Monsieur le Premier Ministre,
La commission que vous installez aujourd’hui a été nommée Commission générale de terminologie et de néologie, et je ne doute pas que chacun de ces termes ait été pesé et rigoureusement choisi.
Cette commission est générale. C’est-à-dire que sa compétence devra s’étendre à tous les domaines, qu’elle envisagera la langue de manière globale, et, en ce sens, général s’oppose à spécial, comme généralité à spécialité et généraliste à spécialiste.
Générale, elle l’est aussi dans le sens que l’on donne à ce mot lorsqu’on parle d’intérêt général, de bien général ou encore de volonté générale, de mobilisation générale. Sans espérer d’enthousiasme général, attendons du moins de notre Commission qu’elle sache s’opposer fermement à la confusion générale.
Cette commission est une commission de terminologie. Ce mot figure dans notre Dictionnaire depuis 1878 avec la définition suivante : Ensemble des termes techniques d’une science ou d’un art. L’Académie avait eu la sagesse, lorsqu’elle préparait la première édition de son Dictionnaire, de ne s’ouvrir que parcimonieusement aux termes de spécialités, qui firent l’objet d’une publication séparée. L’évolution de la société l’a incitée depuis à admettre de plus en plus de termes techniques. Mais n’oublions pas que le lexique d’une activité ne doit pas constituer une langue à part : la langue est une, et sa cohérence doit rester l’objet de toute notre attention.
Cette commission est enfin une commission de néologie. C’est en 1762 que l’Académie introduisit ce mot dans la 4e édition de son Dictionnaire, avec la définition suivante :
Mot tiré du grec, qui signifie proprement invention, usage, emploi de termes nouveaux. On s’en sert par extension pour désigner l’emploi des mots anciens dans un sens nouveau, ou différent de la signification ordinaire. La Néologie ou l’art de faire, d’employer des mots nouveaux, a ses principes, ses lois, ses abus. Un traité de Néologie bien fait serait un ouvrage excellent et qui nous manque.
Rien n’est à reprendre ni à retrancher dans cette définition, à laquelle nous devons plus que jamais nous référer.
Le travail que nous allons poursuivre et, à certains égards, entreprendre, a été rendu possible par la création, il y aura bientôt trente ans, des commissions ministérielles de terminologie. Je veux rendre hommage au président Georges Pompidou qui les a instituées, lui qui avait si grand souci de la qualité de la langue, principalement pour lutter contre l’envahissement des termes d’origine anglo-saxonne, non seulement dans le domaine des sciences et des techniques mais dans la vie quotidienne.
Bien des néologismes proposés alors et depuis lors ont été de vraies réussites. Il en fut ainsi de logiciel pour software, d’ingénierie pour engineering, de stimulateur cardiaque pour pacemaker, ou encore de cadreur pour cameraman, de baladeur pour walkman ou de vélo tout terrain pour moutain bike, et je pourrais en citer quelques dizaines d’autres.
Je remarque toutefois que l’effort qui a été fait pour traduire, aussi justement que possible, des termes ou des expressions anglo-saxonnes n’a pas eu toujours les effets attendus. C’est sans doute que traduire un mot n’est pas une action identique à nommer une chose.
Platon a consacré à cette question un superbe dialogue, dont je ne retiendrai ici que cette réplique de Socrate : « Il y a donc des chances, Hermogène, pour que l’institution des noms ne soit pas une petite affaire. » Nous en sommes les uns et les autres persuadés.
Et l’Académie française en premier lieu, qui, depuis 1970, a souvent été invitée à examiner les listes préparées par les commissions ministérielles de terminologie. Pourtant ses avis n’ont pas toujours été entendus.
La même sagesse qui fut celle du pouvoir, au XVIIe siècle, lorsqu’il confia le souci et le soin de notre langue à une assemblée de lettrés, écrivains, juristes et savants, est assurément celle qui inspira votre gouvernement lorsqu’il décida d’associer plus étroitement l’Académie française au travail d’enrichissement de notre langue.
Nous lui en sommes reconnaissants. Nous lui sommes reconnaissants d’avoir confirmé l’Académie française dans son rôle de gardienne de la langue et d’instance suprême.
Elle s’efforcera de remplir, avec toute l’attention et toute la diligence requises, cette fonction à certains égards nouvelle, mais qui découle de ses statuts et du caractère propre de la mission permanente qui lui a été confiée il y a plus de trois cent cinquante ans.
Je me sens réconforté d’avoir à mes côtés, dans la tâche qui m’échoit, mes amis les deux secrétaires perpétuels de l’Académie des sciences, en raison du nombre de questions que celles-ci posent, dans le champ de la néologie, ainsi qu’un distingué confrère de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, particulièrement versé dans les langues grecques et latines, qui sont sources de notre vocabulaire.
De même, il est précieux que siègent à cette Commission le secrétaire perpétuel de l’Académie de langue et de littérature françaises de Belgique, et un célèbre poète et érudit libanais, lauréat du Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française.
Pour clore ce propos, je rappellerai ce qu’Albert Camus, que j’ai bien connu, disait : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. »
Nous ferons en sorte, Monsieur le Premier Ministre, de ne pas ajouter à ceux de la France et même, s’il est possible, de les alléger un peu.