FORUM D’IENA
ORGANISÉPAR
LE CONSEIL ÉCONOMIQUE ET SOCIAL
COMMUNICATION SUR
« Le Patrimoine immatériel »
par
M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel
Paris, le 4 novembre 1993
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Votre Forum touche à sa fin. Ce m’est un honneur que d’avoir été invité à y prendre la parole pour une manière de conclusion. Je dis bien une manière. Car une telle réunion ne se conclut pas; elle ouvre des voies de réflexion et des perspectives d’action. Je voudrais seulement, comme dans toute bonne composition classique, revenir sur le thème initial.
Je ne saurais trop féliciter le Conseil économique et social, et son Président, M. Jean Mattéoli, d’avoir institué ce débat, et d’avoir mis en valeur la notion — et je dirais même imposé le terme — de « Patrimoine immatériel ».
Veuillez me pardonner si, comme dans toute circonstance semblable, il m’arrive de répéter ce qu’ont pu dire, et mieux que moi, les intervenants qui m’ont précédé.
L’évolution du mot patrimoine est intéressante. C’est tout d’abord ce qui vient du père, les biens matériels, demeure, argent, objets qu’il laisse à ses enfants.
La première extension du sens est un élargissement qui fait s’appliquer le mot à l’ensemble des possessions de la famille, le patrimoine familial, grossi, ou amenuisé, au cours des générations. La modeste et émouvante croix de guerre du grand-père, que l’on a conservée dans un petit cadre de bois noir, ou le superbe portrait d’ancêtre, à la poitrine barrée du cordon de Saint-Louis ou du Saint-Esprit, font partie du patrimoine familial au même titre que les valeurs boursières ou les terres agricoles. Et l’on entend de telles phrases que : « Avant la Révolution, ce château, cette forêt, faisaient partie de notre patrimoine familial », ou bien : « La difficulté des temps nous a obligés à vendre une partie du patrimoine familial. » Il y a déjà quelque chose de sentimental dans l’affaire.
Le patrimoine devient ensuite national. Le terme prend le sens de possession collective. La cathédrale de Strasbourg, Chambord, la moindre église romane de Saintonge ou d’Aquitaine, les fouilles archéologiques de Glanum, le pont du Gard, les collections du Louvre et celles des musées de province constituent notre patrimoine architectural et artistique national; et nous avons pour cela, dans l’appareil de l’État, une Direction du Patrimoine, chargée d’en assurer la conservation, donc la transmission. Ce sont encore des biens tangibles mais leur charge affective s’accroît, parce que leur propriété prend un sens idéal. Nul n’en peut disposer et pourtant ils appartiennent à tous.
Avec le développement et les exploits de la biologie apparaît le patrimoine génétique. Nous revenons à l’individuel, mais par un autre chemin, et avec un autre contenu. Car nous sommes à la frontière du matériel et du non-matériel, ou plutôt dans l’un et dans l’autre.
Car nos chromosomes et nos chaînes d’A.D.N. nous transmettent, venus de nos géniteurs directs, mais aussi de la longue file de nos ascendants, non seulement nos caractères physiologiques, qu’on pourrait appeler nos fatalités naturelles : formation de nos tissus diversifiés, point terminal de croissance, durée d’existence, mais aussi nos traits, notre taille, notre apparence physique, mais encore nos tempéraments, dispositions et aptitudes, tout ce qui nous permet d’apprendre, de comprendre, d’agir et de créer dans l’ordre matériel comme dans l’ordre de l’esprit.
Et c’est ce que nous créons dans cet ordre de l’esprit qui constitue, sens nouveau, un Patrimoine immatériel, à la fois personnel et collectif.
L’hémicycle de ce Conseil voué à la réflexion approfondie sur tous les sujets d’intérêt général, était bien le lieu où enregistrer l’acte de naissance de la notion de Patrimoine immatériel. Les dates des 4 et 5 novembre 1993 constituent peut-être un point plus important qu’il n’y paraît dans l’histoire des mentalités, et donc de l’évolution des sociétés.
Tous les aspects du Patrimoine immatériel ont été abordés au cours de vos échanges. Laissez-moi un instant vous parler de ce qui est la base, l’élément indispensable et fondamental de tout Patrimoine immatériel : le langage.
Mon ami — je puis employer le terme car, bien qu’il fût fort mon aîné, j’avais noué amitié avec lui sur les fauteuils de l’Académie —, mon ami Jean Rostand définissait l’homme comme « cet arrière-neveu de limace qui a rêvé de justice et inventé le calcul intégral. ».
Les trois caractères principaux qui ont permis à l’homme d’être ce qu’il est, et ce qu’il deviendra, sont : la station debout, avec pour sanction de cette ambition la fracture fréquente du col du fémur, à l’endroit précis de la torsion nécessaire au redressement du squelette; la main, avec son aptitude à l’outillage et la fabrication; le langage, sans lequel il n’y aurait ni art, ni sciences, ni mémoire, ni droit, ni œuvres d’aucune sorte, sans lequel il n’y aurait pas de pensée — car on pense avec des mots —, sans lequel il n’y aurait aucune opération ni création de l’esprit.
« Au commencement était le verbe... »
Le monde n’existe pour nous, et les choses ne peuvent à nos yeux se différencier, que parce que nous les nommons. Et c’est à partir du moment où nous les nommons que nous prenons pouvoir sur elles. Le langage est la part véritablement divine en l’homme.
Cette idée n’est pas d’hier. Le philosophe Cléanthe, l’un des chefs de l’école stoïcienne, louait Zeus en disant : « Nous pouvons vraiment t’invoquer en t’appelant Père, et nous sommes de ta race, puisque tu nous as donné le don divin de traduire les images par des sons. ». Et, avant lui, un élève de Socrate, Antisthène, avait formulé cette sentence : « La maîtrise des mots est le début de la sagesse.. »
Mesdames et Messieurs, je le répète : le langage est le Patrimoine immatériel fondamental, celui sans lequel les autres ne pourraient exister. C’est donc celui qu’il importe essentiellement de protéger et tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’une langue universelle, et devenue, de ce fait même, patrimoine de l’humanité.
Alors, devant vous, une fois de plus et opiniâtrement, je plaide pour l’usage et le respect de la langue française, langue précise, langue claire, apte par excellence à la définition, à l’expression de l’éthique, à la rédaction des lois, des traités, des conventions et des contrats, à tout ce qui permet à l’homme et aux sociétés de vivre avec quelque dignité.
Je plaide pour la rigueur de son enseignement ; je plaide pour son usage par nos diplomates et fonctionnaires, dans les assemblées internationales et les négociations bi ou multilatérales; je plaide pour son emploi, ou pour ses moyens de traduction, dans les congrès scientifiques, afin que le monde pensant ne tombe pas dans l’uniformité d’abord, puis dans l’entropie, d’un américain basique et mal parlé ; je plaide pour le respect de son vocabulaire et de sa syntaxe par les médias, principaux auteurs et diffuseurs des fautes, impropriétés et vulgarités langagières; je plaide pour que les pouvoirs publics veillent sur ce patrimoine, avec les moyens et même les sanctions appropriés, comme ils veillent sur les monuments; je plaide pour que les familles transmettent à leurs enfants un langage correct, sans lequel ceux-ci ne pourraient avoir de succès dans leur vie, ni apprécier les richesses comprises dans le mot de culture.
Cette défense, cette protection, est un devoir.
Un devoir d’abord envers les quarante-sept pays dont les chefs d’État et de gouvernement étaient réunis le mois dernier à l’île Maurice, et qui se sont institutionnellement rassemblés parce qu’ils ont « le français en partage ».
Un devoir envers la France, si nous voulons qu’elle reste elle-même, occupant sur la planète la place intellectuelle qui lui revient, pour exercer convenablement les responsabilités qui sont les siennes.
Un devoir, enfin, de chacun envers soi, car qui ne respecte pas sa langue ne se respecte pas soi-même et ne doit donc pas espérer être respecté par autrui.
J’attends donc de votre prochain Forum, sur le même thème et les mêmes sujets, qu’il proclame la langue française « Patrimoine immatériel national et international ».
Et je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de vous le proposer.