Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les Recteurs, Doyens et Présidents,
Mesdames et Messieurs,
Si je rejoins avec quelque retard votre cérémonie, à laquelle je me réjouis de participer, c’est que j’étais retenu, à l’Académie française, par la séance où elle vient d’attribuer pour la première fois le grand prix de la Francophonie. Je vous donne la primeur de la nouvelle : le lauréat est M. Georges Schéhadé. Le monde de la culture francophone, qui compte ici tant de ses meilleurs représentants, appréciera, j’en suis sûr, l’hommage rendu à un grand poète et un grand dramaturge qui, par son œuvre et par toute sa vie, honore tout à la fois la langue qui nous est commune, et son pays qui nous est cher : le Liban.
De ce prix, qui vous intéresse directement, je voudrais vous parler un instant.
Et d’abord pour bien souligner qu’il ne s’agit pas d’un prix seulement littéraire, mais qu’il peut aller à tout auteur, de toute discipline, y compris la technologie et l’informatique, qui aura, en son domaine ou sa spécialité, accompli une œuvre exceptionnelle pour l’illustration de la langue française.
À meilleure preuve que nous venons de décerner aussi une grande médaille à deux médecins, l’un français, l’autre canadien, les professeurs Cachera et Bourassa, pour un remarquable ouvrage sur la Maladie coronaire, exemple de collaboration scientifique francophone.
Je voudrais également rappeler l’origine de ce prix nouveau. À la suite de la Conférence des pays ayant en commun l’usage du français, qui s’est tenue à Paris en février, le gouvernement du Canada a pris l’initiative de remettre à l’Académie un don de quatre mille dollars pour ouvrir un fonds destiné à la création de ce prix; et le Premier ministre, le Très Honorable Bryan Mulroney, a, dans cette occasion, fait visite à la Vieille Dame du Quai Conti. La générosité privée relayant la générosité publique, les présidents de deux puissants groupes industriels canadiens, MM. Desmarais et Lamarre, ont, le mois dernier, apporté à ce fonds une contribution de poids, à la mesure des entreprises qu’ils dirigent. Cette semaine, c’est le gouvernement français qui, par décision du ministre de l’Économie et des Finances, M. Édouard Balladur, vient de consentir une dotation d’un million de francs, ce qui marque à l’évidence l’intérêt qu’attache la France à cette distinction.
Je ne doute pas que l’exemple sera suivi par d’autres, autres gouvernements et autres mécènes. Un prix est toujours un symbole. Mais en l’occurrence le symbole n’est pas seulement dans la palme dorée ; il est aussi dans le témoignage de solidarité culturelle entre pays liés par un même langage.
La francophonie, dont nous attendions depuis des années qu’elle apparût dans sa réalité géopolitique, cette francophonie a désormais une existence de fait. C’est un nouveau club international, et quel club ? Quarante et un pays, demain peut-être quarante-cinq ou quarante-sept, vieilles nations, jeunes États, disséminés sur quatre continents et sur trois océans ! Quelle richesse, quelle diversité, quelle complémentarité, quelles potentialités humaines et matérielles réparties sur toute la planète !
Club sans exclusive. Que cinq d’entre ces pays appartiennent aussi à l’autre grand club, le Commonwealth, n’est-ce pas un gage d’entente et, pourquoi pas, de collaboration ? Comme nous sommes loin des rivalités qui, au début de ce siècle, établissaient des chasses gardées et créaient des affrontements entre les gardes-chasse !
Que nombre des peuples qui se réclament de la francophonie soient des peuples de double ou même triple culture, qu’ils aient deux ou même trois langues d’usage et qu’ils soient attachés à n’en perdre aucune, il ne faut voir là que signe de vitalité et promesse de renouvellement de l’esprit.
Lorsque le roi Hassan II du Maroc déclare tout tranquillement : « Je tiens que, dans le monde présent, celui qui ne parle qu’une seule langue est comme analphabète », et lorsque Claude Lévi-Strauss écrit, tout aussi sereinement : « Il n’y a civilisation que quand il y a mélange des cultures », chacun, l’un par le chemin du gouvernement, l’autre par le chemin des sciences humaines, nous désigne la voie de convergence où vous êtes, où nous sommes.
Si le lien du Commonwealth est l’allégeance, presque mythique, à une antique couronne, le lien de la francophonie est la reconnaissance d’une souveraine immatérielle : la langue française, qui rayonne sur un trône de mots. Elle ne rend pas la justice, notre langue commune ; elle rend la justesse. Elle est héritière de l’hellénisme et de la latinité, héritière de la Renaissance aussi, et du superbe classicisme, et des envols de la liberté. Elle est mémoire, une mémoire qui s’enrichit et va s’enrichir de plus en plus, du fait que tant de peuples, précisément, l’ont en partage.
C’est cette reine-là que depuis trois cent cinquante et un ans l’Académie française sert, avec persévérance et dévotion, selon la mission qui lui fut assignée par un cardinal fort en avance sur son temps. Six cent soixante-douze académiciens à ce jour, qui se choisissent entre eux selon des critères mystérieux et subtils où se combinent la renommée, la compétence et la profondeur, se sont relayés et se relayent, comme des jardiniers sarclant, binant, soignant les racines, émondant le néologisme inutile et proliférant, protégeant le bourgeon fragile d’une fleur au coloris nouveau, ménageant à l’esprit des allées aisées et des perspectives savantes.
Il est courant d’évoquer avec mélancolie le temps où la langue française était, dans toute l’Europe, celle des cours et des élites. Ah ! que les nostalgies ne nous masquent pas le présent ! Écartons ces rideaux passés, et regardons ce qui est, et qui doit nous réjouir. La langue française n’est plus la langue des cours, pour la raison, d’abord, qu’il y a de moins en moins de cours. Mais elle est la langue des peuples, quarante et un peuples, et de leurs nouvelles élites. Elle n’est plus la langue suprême de l’Europe, mais elle est l’une des grandes langues du monde, l’une des rares, l’une des deux qu’on puisse qualifier de vraiment universelles. L’« Universalité de la langue française » chère à Rivarol est devenue une réalité physique. Certes, aujourd’hui, l’académie de Berlin ne mettrait plus ce sujet au Concours; mais combien de sociétés savantes en Afrique, en Amérique du Nord, en Asie ou au milieu des mers, pourraient le faire, et combien d’universités le font, implicitement, chaque jour !
Au rythme où vont, en maintes parties de la planète, la démographie et la scolarisation, tout promet que, dans les premières décennies du prochain siècle, les francophones se compteront un demi-milliard. Alors séchons nos larmes, faisons taire les esprits chagrins et offrons nos bras à bâtir l’avenir.
Scolarisation, ai-je dit. Le destin de toute langue est d’abord celui de son enseignement, et de l’enseignement de tous les savoirs dans cette langue. Or cela, Mesdames et Messieurs, est votre affaire. Si la francophonie cette année a pris existence manifestée, c’est en grande partie parce que, depuis cinq lustres, vous y travaillez, prouvant ainsi une fois de plus que l’initiative culturelle précède la décision politique. Nous n’aurions pas pu célébrer l’an I de la francophonie si nous n’avions pas à célébrer, aujourd’hui, l’an XXV de l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française, autrement dite l’Aupelf.
Rendons hommage en cette circonstance fortunée à deux grands précurseurs, à deux chefs d’État qui avaient été d’abord des universitaires, et qui étaient deux amis : le Président Georges Pompidou et le Président Léopold Sédar Senghor. Leurs bustes, comme les hermès le long des voies antiques, devront marquer l’orée de la route triomphale.
Cette route est bien loin d’être achevée; vous avez encore maints stades à ouvrir, à tracer, à aplanir, beaucoup de cailloux à casser, de dalles à poser, d’ombrages à planter. Vous le ferez, vous et vos successeurs, avec ce bon dosage de passion et de sagesse qui a été la marque de cette noble, de cette bénéfique entreprise, depuis ses débuts.
Si j’avais à choisir un terme du vocabulaire à vous murmurer, comme devant être le discret mot d’ordre des vingt nouvelles années à courir, ce serait celui de respect.
D’abord et bien sûr, respect de la langue, respect de sa rigueur syntaxique, respect de sa richesse et de sa variété, respect de son juste emploi dans toutes les disciplines de l’esprit, et tout spécialement les disciplines scientifiques, respect de son aptitude à la définition.
Respect ensuite des valeurs humanistes qu’elle transporte et transmet. Respect du contenu de ces valeurs, car il ne suffit pas de saluer les « valeurs » à tout bout de champ; encore faut-il avoir présent à la pensée ce qu’elles intègrent et ce qu’elles écartent, ce qui vaut et ce qui ne vaut pas.
Respect, enfin, de l’homme et de ses œuvres. Or le respect de l’homme commence par le respect de la patrie d’autrui et de la culture d’autrui. C’est parce que vous pratiquez ce respect que vous existez.
Dans l’ordinaire des heures, dans l’ordinaire des tâches, quand le sable des difficultés quotidiennes use l’âme, rappelez-vous que vous êtes nécessaires à l’humanité puisque vous en étendez le savoir par la recherche, et que vous en assurez l’avenir par l’enseignement. Que cette certitude chaque soir vous soit réconfortante !
Saluant toutes les patries et tous les savoirs ici rassemblés, je suis venu vous dire que l’Académie française respecte l’Aupelf et ses labeurs.