INAUGURATION
DU
LYCÉE FRANCO-FINLANDAIS
DISCOURS
DE
M. MAURICE DRUON
Secrétaire perpétuel
Helsinki, le 27 septembre 1994
Monsieur le Ministre,
Monsieur l’Ambassadeur,
Monsieur le Directeur général,
Messieurs les Proviseurs,
Mesdames et Messieurs,
Je dois l’honneur de m’adresser à vous, et le plaisir de me trouver ici, en ce jour d’automne, et dans l’illustre capitale qu’est Helsinki, à l’association de trois mots superbes : lycée, France et Finlande.
D’abord le mot lycée. Il nous ramène aux sources les plus nobles et les plus solides de notre civilisation.
Nul n’ignore que le Lycée était un quartier d’Athènes où Aristote avait établi son école. Il y enseignait la métaphysique, l’éthique, la rhétorique, la poétique, les mathématiques, la physique, la mécanique, la météorologie, l’astronomie, l’histoire naturelle, et même l’économie, et même le droit constitutionnel. Il fut l’un des esprits les plus féconds du monde, et le plus universel. Il fut non seulement le précepteur d’Alexandre le Grand, dont les expéditions décrivirent le tracé d’ensembles géopolitiques qui durent encore, mais il fut aussi la source des connaissances pour tout le Moyen Âge arabe et chrétien. C’est à partir de sa méthode dialectique, héritée de Platon, que l’Europe, de Renaissance en Âge classique, d’Âge classique en époque des Lumières, et d’époque des Lumières en ère industrielle, est devenue, pour la planète, le modèle de la modernité. Tous nos accomplissements partent de là.
Ces choses, même connues de chacun, sont toujours bonnes à rappeler. Elles nous disent pourquoi nous sommes réunis. Elles nous disent aussi pourquoi, depuis les temps napoléoniens, le terme de lycée s’applique à un établissement public où, sous la direction de l’État, sont dispensés tous les savoirs, toutes les disciplines de l’esprit dont Aristote a décrit la nature et les contours. Je ne voudrais offenser personne, mais il faudrait rassembler tous les professeurs qui vont enseigner ici pour faire un seul Aristote.
C’est que les savoirs se sont différenciés, étendus, perfectionnés. Et il faut l’enseignement de toutes ces disciplines pour que les jeunes gens qui sont et seront formés en cette Maison soient des équivalents modernes des élèves d’Aristote.
Le lycée est le lieu où les jeunes intelligences se construisent.
Ici s’acquièrent la capacité de penser, la capacité d’associer les idées et d’exprimer justement ce que l’on pense ; ici s’acquièrent les outils mentaux indispensables à l’exercice de tout métier, toute fonction ou toute création vers lesquels nos aptitudes, nos dons, nos vocations nous dirigent ; ici s’acquiert cette armature intellectuelle qui fera de nous des citoyens responsables et libres ; ici s’acquiert cette culture, dont André Malraux disait qu’elle était ce qui répond à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur la Terre. Ici s’élabore l’avenir individuel et collectif. En ce lycée donc, nous saluons l’avenir. C’est d’ailleurs le sens même du mot : inauguration.
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Et maintenant, la France. Quel que soit mon penchant académique pour la définition, je ne vais pas m’aventurer, bien inutilement, à définir la France. Les maîtres, en cette maison, la connaissent aussi bien que moi, et les élèves vont apprendre à la connaître. Elle va devenir, je l’espère, leur amie.
Je ne m’arrêterai que sur un de ses aspects, mais dont l’évocation est ici de parfaite circonstance : sa langue.
La Finlande, je le sais, en dehors du finnois et du suédois, ses langues nationales qui ont produit une riche littérature, a pour principale langue de communication internationale l’anglais, comme tous les pays d’Europe du Nord. C’est là un fait évident.
Et je voudrais tout de suite vous dire que dans la grande action pour le respect et la promotion de la langue française, où mon Académie a un rôle prééminent et dont les échos sont peut-être parvenus jusqu’ici, il n’est à aucun moment question pour nous de traiter la langue anglaise en langue ennemie. Tout au contraire, nous tenons l’anglais comme une langue alliée, parce qu’il est, avec le français, l’une des deux grandes langues internationales porteuses, intrinsèquement, des valeurs de liberté. Nous voudrions simplement que la langue anglaise gardât ses caractères propres, comme nous voulons que le français garde sa pureté, alors qu’elles sont l’une et l’autre menacées de dégradation par la contamination du parler américain qui devient un sous-anglais, mais répandu partout dans le monde par l’effet de la puissance économique des États-Unis. Rien ne serait plus dangereux, pour l’avenir de la civilisation, et d’abord de la civilisation européenne, que l’installation d’un universel sabir, essentiellement commercial, technologique et utilitaire. Parce que rien n’est plus dangereux que l’uniformité qui engendre la sclérose de l’esprit. La condition du progrès est la diversité ; la similitude est inféconde, et nous ne sommes d’aucun service à nos semblables si nous n’avons pas quelque chose de différent à leur apporter.
Qu’est-ce que la langue française a donc à apporter ? Ici comme ailleurs, et pour la centième fois, je répéterai que, parmi toutes les langues, qui ont chacune leurs vertus propres, ce qui distingue la langue française est la clarté, la précision, la rigueur. Elle est issue du latin et en a l’efficacité; mais sa syntaxe s’apparente à la syntaxe grecque, ce qui lui permet d’exprimer sans ambiguïtés toutes les nuances de la pensée.
De ce fait, elle est la langue qui convient aux définitions de la morale et du droit. Elle est la langue par excellence de la rédaction des lois, des traités, des conventions, des contrats. Elle ne tolère pas le flou.
Je sais bien des déclarations des Nations unies, et même des traités européens, qui auraient eu avantage à être rédigés en français.
Quand la Papauté a eu à élaborer, dans les années récentes, un nouveau catéchisme qui vaut pour tous les catholiques du monde, elle a choisi d’en faire la version originale en français, pour la faire traduire ensuite en latin, et à partir de là dans toutes les autres langues.
Ce n’est pas à cause de la puissance de la France, c’est à cause de ses qualités propres que le français a été si longtemps la langue diplomatique.
Le français est en soi une méthode pour l’esprit.
Dans le monde actuel, où tous les pays sont en contact avec tous les autres, ne posséder qu’une seule langue, comme l’a dit le roi du Maroc, c’est être quasi analphabète. Or, ce souverain, et chef religieux, a pour langue maternelle l’arabe, si largement répandu. Mais il possède aussi, à la perfection, la langue française, et il peut s’exprimer également en langue anglaise.
Tout adolescent, à notre époque, qui veut appartenir aux élites, qu’elles soient scientifiques, littéraires, juridiques, universitaires, administratives ou politiques, doit maîtriser, en plus de sa langue nationale, une ou deux des grandes langues universelles.
Et que ceux ici qui, par choix personnel ou par choix de leur famille, vont accomplir leur formation en français sachent bien que ce n’est pas seulement avec la France que cette langue leur donne communication directe ; c’est avec près d’un demi-milliard d’hommes sur la planète.
Ce qu’on nomme la Francophonie, aujourd’hui structurée culturellement et politiquement, groupe, dans une organisation dite « des pays qui ont le français en partage », quarante-sept nations, plus du quart des Nations unies. Ces pays vont de la Belgique au Vietnam, de la Suisse à Madagascar, du Canada en Amérique du Nord à l’île Maurice dans l’océan Indien. Ils couvrent la moitié de l’Afrique. Des peuples aussi différents que l’Égypte, ou, au cœur de l’Europe, la Roumanie et la Bulgarie, appartiennent à cette communauté nouvelle dont les chefs d’État se réunissent en conférence tous les deux ans. Et cela parce que ces pays, unis par une langue qu’ils reconnaissent commune à tous, ont éprouvé le besoin de se rapprocher, de s’entraider, de confronter leurs problèmes et d’échanger leurs espérances.
N’est-ce pas là un champ immense d’intérêts, de recherches, d’activités et d’entreprises ouvert à la jeunesse qui aura fait ses études dans un établissement français ? Là aussi, c’est l’avenir que nous pouvons, que nous devons saluer.
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L’ordre que j’ai voulu suivre, parce que le nom de cet établissement m’y conduit, m’amène à présent à célébrer la Finlande.
Y venant pour la première fois, je ne vais pas avoir l’outrecuidance de l’expliquer aux Finlandais. Tout ce que je puis, c’est dire aux Finlandais comment nous la voyons, nous, à l’autre bout de l’Europe.
Nous savons que la Finlande est un pays lacustre, où la terre et l’eau sont en constant mariage. Nous savons qu’elle a des saisons très contrastées, ce qui détermine la robustesse des populations qui l’habitent depuis tant de millénaires. Nous savons sa richesse forestière. Nous savons la réputation de droiture de ce peuple de bûcherons soumis à de grandes froidures. Je sais donc que je m’exprime devant des hommes droits, et j’en suis heureux.
Il est un point de ressemblance entre la Finlande et la France. La Finlande a toujours été un pays convoité. La France a toujours été un pays jalousé. Nous avons donc connu, les uns et les autres, et de diverses façons, les entreprises étrangères sur notre territoire, jusque dans les décennies récentes. Ce qui a développé, chez les uns comme chez les autres, une volonté séculaire d’indépendance. Notre idéal commun n’est-il pas depuis longtemps : des hommes libres dans une nation libre ?
L’image que j’ai de la Finlande, c’est celle du premier pays qui, au début de ce siècle, a donné le droit de vote aux femmes, ce qui le rend exemplaire dans l’histoire de la démocratie.
C’est aussi, pour moi comme pour tous les hommes de ma génération, qui étaient eux aussi sous les armes, l’image demeurée très présente du tragique hiver 39-40, de cette résistance incroyable contre une puissance géante ; c’est le souvenir du maréchal Mannerheim qui parvint, jusqu’en 1945, à tenir ouvertes les deux formidables mâchoires qui voulaient se refermer sur la Finlande. Nous suivions, nous-mêmes dans les affres et les luttes, les péripéties de ce long combat qui inscrivit définitivement la Finlande dans l’histoire du courage.
L’image de la Finlande, c’est également celle des accords d’Helsinki. J’appartenais au gouvernement de la France pendant la période où se préparaient ces accords. J’ai pu suivre donc, du plus près, les négociations qui devaient aboutir à la C.S.C.E., la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Je sais le rôle essentiel que jouèrent l’initiative et la persévérance finlandaises en cette affaire. Les événements qui se déroulèrent dans les deux décennies suivantes, le sursaut de la Pologne, la chute du mur de Berlin, l’effondrement du communisme, en Russie et chez ses satellites, la fin de la guerre froide sont, pour une bonne part, la conséquence des accords d’Helsinki. Et la Finlande, par là, a inscrit son nom dans l’histoire de la paix.
Devant ce pays, qui a été tour à tour à l’avant-garde de la sagesse politique, de l’héroïsme national et de la générosité internationale, s’ouvre une nouvelle étape historique : l’étape européenne.
Cette grande question est actuellement, chez vous, en débat.
Loin de moi l’intention d’y intervenir d’aucune manière. Parce qu’il est vain de se mêler des affaires d’autrui, surtout quand on les connaît si peu; et parce que, oserais-je dire, c’est mal élevé.
Je voudrais seulement, un instant, vous parler de l’Europe, en général.
On veut bien me considérer, pour ma très modeste part, comme un des précurseurs de l’Union européenne. Pourquoi ?
Parce que, pendant la seconde guerre mondiale, en 1943, à Londres où j’avais rejoint le général de Gaulle, j’ai écrit un livre : les Lettres d’un Européen, où j’appelais à la nécessaire union des peuples du continent. J’y disais même, en plein conflit, qu’il faudrait réadmettre l’Allemagne dans le concert européen, ce qui n’était pas alors du goût de tout le monde, mais qui fut fait, et par le général de Gaulle.
Certes, entre les rêves d’un jeune homme et les réalités politiques telles qu’elles apparaissent au fil des temps, il y a une marge. Je ne vous affirmerai pas que l’Union européenne s’est construite telle que je l’imaginais et l’idéalisais; mais enfin, elle s’est construite, elle se construit, plus ou moins aisément. Chaque pays s’est décidé à y entrer, plus ou moins vite, au temps qu’il a choisi, certains refusant d’abord, parce que cela éveillait des craintes ou posait des difficultés à telle ou telle catégorie de producteurs, et puis, un peu plus tard, comme l’Angleterre, y adhérant.
Quelle est, au fond des choses, la raison d’être du projet européen ?
D’abord, en finir avec les guerres intereuropéennes qui depuis tant de siècles épuisent des peuples voisins qui partagent la même civilisation. Les prémunir contre les poussées impérialistes, dominatrices, qui les ont si souvent saisis les uns ou les autres, et les ont jetés les uns contre les autres. Nous avons trop versé de sang sur des terres qui devraient être fraternelles. Si la Yougoslavie, ou les différentes républiques qui la composaient, avaient pu être incluses dans une Union européenne, les drames qui se déroulent du côté de Sarajevo auraient été, j’en suis convaincu, évités.
Ensuite, en une époque où, du fait des prouesses techniques accomplies par l’humanité, la planète s’est rétrécie, mais où aussi l’activité économique demande d’immenses moyens, il nous fallait constituer un vaste ensemble qui réunit ces moyens matériels et immatériels. Unir nos ressources, unir nos énergies, unir nos intelligences. Nous doter des moyens de la puissance pacifique.
Enfin, nous prémunir contre les inconnus du futur. Comment savoir quelles forces, demain, pourront animer les grandes masses humaines ou les grands ensembles politiques qui entourent le petit cap européen ? La Russie, par la force des choses, redeviendra, et rapidement même, une grande puissance. Qui la conduira, quels hommes et quelles mystiques ? La Chine, ce formidable réservoir d’hommes, s’équipe, à une extrême vitesse. Comment voudra-t-elle peser sur les destins du monde ? Les pays d’Islam sont agités et nombreux, non seulement autour de la Méditerranée, mais en Asie et jusque dans l’océan Indien. Quels désirs de chevauchée, inspirés par leurs origines, peuvent les ressaisir ? Quels conquérants peuvent se lever, comme jadis, du fond des steppes et des montagnes asiatiques ? Ce que les hommes de mon âge ont vécu leur a appris que tout est possible. Et que les peuples européens séparés, désunis, peuvent être pris l’un après l’autre entre de terribles tenailles. Le temps de relative paix que nous vivons ne doit pas nous endormir, et exige une union de nos nations qui garantira l’indépendance de chacune.
Car l’Union européenne ne peut s’entendre que si les pays qui la composent gardent leurs traits particuliers, leur culture, leurs mœurs, et la capacité, toujours, de pouvoir décider pour eux-mêmes. De nouveau, je ferai référence au général de Gaulle qui parlait toujours de « l’Europe des États », et qui lui décrivait, à très long terme, les dimensions du continent.
C’est vers cela que, chacun à son rythme, nous nous dirigeons.
Si, ici, à Helsinki, j’ai voulu évoquer ces choses, c’est parce que j’ai en l’esprit la jeunesse qui va être éduquée en ce lycée. Je pense aux jours qu’elle aura à vivre, aux problèmes qu’elle aura à résoudre, aux aspirations qu’elle voudra satisfaire.
Je souhaite qu’elle conserve toutes les qualités du peuple finlandais; je souhaite qu’elle soit droite et courageuse; je souhaite qu’elle soit ambitieuse, et que l’apport français l’aide dans ses ambitions.
Une fois encore, je salue l’avenir.