Discours sur l’état de la langue
PRONONCÉ PAR
M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel
Dans la Séance publique annuelle
le jeudi 5 décembre 1996
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Messieurs,
Les nouvelles sont meilleures.
Oh ! il n’y a pas encore lieu de pavoiser, ni de tirer un feu d’artifice au-dessus de cette coupole !
Toutefois, dans l’exposé sur l’état de notre langue, que j’ai l’honneur, pour la dixième fois, de vous présenter, on relèvera moins de sujets de déploration que les années précédentes. Et quelques motifs, aussi, de satisfaction.
Je vous inviterai, tout d’abord, à porter votre regard sur ce qui relève de l’action de la puissance publique.
Nous avons commencé d’engranger, en 1996, les bénéfices de la politique inaugurée en 1994, année qui marqua un tournant dans la prise de responsabilité de l’État vis-à-vis du langage, et qui sans doute restera, en ce domaine, une date repère.
La loi sur l’emploi de la langue française — et non pas loi sur la langue française, comme on le lit trop souvent, ce qui aurait un tout autre sens —, cette loi promulguée le 4 août 1994, dite « loi Toubon » et sur laquelle on a, bien à tort, tant daubé, n’est entrée réellement en vigueur, pour l’ensemble de ses dispositions, qu’un an après, au début de septembre 1995, en raison des divers décrets d’application et autres textes annexes que réclamait un instrument législatif de cette nature et de cette importance.
Cinq associations, comme il en va pour les associations de consommateurs, ont été habilitées à se porter partie civile dans les cas d’infractions à la loi; et parmi ces cinq, je relève l’association « Défense de la langue française » que préside notre confrère M. Jean Dutourd. Si je signale le fait, c’est parce qu’il illustre bien la volonté du législateur d’associer, par des organismes représentatifs, les usagers de la langue, c’est-à-dire tous et chacun, à l’action des pouvoirs publics, puisque c’est à chacun et à tous qu’il s’agit de garantir l’usage d’un bien commun.
Dans les seuls quatre premiers mois de l’année présente, 1926 contrôles ont été effectués, qui ont constaté 373 infractions donnant lieu à 236 avertissements, et 137 transmissions au Parquet, cependant que 33 condamnations ont déjà été prononcées. L’une d’elles, sanctionnant la commercialisation en France de produits étiquetés uniquement en langue anglaise, a eu un large écho international et est appelée à faire jurisprudence.
D’autre part, on peut penser que les tribunaux se montreront particulièrement sévères dans les cas de contrevenante à l’obligation de rédaction ou de traduction en français des manuels d’emploi de substances ou de machines dangereuses d’origine étrangère.
Cet aspect répressif tire son importance de sa valeur d’exemple. Les professionnels, en effet, exercent une vigilance de plus en plus grande, et n’hésitent plus à mettre en place un autocontrôle au sein de leurs entreprises ; ils n’hésitent pas non plus à réexpédier des marchandises importées dont la présentation ne respecte pas la loi de 1994, ou à prendre des dispositions pour les mettre en conformité avec celle-ci.
Je tire ces informations du remarquable rapport au Parlement de la Délégation générale à la langue française. Remarquable à deux titres : d’abord par le nombre et la diversité des initiatives et interventions de cet organisme très particulier; remarquable en second lieu par la clarté et la qualité de la rédaction. C’est bien le moins, dira-t-on, qu’un rapport qui a pour objet l’emploi de la langue soit écrit en bon français. Ce document n’en mérite pas moins d’être proposé en modèle, et l’on nous permettra d’en féliciter le Délégué général, Mme Anne Magnant.
Pour les colloques et congrès scientifiques organisés en France, l’emploi de la langue française est pris désormais comme l’un des critères de l’octroi d’une subvention provenant des fonds publics.
Le C.N.R.S. conditionne le règlement des subventions à la communication des documents justificatifs du respect de la loi.
Le ministère de l’Éducation nationale ne prend plus en considération, pour y apporter ses aides, les manifestations dont la langue de travail n’est pas le français ou qui ne prévoient pas d’interprétation et de traduction.
Le ministère des Affaires étrangères subordonne aux mêmes conditions sa participation aux frais de déplacements de congressistes français allant à l’étranger, ou de personnalités étrangères participant à un congrès en France.
La Délégation générale gère quelques disponibilités pour l’aide à la traduction simultanée dans les colloques économiques et scientifiques internationaux. Ces disponibilités sont encore assez insuffisantes, mais, jointes aux fonds réservés pour le même propos par l’Agence de coopération culturelle et technique, elles sont déjà appréciables.
J’insisterai, une fois encore, sur la nécessité de mettre en place une formation intensive de traducteurs scientifiques spécialisés en chaque grande discipline.
La loi s’impose, par essence, à tous les citoyens. Il est bon qu’elle soit complétée ou renforcée par la circulaire qui, elle, s’impose à tous les fonctionnaires. Nous retiendrons celle du 12 avril de la même année 1994, signée du Premier ministre, M. Edouard Balladur, relative à l’emploi de la langue française par les agents publics, et posant le principe que, « si tous les citoyens ont reçu en legs notre langue, les agents publics ont, plus que les autres, des obligations particulières pour assurer son usage correct et son rayonnement ».
Je n’ai pas connaissance que, dans toute l’histoire de la République, des instructions de cet ordre et sous cette forme aient été données auparavant. Comme les lois, les circulaires ne produisent pas leur effet immédiatement. Mais au bout de deux ans, on peut le mesurer.
Résultant de la circulaire générale de 1994, treize circulaires particulières, correspondant à la nature des services, ont été élaborées dans treize départements ministériels.
Celle du ministère des Affaires étrangères prescrit à nos agents d’exiger une version française des documents préalables à toute conférence ou réunion, dans une organisation internationale où le français est langue officielle ou de travail. Et si cette version ne leur est pas fournie, ou si la traduction simultanée des débats n’est pas assurée, ils ont ordre de demander le report de la réunion.
La circulaire du ministère de la Fonction publique, autre exemple, est diffusée auprès des élèves et stagiaires de l’École nationale d’administration. Les « énarques » sont donc rendus plus attentifs qu’ils ne l’étaient à la qualité de leur rédaction.
Il n’est jusqu’à la direction de la police nationale qui, soucieuse de l’application des directives, n’organise des réunions dites de sensibilisation, pour les chefs de groupements et les commandants d’unité des Compagnies républicaines de sécurité.
Un mécanisme d’observation a été mis en place pour suivre l’application de ces circulaires, et le Délégué général à la langue française reçoit un compte rendu annuel de chacun des ministères.
Sans doute est-ce la raison pour laquelle il nous est parvenu, cette année, moins de doléances que de coutume, au sujet du langage fautif ou obscur des textes administratifs.
Puisse cette vigilance ne pas se relâcher. Elle est une des expressions de la dignité de l’État et du respect des citoyens.
Vigilant, l’État l’est aussi par le regard qu’il porte sur la néologie, cette création continue à laquelle nous oblige tout ce que sans cesse l’homme découvre et comprend, invente et produit, et qu’il nous faut nommer. L’Académie a donné une excellente définition de la néologie dans sa quatrième édition du Dictionnaire, de 1762 :
« Mot tiré du grec, qui signifie proprement : invention, usage, emploi de termes nouveaux. On s’en sert par extension pour désigner un sens nouveau, ou différent de la signification ordinaire. La Néologie ou l’art de faire, d’employer des mots nouveaux, a ses principes, ses lois, ses abus. Un traité de Néologie bien fait serait un ouvrage excellent et qui nous manque. »
Rien n’est à reprendre dans cette définition, tout est dit. Nous n’aurons rien à y changer dans la neuvième édition. Le traité bien fait n’existe toujours pas.
C’était pour à la fois stimuler et contrôler la néologie que le président Georges Pompidou, en 1972, avait créé les commissions ministérielles de terminologie.
Ce dispositif, après vingt-cinq ans, demandait une sérieuse refonte, ne fût-ce que pour redresser l’application qui en avait été faite, et le mettre en conformité avec la loi de 1994. Cette refonte est l’objet d’un décret du 3 juillet de cette année, signé lui aussi par treize ministres, décret qui institue une commission générale placée auprès du Premier ministre, et que préside un conseiller d’État, M. Gabriel de Broglie, dont la plume n’est pas étrangère à la rédaction de l’ensemble des textes intéressant la langue.
Ladite commission, dont nous sommes membre de droit, a entrepris, tout récemment, ses travaux et arrêté ses méthodes.
Elle va commencer par réviser tout le lexique néologique précédemment publié, et qui avait provoqué quelques réserves du côté du Conseil constitutionnel. Elle aura ensuite à superviser la néologie proposée par les commissions ministérielles.
Le décret stipule que « les termes, expressions, définitions proposés par la commission générale, et qui devront être obligatoirement utilisés dans les décrets, arrêtés, circulaires, instructions et directives des ministres, dans les correspondances et documents de quelque nature qu’ils soient, qui émanent des services et des établissements publics de l’État, ne peuvent être publiés au Journal officiel sans l’accord de l’Académie française ».
Cette disposition ne va pas aller, pour nous, sans un surcroît de travaux. Mais elle reconnaît et confirme l’Académie dans sa mission et son autorité trois fois et demie centenaires.
J’oserai dire qu’il s’agit là d’une étape dans l’histoire de l’Académie, et d’une nécessaire adaptation de ses fonctions à la modernité. On s’accordera avec nous pour penser que ce n’est pas mince.
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Voyons, à présent, ce qu’il en est du secteur privé, ou plutôt de ce secteur où s’exerce un pouvoir sans presque de lois, celui des médias.
M’aventurerai-je à dire que le français s’y porte mieux ? Ce que je constate, en tout cas, c’est qu’il s’y opère une prise de conscience, non seulement dans la presse écrite, mais même dans la presse orale.
Ce sentiment me vient-il de ce que mon courrier personnel est un peu étouffé par la correspondance que suscite la rubrique « Le bon français », ouverte depuis la fin de l’été dans un de nos grands quotidiens du matin ?
L’idée était nôtre, mais la décision de la mettre en œuvre revient au directeur de la rédaction, qui fut récemment, je me plais à le noter, l’un de nos lauréats.
Cette formule de billets brefs, un peu ironiques, semble être appréciée du public.
Ce que nous relevons de plus significatif, dans les approbations que nous recevons, ou les suggestions qui nous sont faites, c’est l’intérêt passionné que tant de nos compatriotes ont pour leur langage. Entre les Français et la langue française, il y a une longue histoire d’amour, et beaucoup ressentent comme une blessure ou une trahison qu’on la malmène. Ne laissons pas s’affaiblir cette vertueuse disposition, qui vaut autant pour la radio et la télévision.
Le Conseil supérieur de l’audiovisuel se montre plus soucieux du langage que par le passé, et comme il détient maints pouvoirs sur les chaînes et les postes, ses consignes devraient être suivies. Son bulletin mensuel, à l’usage des professionnels, réserve une de ses rubriques à la langue.
Des réunions, tenues à la Délégation générale, nous ont révélé que plusieurs stations s’étaient dotées d’observateurs du langage.
Radio France Internationale entend bien qu’il est de son devoir d’offrir au monde un parler aussi correct que possible. Et le lexicologue Alain Rey tient rubrique quotidienne, sur France Inter, de l’histoire des mots.
Quant à la télévision, les écrans, même publicitaires, nous semblent débiter moins d’horreurs que naguère. Ne désespérons pas.
Et ne désespérons pas non plus, Messieurs, de l’enseignement de la langue, pour lequel nous avons conçu et continuons de concevoir tant d’alarmes.
Vous dirais-je qu’il y a moins d’élèves passant du primaire dans le secondaire sans savoir lire, ou plus exactement sans comprendre ce qu’ils lisent ? Non. Et que l’on nous apprenne que la France, d’après une étude internationale, est parmi les deux ou trois pays où les enfants de quinze et seize ans lisent le mieux leur langue maternelle ne nous console pas.
Vous dirais-je qu’il existe un conseil de l’instruction publique chargé d’examiner les manuels, et de leur donner ou de leur refuser l’imprimatur ? Toujours pas.
Vous dirais-je qu’il n’est pas des académies ou des établissements où, feignant d’ignorer des directives ministérielles pourtant précises, on ne décourage pas les lycéens d’étudier le latin et le grec ? Hélas non, alors que 30 p. 100 des parents souhaitent que leurs enfants étudient à tout le moins le latin, parce qu’il n’est pas de plus efficace moyen pour comprendre le sens des mots. Or l’ignorance du sens des mots, si fréquente, est une sorte de gouffre, dans l’intellect de la jeunesse, par où s’enfuit son avenir.
Vous dirais-je que dans les facultés il y a moins d’étudiants montrant dans leurs travaux un niveau de langage affligeant, et encouragés pourtant à poursuivre des études qui ne les préparent à rien ? Toujours non.
Toutefois, il semble que dans l’enseignement aussi une prise de conscience s’opère, et que les maîtres soient plus nombreux qui osent protester contre la didactique aberrante, la linguistique échevelée, et qui récusent les méthodes issues des délires pédagogiques pré ou post-soixante-huitards.
J’en veux pour preuve un document passionnant qui me vient de la Direction de l’évaluation et de la prospective du ministère de l’Éducation nationale. Cette étude porte sur les meilleurs élèves et l’évolution de leurs compétences scolaires.
Vous avez bien entendu. Les meilleurs élèves. On veut donc bien reconnaître qu’il y a des meilleurs, donc de moins bons et des nuls, et que l’égalité des chances ne doit pas forcément conduire à une uniforme infériorité.
Voici que le don n’est plus une injustice, le goût d’exceller une tare, et la réussite une indécence.
Une grande bouffée d’air frais nous parvient, comme si l’on avait ouvert une fenêtre trop longtemps close, quand nous lisons : « Contrairement à ce qui est parfois affirmé, éducation de masse et sélection d’une élite scolaire d’excellente qualité, et même de qualité croissante, ne sont pas incompatibles. Or, ceci est vital : la compétitivité des économies et, au-delà, des sociétés dans les décennies futures, dépend pour une large part de leur capacité à dégager une élite. »
Non, Messieurs, nous ne sommes pas victimes d’une hallucination collective; vous avez bien, comme moi, relevé, par deux fois, le mot élite, et même le mot sélection dont il semblait bien que, depuis près de trente ans, il était banni du vocabulaire universitaire, comme si c’était une atteinte aux droits de l’homme.
À partir de quoi, nous apprenons qu’il y a une élévation du niveau en version latine à l’École des Chartes, 55 p. 100 des copies d’aujourd’hui étant jugées très bonnes ou bonnes, contre 47 p. 100 dans les années 50; qu’il y a stabilité dans les copies de l’agrégation d’histoire, 25 p. 100 étant jugées très bonnes aujourd’hui comme il y a vingt ans ; que, pour le Concours général de français, on se trouve devant une courbe en cuvette, jolie expression, ce qui veut dire que deux tiers des copies étaient de très grande qualité dans les années 50, pour descendre à un tiers seulement dans les années 70, et remonter à la moitié à la fin des années 80. Si l’on veut un exemple de courbe en dôme, on prendra l’orthographe où la moyenne est plus élevée actuellement qu’il y a un siècle, mais nettement plus basse qu’en 1920. Toutefois, si l’on prend l’élite scolaire, nous y revenons, les capacités orthographiques ne sont qu’en légère dégradation tout en restant excellentes. La proportion des fautes au concours d’agrégation demeure la même depuis vingt ans.
Les bases et méthodes de ces évaluations sont-elles indiscutables ? Nous ne saurions l’affirmer. Mais les conclusions générales semblent bien refléter la réalité constatée. Les compétences scolaires des meilleurs élèves sont égales ou en légère croissance, selon les matières, depuis dix, vingt, trente ou quarante ans.
Compréhension, connaissances, organisation des dissertations sont en progrès notable; les meilleurs élèves d’aujourd’hui ont une pensée plus originale et plus riche que celle des élèves d’autrefois.
Puisque nous sommes dans une journée de palmarès, inscrivons au tableau d’honneur Mme Claudine Peretti et M. Claude Thélot, dont le réconfortant rapport nous est venu par la revue Commentaires.
En contrepoint de cette étude sociologique chiffrée, je tiens à évoquer un autre texte qui est tout de mémoire individuelle et d’âme. Il s’agit d’un livre court, mais un grand livre, intitulé Pour tout dire, et qui est signé de M. Georges Memmi. C’est l’histoire d’un petit enfant juif vivant sur un rivage de Tunisie, au temps du protectorat. Il n’y a dans sa famille qu’un seul livre, mystérieux, un livre de prières que son père, artisan tanneur, est seul à ouvrir. Et qu’il baise avec respect. L’enfant est envoyé, ce qui n’arrive pas à tous, à l’école publique. Là, un bon instituteur qui le guide avec intelligence et tendresse, et qu’il révère comme une manière de prêtre ou de prophète, le fait pénétrer dans l’univers magique de l’écriture : les sons transformés en lettres, et les lettres en mots, et les mots en phrases, en descriptions, en pensées, en instruments du savoir. « Les souvenirs sont naïfs, précis, émerveillés. Et, parce qu’ils sont émerveillés, ils m’émerveillent », écrit Mme de Romilly qui a préfacé ce chant d’amour pour la langue française.
Cette lecture fait apparaître que chaque enfant auquel on apprend à lire reproduit pour lui-même, en lui-même, ou devrait reproduire le passage de l’humanité des temps d’avant l’écriture au temps d’après l’écriture, de l’âge protohistorique à l’âge historique, fabuleuse étape dans le cheminement des civilisations et qui, ramenée à l’individu, a un caractère sacré.
J’aimerais que tous les instituteurs lisent Pour tout dire. L’ouvrage les élèvera au-dessus d’un quotidien parfois blafard, décevant, épuisant, en leur restituant le sens et l’honneur de leur mission qui, prise pour telle, est l’une des plus belles qui soient.
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Et maintenant, de notre balcon devant lequel coule la Seine, regardons le monde pour voir comment le français s’y porte.
Atlanta. Notre langue a retrouvé sa place, historique et de droit, aux Jeux olympiques. La résolution votée à l’île Maurice, en 1993, par l’ensemble des pays ayant le français en partage, l’action tenace de notre ministère de la Francophonie, la diligence méritoire de notre diplomatie, sur place, durant les préparatifs des Jeux, et nos propres objurgations, répétées, à l’adresse de la présidence du Comité international olympique, ont porté leurs fruits.
Documents, informations, annonces, proclamations : le français a été présent dans toutes les épreuves, ce qui n’avait plus été le cas depuis les jeux de Sarajevo. Avec nos trente-sept médaillés, il est remonté, si j’ose dire, sur le podium.
Bucarest. Voilà dix ans et plus que nous répétons notre souhait de voir un journal en langue française dans chaque grande capitale, comme il en allait avant les deux guerres. Eh bien, depuis le mois de septembre, paraît Bucarest-Matin, quotidien entièrement en français, et publié sans subventions publiques. J’en ai rapporté un exemplaire; je vous le montre, car il en vaut la peine. Il témoigne de la vitalité de notre langue dans cette Roumanie, chère à nos cœurs, qui est l’orient de la latinité, et qui veut rejoindre l’Union européenne. Elle montre la route à tout ce qui parle français en Europe centrale : Bulgarie, Moldavie, Macédoine, Albanie.
Quand il vous advient l’honneur de prendre la parole en français devant l’Académie roumaine, il n’est nul besoin de traducteurs, et d’écouteurs.
J’ose espérer que les entreprises françaises présentes en Roumanie auront à cœur de soutenir, par des apports publicitaires, Bucarest-Matin.
J’ose aussi suggérer que l’un des tout prochains sommets de la Francophonie se tienne à Bucarest, dans la patrie d’Anna de Noailles et d’Eugène Ionesco.
Khartoum. D’une lettre, qui n’était certes pas destinée à rester confidentielle, adressée par notre ambassadeur au Soudan à un sénateur des Hauts-de-Seine, ancien ministre d’État, je veux vous faire entendre les principaux extraits :
« La prise de conscience, par les Soudanais, de leur double appartenance arabe et africaine constitue un facteur qui influence le désir de se tourner vers le continent, et de donner au français une place en rapport avec celle qu’il occupe dans d’autres régions de l’Afrique, notamment au Maghreb et en Afrique de l’Ouest. À titre d’exemple, les universités de l’ouest du Soudan, proches du Tchad et de la Centrafrique, nous sollicitent régulièrement pour que nous les aidions à ouvrir des centres ou des départements de français.
« La France récolte aujourd’hui les fruits de l’appui à la formation qu’elle a procuré au Soudan durant de longues années. L’actuel ministre de l’Éducation nationale est francophone autant que francophile, ayant obtenu en France, il y a quinze ans, un doctorat de psychologie en tant que boursier du gouvernement français. Il a donné récemment des directives définitives pour que le français soit obligatoire, dès la prochaine rentrée scolaire, en seconde, en première et en terminale...
Il semble, poursuit notre ambassadeur, « qu’une occasion unique (sinon historique) nous est donnée de hisser notre langue à une place privilégiée dans ce pays ».
Si j’ai pris, Messieurs, ces trois exemples, très différents, mais tous les trois bien significatifs, c’est pour montrer ce qui a pu être fait, ce qui se fait, et ce qui doit être fait.
J’en pourrais prendre d’autres, dans maints pays où les Alliances françaises connaissent un regain de fréquentation.
Et l’on voudrait me faire dire, Messieurs, que le français est en déclin ?
Mais ce redressement amorcé ne pourra se poursuivre qu’à deux conditions.
La première est d’augmenter de manière massive le nombre des places offertes dans nos universités, nos grandes écoles, nos laboratoires, à des étudiants ou de jeunes maîtres étrangers. La lettre de l’ambassadeur à Khartoum n’est pas la seule qui nous fasse part de cette impérieuse nécessité. Les mêmes demandes, anxieuses ou désolées, nous viennent de partout.
Nos autorités pratiquent, en matière de bourses et d’accueil, une politique malthusienne. Quand, en Amérique latine aussi bien qu’à Chypre, quinze étudiants se présentent pour achever ou parfaire en France leur formation, c’est à peine si l’on en prend un. Passent alors les agents recruteurs des universités des États-Unis qui proposent autant de places qu’il y a de candidats, moyennant d’ailleurs des droits d’inscription assez coûteux.
Est-il absolument scandaleux de demander pourquoi l’on s’obstine à diriger vers nos facultés, au sortir du secondaire, tant de sujets qui n’en tireront nul profit, au lieu d’y admettre une élite d’étudiants étrangers qui repartiront comme autant d’ambassadeurs de notre langue, de notre culture, et de notre économie ?
La deuxième condition est une impulsion vigoureuse à donner aux industries informatiques traitant le langage. Une langue aujourd’hui ne saurait demeurer universelle, si elle n’est pas présente sur tous les réseaux qui enveloppent la planète, et sur lesquels se branche tout ce qui étudie, enseigne, recherche et produit en tous points du monde.
Or, 80 p. 100 de toutes les informations électroniquement stockées dans l’univers le sont en anglo-américain. « It’s unfair », oserais-je dire, car cela ne correspond nullement aux répartitions linguistiques.
Pourquoi le français, seconde langue universelle en nombre et en diversité d’implantation, est-il informatiquement handicapé ?
Notre recherche en ce domaine est loin d’être à la traîne ; tout au contraire nos informaticiens sont en avance sur bien d’autres dans l’invention et la mise au point des systèmes et des équipements. Mais leurs travaux ne sont exploités que par de petites entreprises qui n’arrivent pas à se fédérer et à se placer sur les marchés mondiaux. La grande industrie ne suit pas.
Plusieurs réunions ont eu lieu, organisées par le Conseil supérieur de la langue française, pour évoquer ce problème gravissime. Mais nous ne sommes pas parvenus à aller plus loin que les constats, les positions de principe et les vœux pieux.
Aussi nous sommes-nous tournés vers la Confédération nationale du patronat français. C’est à ce grand organisme de la production industrielle, et c’est aux deux ministères de la Recherche et de l’Industrie de prendre l’affaire en main, très sérieusement, avant qu’il ne soit trop tard.
Messieurs, j’ai encore une heureuse nouvelle à vous apporter. Elle ne concerne pas directement la Francophonie, mais elle ne lui est pas indifférente, loin de là.
L’événement s’est produit à Lisbonne le 17 juillet de cette année, et il m’a été annoncé, quelques jours plus tard, aussi officiellement qu’aimablement, par Son Excellence l’Ambassadeur du Brésil.
Il s’agit de la première Conférence des chefs d’État et de gouvernement de la Communauté des pays de langue portugaise, où a été adoptée la Déclaration constitutive de cette Communauté.
Ainsi, dix ans après la Francophonie, voici qu’apparaît un deuxième ensemble de pays institutionnellement liés par l’usage d’une langue commune.
Dans ses structures comme ses objectifs, la Communauté lusophone présente de grandes ressemblances et même des similitudes avec la Conférence francophone. S’inspirant de notre expérience, les fondateurs sont même, sur certains points, un peu en avance sur nous, ayant d’emblée mis en place des dispositions identiques à celles que nous ne ferons entrer en vigueur qu’après le sommet de Hanoi, l’an prochain.
Les ressemblances entre francophonie et lusophonie ne peuvent que favoriser les relations entre ces deux ensembles, relations qui sont souhaitées de part et d’autre. C’est la latinité qui se complète et s’affirme.
Le journal World Paper, publié à Boston, qui dispose de vingt et une éditions dans le monde, milite pour l’anglais comme seule langue internationale. Mais j’y ai lu que bientôt il ne conviendrait plus de parler d’un anglais unique, mais de « Englishes » au pluriel, « Malayan English, Nigerian English ». Ce n’est pas un signe de force, d’autant plus que ce World Paper est rédigé en... « American English ».
Or, ce journal évalue à plus d’un milliard le nombre de ces divers anglophones, n’hésitant pas à additionner les populations totales du Pakistan, du Kenya ou de la Tanzanie. Selon ce mode de calcul, la Francophonie, si l’on prend en compte toute la population maghrébine, ouest et centrafricaine, malgache, etc., atteint facilement le demi-milliard.
Portugais, Brésiliens, Angolais et habitants des autres pays lusophones avoisinent les 170 millions. Vienne à s’organiser une union hispanophone, et la latinité pèsera le même poids que l’anglophonie. L’équilibre sera rétabli, et la planète ne sera plus menacée d’être soumise à un modèle culturel unique, et donc forcément primaire. Rien ne serait plus pernicieux pour l’essor de la civilisation. Ce sont les confrontations, les échanges entre les contenus des diverses cultures, et les illuminations qu’ils suscitent, qui font l’avenir de l’homme.
Nous ne pouvons que considérer comme un bien que cinq des Pays membres de la Conférence francophone soient membres également du Commonwealth. Ce serait un même bien si d’autres pays adhéraient à la fois à la Charte lusophone et à la Charte francophone.
Qui ne saurait voir, Messieurs, que quelque chose de nouveau est en train de se passer dans le monde ? Les grandes langues deviennent des réalités géopolitiques, et peut-être y a-t-il là les prémices de ce nouvel ordre mondial que partout on espère et recherche.
Voici que, du temps des empires et des coalitions, nous entrons dans celui des grandes communautés linguistiques. Cette étape dans l’histoire humaine montrera ses effets et ses fruits dans le prochain siècle. Notre honneur sera de l’avoir préparée.