Hommage à M. Léopold Sédar Senghor*
PRONONCÉ PAR
M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel honoraire
en l'Église Saint-Germain-des-Près, le mardi 29 janvier 2002
Le pouvoir n’est pas ordinairement le chemin de la sainteté. On n’est pas chef d’État pour faire son salut.
Et pourtant Léopold Sédar Senghor, le grand Senghor, exerça ses fonctions suprêmes aussi chrétiennement qu’il était possible.
Il était un croyant sans faille. Il priait, il honorait Dieu en latin, mais avec une âme d’Afrique, avec un élan puissant vers la divinité mystérieuse.
Tous ses dons, et son incroyable destin, il les tenait comme cadeaux de Dieu, comme des grâces dont il était dépositaire et dont le donateur était seul responsable. Aussi, il ne s’enorgueillissait pas de ses supériorités ni ne s’excusait de les exercer. Il se conformait pleinement à la maxime de Rosmini, selon laquelle « chacun doit s’efforcer d’exceller dans l’état où il a été mis par la Providence. »
Si cet état était très haut, il se faisait devoir d’en tirer le meilleur, et témoignait de la parole de saint Bernard selon laquelle « l’autorité est un devoir ».
Rien de ce qu’il eut et ce qu’il fit n’allait de soi. Tout fut combinaison d’étonnantes aptitudes naturelles avec une non moins étonnante maîtrise et de l’action et de la création.
Il n’allait pas de soi qu’un petit garçon sérère, instruit dans un collège religieux de son pays, arrivât dans la classe de khâgne du lycée Henri-IV en même temps que le jeune Pompidou, et qu’ainsi deux futurs présidents de la République, l’un de France, l’autre du Sénégal, aient étudié ensemble le grec ancien et la philosophie.
Il n’allait pas de soi que ce premier africain agrégé de grammaire, qui allait l’enseigner à des enfants tourangeaux, fût simultanément le définiteur de la négritude et qu’il devînt, par une vaste œuvre poétique en français, celui qu’on désignerait comme « l’Orphée des tropiques ».
Beaucoup d’hommes ont, en leur jeunesse, des rêves généreux ; mais bien peu parviennent à les conserver et à les faire partager.
Il n’allait pas de soi que Senghor trouvât dans Teilhard de Chardin la dénomination de son rêve : « La civilisation de l’universel ».
Qu’est-ce que cette civilisation de l’universel, sinon la mise en œuvre, à l’échelle de la planète, du commandement sans doute le difficile à observer, que le Christ ajouta au Décalogue : « Aimez-vous les uns les autres » ?
C’est en vue de la civilisation de l’universel qu’il enseigna la démocratie à son peuple et démontra qu’elle pouvait se superposer à la palabre africaine, exemple peu ou mal suivi, mais exemple quand même.
C’est au nom de la civilisation de l’universel que Senghor se fit le prophète du métissage, rejoignant Lévi-Strauss qui affirme qu’ « il n’y a pas de civilisation sans mélange des cultures », mélange qui exclut tout intégrisme.
C’est comme une étape vers la civilisation de l’universel qu’il conçut, qu’il inspira, qu’il donna naissance à l’organisation de la Francophonie, communauté des cinquante peuples et des centaines de millions d’hommes, vivant sous des climats si différents, qui ont le français en partage.
Chrétien, Senghor, certes ! Soir et matin, il récitait son Pater noster : « Ne nous soumets pas à la tentation. » S’il est une situation qui soumet aux tentations, c’est bien le pouvoir. S’est-il fait construire des palais, Senghor, pour témoigner de sa puissance ? Président d’un nouvel État, il s’est installé, sans aucune gêne et sans rien changer, dans la vieille résidence que venait de quitter, avec le maximum de dignité, le Haut-commissaire de toute l’Afrique occidentale, Pierre Messmer, alors que la France venait de porter à l’indépendance sa plus ancienne colonie.
Et combien était discrète, la villa des brefs repos, à Popenguine, devant l’Océan, et comme l’hospitalité y était familiale !
Senghor échappa à la tentation de l’argent, si constante, si facile qui entoure celui qui détient la décision, comme il échappa à la tentation de durer indéfiniment, de rester possesseur des honneurs et de l’autorité. Il fit sienne la pensée de Charles de Gaulle : « Il faut savoir quitter les choses avant qu’elles ne vous quittent. » Ayant préparé son Premier ministre à lui succéder, il retourna à sa plume, comme Cincinnatus à sa charrue, et se retira dans la « normandité » de son épouse.
Après tant d’œuvres et d’accomplissements, alors il allait de soi que Léopold Sédar Senghor entrât à l’Académie française, encore que de vieux préjugés se fussent mis pendant dix ans à la traverse.
Il fallut un peu pousser les portes pour que l’homme de l’universel pénétrât dans cette Compagnie qui rassemble et résume, à peu près, ce que les siècles de la France ont produit de meilleur.
Il semble qu’aucune élection ne lui ait causé plus de joie, qu’aucune dignité n’ai eu plus de prix à ses yeux. Attentif, assidu, il fut un académicien modèle, et d’une modestie bouleversante. À la Commission du Dictionnaire, il était devenu professeur de grammaire, soucieux de la clarté des exemples, soucieux des moindres détails de ponctuation. Il pensait la langue française en fonction de tous ceux qui l’apprennent, la parlent et la veulent mieux parler, dans le monde. Il donnait de l’âme aux mots, il exaltait le mot.
Il est dans le Coran, un verset qui exprime ceci : « Celui qui t’enseigne un mot, tu es son débiteur pour toute la vie. » Combien d’êtres humains sont à jamais débiteurs de Senghor !
Quand l’âge, lentement, fit descendre la brume sur son cerveau génial, il s’enveloppa, loin de l’agitation mondaine, d’un manteau de dignité. Mais il n’était pas solitaire. Il avait près de lui la présence qui lui était la plus chère, l’épouse lumineuse qui lui portait un total dévouement ; il lui échut le bonheur mérité d’être aimé et de pouvoir aimer jusqu’au dernier instant.
Cher enfant de Joal, cher Sédar, qui sus apporter à l’Europe le meilleur de l’Afrique, et à l’Afrique le meilleur de l’Europe, nous voulons, à la fin de cette heure de prières, que monte vers toi, par nos voix unies et fraternelles, l’hommage de la France.
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*décédé le 20 décembre 2001