Discours sur les prix littéraires et l’état de la langue 1988

Le 1 décembre 1988

Maurice DRUON

SÉANCE PUBLIQUEANNUELLE

le jeudi 1er décembre 1988

 

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. MAURICE DRUON
Secrétaire perpétuel de l’Académie française

 

 

Messieurs,

Vous permettrez qu’en premier lieu je salue, au nom de la Compagnie, le Prince souverain qui lui fait aujourd’hui l’honneur de sa présence.

 

Monseigneur,

En notre siècle empli de fureurs et de violences, les petits États ont souvent de grands mérites. Leur volonté d’exister, quand elle est issue de circonstances fort anciennes, les porte à perpétuer des traditions qui sont un art de vivre, et dont les grandes nations, toujours avides de lendemains, ont tendance à se détourner.

N’ayant vocation ni aux conquêtes militaires ni à l’exercice d’aucun impérialisme, il leur faut fonder leur prospérité sur une sage gestion et tirer leur renommée d’un éclat culturel.

À cet égard, Monaco, sous Votre règne commencé voici bientôt quarante ans, aura été exemplaire.

Vous avez fait en sorte que l’Opéra de Monte-Carlo demeure ce qu’il est depuis plus d’un siècle : une des plus remarquables scènes d’Europe pour la création lyrique, musicale et dramatique. Mais, en même temps, Vous avez donné au cirque, dont les origines sont quatre fois millénaires, son premier festival international, et donné aussi son premier festival à la télévision, le plus nouveau des arts de représentation.

Parmi tant d’actions de mécénat, il en est une qui a pris caractère d’institution, la Fondation dont vous avez voulu qu’elle portât le nom de Votre père, le Prince Pierre, homme suprêmement civilisé, ami, commensal et protecteur des plus grands écrivains et artistes de son temps.

Conseil musical, Conseil des arts plastiques, Conseil littéraire : la Fondation Prince Pierre comporte ainsi trois jurys chargés de décerner chaque année de hautes récompenses. Combien de créateurs lui doivent le début ou la consécration de leur renommée !

Le Conseil littéraire est fort lié à notre Compagnie.

Il Vous a plu que la moitié des sièges de ce Conseil soient occupés par des membres de l’Académie. André Maurois, puis Maurice Genevoix assurèrent naguère la présidence du jury, et nous gardons souvenir de leur autorité affable. Aujourd’hui, c’est la Princesse Caroline qui, renouant avec la tradition inaugurée par son grand-père, exerce cette présidence avec une compétence également affable, en y apportant un charme que les médias du monde entier ont popularisé.

Le palmarès est éloquent. Près d’un tiers de vos lauréats ont été dans la suite élus à l’Académie ; et je sais d’expérience personnelle que les voies peuvent parfois être brèves qui vont du Palais des Grimaldi au Palais Mazarin.

Nous nous devons de noter aussi que le Prix de Monaco est le premier en date des prix littéraires francophones. En effet, dès sa création, des représentants très qualifiés des lettres belges, helvétiques et canadiennes, furent appelés, en même temps que plusieurs membrés de la Société Goncourt, à compléter le jury, et pour considérer des œuvres qui pouvaient venir de tous les pays ayant notre langue en partage. Là encore Vous apparaissez, Monseigneur, en précurseur.

De Votre sollicitude envers l’universalité des lettres d’expression française, Vous venez de donner une nouvelle preuve, en accordant une généreuse participation de la Principauté de Monaco au fonds du Grand Prix de la Francophonie.

Née d’une initiative du gouvernement canadien, à l’occasion de la Conférence de Paris en février 1986, relayée par l’apport du gouvernement français dans la même année, et renforcée par des libéralités privées, cette fondation est la première de caractère international dont notre Compagnie ait accepté, avec honneur, la gestion et la charge. Le don que Vous venez de lui consentir, non seulement en assure l’assise matérielle, mais en accroît la valeur de symbole. L’Académie française, Monseigneur, Vous en remercie.

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Messieurs,

C’est précisément ce Grand Prix de la Francophonie qui ouvre le palmarès que je dois, selon l’usage, commenter devant vous.

Après le poète et dramaturge libanais Georges Schéhadé, après le critique et érudit japonais Yohishi Maeda, c’est à un écrivain de Madagascar que va revenir le prix cette année.

Le double destin, politique et poétique, de M. Jacques Rabémananjara est fort représentatif de celui des hommes d’action, de conviction et de talent dans les temps convulsifs de l’Histoire. Écolier malgache, étudiant français, député malgache à l’Assemblée nationale française, mis en prison par un gouvernement français, fait commandeur de la Légion d’Honneur par un autre gouvernement français, celui du Général de Gaulle, ministre et vice-Président du gouvernement de Madagascar, et enfin ayant choisi de revenir vivre dans le Paris de sa jeunesse, il appartient à la race universelle des épiques impétueux, toujours au service d’une grande cause. Il s’inscrit dans la lignée qui compte, parmi ses plus illustres figures, Lamartine et son drapeau tricolore, Hugo et ses Châtiments, Byron et les poètes de l’indépendance grecque, Petofi et les poètes de la révolution hongroise, Manzoni et les poètes du Risorgimento. Dix recueils de poèmes, qui s’échelonnent de 1960 à 1983, en attestent.

Préfaçant celui qui s’intitule Antsa, François Mauriac écrivait, en 1961, à Rabémananjara : « La France, à certaines époques de son histoire, c’est dans son génie qu’il faut la contempler, dans ses saints et dans ses poètes — et vous êtes l’un d’eux par la musique des mots et par l’inspiration, ô mon frère dans le Christ, qui avez été emprisonné pour avoir cru à cet Évangile que la nation des droits de l’Homme a enseigné à toutes les nations. »

M. Jacques Rabémananjara, usant alternativement et avec une égale sûreté des ressources de la poésie la plus libre comme de la prosodie la plus classique, n’a pas hésité à sculpter ses rêves, ses tendresses et ses indignations dans le vieux marbre de l’alexandrin, mais en le ravivant sous la lumière tropicale. Et il nous a prouvé que même la carrière du sonnet, où l’on a tant pioché de Ronsard à Baudelaire et de Joachim du Bellay à Henri de Régnier, n’était pas épuisée.

Son œuvre est dès à présent inscrite dans l’histoire de la littérature francophone, à la croisée des voies africaines et océano-indiennes.

Il revient à M. Léopold Sédar Senghor, qui a présenté les mérites du lauréat devant la Commission de la Francophonie, de lui remettre ce Grand Prix.

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Nous n’inviterons pas chaque lauréat à venir au pied du bureau, comme cela se faisait au temps de Chateaubriand, quand le jeune Hugo fut couronné. Le nombre de nos distinctions nous conduirait à organiser sous la Coupole un ballet qui durerait jusqu’à la nuit. Nous aurons donc respecté la tradition, symboliquement, à travers le premier appelé. Mais il ne nous est pas interdit de manifester aux autres notre approbation.

Avec la Grande Médaille de la Francophonie, que nous avons instituée en même temps que le Grand Prix, nous passons de la poésie à la diplomatie, cette poésie des réalités.

Lorsque les chercheurs, plus tard, se pencheront sur les débuts de l’un des deux plus grands clubs internationaux de la planète — pour l’heure présente, quarante et un États —, ils rencontreront à tout instant le nom de Jacques Leprette.

En effet, cet Ambassadeur de France, rompu aux difficultés et à toutes les subtilités de la diplomatie institutionnelle, a organisé, dans des conditions de hâte auxquelles son expérience et son élégante autorité ont donné l’apparence de la préparation la plus sereine, la première « Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays usagers du français », à Paris, en 1986. Puis, à la tête d’un équipage peu nombreux mais excellent, il a fait traverser l’Atlantique à ce gros navire qui venait d’être lancé, et il l’a conduit jusqu’à Québec, où le deuxième « Sommet » — entendez les guillemets que je pose jusqu’à ce que nous soyons parvenus à la lettre S — a eu le succès qu’on sait. Il demeure, pour tout ce qui touche à l’avenir de la Conférence, un conseiller que l’on consulte toujours avec profit.

Notre vieille maison, gardienne de la langue, a voulu lui témoigner la reconnaissance que tous les francophones lui doivent et lui devront.

 

Le lauréat du Prix de Littérature Paul Morand n’est pas ici, et nous savions qu’il n’y serait pas. Nous savions que M. Emil-Michel Cioran refuserait de recevoir ce prix comme il les a refusés tous, allant naguère jusqu’à faire glisser sur une autre tête la couronne du Nobel. Nous savions qu’il s’écrierait avec une indignation courtoise : « Mais que me faites-vous là ? Mon œuvre est tout entière une œuvre de négation. On ne peut pas applaudir aux choses que j’ai écrites ; les prix ne sont pas pour moi... Donnez-les donc à de plus jeunes, qui ont des rayons de soleil dans la tête. La mienne est tout occupée de la nuit. »

Nous avons passé outre. On nous reproche trop souvent d’ignorer dans nos palmarès, et dans nos élections, des écrivains du premier ordre. Il nous a plu de prouver que ce n’est pas toujours par manque de jugement de notre part ; et nous avons tendu cette branche de laurier, dont nous étions sûrs qu’il ne la saisirait pas, à l’auteur du Précis de décomposition, des Syllogismes de l’amertume, d’Histoire et utopies et De l’inconvénient d’être né, penseur d’audience universelle, mais qui paraît ne goûter sa gloire, comme toutes choses, qu’avec une sombre humeur, encore que ses familiers le disent homme fort enjoué dans son privé.

D’aucuns peuvent se sentir assez éloignés d’un auteur qui, apparemment, n’a jamais eu envie de remercier Dieu du don de vivre ; mais on doit lui savoir gré de tenir en notre temps la fonction du désespoir, ce qui dispense les autres d’avoir à le faire. Et chacun s’accordera à louer le style de ce Roumain qui, venu de Bucarest à Paris lorsqu’il avait déjà le quart de siècle atteint, est devenu un maître de la langue française.

 

Au titre du Rayonnement de cette langue, dont l’usage est si partagé, notre Compagnie a tenu à honorer, en leur remettant la Médaille de vermeil, trois amis de notre culture, je devrais dire trois partenaires, et de la plus haute qualité.

 

Romancier généreux, chaleureux et parfois tempétueux, Jorge Amado, membre de l’Académie brésilienne des Lettres, est un écrivain de renommée mondiale. Célèbre à vingt ans et bientôt illustre, il a connu lui aussi la prison et l’exil. Avec Bahia de tous les saints, Mer morte, Terre violente, Gabrielle, œillet et cannelle, Les Chemins de la faim, Tereza Batista, Tocaïa Grande, pour ne citer que ces titres parmi tant d’autres qui composent une œuvre monumentale, il a peint la vie pleine de soleil et de tragédie des populations pauvres du « Nordeste ». Jorge Amado partage désormais ses jours entre Paris et sa chère Bahia, où il a déjà son musée, tout comme son confrère auquel nous conférions la même distinction l’an dernier, Josué Montello, a le sien, à Sào Luis du Maranhào. Nous savons déjà que la médaille que nous offrons à Jorge Amado, en marque d’amitié autant que d’admiration, ira un jour prendre place dans ce musée où tout témoigne des liens étroits et constants entre la culture brésilienne et la culture française.

 

Yougoslave turbulent — mais quel Yougoslave ne l’est pas ? —, M. Koljà Micévic est un poète du plus grand talent qui s’est fait dans son pays, où il jouit d’une très vaste audience, le porte-parole de la poésie française. Il lui a réservé plusieurs livraisons de la revue Putevi qu’il dirige. Il a donné au début de sa carrière d’excellentes traductions de nos poètes lyriques médiévaux. Depuis dix ans il consacre une grande part de son temps et de son art à transposer l’œuvre de Paul Valéry de notre langue dans la sienne, exercice difficile s’il en est.

Au début du mois dernier il animait à Banjà Luka, en Slovénie, un grand colloque à l’occasion de la publication de sa traduction des deux premiers volumes des Cahiers. Que la Médaille de vermeil que nous lui décernons lui soit témoignage de l’attention que nous portons à ses travaux, et aussi au destin de la Yougoslavie.

 

Celui qui a entendu, ne fût-ce qu’une fois, le Professeur Georges Tenekides plaider, je dis bien plaider, pour la place du français dans les assemblées et institutions internationales, n’aura pas pu ne pas s’étonner que ce juriste d’immense réputation, membre de l’Académie d’Athènes, n’ait pas encore été publiquement honoré par nous.

C’est en français qu’il a siégé pendant quatorze ans à la Commission européenne des Droits de l’Homme, en français qu’il a siégé à la Commission des Nations unies sur la discrimination raciale, en français qu’il a, en plus de ses huit ans de professorat à la Faculté de droit de Paris, donné dans maints pays ses cours et conférences, en français qu’il a enseigné à l’Académie de droit international de La Haye, en français qu’il intervient à l’Institut de droit international. Et c’est en français encore qu’il a écrit la plupart de ses nombreux ouvrages.

Georges Tenekides appartient à cette génération de Grecs pour qui partager la culture française est encore une manière d’hellénisme, comme pour nous puiser aux sources helléniques est une manière de nous sentir plus parfaitement français.

 

À Mme Mania Hahnloser-Sarpakis, qui a donné à l’Alliance française de Berne, qu’elle dirige, une activité et un éclat vraiment exceptionnels ; à Claude Kayat, écrivain tunisien de talent, qui se voue de toute son âme à l’enseignement et à la diffusion du français sous une latitude assez froide, celle de Stockholm ; à M. Robert Kopp, très éminent doyen de la Faculté de Lettres et Sciences humaines de l’Université de Bâle, et dont l’action pour notre langue est unanimement appréciée et louée, au Docteur Roger Occelli, Président de l’Institut des Sciences de la Santé, qui a prouvé par le grand colloque « Médecine et Méditerranée » organisé par lui l’autre année, que la médecine et la biologie pouvaient continuer de parler le français, l’Académie a décerné une Médaille d’argent du Rayonnement en reconnaissance du succès de leurs efforts.

 

Le Prix du Roman a donné lieu cette année à quelques difficultés de procédure. Nous avons décidé à cette occasion de le décerner désormais au mois de mai, comme il en allait depuis 1918 jusqu’au début des années soixante, et cela pour le dégager du grand tumulte qui secoue le monde de l’édition en fin d’année. Les choix de l’Académie se font avec plus de sérénité, et le jury qu’elle constitue a pour règle de considérer dans les ouvrages d’abord le texte, puis la carrière des auteurs, et rien d’autre.

Le prix a été attribué à M. François-Olivier Rousseau pour La Gare de Wannsee.

Nous avons choisi un romancier à ce point ennemi du tapage qu’à l’instar de certains des nôtres, comme Marguerite Yourcenar et Michel Déon, il s’est retiré sur une île — la sienne est à égale distance de la Grande-Bretagne et de l’Irlande —, tant il est vrai que la création romanesque digne de ce nom exige le silence, l’éloignement des agitations parisiennes, au profit du monde intérieur et imaginaire.

La Gare de Wannsee nous transporte à ces profondeurs. Dans le Berlin bouillonnant du début du siècle, deux jeunes peintres suédois s’interrogent sur leur art. La naissance de l’expressionnisme est décrite à la fois dans ses manifestations quotidiennes et à travers la conscience des personnages subtilement suggérée.

Comme tous nos lauréats, François-Olivier Rousseau nous a d’abord séduits par son professionnalisme. Avec lui, il nous plaît de récompenser le caractère magnifiquement artisanal du travail de romancier, à un moment où ce genre attire tant d’amateurs plus ou moins mal éclairés. Rousseau, nous en sommes sûrs, et c’est notre joie d’y contribuer aujourd’hui, Rousseau fera une « œuvre » !

 

Il faut, où que le feu ait pu se retirer
qu’il y ait une parole pour dire,
avec angoisse et dans le risque même de la mort,
ce qui n’ose pas être dit.

« Ainsi s’exprime le poète Jean-Claude Renard, une des plus hautes voix de ce temps qui, trop souvent, substitue à la voix unique de chacun la rumeur confuse de la pseudo-communication.

« La voix de Jean-Claude Renard, on ne peut la confondre avec aucune autre, c’est la voix d’un poète mystique, non pas installé dans ses certitudes, mais sans cesse en mouvement et, comme il le dit lui-même, en état constant de recherche et d’interrogation. « La poésie, écrit Jean-Claude Renard, interroge l’énigme. Elle ne la perce ni ne la résout. » Le poète nous fait ainsi prendre conscience du pouvoir créateur de la distance et nous communique la gloire de cette distance créatrice. »

Telle est la conclusion du rapport de M. de Bourbon Busset et sur lequel nous nous sommes fondés pour décerner à M. Jean-Claude Renard le Grand Prix de Poésie 1988.

 

Le Premier Grand Prix Gobert est décerné à Mme Inès Murat pour son livre La Seconde République. Je ne peux mieux faire que de citer le rapport de M. Alain Decaux qui est orfèvre en la matière. « Après son Colbert qui manifestait avec éclat son talent d’historienne, Inès Murat nous donne ici un très grand livre.

« J’ose dire qu’il est le plus complet, le plus nouveau et pour tout dire le meilleur que j’aie lu sur la période. Son grand mérite est d’avoir fui les positions manichéennes. Inès Murat a admirablement dominé son sujet. Elle montre que les problèmes qui se sont posés en 1848 ont eu des prolongements jusque dans notre temps. Les grands débats qui, selon les décennies, opposent ou unissent les Français ont été ouverts en 1848.

« Les hommes sont campés avec la plume d’un véritable écrivain. Tout est dit sur les classes sociales, sur la condition des citadins, des paysans, des soldats. Inès Murat ne condamne ni ne défend les héros de cette fresque. Elle les explique, ce qui est le propre du véritable historien. J’ajouterai qu’une vie intense court à travers tout l’ouvrage, que l’on n’abandonne point dès qu’on en a découvert les premières pages. »

Telles sont les raisons pour lesquelles la Princesse Murat reçoit l’une de nos plus anciennes et prestigieuses distinctions.

 

C’est encore M. Alain Decaux qui a rapporté devant nous sur le François-Joseph de M. Jean-Paul Bled, second Grand Prix Gobert.

« Le mérite de M. Jean-Paul Bled, en nous donnant son François-Joseph, est d’avoir situé son personnage dans son siècle, un siècle qui pour lui s’achève en 1916. Rarement y eut-il aussi long règne : soixante-huit années ; on croit rêver lorsque l’on considère que François-Joseph était déjà sur le trône en 1848 et qu’il y était encore alors que s’achevait la Première Guerre mondiale. Le contraste est également remarquable entre la bonhomie apparente du personnage, la tranquillité de surface qui accompagne ce règne et la vérité : la vie de l’empereur François-Joseph fut constamment accompagnée de déchirantes tragédies.

« Je crois qu’en lisant ce livre on apprendra tout ce que l’on doit savoir sur François-Joseph. Depuis l’ouvrage monumental du Comte Corti, on n’a assurément rien fait de mieux sur ce souverain dont l’image peut se situer en pendant de celle de la reine Victoria pour évoquer un certain XIXe siècle. »

1988 est une année faste pour la famille Bled puisque le père et la mère de notre lauréat, M. et Mme Édouard Bled, instituteurs émérites l’un et l’autre, ont été faits ensemble chevaliers de la Légion d’Honneur pour avoir, par leurs ouvrages scolaires, dont le fameux Petit Bled, appris aux écoliers de France ce qu’ils savent encore d’orthographe — nous allons revenir sur le sujet dans un moment — et puisque M. Édouard Bled apparaît, comme vous l’entendrez, dans ce même palmarès, recevant le Prix Montyon, pour son livre de souvenirs.

 

Le Prix de la Biographie, que nous créâmes l’an dernier, a pour attributaire Mme Laurence Schifano, pour l’ouvrage que lui a inspiré la vie de Luchino Visconti, ce grand seigneur italien, aux idées avancées, et qui aura donné à l’art cinématographique quelques chefs-d’œuvre, somptueux par les décors, et, par leurs sujets, parfois désolants et parfois terribles.

 

C’est au Céline de M. Frédéric Vitoux que va le Prix de la Critique. Écoutons ce que nous en dit M. Michel Déon :

« Cet essai remarquable est, sans conteste, un monument d’érudition précise. La vie de Céline y est étudiée jour par jour avec une précision d’entomologiste. Vitoux n’élude aucun des problèmes que pose l’œuvre célinienne, mais il garde ses distances à l’égard d’un auteur aussi controversé qu’admiré, et dont la renommée littéraire est immense aussi bien en France qu’à l’étranger. Travail du premier ordre, écrit en une langue qui ne se laisse jamais influencer par son modèle. »

 

C’est encore M. Michel Déon qui, pour le Prix de l’Essai, nous a présenté en ces termes le Chamfort de M. Claude Arnaud :

« Voici un livre tout à fait remarquable, fruit d’un long travail de recherche. Sur la genèse de l’œuvre, sur l’évolution du personnage depuis la naissance, la rencontre intellectuelle avec les écrivains des lumières, l’amitié avec Mirabeau et la plongée dans la Révolution, rien n’avait été aussi profondément étudié, souligné, expliqué. C’est là une œuvre de réflexion, parfaitement maîtrisée, d’une rare intelligence. Claude Arnaud, pour son premier livre, mérite sans aucun doute notre attention. »

 

Prix de la Nouvelle : M. Pierre Gripari.

Pierre Gripari a de la profondeur et de la fantaisie. Il est de ces rares artistes qui ont le bonheur de voir le monde sous un éclairage comique. Ses nouvelles, parleur ton vif et net, leurs idées imprévues, sont dans la meilleure tradition de notre littérature. Les Contes cuistres, à qui l’Académie française a attribué son Grand Prix de la Nouvelle, auraient beaucoup plu à Marcel Aymé, qui aurait reconnu dans leur auteur un neveu ou peut-être un fils. Nous pensons que Pierre Gripari, comme Alexandre Vialatte naguère, est un homme d’avenir, et il ne sera pas dit que l’Académie française a méconnu l’un des écrivains les plus originaux de notre temps. »

 

Ce rapport est de M. Jean Dutourd.

« Nous nous réservons toujours de décerner des Prix d’Académie à des ouvrages qui, n’entrant pas dans la définition précise de nos récompenses, nous ont paru, en bonne justice, mériter une mention spéciale.

« Cette année nous en avons retenu huit. Quatre de ces Prix d’Académie vont à des éditions, au sens premier de ce terme : l’établissement, la présentation, l’annotation d’un texte, d’une réunion de textes, ou d’une œuvre.

« À l’Amiral Philippe de Gaulle tout d’abord, nous avons tenu à donner ce témoignage, pour l’édition des douze volumes des Lettres, notes et carnets du Général de Gaulle. Travail énorme pendant des années poursuivi, mais combien nécessaire, et qui requérait bien des qualités en plus de la piété filiale !

C’est le contrepoint, au fil des jours et des ans, des peines et des joies privées, des actions et des drames publics, Au Fil de l’épée, aux Mémoires, aux Discours et messages. Correspondance familiale ou amicale, instructions aux armées, aux ambassadeurs, aux ministres, condoléances, vœux, télégrammes à des chefs d’État, correspondance littéraire dont plusieurs d’entre nous furent bénéficiaires, la personnalité du Général s’y développe dans toute son ampleur souveraine, avec cette extraordinaire appropriation du style à chaque circonstance de la vie et à l’exercice de chaque responsabilité. Ces livres seront indispensables aux historiens qui entreprendront de dépeindre le temps que nous vécûmes, mais ils devraient aussi être au chevet de tout homme d’État, ou qui aspire à l’être, comme de tout homme en charge d’une part de l’autorité publique ou de la représentation de la nation ; ils révèlent une éthique, et sont une école du comportement.

 

Sont distinguées par des Prix d’Académie deux remarquables éditions, parues presque simultanément, de l’œuvre de Marcel Proust, celle établie par M. Bernard Raffalli pour la collection « Bouquins » et celle établie par M. jean-Yves Tadié pour la collection « La Pléiade », ainsi que l’édition, pour « La Pléiade » encore, des Romans de Guy de Maupassant, et qui est due au travail aussi intelligent que soigneux du Professeur Forestier.

 

Sur proposition de M. d’Ormesson et rapport de M. Moinot, Prix d’Académie à M. Paul Bénichou qui, dans Les Mages romantiques, a su donner à son étude sur la pensée de Vigny, Lamartine et Hugo une force et une vérité qui en renouvellent la portée.

« L’originalité du projet, la nouveauté de l’approche, la sûreté d’une analyse fondée sur une longue pratique et un véritable amour des œuvres et des hommes confèrent à ce livre une grande hauteur de ton, parfois émouvante, et en font un puissant ouvrage critique. »

 

Prix d’Académie à M. François Broche pour son Maurice Barrès. M. Déon a qualifié cet ouvrage de « véritable monument ». On y suit pas à pas à travers ses élans, ses voyages, ses combats politiques l’auteur de La Colline inspirée, et d’Aurore et dolori sacrum, écrivain toujours en recherche d’un accord entre l’art et la vie, et qui n’a pas pour seule ressemblance avec Malraux la mèche qui barrait un front plein de rêves de puissance.

 

Prix d’Académie à M. Charles Sterling pour La Peinture médiévale à Paris, travail qui, aux yeux de M. René Huyghe, « prendra rang parmi les œuvres majeures sur l’histoire artistique du Moyen Âge ».

 

Prix d’Académie à Madame Henriette Walter pour son livre Le Français dans tous les sens qui, au jugement de M. Lévi-Strauss, « est le premier et jusqu’à présent le seul ouvrage de vulgarisation de la linguistique appliquée à l’étude du français... et qui devrait être une lecture requise dans toutes les universités. »

 

Pour son Grand Prix 1988 du Théâtre, l’Académie a élu Mme Loleh Bellon pour l’ensemble de ses pièces, dont les mérites nous ont été présentés par M. Félicien Marceau dans les termes suivants : « Depuis Les Dames du jeudi jusqu’à Une absence, en passant par Changement à vue, Le Cœur sur la main, De si tendres liens et L’Éloignement, Loleh Bellon, avec une légèreté qui n’exclut pas la gravité et avec un sens aigu des aspects nouveaux de la réalité contemporaine, a su traiter, et, tant sa démarche est ailée, nous dirions plutôt a su approcher les thèmes de notre vie : l’amour maternel, la solitude de l’âge, les affres de la création, les rapports entre les êtres. On ne le sait pas assez, mais le théâtre de Loleh Bellon nous le prouve, l’émotion et la drôlerie sont sœurs et il leur arrive de porter le même nom : la tendresse. »

 

M. Henri Gouhier, pour sa part, a guidé notre choix vers Mme Danièle Sallenave pour l’attribution du Prix du Jeune Théâtre, en nous disant : « Mme Sallenave est maître de conférences à l’Université de Nanterre dans la section des Lettres françaises. Elle a obtenu le Prix Renaudot pour son roman Les Portes de Gubbio ; Conversation conjugale est sa seconde pièce, suite de dialogues dans la vie banale d’un ménage, remarquable par la variété des situations, la concision, la simplicité du propos. Ce prix doit inviter Danièle Sallenave à poursuivre sa carrière d’auteur dramatique si bien commencée. »

 

Nous proposerons l’an prochain que le Prix du Jeune Théâtre porte désormais le nom de Prix Dussane-Roussin en héritage moral du trophée que remettait naguère notre confrère disparu.

 

Dans son rapport sur le Prix du Cinéma, M. Jean Hamburger nous a rappelé que ce prix était statutairement « destiné à honorer les talents littéraires qui se seront manifestés dans des œuvres cinématographiques françaises ». Nul donc ne se surprendra que nous l’ayons attribué à M. Jean-Claude Carrière.

Tout spectacle dramatique repose sur un texte. Scénariste et dialoguiste de Buñuel, maintes fois, de Milos Forman, de Jacques Deray, de Louis Malle, de Godard, de Wajda et d’autres encore, les films auxquels il a donné leur trame écrite ont moissonné les Palmes d’or, les Lions d’or, les Ours d’or et autres Oscars, à Cannes, à Venise, à Berlin et ailleurs. M. Carrière est un auteur ainsi qu’en témoignent ses adaptations dont celles de Shakespeare, de Tchékhov, de Sade ou du Mahàbhârata, et les quinze ouvrages d’essais ou d’humour qu’il a publiés.

Il a distrait, il a ému, il a fait rire, il a fait trembler, il a fait réfléchir d’innombrables foules.

Non seulement il possède son art, mais à présent il l’enseigne, dirigeant la Phémis, institut qui forme aux métiers de l’audiovisuel.

Une Médaille d’argent va à M. Jean Mitry pour son Tout Chaplin, et une Médaille de bronze est attribuée à M. Pierre Braunberger et à M. Jacques Gerber pour le livre Cinémamémoire que l’un a écrit d’après les souvenirs de l’autre.

 

Il existe une école québécoise de la chanson française qui regorge de talents. L’inspiration en est drue et franche. Par les rythmes et les mots, elle ne cesse d’affirmer le lien sentimental entre la Belle Province et la vieille patrie. C’est dans cette école que nous avons choisi cette année le lauréat de la Médaille de vermeil de la Chanson, M. Gilles Vigneault. Une des chansons qu’il a écrites, « Les Gens du pays », est devenue chez les siens une sorte d’hymne et a fait le tour du monde. Patriote parfois excessif, comme les poètes peuvent l’être, il est le Béranger du Québec et il nous prouve, s’il en était besoin, que c’est par sa langue qu’un peuple conserve son âme.

C’est un autre chant que l’Académie a proposé à l’Institut de France, pour l’attribution du Prix d’Aumale, un chant qui s’élève d’une terre martyre, à travers le fracas des bombardements, le crépitement des fusillades, les lamentations des familles déchirées et les clameurs des agonies.

 

On ne peut pas lire Kfar Sama du Père Mansour Labaky, ou en entendre le texte admirablement dit par M. Jean Piat, on ne peut pas lire cet autre chef-d’œuvre, L’Enfant du Liban, sans avoir les larmes aux yeux.

Préfaçant Kfar Sama, M. Jean Guitton écrivait : « Ce qui dans ce poème domine la souffrance, ce qui éclate à chaque page de cet hymne à la joie à travers la douleur, c’est l’allégresse, l’esprit d’enfance, la certitude de l’aurore. » Paroles auxquelles fait écho M. de Bourbon Busset, dans l’introduction à L’Enfant du Liban : « De ce récit-poème, où le lyrisme est d’autant plus émouvant qu’il est plus discret, se dégage une grande leçon, à savoir que l’amour est constructeur de lumière. »

Nous avons voulu en couronnant ces livres répondre à leur pathétique et merveilleux message.

Ainsi se clôt, messieurs, la liste de nos Grands Prix. Dans la suite du palmarès qui va être lue dans un moment par M. Pierre Moinot, notre Directeur en exercice, le public reconnaîtra la diversité de notre attention à tous les sujets littéraires, philosophiques et historiques, dès lors qu’ils sont traités avec talent.

Nous saluons donc d’un même cœur toutes celles et tous ceux que nous avons distingués.

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* *

Messieurs,

Je dois à présent vous faire rapport sur l’état de la langue française, dont l’Histoire nous a institués gardiens. À ce titre, j’évoquerai d’abord ce que l’Académie a pu elle-même accomplir en ce domaine.

Nous ne mentionnerons qu’en passant nos travaux hebdomadaires, voire quotidiens, le labeur de nos commissions et de nos services, nos prises de parole fréquentes, nos déplacements nombreux et parfois fort lointains.

Mais nous noterons comme important que le troisième fascicule de la nouvelle édition du Dictionnaire ait paru. C’est là une œuvre évolutive. Nous avons accentué le caractère normatif de notre Dictionnaire. Les mentions familier, populaire, vulgaire, argotique, trivial paraissant avoir perdu de leur vertu dissuasive, nous assortissons désormais certains vocables ou certains emplois de ces vocables d’un : il est déconseillé ou il est impropre qui, nous l’espérons, éveilleront l’attention. Nous disons le péché ; chacun ensuite est libre de le commettre. Mais au moins que ce soit en connaissance de cause.

Si nous parvenons à maintenir notre rythme de publication, et que nous enjambons la lettre D l’an prochain, nous serons arrivés presque au quart de notre ouvrage.

Je ne puis résister à vous citer un extrait de nos anciens registres de séances, extrait relatif à la première édition.

« Ce samedi 13 février, M. Boyer, Directeur, a dit à la Compagnie que pour satisfaire à l’attente publique et aux désirs du Roy, il était temps de travailler à l’impression du Dictionnaire, d’autant plus tost que les lettres A et B avaient été revues exactement et les Cahiers de ces lettres relus et arrengés par M. de Mezeray, Secrétaire. La Compagnie a ordonné que l’on commencerait le plus tôt qu’il serait possible cette impression tant attendue. »

L’Académie avait été établie en 1635. La décision que je viens de vous citer est de 1677. La première édition parut en 1694.

Voilà qui nous assure, messieurs, que nous n’aurons pas été, dans la lenteur, inférieurs à nos devanciers.

Il est en revanche des événements à déroulement rapide. Je vous disais l’an dernier, en la même circonstance, que des souhaits s’étaient exprimés, en marge de la Conférence de Québec, pour la création d’une université de langue française en Égypte. Grâce à la Fondation Fiat France-Institut de France, et à l’intelligente politique de mécénat de M. Giovanni Agnelli, notre nouveau confrère de l’Académie des Sciences morales et politiques, la dotation d’un million de francs dont l’attribution revenait cette année à notre Compagnie a été remise au Professeur René-jean Dupuy pour la constitution d’un Conseil chargé d’étudier l’établissement d’une telle université à Alexandrie. Le grand juriste qu’est M. René-Jean Dupuy a superbement composé son Conseil d’experts internationaux qui a parfaitement travaillé, tenant session à Paris, puis à Rabat, avant de se réunir prochainement à Paris de nouveau, et enfin au Caire, en février prochain.

L’Université d’Alexandrie, orientée vers les sciences du développement et destinée à former une élite de spécialistes principalement africains, s’appellera, sur proposition égyptienne, « Université Léopold-Sédar-Senghor ». L’étude est très avancée, le statut juridique quasiment défini, ainsi que les financements nécessaires. Le rapport sera inscrit à l’ordre du jour de la « Conférence des Chefs d’État et de gouvernement des pays ayant en commun l’usage du français » qui se tiendra à Dakar en mai de l’année prochaine.

À cette conférence de Dakar, ce troisième « Sommet », l’Académie sera présente, non seulement par ses représentants invités, comme à Paris, comme à Québec, mais encore par une exposition didactique et historique sur l’Académie française, que prépare, en liaison avec nous et avec le Ministère de la Francophonie, la Direction générale des Relations culturelles scientifiques et techniques, aux destinées de laquelle préside l’un de nos récents élus, M. Pierre-Jean Rémy.

Cette exposition, inaugurée au Sénégal pour la grande réunion de famille du langage français, s’en ira ensuite à travers le monde ; elle est déjà demandée au Maroc et au Québec.

Soulignerai-je enfin que le Ministre délégué à la Francophonie a été choisi dans nos rangs ? Déjà membre du Haut Conseil de cette même Francophonie, M. Alain Decaux avait, outre sa vaste renommée, bien des titres à occuper cette charge. Il y déploie une ardeur, une compétence administrative rapidement acquise et un sens des intérêts supérieurs dont je puis témoigner. S’il n’est pas parmi nous aujourd’hui, c’est que, revenant de Nouvelle-Angleterre, il est déjà reparti pour le Viêt-nam, tant il tient à affirmer l’universalité de notre langue et à renforcer les liens culturels qu’elle a tissés.

Si maintenant, de notre Coupole, nous portons les yeux sur la situation d’ensemble du langage, de quoi pouvons-nous nous féliciter et que devons-nous déplorer ?

Nous devons nous féliciter du travail accompli par le Commissariat général de la langue française, sous la direction de M. Bernard Billaud, et notamment par ses commissions ministérielles de terminologie dont les listes de vocables, proposées à l’avis de l’Académie, sont en constante amélioration.

Nous devons nous féliciter également de l’extension d’audience de Radio-France Internationale dont les émissions, de très bonne qualité, sont depuis peu ou vont pouvoir incessamment être captées, enfin ! en Inde, en Chine, en Malaisie, immenses régions d’où notre voix était jusqu’ici pratiquement absente.

Nous devons nous féliciter enfin, et de manière générale, que le français apparaisse de plus en plus comme la langue des non-alignés.

En revanche, nous avons de sérieuses déplorations à exprimer, et d’abord au sujet des actions menées contre la langue française, en France même.

La publicité continue en trop de cas de la bafouer ou de la massacrer.

La chaîne de magasins à grande surface, qui a déshonoré cet été les murs et les paysages de France par une affiche où s’étalait ce verbe ridicule : Je positive, aura, je l’espère, perdu la partie de sa clientèle qui garde quelque souci de la dignité du langage, donc de la dignité tout court.

D’où vient cette rage qu’ont les officines publicitaires de torturer.les mots et la syntaxe pour attirer l’attention du public ? M. Philippe de Saint-Robert, dans la préface d’un livre récent, apporte à notre question une réponse polémique mais, je crois, pertinente.

« Bien des anciens combattants de Mai 68, écrit-il, peuvent constater aujourd’hui que leur fameuse prise de parole, célébrée alors comme une véritable prise de la Bastille, a moins renouvelé le discours qu’appauvri la langue. Ces libertaires d’un bref été sont les mêmes qui, convertis en publicitaires et en communicateurs, tout en prétendant au monopole de la création et de l’invention, apparaissent le plus souvent comme les porte-serviettes du grand capitalisme multinational qui rêve d’un marché unique où, dans un langage des plus rudimentaires mais normalisé à son goût, des sociétés parfaitement uniformisées n’auraient bientôt plus rien à échanger entre elles. »

Nous avons aussi à déplorer l’offensive menée ces jours-ci contre l’orthographe, et par qui ? par un puissant syndicat d’instituteurs. C’est un comble.

En 1975, sous la pression, déjà, des simplificateurs du langage — leur maladie est récurrente —, la Compagnie avait accepté quelques modifications, uniformisations, suppressions d’exceptions. Après douze ans, nous avons dû constater que ces simplifications ne s’étaient installées dans l’usage ni chez les imprimeurs, ni pour les journaux, ni même chez les éditeurs de dictionnaires. L’Académie étant là précisément pour entériner l’usage, elle a décidé, l’an dernier, d’en revenir à l’orthographe traditionnelle.

Va-t-on encore nous assourdir de la vieille rengaine de l’inégalité des enfants devant les difficultés de la langue, en raison de la diversité des milieux « socioculturels » auxquels ils appartiennent ?

La liste est longue, à travers la IIIe, la IVe et la Ve République, des hommes ayant accédé aux plus hautes charges de l’État, de l’administration ou de l’enseignement, qui étaient ou sont issus des milieux « socio-culturels » les plus modestes, et sans que leur expression orale ou écrite s’en soit ressentie le moins du monde. Seulement voilà : ils avaient de bons instituteurs. Curieuse méthode, pour réparer des injustices inventées, que de faire de tous les enfants, bien également, des cancres.

L’orthographe révèle l’origine et donc le sens des mots. Quand on écrira amphithéâtre et emphytéose sans m avant le p parce qu’il n’y aura plus de ph, sans h après le t, et sans y là où il doit se trouver, comment reconnaîtra-t-on que les deux mots n’appartiennent pas au même groupe d’idées, et que les arènes n’ont pas de relation avec la durée d’un acte notarial ? Comment les jeunes médecins s’y retrouveront-ils dans un vocabulaire fondé si souvent sur le grec ?

Et cela au moment où le Nigeria, le plus peuplé de tous les pays d’Afrique, anglophone de surcroît, vient de décréter le français langue de culture en remplacement du grec et du latin ! Ou encore quand au Parlement d’Ottawa soixante-dix-sept députés anglophones ont décidé d’apprendre le français, ce qui ne leur paraît pas trop difficile en regard de l’anglais, lequel fourmille de verbes irréguliers et de mots où le quart des lettres ne se prononcent pas !

Si les enfants de France ne parviennent pas à apprendre l’orthographe, c’est que leurs maîtres ou bien ne la savent pas ou bien ne savent pas l’enseigner. Et dans ce cas, c’est la formation des instituteurs qui demande à être révisée.

Autre sujet de notre amertume : le français comme langue scientifique a toujours une position faible, et trop de congrès, tenus en France même, continuent de privilégier l’anglais, ce qui indigne de nombreux francophones.

Toutefois un bon signe est à enregistrer. Le Ministre de la Recherche, M. Curien, a affecté cinquante millions supplémentaires à l’accueil en France de professeurs et de savants étrangers. Cette plus grande possibilité de recevoir dans nos universités et nos laboratoires des chercheurs de tous pays, et d’abord anglo-saxons, est l’un des remèdes préconisés par le professeur Jean Bernard dans une communication qui fait autorité.

Mais nous attendons encore la mise en place d’un grand office de traductions scientifiques, autre prescription du Docteur Jean Bernard, et qui permettrait à la fois de disposer de bons traducteurs simultanés, et de publier les travaux de nos savants en éditions bilingues.

Reste la situation de la langue dans les assemblées et organismes internationaux. Le pourcentage de prises de parole en français, aux Nations unies, est en croissance régulière. Et ce n’est pas sans satisfaction que nous avons appris que le Secrétaire général, M. Perez de Cuellar, qui utilise à la perfection notre langue, avait exigé, c’est son terme précis, qu’une version française fût établie de tous les documents de l’O.N.U., disposition statutaire mais trop souvent oubliée.

Ramenons notre regard vers l’Europe. L’Assemblée des Communautés, usuellement appelée Parlement européen, est en voie d’abandonner Strasbourg, et une décision de la Cour de justice de Luxembourg, en septembre dernier, lui en a donné toute faculté. Un hémicycle se construit dans ce dessein à Bruxelles. Un vendredi matin, où la plupart des représentants français seront absents, le Parlement européen votera de s’y transporter définitivement, et tous les glapissements ultérieurs n’y feront rien.

Ces choses-là ne se traitent pas par abandon à l’inévitable. Elles se négocient. En échange du transfert de siège, que ne demandons-nous pas la reconnaissance du français comme langue de l’Europe ?

Qu’entends-je par là ? D’abord une réduction du nombre des langues de travail de cette Assemblée, et si possible à deux, le français et l’anglais. Si un député européen ne parle ni l’un ni l’autre, il n’est peut-être pas le mieux désigné pour aller délibérer dans ce Parlement.

Or, à l’heure actuelle, dix langues y sont officielles, de telle sorte que lorsqu’un parlementaire a dit : « Très bien » ou « Very good », ou qu’il a déposé une résolution de cinq lignes, cela entraîne soixante-douze exercices de traduction simultanée et la publication du texte en dix versions. La moitié du budget du Parlement européen y passe. Babel dut coûter moins cher.

Qu’entends-je ensuite, en parlant de langue de l’Europe ? Que le texte établi en français, pour toutes les décisions de la Communauté ou tous les accords passés par elle, soit le texte de référence, celui qui doit faire foi.

Ce n’est pas là un « cocorico » du coq gaulois, ou brabançon. C’est la reconnaissance de l’utilité, dans les relations internationales, de la précision du français.

Je n’en donnerai qu’un exemple, bien connu, mais qui vient de retrouver une actualité très vive, et qui mérite toujours d’être médité.

Si la résolution 242 des Nations unies du 22 novembre 1967 avait été rédigée en français, la déplorable ambiguïté autour du mot « territories » aurait été impossible, et la brièveté anglaise, fort utile dans l’ordinaire des jours, aurait dû le céder à la précision française, hautement nécessaire dans les actes solennels. Il aurait bien fallu dire s’il s’agissait des territoires, ou de territoires, et alors désigner lesquels.

Et depuis vingt ans les parties adverses n’auraient pas pu prendre appui sur cette imprécision pour se massacrer, ni les grandes puissances en tirer prétexte pour rester dans une coupable immobilité. Un texte clair aurait contribué à sauver l’existence de milliers de Palestiniens, de milliers d’Israéliens, et l’enfant du Liban ne serait pas orphelin.

Voilà, messieurs, qui permet d’avancer que la langue française est toujours de service à l’humanité et qu’elle vaut bien les soins et les peines que nous prenons, ici, pour elle.