Discours sur l’état de la langue
PRONONCÉ PAR
M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel
Dans la Séance publique annuelle
le jeudi 30 novembre 1995
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Messieurs,
Je ne saurais me connaître moi-même, et ne pourrais me reconnaître une âme, si n’existait pas le langage. Le langage n’est peut-être pas l’âme ; mais il en est la preuve et l’expression. Cela est ressenti, je pense, par tous les hommes.
De même, je ne pourrais connaître le monde, et avoir quelque pouvoir sur lui, si je ne disposais pas de mots pour désigner ce qui le compose. Toutes choses comprises dans le champ universel n’entrent dans notre connaissance que dans la mesure où nous pouvons les nommer.
Nos sociétés ne se fondent, ne se forment et ne durent qu’à partir de lois, qui sont actes de langage. Notre destin individuel et notre rôle social dépendent du degré de possession que nous avons d’une langue, ou de plusieurs. Nous sommes plus ou moins hommes selon que nous avons plus ou moins de langage.
Il n’y a en tout cela qu’évidences établies depuis les lointains de notre civilisation, depuis le temps d’Eschyle, depuis qu’Antisthène, disciple de Socrate, enseignait que « la maîtrise des mots est le début de la sagesse », depuis que le stoïcien Cléanthe, dans son hymne à Zeus, reconnaissait au langage d’être la part divine en l’homme. Mais il y a des temps d’effacement des évidences.
Aussi, quand nous nous inquiétons, quand nous nous angoissons de constater tant d’atteintes portées à notre langue, et tant d’inattention ou de mépris de son usage, c’est à l’homme français, c’est à tout homme s’exprimant en français, que nous songeons. Et quand nous nous insurgeons contre toutes les impropriétés, constructions fautives, ignorances de l’élémentaire syntaxe, formulations boiteuses, barbarismes, néologismes affreux et insertions intempestives de vocables étrangers, ce ne sont pas là vétilles et broutilles contre lesquelles nous nous irritons, comme des gens pointilleux et sourcilleux dérangés dans leurs habitudes désuètes ; ce sont proprement des signes d’érosion et de destruction de l’instrument premier de notre conscience, de nos actions et de notre dignité.
L’état de la langue, que je me suis fait devoir de vous présenter chaque année, n’est pas bon, nous l’avons dit et répété. Nous avons désigné les principaux agents de corruption du langage.
Mais la responsabilité première, la responsabilité la plus lourde incombe à l’enseignement ou plus précisément à ses méthodes.
Le premier devoir de l’État, avec la sécurité du territoire, est d’assurer à la jeunesse un bon apprentissage et une convenable possession de la langue, ce qui est la clef de tout entendement.
Or, ce devoir est mal rempli, et depuis longtemps.
Pierre Gaxotte, à la mémoire duquel nous tenons aujourd’hui à rendre hommage dans l’occasion du centenaire de sa naissance, Pierre Gaxotte, au début de 1971, il y a donc un quart de siècle, dans un article intitulé « La mort du français », écrivait : « J’ai appris la grammaire et l’orthographe à l’école laïque, publique et gratuite... Lorsque arrivait le certificat d’études, les deux tiers de la classe au moins étaient capables d’écrire sans faute, sous la dictée, une page de bon français. Pourquoi trouve-t-on, aujourd’hui, tant de fautes dans les copies de baccalauréat, voire de licence, sinon parce que, depuis des années, sous tous les prétextes, on a miné les méthodes qui avaient fait leurs preuves pour les remplacer par un amphigouri pédantesque, des théories linguistiques qui se contredisent, des complications de charabia qui rebutent. » Que dirait-il aujourd’hui, notre confrère disparu
Cette même année 1971, une historienne du droit, professeur d’Université, me faisait part en ces termes de ses doléances et de son affliction : « Dans les copies et travaux d’étudiants parisiens, des beaux quartiers ou d’ailleurs, c’est proprement affreux. Un jargon, un fatras, ni pensé, ni écrit, un charabia incompréhensible, voilà mon lot, et qui m’épouvante. En quinze ans, je constate que le niveau d’expression des étudiants est descendu de je ne sais combien de degrés. Les étudiants de quatrième année de licence écrivent en 1971 comme on n’aurait pas écrit, en classe de quatrième, en 1957. Quant à mon propre vocabulaire, j’ai dû le réduire de 50 % pendant le même laps de temps, pour être entendue et comprise de mon auditoire. » Que dirait-elle aujourd’hui, mon historienne éplorée !
La dérive, ou la fracture, remontait, d’après elle, au milieu des années 50.
Ce sont donc trois générations scolaires qui ont été mal formées. Les instituteurs d’aujourd’hui appartiennent à la première ou à la seconde. Parallèlement les familles, à une minorité près, n’ont plus les acquis qui leur permettraient de pallier les insuffisances de l’école.
Le résultat, nous le relevons dans deux rapports officiels. L’un, celui de la Délégation générale à la langue française, qui se fonde sur une étude faite en 1992, nous apprend que 11,5 % des élèves « ne maîtrisent pas les compétences de base en lecture, à l’entrée au collège » ; l’autre, celui de l’Inspection générale de l’Éducation nationale, publié au début de cette année, conclut : « On peut estimer qu’à l’issue de l’école primaire, une majorité d’élèves est capable d’appréhender globalement le sens d’un texte, et de prélever des informations figurant littéralement dans ce texte, mais qu’ils ne sont guère plus de la moitié à pouvoir répondre à des questions nécessitant une lecture plus approfondie et plus réfléchie. » Ce qui veut dire, en termes moins pudiques, que la moitié d’entre eux ne comprennent pas vraiment ce qu’ils lisent.
Or, ces enfants ne sont pas congénitalement plus bêtes que ceux de jadis ou de naguère. Il ne s’est pas abattu sur la France une épidémie de déficience mentale. Alors quelles sont la cause et la raison de cet affaissement du niveau scolaire dans la connaissance de notre langue, affaissement dont l’Académie n’a pas pu ne pas s’émouvoir ?
C’est pourquoi nous avons chargé, cette année, deux des nôtres, et qui n’ont pas les moindres titres universitaires, Mme Jacqueline de Romilly et Mme Hélène Carrère d’Encausse, de rechercher l’origine du mal. Et elles l’ont décelée. Elles ont localisé les milieux où se développent les agents pathogènes. Ils sont désignés, comme toutes choses de nos jours, par des initiales ; ils s’appellent I.N.R.P., C.R.D.P., C.D.D.P., ce qui veut dire en clair Institut national de la recherche pédagogique, Centres régionaux ou Centres départementaux de documentation pédagogique. L’Institut national a une vocation de recherche, les Centres ont une mission d’information et de diffusion. Ils publient des textes qui émanent des M.A.F.P.E.N. entendez : Missions académiques de formation des personnels de l’Éducation nationale. Inutile de préciser que le financement de ces publications est assuré par l’État ou par les Conseils généraux, qui y consacrent des sommes importantes.
Entendons-nous bien : nous ne portons aucun jugement sur les activités générales et diverses de ces Centres. Nous ne nous attachons qu’aux publications relatives à l’apprentissage de la langue. La plus grande place y est réservée à ce que l’on appelle aujourd’hui la didactique ; c’est de la didactique que l’on y disserte ; c’est la didactique que l’on y inculque ; et comme les inspecteurs pédagogiques ont souvent préfacé les publications qui répandent la nouvelle science, celle-ci règne sur la formation des maîtres et gagne donc du terrain chaque jour.
Que produit cette science ? Je laisse à Mme de Romilly et à Mme Carrère d’Encausse, à travers leur rapport que l’Académie, en l’approuvant, a fait sien, de nous le dire.
« Les rapporteurs ont dépouillé une pleine valise de publications de ce genre, relatives à l’enseignement du français ; et il leur est apparu que, indépendamment de toute critique d’ordre pédagogique sur les méthodes recommandées, l’Académie ne pouvait être indifférente à la véritable subversion que ces textes constituent dans le domaine de la langue française.
« Ces textes [...], destinés aux professeurs de français, se signalent d’abord par l’emploi d’un jargon tout à fait extraordinaire. Ils ont en effet adopté les formules de certaines recherches récentes [...] et les transportent, sans plus, dans le domaine des collèges. Ils ont même renchéri ; et c’est à qui inventera le plus de mots, aussi obscurs que prétentieux.
« On peut ranger à part les composés malheureusement mis à la mode par certaines écoles de spécialistes et qui ne gagnent pas à sortir de ces écoles — par exemple les composés en méta- et para-. Pauvres enfants à qui l’on voudrait apprendre à lire et écrire le français ! On leur offre des exercices " portant sur des objets métalinguistiques préconstitués " ; on améliorera les performances discursives et métalangagières on comprendra que l’usage de l’oral induit plutôt des conduites métapragmatiques et métadiscursives. On insistera sur la nécessité " de faire acquérir un métadiscours ". Sans doute faut-il rapprocher de ces exemples la " lecture intertextuelle, transtextuelle et l’hypertextualité... " Mais rien ne vaut l’importance donnée au para-texte, ou plutôt aux divers paratextes (auctorial, éditorial ou critique). On y consacre bien des pages et il conviendra d’y consacrer des heures de classe. Et qu’est-ce que ce paratexte ? Il est constitué par la page de titre, l’illustration de couverture et la table des matières ! Le rapport n’aborde pas ici la critique de la méthode, qui a surtout pour effet de différer le contact entre l’enfant et le texte : seul un fait de langue est ici en cause.
« Mais la prétention ne s’arrête pas à ces mots qui reflètent une mode savante : ces publications inventent sans cesse des mots, qui viennent doubler, froidement, ceux qui existent. Celui qui écrit devient un écriteur, celui qui agit un actant (et, si l’on transpose en schéma simpliste une action, ce sera un schéma actantiel). On aime, en effet, schémas et tableaux : ainsi propose-t-on une lecture tabulaire. Une activité à ses débuts sera dite augurale. Jamais on ne parlera d’une connaissance ou d’un savoir, on dira acquis cognitifs. On ne parlera pas d’évaluation globale, mais sommative. Inversement, on distingue à l’occasion un projet global d’un autre, qui sera alors appelé séquentiel. On ne dira pas qu’un procédé a été expérimenté, mais expériencié. L’on ne parlera pas de la signification d’un texte mais de sa signifiante. Pour comparer deux choses, on en donnera un descriptif contrastif. Pour distinguer les divers niveaux, que dire ? Oh ! c’est simple : on parle de progressivité taxinomique. On se pose aussi des problèmes de centration : quoi de plus naturel ? Ou bien l’on se construit un système idéationnel. Quoi de plus utile ? Sans oublier l’ancrage énonciatif, dont nous ne sommes pas sûres de pouvoir donner ici la définition. Il est vrai que quelquefois il faut regarder une phrase de près : cela exige une explicitation des procédures d’analyse.
« Ne l’oublions pas ; il s’agit toujours de la langue française. Et tout s’éclaire si l’on nous dit que les pronoms de la première et de la deuxième personne sont des embrayeurs de langage. Il est vrai qu’ils peuvent aussi être déictiques. Molière aurait été heureux de l’apprendre.
« Un autre parlera d’applicationnisme (qui est le recours à des modèles tout faits) et procédera à un cours de narratologie, en attirant l’attention sur la focalisation implicite et en refusant avec fermeté (écoutez bien car il y a des intentions dans tout cela) les modèles pédagogiques transmissifs impositifs. »
Il n’est pas inutile, Messieurs, de préciser ici, car les références nous ont été fournies, que si les embrayeurs de langage proviennent des services académiques d’Amiens, cet applicationnisme et autres narratologies ont cours à Orléans. Mais Versailles, Toulouse ne sont pas en reste, comme en témoigne la suite du rapport, dont je poursuis l’édifiante lecture.
« Chacun introduit ses distinctions, en forçant à l’occasion le langage. Ainsi on refusera de confondre la pédagogie diversifiée, différenciée ou variée. Et l’on découvrira que toute histoire, si modeste qu’elle soit, a un sujet d’état S1 (qui est), un sujet opérateur S2 (qui fait) et un sujet manipulateur. On l’appelle destinateur dans le schéma actanciel ; il donne une mission au sujet opérateur.
Ce souci d’allure scientifique se traduit également dans une autre atteinte à la langue, qui est l’habitude des sigles et abréviations. On a déjà signalé l’usage des tableaux et des grilles (qui sont, lit-on dans des textes, critériées).
« Nous passons, ici encore, sur les écrans que l’appel à de telles notions risque d’établir entre le texte et l’élève, comme sur les mauvaises habitudes qu’un tel maniement de la langue ne peut que répandre et encourager. Nous passons aussi sur les mots vraiment audacieux — comme, pour qualifier un récit, les adjectifs homodiégétique, hétérodiégétique, extradiégétique et intradiégétique, ou comme le sinsigne iconique rhématique, ou indexical, accompagné du qualisigne iconique (ici c’est Montpellier qui se distingue). Le texte où nous trouvons ces beautés est une petite mise au point pratique sur la sémantique : il ne faut donc s’étonner de rien. Mieux vaut signaler que cette série de barbarismes délibérés se complète par un mépris très net de la correction élémentaire, ce qui ne saurait surprendre. Et les professeurs de français ainsi formés sont tout prêts, paraît-il, à démarrer l’analyse.
Sans doute, ce bilan suffit-il. Il nous fera comprendre pourquoi s’aggrave de jour en jour ce que ces textes semblent appeler l’insécurité scripturale.
On pourrait malheureusement relever dans bien des domaines de la recherche, y compris la recherche scientifique, un même goût pour l’utilisation d’un jargon ésotérique. Cette mode, pour regrettable qu’elle puisse paraître, n’est point l’objet du présent rapport. En revanche, quand ce jargon déborde, s’étend au domaine de l’enseignement élémentaire, et, qui plus est, à l’enseignement de la langue française, l’Académie ne saurait rester indifférente. Gardienne de la langue, elle se doit de protester avec énergie contre ces abus, et d’insister auprès de tous pour qu’un redressement intervienne au plus tôt »
Eh bien, cette protestation, c’est celle que nous élevons aujourd’hui.
Déjà, il y a un certain nombre d’années, nous avions assisté, en histoire, à la même application, au même transfert, sans discernement, de recherches et de théories, remarquables en elles-mêmes, à l’enseignement de base, où elles avaient eu des conséquences ravageantes. Au moins le langage en était-il compréhensible. Mais on n’apprenait plus aux enfants, ni les grands faits, ni les grandes dates, dans leur continuité. On était en train de détruire la mémoire des Français.
Il fallut la campagne lancée par notre confrère Alain Decaux, à laquelle plusieurs d’entre nous prirent part et que soutint Fernand Braudel lui-même, lui, le chef de la nouvelle école historique, pour que s’opérât un indispensable redressement.
L’affaire est plus grave encore quand il s’agit de la langue, puisqu’elle affecte tous les apprentissages. Ne soyons pas surpris si nous avons vu récemment sur les écrans de télévision des centaines d’étudiants manifester derrière des pancartes : Faculté en suspend, s-u-s-p-e-n-d. Insécurité scripturale, sans doute. On leur a mis le malheur dans la tête. À qui la faute ?
On peut certes se demander pourquoi l’on admet dans le secondaire des enfants qui, ne sachant pas lire, y seront malheureux, et pourquoi l’on accueille dans les universités tant d’étudiants qui semblent n’y être que pour retarder le moment où ils seront au chômage.
Mais il faut plutôt se demander quand on cessera d’appliquer des méthodes si évidemment impropres à fournir à la jeunesse l’outil premier des études, et, au-delà, de toute réussite professionnelle et de tout sentiment de la dignité de vivre.
Le massacre du langage, c’est le massacre de l’avenir.
Si nous portons nos regards hors du champ universitaire, nous pouvons dire que l’état de la langue en France n’a pas empiré. Peut-être même s’est-il amélioré. Certes, nous pouvons toujours déplorer, dans l’audiovisuel, des relâchements involontaires ou volontairement provocants, des incertitudes d’expression des personnes interrogées à brûle-pourpoint sur le lieu ou dans le moment d’un événement quelconque — mais comment en serait-il autrement ? — ou encore l’obscurité des propos de certains experts ; mais nous observons tout de même un peu plus d’attention portée au langage.
Des commentateurs s’excusent lorsqu’ils sont obligés à des citations comportant des mots impropres ou des tournures incorrectes ; les publicités en langues étrangères ou contenant des termes fabriqués à consonance étrangère semblent en diminution. Nos campagnes ont dû produire quelque effet, et l’irrespect de la langue est davantage ressenti comme une faute morale.
Le Conseil supérieur de l’audiovisuel, que nous avions à plusieurs reprises alerté, nous a entendus. Nous nous devons de le signaler, et de lui donner acte de l’attention nouvelle et active qu’il porte à cet aspect de ses missions.
D’autre part, la loi de 1994, dite loi Toubon, relative à l’emploi de la langue française, et sur laquelle on a tant ironisé, commence elle aussi à avoir des résultats. Des firmes auxquelles la Délégation générale, fort active et attentive, signale un manquement dans la présentation ou le mode d’emploi des produits, ces firmes s’empressent à le réparer. Les fédérations d’entreprises veillent à s’informer auprès de la Délégation, et les annonces et inscriptions dans les affichages publics sont mises progressivement en conformité avec la loi.
Les doléances au sujet du langage pratiqué par les administrations se fiant au cours des années de plus en plus fréquentes et nombreuses.
La circulaire, datée d’avril 1994, du Premier ministre M. Edouard Balladur, sur l’emploi de la langue française, a rappelé que celle-ci « est un élément constitutif de l’histoire et de la culture nationales « et que « si tous les citoyens l’ont reçue en legs, les agents publics ont, plus que tous autres, des obligations particulières pour assurer son usage correct et son rayonnement ». Ce texte, porteur d’instructions générales, a engendré d’autres circulaires au même propos, dans tous les ministères et relativement à leurs missions propres.
Je ne sais si la circulaire de l’Éducation nationale est parvenue à pénétrer les Instituts et Centres pédagogiques, mais celle, en tout cas, du ministre des Affaires étrangères d’alors, M. Alain Juppé, fait obligation à tous les agents en poste ou en mission d’employer exclusivement le français dans toutes les réunions de l’Union européenne, dans toutes les organisations internationales où il a statut de langue officielle de travail, et de demander le report d’une réunion s’il n’a pas été établi une version en français des documents préparatoires. C’est clair. On aimerait savoir que les fonctionnaires économiques et financiers suivent les consignes identiques qui les concernent.
Enfin, pour l’établissement d’une néologie nécessaire en tant de domaines, un décret est en cours de signature qui va permettre une refonte ou une adaptation des commissions ministérielles de terminologie. Les avis de l’Académie sur les listes de termes proposés feront autorité. Elle en a accepté la charge.
On a donc assisté, au cours des mois écoulés, à une véritable prise de conscience, par l’État, des menaces qui pèsent sur la santé de la langue, et à la manifestation d’une véritable volonté politique d’y porter remède.
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Et le français dans le monde ?
La question, bien évidemment, est sur toutes nos lèvres.
On ne saurait répondre, relativement aux années antérieures, qu’il y a dégradation accélérée, ni non plus redressement spectaculaire. Je veux croire que nous avons traversé le pire, que l’érosion qui s’est produite depuis un demi-siècle, pour des motifs historiques relayés par des facteurs économiques, est, sinon totalement arrêtée, à tout le moins provisoirement stabilisée.
Nous enregistrons des signes encourageants.
Quand nous apprenons qu’il y a un regain d’intérêt pour la langue française dans la partie flamande de la Belgique, et que les professeurs de français y souhaitent des missions de formation et de perfectionnement ; quand 38 % des familles roumaines désirent que leurs enfants aient le français comme première langue étrangère contre 24 % qui choisissent l’anglais et un nombre moindre l’allemand ; quand nous savons que le ministre des Affaires étrangères de Turquie a, pour la première fois, décidé de prononcer en langue française son discours inaugural devant l’Académie diplomatique de son pays ; quand les soixante Alliances françaises enseignantes aux États-Unis, onze de plus qu’il y a trois ans, ne désemplissent pas, pour ne parler que de celles-là parmi les cent cinquante Alliances américaines et le millier d’autres Alliances dont le réseau s’étend sur la terre jusqu’à Canton et Shanghai, ce sont des indices, parmi bien d’autres, que nous ne pouvons qu’interpréter favorablement.
En revanche, lorsqu’il nous est dit qu’au Liban, qui nous est si cher, dix écoles privées qui enseignent en français, faute de recevoir chacune cinq cent mille francs, risquent de passer sous tutelle anglophone, ou encore qu’à Chypre des universités américaines envoient des missionnaires afin d’attirer des étudiants qui devront payer quinze mille dollars pour leurs études, alors que nous devons les refuser dans nos établissements, nous nous alarmons.
Là encore, tout passe par l’enseignement, ou plutôt tout commence par l’enseignement.
Nous devons tout faire pour maintenir, agrandir, multiplier les écoles et lycées français partout où cela est demandé.
Nous ne maintiendrons, dans toutes les universités du monde, l’intérêt pour la civilisation française et ne continuerons d’y voir conduits tant de travaux littéraires, historiques, juridiques, politiques ayant notre culture pour objet, avec toute l’incidence que cela peut avoir sur l’ensemble des échanges, y compris économiques, que s’il y a un nombre croissant de jeunes cerveaux formés en français ou au français. Nous savons les étroitesses budgétaires. Mais dans la ventilation des crédits des Affaires étrangères et des ministères relevant de lui, Coopération et Francophonie, la priorité des priorités doit être accordée aux lycées et établissements français, en évitant d’y exporter trop allègrement la nouvelle « didactique ».
L’effort sur l’enseignement doit être aussi la priorité de la Conférence des pays ayant le français en partage, puisque la langue est sa raison d’être et son lien constitutif.
À cet effort nous avons participé, pour notre modeste part, en lançant l’Université de langue française d’Alexandrie dont l’utilité et le succès se confirment d’année en année, puisque, dans certains pays d’Afrique centrale, des directions ministérielles pour l’environnement ont été entièrement constituées avec d’anciens élèves d’Alexandrie, que la section de gestion des patrimoines culturels connaît de remarquables résultats, et qu’il est même envisagé de créer une section de formation diplomatique.
La Communauté francophone, qui rassemble quarante-sept pays répartis dans les cinq parties du monde, va tenir son sixième « sommet » à Cotonou, dans les jours qui viennent. Doit s’y décider la création d’un secrétariat général que le président Léopold Senghor et moi-même n’avons cessé de préconiser depuis le sommet de Québec, il y a huit ans. Il manquait à cette institution une autorité exécutive. L’existence d’un secrétaire général, représentant officiel et porte-parole de la Conférence francophone, donnera à-celle-ci plus de poids dans le monde.
Cela permettra notamment, nous l’espérons, que la place du français soit mieux assurée dans les vingt-huit institutions internationales relevant de l’Organisation des Nations unies, et où il est langue officielle ou de travail.
Il est à remarquer que dans deux organismes seulement, l’anglais est l’unique langue de travail : le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, c’est-à-dire ceux où se manie l’argent. Cela explique sans doute pourquoi le français est souvent négligé dans les autres institutions.
Or, toutes ces organisations nous coûtent cher. Nos participations s’élèvent à un nombre impressionnant de milliards. Si le français n’y retrouvait pas le statut que les traités lui donnent, nous pourrions peut-être revoir nos contributions à la baisse, et consacrer les sommes épargnées à nos établissements d’enseignement dans le monde.
Il commence à être temps de rappeler que, parmi les Nations unies, une sur quatre est francophone.
Ce qui n’exclut nullement des rapprochements infiniment souhaitables entre Commonwealth et Francophonie, en Afrique notamment, où nous avons, Britanniques et Français, des responsabilités équivalentes. Le temps des antagonismes y est révolu ; ne gardons que l’émulation. Tout ce qui pourra être fait en commun avec la Grande-Bretagne pour aider le continent africain à sortir de ses difficultés présentes sera bienvenu, et nous renforcera d’autant en Europe même.
Si l’anglo-américain est devenu la langue internationale dominante des affaires, des finances, des techniques, le français reste toujours, avec l’anglais, une des deux langues vraiment universelles. La réussite est à ceux qui posséderont les deux.
Un long voyage, que j’ai effectué cette année en Asie, à partir de Pékin, m’a convaincu de ceci : dans l’univers d’aujourd’hui, l’anglais est une nécessité, le français un privilège.
Inspirons à beaucoup le désir de le posséder.
L’homme ne peut vivre sans avoir des raisons de fierté. À défaut que le destin donne à tous les hommes des motifs de s’enorgueillir de ce qu’ils sont, de ce qu’ils ont ou de ce qu’ils font, au moins leur faut-il des fiertés collectives.
Le français, ce joyau de l’intellect, ce chef-d’œuvre de discernement, ce trésor séculaire de conscience ciselée, tel est l’héritage somptueux, à condition qu’on veille à lui garder sa pureté et son éclat, que nous continuons d’offrir en partage.