DÉJEUNER OFFERT EN L’HONNEUR DE
M. René MONORY
Président du Sénat
le 15 février 1994
Allocution
de
M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel
Monsieur le Président,
Nul d’entre nous n’a oublié le déjeuner que vous eûtes la bonne grâce de nous offrir, au Palais du Luxembourg, très vite après votre élection à la présidence de la Haute Assemblée.
C’était une première dans l’histoire à la fois du Sénat et dans celle de l’Académie.
Il n’avait échappé à personne ce qu’avait de symbolique ce rapprochement entre deux institutions auxquelles on s’accorde à reconnaître quelques traits communs dont les moindres ne sont pas la réflexion et la sérénité.
Sans avoir l’outrecuidance de nous mettre en comparaison avec votre assemblée, j’oserais avancer que nous sommes, vous et nous, chargés d’un rôle de veille : vous veillez sur les lois, nous veillons sur les mots.
Évoquant un autre souvenir, mais qui n’est pas vraiment détaché du premier, le Secrétaire perpétuel que je suis se rappelle l’accueil que vous lui fîtes lorsque, ministre de l’Éducation nationale, vous exerciez la tutelle sur notre maison. Vous avez été le plus aimable des tuteurs pour la Vieille Dame du quai Conti, nous témoignant que vous ne la preniez ni pour une mineure encore incapable, ni pour une ancêtre ayant perdu l’esprit, ce qui l’eût frappée aussi d’incapacité.
Tout au contraire, vous vous êtes intéressé à nos travaux, vous vous êtes enquis de nos besoins, vous avez eu un sursaut, dont je me souviens, quand vous avez appris la modicité de la subvention que nous allouait l’État, et vous en avez donné ordre aussitôt d’un accroissement qui nous eût été bien utile si vous aviez eu le temps qu’il fût exécuté et si votre successeur l’avait reconduit.
Autre souvenir encore : l’invitation que vous fîtes à une délégation de la Compagnie de visiter votre Futuroscope de Poitiers.
Le succès qu’il remporte — un million neuf cent mille entrées l’an dernier, alors qu’Eurodisney plonge — prouve que ce grand parc d’attractions exerce vraiment une « attraction » sur les foules, une attraction à la française.
Vous l’avez créé pour sauver votre région rurale des effets de la modernité technicienne, et en vous servant précisément des performances de la technique. Vous avez attiré l’enfance, et les adultes, non par le folklore ou les féeries infantiles, mais par une autre magie, celles des applications de la science, et exercé ce que vous appelez « une pédagogie douce », invitant les esprits à regarder vers l’avenir.
Chaque semaine, Monsieur le Président, nous accueillons dans le Dictionnaire des mots nouveaux, nés de la nécessité de nommer les découvertes scientifiques, les prouesses spatiales, les investigations des biologistes, les gestes et procédés de la médecine moderne.
Certains d’entre nous peuvent déplorer cette invasion de termes techniques. Mais nous sommes bien conscients que notre Dictionnaire ne peut rester celui seulement des arts et du goût, qu’il lui faut faire place aux réalités et aux métiers d’un monde qui s’est plus transformé en cent ans que dans les deux millénaires précédents, et que, si nous ne nous obligions pas à cet effort de vocabulaire, ce sont les mots d’une langue étrangère qui viendraient, plus qu’ils ne le font déjà, désigner tout ce que l’homme a créé en quelques décennies et qui est entré dans l’usage.
Ainsi notre langue cesserait d’être universelle. C’est-à-dire qu’elle cesserait d’être un des grands moyens de communication de l’humanité, l’un des grands instruments du commerce des esprits et du commerce tout court, et la raison d’abord du rassemblement institutionnalisé de près de cinquante États ou pays, plus du quart des Nations unies.
Si la France, en dépit de son étroitesse géographique et de sa population limitée, est la quatrième puissance exportatrice du monde, n’est-ce pas, pour une part déterminante, à sa langue qu’elle le doit ?
Et si elle peut continuer à avoir une politique mondiale, n’est-ce pas aussi parce que son langage, si largement répandu, le lui permet ?
De toutes les dynasties ou gouvernements sur la planète et à travers l’histoire, la monarchie française est celle qui a attaché le plus d’importance à la langue comme instrument d’unité nationale et de rayonnement universel.
Elle est la seule qui ait institué une cour supérieure — car c’est ainsi que l’Académie française fut désignée — pour exercer magistrature sur le langage.
Or ce langage est menacé par la chute de la qualité de l’enseignement, par l’influence délétère exercée par les médias, par les incorrections volontaires répandues par la publicité, menacée par l’envahissant sabir qui est la langue du dollar. De même que toutes les monnaies du monde ont pour étalon, dans cette fin de siècle déboussolé, la monnaie, elle-même flottante, d’un seul pays, toutes les langues semblent se résigner à avoir comme moyen d’échange langagier le parler anglo-américain, lui-même flottant.
Eh bien, la résignation ne peut pas habiter la France. Elle n’habite pas l’Académie.
Nous avons dû nous rappeler, sans immodestie excessive, que nous avions toujours, de par les textes, statut de cour supérieure, et que nous devions faire entendre notre voix.
Le gouvernement non plus, et cela est encore plus important, ne se montre pas prêt à la résignation.
Une loi va bientôt être mise en discussion devant le Parlement. Monsieur le Premier Ministre Édouard Balladur nous l’a ici tout récemment confirmé.
Le fait que notre confrère M. Maurice Schumann soit le président de la Commission des Affaires culturelles du Sénat nous est garant de la sagesse et de la fermeté que la Haute Assemblée apportera à l’examen de cette loi.
Et nous ne doutons pas, Monsieur le Président, que vous apporterez vous-même à celle-ci une attention personnelle.
Le Sénat saura nous garder des amendements excessifs, chauvins et inopérants que d’aucuns voudront y introduire, de même que des vœux pieux et inefficaces.
Le Sénat saura, comme il en a l’habitude, rappeler qu’une loi sans sanctions n’est rien, que donc ne peut y entrer ce qui peut constituer délits, ceux-ci étant très précisément et clairement décrits.
Nous pensons sincèrement que cette loi mettra un frein à toutes sortes d’abus et de relâchements dans les pratiques du commerce, de l’industrie, de la publicité, comme dans les termes de l’emploi et dans la tenue des congrès. Mais nous espérons aussi que ce débat législatif aidera à créer un état d’esprit dans le pays, un sursaut de dignité des Français. Car respecter sa langue c’est se respecter soi-même. C’est respecter le patrimoine intellectuel dont on a hérité. Et c’est, faisant confiance à l’avenir, tenir à honneur de le transmettre.
C’est pourquoi votre visite, Monsieur le Président du Sénat, revêt à nos yeux, dans ce moment précis, une grande et significative importance.
Nous vous en remercions.