Lorsque nous commençâmes, en 1986, de publier par fascicules la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française, nous rêvions de terminer notre ouvrage pour la fin du siècle. L’on ne rêvait pas, on n’entreprendrait jamais.
La confection d’un dictionnaire, surtout quand il doit être de référence pour des centaines de millions d’usagers d’une langue de par le monde, est une marche de longue haleine, où chaque pas rencontre une embûche, une rigole, un caillou. La langue, comme la mer, toujours recommencée…
Le jour où, en Grande-Bretagne, il fut décidé de réviser le Supplement de l’Oxford Dictionary, on estima que la tâche, qui fut confiée à un grand lexicologue néo-zélandais enseignant à Oxford, prendrait environ sept ans. Elle en demanda vingt-neuf, répartie en quatre tomes successifs…
Le premier volume de notre neuvième édition — de A à Enzyme — parut à la fin de 1992, à la veille du troisième centenaire de la première édition. Nous cessâmes alors la diffusion par fascicules, qui fut avantageusement remplacée, dès le mois de mai 1993, par des cahiers périodiques publiés dans les documents administratifs du Journal officiel, ce qui permet au public, et aux administrations, d’être tenus au courant, tous les trois ou quatre mois, de l’avancement de nos travaux.
L’année 2000 voit donc ici, non pas leur fin, toujours provisoire, mais le deuxième volume, avec lequel nous franchissons les trois cinquièmes du vocabulaire français d’usage général.
Il n’y a pas eu de modifications dans les principes généraux de rédaction. L’Académie avait engagé, pour le premier tome, une refonte sans précédent dans l’histoire du Dictionnaire : accroissement très important de la nomenclature, introduction d’indications étymologiques, organisation numérotée, à la fois historique et logique, du contenu des rubriques, traitement systématique des domaines, souci de signaler les évolutions de l’orthographe, remarques normatives, mention des titres d’œuvres célèbres qui ont illustré un vocable.
Nous avons persévéré dans nos méthodes, mais en les affinant. La méfiance vis-à-vis des modes éphémères et des néologismes disgracieux s’est accrue. En revanche, les termes des sciences et des techniques, pour peu que leur usage soit attesté, que leur formation soit correcte et qu’ils traduisent des notions accessibles à l’homme cultivé, ont été accueillis en nombre.
On n’a pas non plus négligé la part des mots d’usage courant qui reflètent simplement les transformations apparues dans les modes de vie, les gestes quotidiens, et plus généralement les mœurs. Les emprunts aux langues étrangères, lorsqu’ils ne résultent pas de fantaisies passagères ou de tics publicitaires, trouvent naturellement leur place dans le Dictionnaire de l’Académie. À titre d’exemple, alors que dans la huitième édition (1935) les mots, presque tous d’origine étrangère, commençant par la lettre K n’étaient qu’au nombre de trente-huit, ils s’élèvent, dans cette neuvième édition, à cent quatre-vingt-treize.
Et puisque nous en sommes à évoquer des chiffres, nous avions, dans notre préface de 1986, avancé que nous aurions à introduire dix mille mots nouveaux. Or, le premier tome, sur dix-sept mille entrées comprend cinq mille cinq cents mots nouveaux, et ce deuxième volume n’en compte pas moins de quatre mille, sur les quelque onze mille cinq cents qu’il contient. Nous dépasserons donc largement notre estimation première, et ne serons pas loin de la doubler.
Il y a les nouveautés, et il y a les permanences. Le vocabulaire peut se modifier ; la syntaxe pas, parce qu’elle est l’armature de l’expression de la pensée.
On a souvent rappelé que, d’après les statuts d’établissement de 1635, l’Académie devait, en même temps que le Dictionnaire, composer une grammaire. Elle s’y essaya par deux fois, sans trop de réussite. Sa première grammaire, due à la plume de Régnier-Desmarais, et publiée au début du XVIIIe siècle, fut jugée comme une « production bien imparfaite ». L’Académie attendit deux cents ans pour récidiver ; elle aurait pu attendre plus longtemps encore, car la grammaire qu’elle édita dans les années trente du XXe siècle n’eut guère de succès, fût-ce d’estime.
La Compagnie n’a pas pour autant négligé d’obéir à cette vocation. Elle y a répondu par le soin particulier qu’elle a apporté aux mots grammaticaux tels je, le, lequel, et aux notions de grammaire proprement dite, comme celles d’infinitif, genre, etc. Par la variété des exemples de construction des phrases, et par l’accent mis sur la richesse sémantique des termes, le lecteur pourra connaître, par le Dictionnaire, et pour ainsi dire de manière intrinsèque à celui-ci, les lois essentielles de la grammaire française.
À cet égard, nous nous devons de signaler la magistrale étude, publiée sous la direction de Bernard Quemada, Les Préfaces du Dictionnaire de l’Académie française (aux éditions Honoré Champion, 1997). Cet ouvrage, fruit des contributions de onze lexicologues auxquels il faut reconnaître, en plus de leur science, la vertu d’être clairs, établit que notre Dictionnaire par l’ensemble de ses neuf éditions échelonnées sur trois siècles « est un monument qui fait exception dans le paysage lexicographique mondial […]. Il est le seul à avoir codifié pendant une telle durée, et selon des principes identiques, l’image officielle de la langue et de ses valeurs. Nulle réalisation institutionnelle ou privée ne peut rivaliser avec lui. »
Un tel jugement oblige.
Si tous les Académiciens français participent, peu ou prou, au gré de leur inclination et à proportion de leur assiduité, à l’admission des mots et à leur définition, le plus lourd du travail repose, en tout cas pour cette édition, sur la Commission du Dictionnaire, présidée par le Secrétaire perpétuel, et qui rassemble douze membres élus par leurs pairs. Secondée par un service d’universitaires particulièrement compétents et dévoués, agrégés ès Lettres et ès Sciences, qui assurent les recherches, les propositions d’entrées, les vérifications et les corrections, c’est cette Commission qui a la responsabilité de la rédaction définitive et de la publication. On pourrait l’appeler la Commission des scrupules.
Son travail, durant les récentes années, n’a pas été allégé par l’obligation qu’elle a, en exécution du décret de 1996 relatif à l’enrichissement de la langue française, d’être représentée dans les commissions ministérielles et à la Commission générale de terminologie et de néologie, et de rendre, au nom de l’Académie, des avis en dernier ressort.
Il lui aura fallu également se distraire de ses objets essentiels pour intervenir dans l’inutile mais ardent débat sur la « féminisation », où les pouvoirs qui la prônent, sans en avoir d’ailleurs aucun en ce domaine, ont, par ignorance volontaire, tout confondu, sexe et genre, métiers et fonctions publiques.
Le présent volume paraît alors que l’Académie vient de choisir, pour trente et unième Secrétaire perpétuel, une femme. La culture, le discernement, l’autorité dont elle a fait preuve à la Commission, la passion du langage dont elle a témoigné, n’ont pas été étrangers à sa désignation. À elle de conduire la suite du Dictionnaire. Son prédécesseur met en elle une parfaite confiance.
À elle aussi de veiller à la diffusion de nos textes progressivement publiés par le moyen de l’internet, grâce au site que l’Académie a récemment créé. Les modes de consultation changent. On pourra bientôt, d’une très simple manœuvre, confronter les définitions d’un mot dans l’édition en cours et dans la précédente, prendre connaissance d’une variante orthographique, faire apparaître sur son écran domestique tous les mots relevant d’un domaine donné…
Ces nouvelles formes de diffusion du Dictionnaire et de circulation à l’intérieur de l’ouvrage ne modifieront en rien l’esprit de celui-ci ; en revanche, elles permettront à un public élargi d’y avoir un accès immédiat et aisé.
L’Académie ne refuse jamais la modernité. Elle ne refuse que ce qui peut menacer la pérennité de la langue.
Maurice Druon
Secrétaire perpétuel honoraire