et poussa vers le nôtre, pour en partager la langue, les valeurs, les drames et les exploits.
A l’heure où il entre dans l’éternité, chaque homme est porteur en ses mains de tous les gestes, bons ou mauvais, justes ou erronés, qu’il accomplit au long de son existence. C’est l’heure aussi où les survivants cèdent souvent à la complaisance d’accorder au défunt des vertus qu’il n’eut pas, ce qui ne saurait être de mise pour toi.
Car durant nos soixante-trois ans d’intimité et d’esprit et de cœur, je ne t’ai jamais connu un sentiment bas. Jamais je ne t’ai vu manifester un mouvement d’envie ou de jalousie envers quiconque ; jamais tu n’as trouvé injuste le succès qui pouvait survenir à autrui ; jamais je ne t’ai entendu médire ni souhaiter qu’arrivât quelque revers à ton semblable. Plutôt que de nourrir une pensée noire, tout au plus t’arrêtais-tu, comme sur un seuil, à l’indifférence.
En revanche, que de bien auras-tu dispensé au long de ta vie d’écriture ! Tu étais désigné comme l’écrivain le plus aimé des Français. Se représente-t-on ce que cela signifie d’heures de compagnie données aux solitaires, d’heures d’apaisement procurées aux hantises nocturnes des malades, d’heures de passion offertes à des abandonnés ? Tes biographies ont fourni des alibis aux impatiences anxieuses de tant d’adolescents ! Tes romans ont meublé tant de jours vides de la vieillesse !
Alternant l’univers russe et l’univers français, la reconstruction des siècles et la peinture du monde présent, les sagas familiales et les destins uniques, tu auras su, par un don exceptionnel de conteur, happer ton lecteur dès la première phrase de chacun des cent titres et plus qui composent ton œuvre. Et tu auras illustré la langue française par ton style clair, simple, imagé, coulant et scintillant comme un fleuve au soleil. Un style à la Maupassant, qui est celui du français éternel.
Ils te font cortège, tous les personnages nés de ton imaginaire, ceux de Tant que la Terre durera, des Semailles et des Moissons, de la Lumière des Justes, des Compagnons du Coquelicot, des Eygletière ; cependant que se dressent, le long de ton dernier chemin, tous les héros, les tyrans, les génies, les sages et les fous dont tu as sculpté les vivantes statues : Ivan le Terrible, Pierre le Grand sur son cheval dressé au bord de la Neva, Catherine la Grande, les trois Alexandre, les deux Nicolas, et Pouchkine, et Dostoïevski, et Balzac, et Tolstoï et Flaubert, et Baudelaire et Zola, et Gorki.
La France possède, institué par Richelieu, un permanent symbole de sa civilisation. Tu fus, au milieu du siècle écoulé, le plus jeune élu de l’Académie, et pendant vingt ans, symbole encore, tu en fus le doyen.
Je t’apporte, cher Henri, cher géant, l’hommage de son unanime chagrin.