Monsieur le Premier Ministre,
L’année 1635, qui vit, en son jour de Noël, la mort de Champlain, avait vu, en son premier mois, la naissance de l’Académie française.
Tournons-nous vers l’image du Cardinal de Richelieu qui veille sur nos séances. Grâce à lui et presque simultanément, en cette année-là, le Canada cessait, de l’autre côté de l’Océan, d’être une simple garnison et un comptoir pour devenir « la Nouvelle France », cependant qu’ici, sur les rives de la Seine, la langue française cessait d’errer et de se chercher pour devenir le langage structuré, clair, précis, qui est aujourd’hui partagé par quarante pays, dont le vôtre au premier rang, sur la planète.
Nous avons, d’une certaine manière, un fondateur commun.
Nous n’oublions pas - comment le pourrions-nous ? - que jusqu’en 1763 les Canadiens avaient la qualité de Français. L’Europe alors s’affaiblissait de se combattre elle-même, et Paris, voltairien, n’avait pas su imaginer l’avenir de vos « arpents de neige ».
Ce qu’un siècle avait fait, un autre le défaisait. Un autre peut, de plus sublime manière, en transcendant les diversités et les affrontements, le refaire.
Après de terribles épreuves dans lesquelles votre peuple nous a porté son sang et son soutien, l’Europe, grâce à Dieu et à la volonté de grands hommes d’État, s’est assemblée. L’Angleterre et la France vivent à présent dans une même communauté. Nous voyons d’autre part s’opérer, entre les diverses régions linguistiques de votre pays une réconciliation à laquelle vous avez entrepris d’attacher votre nom et que nous saluons avec joie, car elle nous permet de n’avoir plus envers le Canada de sentiments ambivalents. La présence à vos côtés, pendant la conférence des pays francophones qui vient de se clore hier, des Premiers Ministres du Québec et du Nouveau-Brunswick en est une affirmation pleine de lumière.
Dans la grande mutation du monde moderne, équivalente à celle que produisirent les expéditions de la Renaissance et du XVIIe siècle, nous allons pouvoir nous unir à nouveau pour marcher d’un même pas, d’un même rêve, vers le futur.
C’est la signification que l’Académie attache à votre présence ici.
Notre Compagnie, comme notre Directeur vient de vous le rappeler, est avare de cette sorte de réception dans son privé. La chronologie nous joue parfois d’étranges tours, et l’on dirait qu’il y a superposition des dates comme il y a superposition des cultes. C’est un 20 février, voici vingt-deux ans jour pour jour, que nous eûmes notre avant-dernier visiteur, le Président Segni, et comme aujourd’hui on procédait à l’installation de notre plus récent élu. Dans le chef de l’Etat italien, nous recevions la sœur latine. Nos bras s’élargissent. En vous aujourd’hui, nous recevons la sœur atlantique.
Vous arrivez porteur d’un somptueux cadeau. Somptueux par l’importance de la donation dont vous faites l’Académie dépositaire, mais somptueux plus encore par l’esprit qui l’a inspiré.
Comme notre fondateur le savait en son temps, vous savez que le pouvoir culturel ne suit pas le pouvoir politique, mais qu’il le précède, et que c’est la langue qui est l’assise de toute culture digne de ce nom.
Il n’est pas d’œuvre féconde si elle n’est animée de générosité intellectuelle.
Votre geste est un exemple d’altruisme international. Vous n’entendez pas réserver à votre pays le bénéfice moral du don que vous faites en son nom, mais vous invitez à le partager avec les Etats, les grands organismes et entreprises, et même les personnes privées qui voudront s’y associer.
D’autre part, votre cadeau est fait, à travers vous et à travers nous, à tout ce qui pense, parle, écrit, crée et invente en français, où que ce soit dans le monde.
Vous nous demandez de distinguer des hommes qui peuvent être regardés, par leurs apports littéraires, scientifiques ou technologiques, comme des illustrations de la francophonie.
Ainsi vous consacrez cette communauté de fait qui prend de plus en plus conscience d’elle-même et qui, la démographie et la scolarisation aidant, comptera dans le premier quart du prochain siècle un demi-milliard d’êtres humains. Elle doit jouer un rôle éminent dans les équilibres culturels, économiques et pacifiques de la planète, comme l’avait aperçu, voici déjà trente ans, notre confrère le Président Senghor.
À la langue française, maternelle pour sept millions de vos compatriotes, vous reconnaissez d’être, ce sont vos propres termes, « la deuxième du monde en importance par l’amplitude de sa dissémination sur cinq continents ».
Vous avez éprouvé depuis longtemps les avantages d’être associé au Commonwealth, «organisation pragmatique et flexible », et vous appréciez ceux d’appartenir à un nouveau club international, opérant ainsi au Canada la symbiose, ce sont encore vos termes, « des deux cultures les plus universelles du monde ».
Le demi-milliard de francophones des années 2030 ou 2050 communiquera par les procédés informatiques, lesquels imposent des codes. Mais toute langue est en soi un code. Il s’agit donc, et c’est affaire d’intelligence, que la langue française, telle que nous nous efforçons ici d’en garantir la pureté, d’en garder l’unité et d’en maintenir la vitalité, puisse, sans perdre les vertus qui la font irremplaçable, se transmettre à travers les codes informatiques. L’important, pour le devenir de l’espèce, est de faire que ce ne soit pas l’ordinateur qui conforme l’esprit humain, mais que l’homme reste, à travers les procédés dont il est l’inventeur, l’ordonnateur de son esprit, donc de son destin.
Et c’est pourquoi vos intentions, dont nous avons repris textuellement l’énoncé, incluent l’informatique parmi les disciplines entrant dans le champ du prix que vous instituez.
L’un des nôtres, qui est du sang de nos rois - car nous unissons tout ici, le descendant du prince et celui du cordonnier, s’ils ont l’un et l’autre des mérites - me disait cet été, dans le silence de la campagne « Nous devrions fonder un prix de la francophonie. »
Avez-vous entendu, de l’autre côté de l’Océan, ce vœu d’un arrière-cousin de Louis XIII ?
Bien des conventions ne sont que des accords de résignation. Le document que nous allons signer dans quelques instants est un accord d’enthousiasme. Et par cela aussi nous devons voir en lui un symbole.
Nous connaissons le sens figuré de l’expression « parler la même langue ». Se comprendre, s’entendre, parfois à demi-mot, parce qu’on est de même formation et de même nature. Certes, Mister Prime Minister, nous parlons la même langue !
Dans la description du Grand Prix de la Francophonie, on relèvera le terme d’humanisme moderne, également souhaité par vous.
L’humanisme, c’est avoir assez de connaissance pour savoir d’où l’on vient, assez de conscience pour savoir qui l’on est, assez d’espérance pour savoir où l’on va.
Je crois que cette définition convient au Canada comme à la France.
Les souverains qui jadis nous firent visite nous gratifiaient en s’en allant de leur portrait.
Vous nous laissez un portrait de votre noble nation, bien ressemblant, et où apparaissent ses traits caractéristiques : la fidélité aux origines, l’attachement à l’indépendance, l’ardeur à l’entreprise, la confiance dans les valeurs permanentes.
Vous faites l’honneur à l’Académie de la regarder comme la magistrature de la langue qui nous est commune. Nous nous emploierons à ne pas vous décevoir. On dit souvent de notre vieille maison qu’elle se distingue par la lenteur. Et pourtant , c’est à l’un d’entre nous, dont les plus anciens ici se souviennent avec tendresse, un grand biologiste, Jean Rostand, fils d’un grand poète, que l’on doit cette parole : « Le devoir, c’est de hâter l’avenir. »
Merci profondément, Monsieur le Premier Ministre, d’être venu hâter l’avenir, avec nous.