Hommage au duc de Castries*
prononcé par M. Maurice Druon
Secrétaire perpétuel de l'Académie française
à Castries, le 22 juillet 1986
Quatorze années au service de l’Académie, près de quarante au service de l’Histoire et, dans le sang, six cents ans au service de la France.
Les aïeux de René de La Croix de Castries, majorquins d’origine, sont fixés à Montpellier depuis le XIVe siècle. Les La Croix de Castries ont produit, au cours du temps, des présidents de cours souveraines, des lieutenants du roi, des prélats, cinq chevaliers du Saint-Esprit, deux amiraux, un maréchal de France qui fut ministre et de Louis XVI et de Louis XVIII, et, jusque dans nos guerres les plus récentes, des soldats héroïques.
Par sa mère, il cousine, dans les distances séculaires, avec des légats de la papauté d’Avignon. Mais, parmi tant d’illustrations, sa famille n’avait pas encore compté d’académicien. C’est lui qui devait y ajouter ce supplément de gloire.
René de Castries, dont je ne puis encore me résoudre à parler au passé, est un Languedocien. Il est né à l’abri des murs épais de la bastide d’Engras, ce gros château fort planté au-dessus d’Uzès pour surveiller d’immenses étendues de garrigues. C’est là qu’il a regardé la vie pour la première fois. C’est à Gaujac qu’il a commencé de courir sur des chemins qui sentent, en été, la résine. C’est à Nîmes qu’il a fait ses premières études. Nous le ramenons ce matin dans sa terre de famille, un autre berceau, celui de sa race. Le Languedoc est sa patrie dans la Patrie.
Il l’a bien prouvé durant l’Occupation. La mobilisation de 39 l’avait envoyé au Liban. La défaite de 40 le ramène ici et l’y bloque, dans cette zone dite « libre » mais où la liberté est passablement surveillée et où l’on crève de faim, comme partout, et un peu plus que partout.
D’un État qu’il réprouvait, par honneur civique, il accepte la charge de présider, par devoir civique, la Délégation spéciale chargée d’administrer la commune. C’est ainsi que ces choses-là s’appelaient alors. Il s’acquitte de ce devoir avec naturel, je veux dire avec le dévouement, la sagacité, l’autorité qui lui sont naturels; le courage aussi. Il fait que la disette soit à peu près supportable, que la générosité pallie les misères, qu’une apparente concorde règne entre « ceux qui croyaient à Dieu et ceux qui n’y croyaient pas », ceux qui croyaient à la France et ceux qui n’y croyaient plus. Des résistants qu’il abrite lui doivent la vie. Des aviateurs alliés ayant été abattus sur ce sol, il entend leur faire donner sépulture, ouvertement et avec dignité. Un représentant trop zélé des autorités veut le lui interdire et le menace de représailles. « Monsieur, lui répond tranquillement René de Castries, dans ma famille on respecte les morts. » À la Libération, la population lui demandera, par acclamation, de demeurer maire de la commune, ce qui, alors, ne fut pas fréquent. Habitants de Castries, votre duc, dans les années désolantes, a gardé l’honneur de votre village !
C’est dans le même temps que naît sa vocation d’écrivain, sa vocation d’historien. Pour meubler des loisirs forcés, il écrit quelques romans et se met à classer ses archives de famille. Il en sortira, après qu’il s’est réinstallé à Paris, sa première biographie, celle de son ancêtre le Maréchal de Castries, pour laquelle l’Académie lui adressera, sous la forme d’un prix, son premier clin d’œil.
Service de l’Histoire, ai-je dit en commençant. Une œuvre maîtresse, centrale : le Testament de la monarchie en cinq tomes qui, de l’Indépendance américaine au Grand Refus du comte de Chambord, recense et éclaire les erreurs, les insuffisances et les fatalités qui, s’enchaînant au long d’un siècle, conduisirent à la désaffection de la légitimité monarchique.
Comme tous ceux qui sont persuadés du rôle prééminent de l’individu dans l’Histoire, il pense qu’elle s’accomplit bien quand de grands hommes paraissent au temps qu’il faut, qu’elle se déroule mal quand ils manquent, et qu’elle porte la marque que lui impriment les vertus d’âme ou les défauts de caractère des hommes, des femmes aussi, qui y interviennent. Le duc de Castries aura été un historien biographe. Son Mirabeau, son Beaumarchais, son Lafayette, son Monsieur Thiers, pour n’isoler que ces quatre titres, sont des biographies magistrales après lesquelles il n’y a plus grand-chose à dire sur ces personnages, et qui seront référence inévitable pour qui entreprendra de les évoquer. Et puis encore une Histoire de France où René de Castries ne s’embarrasse pas de refaire ce qui fut fait cent fois, mais exprime ses vues, réflexions et jugements sur cette grande trame d’événements que tout le monde connaît : son histoire de sa France.
Tout cela d’une écriture aisée, alerte, rapide, naturelle, exprimant les choses telles qu’elles sont, selon la grande tradition des ducs écrivains, donnant l’impression d’écrire comme on parle, parce qu’il était d’une génération et d’un milieu où l’on apprenait à parler comme on doit écrire.
Ce qui ne l’empêchait pas, au détour de la page ou du chapitre, de forger la sentence, l’aphorisme, la maxime comme il en vient sous la plume de tout auteur français.
Et service de l’Académie ; je dis bien service. Il y a toujours parmi nous certains qui semblent ne voir en l’Académie qu’un honneur qui leur manquait, quand encore ils ne considèrent pas que d’y être entré est un honneur qu’ils lui ont accordé. Et puis ceux qui estiment qu’être académicien français est non seulement une dignité mais une fonction, une fonction qui engage, qui implique présence, labeur, devoir. Ce sont ces derniers, heureusement les plus nombreux, qui font que l’institution, contre vents et marées de l’Histoire, demeure ce qu’elle est, une incarnation collective du pays et le symbole de sa culture devant le monde.
René de Castries dut frapper trois fois à sa porte. Si l’on avait su les services qu’il lui rendrait, on l’aurait sûrement élu plus tôt.
Nul n’aura été meilleur académicien, ni plus assidu; nul n’aura plus volontiers exercé les fonctions de directeur de nos séances; nul ne se sera porté plus souvent volontaire pour représenter l’Académie dans les occasions où elle est requise, et qui souvent demandent déplacement, temps et fatigue. Il reçut sous la Coupole deux de nos élus qui, autant qu’écrivains, étaient hommes d’État : Maurice Schumann et Edgar Faure.
À la Commission du Dictionnaire, comme plus récemment à la Commission administrative où sa sagesse l’avait fait appeler, ses avis étaient toujours pertinents, judicieux, écoutés. Il connaissait la tradition, la respectait, la transmettait. Un exemple d’académicien.
Il avait de l’influence parce qu’il avait coutume de dire ce qu’il pensait avec une parfaite indépendance, une parfaite courtoisie, un parfait naturel — comme ce mot revient souvent en parlant de lui —, ne connaissant de limite à sa franchise que le souci de ne pas faire de peine.
Nous aurons fort aimé son personnage qui ne devait rien qu’à lui-même. La tête un peu rejetée en arrière, le regard coulé sous ses longues paupières languedociennes, l’ironie glissant par le coin des lèvres, et un plaid de mohair posé, les jours frais, sur ses épaules, il venait à nous comme une version moderne, pour les manières s’entend, du fameux duc de l’Habit vert, Immortel lui aussi et que Robert de Flers, qui fut de l’Académie, avait bien vu. Ce n’est pas lui manquer d’égards que de dire cela; c’est au contraire rendre hommage à son propre humour, qui était vif, et lui témoigner notre tendresse.
Il n’est que de voir le nombre de ceux d’entre nous qui, au cœur de l’été, rompant avec des vacances studieuses ou plaisantes, sont venus de tous les coins de France et même d’Europe pour se rassembler autour de lui. Il y a presque de quoi faire une majorité, un jour de vote. C’est comme si nous l’élisions une seconde fois, au seuil de l’éternité. Ah oui ! nous aurons bien aimé René de Castries et nous continuerons de l’aimer.
En plus de tous ses titres à notre gratitude, nous lui devons la Vieille Dame du Quai Conti, la meilleure histoire jamais faite de la Compagnie, la plus complète, la plus fournie en précisions éclairantes, en anecdotes délectables en statistiques singulières sur notre petit peuple d’uniques, la plus vivante, et qu’il avait remise à jour l’an dernier, pour la célébration de notre 350e anniversaire.
Tâches civiques, culturelles et sociales jusqu’à la fin poursuivies présidence des Cincinnati de France, maintenance des jeux Floraux, Académie de Nîmes, Société d’Histoire diplomatique, Vieilles Maisons françaises, Amis des Archives... Que les représentants qui sont ici des sociétés savantes, institutions, et associations auxquelles il se consacrait avec fidélité me pardonnent si je ne peux les nommer toutes.
Aïeux, Patrie, Histoire, Académie : tous ces héritages, toutes ces vocations, tous ces dévouements se rejoignent et s’assemblent dans une autre de ses œuvres, de pierre celle-là : la restauration du château de Castries.
Et là, je dois me tourner vers Madame la Duchesse de Castries, dont nous entourons respectueusement et affectueusement la déchirante douleur; car cette œuvre, ils la firent en collaboration constante et totale.
Castries était sorti de la famille et s’en allait à l’abandon. Quand notre ami passait sur l’une des routes d’où l’on peut l’apercevoir, il détournait les yeux de ce qui lui était un crève-cœur. Un an après leur mariage, Monique et René de Castries rachetèrent cette immense et imposante bâtisse où chaque siècle avait mis sa touche, mais où le dernier avait mis le délaissement. Et pendant cinquante années, ensemble, ils réparèrent, retracèrent, restaurèrent tout : les extérieurs, les intérieurs, les jardins dessinés par Le Nôtre, l’aqueduc bâti par Riquet, la salle des États de Languedoc, les appartements, la bibliothèque, faisant en sorte que ce monument fût à la fois une demeure et un musée.
« Conserver, c’est encore créer », a dit l’un des nôtres, Georges Duhamel. René et Monique de Castries ont recréé Castries, non sans effort et non sans privation, y consacrant les revenus de leurs vignobles avec lesquels ils eussent pu avoir d’autres agréments de vie. Puissent les visiteurs qui, d’année en année, viennent de plus en plus nombreux en ce grand lieu du Languedoc savoir, ou tout au moins sentir, que ces pièces et ces espaces offerts à leur admiration sont l’œuvre d’un long et très grand amour.
Vint le temps où chaque homme doit penser à ce qu’il adviendra de son ouvrage, après lui. En cette époque où la société n’est vraiment plus portée aux grands châteaux, et où leur maintien, toujours précaire, est une charge qui effraie car elle réclame abnégation, René de Castries choisit de remettre à l’Académie la conservation de l’œuvre de deux vies.
Confiant dans la pérennité de notre Compagnie, c’est à nous et à nos successeurs qu’il a laissé le soin de veiller sur l’intégrité de ce morceau du patrimoine national, des collections et des témoignages qui y sont réunis, et de toutes les significations qui s’y attachent.
Et déjà une nouvelle tradition est née. Par deux fois, l’Académie est venue ici, en corps; nous y reviendrons chaque année pour ce qui sera désormais le pèlerinage de l’amitié. La formule célèbre : « Donner un futur à notre passé », s’applique ici doublement, au lieu et à l’homme, comme une devise et un testament.
Dans la compassion que nous éprouvons pour Madame la Duchesse de Castries, nous comprenons évidemment ses enfants et petits-enfants. Ils sont dans cet instant inévitable et poignant où chaque être humain se demande s’il a bien connu son grand-père, s’il a bien compris son père.
Parfois nous voyons mal nos proches dans l’ordinaire des jours. Le quotidien efface l’exceptionnel. Quand on est trop habitué à la qualité d’un homme, on ne la voit plus, ou guère. Ce qui fait sa grandeur est comme poncé par l’habitude. Et puis vient le jour terrible où se dresse sa figure définitive. Et soudain, on voit celui qu’on perd avec les yeux des autres, je veux dire comme les autres le voient, avec toutes ses œuvres assemblées dans ses mains, avec sa part d’irremplaçable, et tel qu’il se présente devant le Créateur.
René, duc de Castries, était croyant, d’une croyance atavique, tranquille, naturelle. Il croyait que rien ne finit avec ce monde. Et il était bon.
Il convient, devant lui, près de lui, de relire les phrases par lesquelles il terminait l’éloge du pasteur Boegner, dont il venait occuper, dans notre famille d’esprit, le fauteuil :
« En approchant du seuil suprême, la créature cherche une réponse à la troublante question posée par saint Jean de la Croix : “ On vous interrogera sur l’amour ”. » Et de conclure en louant « celui qui a fait sien le principe du Christ : “ Aimez-vous les uns les autres ”, principe essentiel qui peut non seulement assurer l’unité des croyances, mais aussi la compréhension entre les peuples, la paix dans les familles et même la sérénité dans les Académies ».
Profession de foi pudique, qu’il n’aurait pas osé exprimer pour lui-même, qu’il projetait sur un autre, mais qui était l’aveu de son âme profonde.
Ah ! cher René, comme vous allez nous manquer !
______________________
* décédé le 17 novembre 1986.