INAUGURATION DU LYCÉE
ANDRÉ MAUROIS
à
DEAUVILLE
DISCOURS PRONONCÉ
le 2 octobre 1970
par
M. MAURICE DRUON
de l’Académie française
délégué de l’Académie
Monsieur le Ministre,
Mesdames, Messieurs,
Aussi loin que l’on plonge dans la mémoire des civilisations, le choix d’un vocable, qu’il s’agisse de désigner une ville nouvelle, une institution, un enfant, fut toujours un acte éminent et sacré. L’homme organise ensemble son langage et ses sociétés ; les noms, parce qu’ils sont semence et symbole, ont pouvoir sur l’avenir. En ce sens, on ne pouvait mieux faire que de donner à un lycée neuf, et à celui-ci, pour le signaler entre tous les lycées, pour inspirer la personnalité qu’il prendra, pour augurer de ses succès, non, on ne pouvait mieux faire que de lui donner le nom d’André Maurois, l’un des grands esprits universels produits en ce siècle par la France et par sa culture.
Je viens vous dire que l’Académie française est heureuse de cette décision, et qu’elle se plaît à féliciter les autorités communales, départementales et universitaires qui l’ont prise.
Pour ma part, on sait les liens qui m’unissaient unissaient à André Maurois. On sait aussi que je suis, depuis bien des années, familier de Deauville ; j’y ai beaucoup écrit, et noué de profondes amitiés. Je vois avec plaisir Deauville, cette jeune centenaire, naguère station seulement de plaisance et d’été, se transformer intelligemment comme le lui commande la modernité, et devenir une grande cité pour les quatre saisons. Le lycée d’une ville, c’est son avenir. Que Deauville ait voulu symboliser ses espérances par le nom de mon maître et de mon ami renforce mon attachement à ce qu’elle est, redouble mes vœux pour ce qu’elle sera.
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À tous ceux qui, de leurs travaux croisés et de leurs relations mutuelles, font la vie d’un lycée, aux maîtres, aux élèves, aux parents, aux édiles, Maurois propose l’exemple parfait de ce que peut l’enseignement secondaire sur le destin d’un homme, quand cet enseignement est méthodiquement dispensé, avidement reçu, harmonieusement utilisé.
C’est un snobisme assez répandu chez l’artiste et l’écrivain que celui d’avoir été l’écolier détestable, le collégien paresseux, le potache tapageur, qui errait d’établissement en établissement, désespoir des professeurs autant que des familles.
André Maurois pulvérise la légende du cancre accédant à la gloire, tandis que les forts en thème végètent, ignorés, dans de petits emplois.
Nul ne montra plus d’aptitude, de goût, de plaisir à apprendre et à comprendre ; nul ne se maintint, avec plus d’aisance et de vouloir, au premier rang de la classe comme au premier rang de la vie. Cela ne fit point de lui un homme ennuyeux, austère, replié sur soi. Tout au contraire, il aima le monde, la conversation, les échanges ; il fut toujours de plain-pied avec les hommes d’action, les hommes d’État, les hommes de guerre ; il sut aimer. Il n’ignora rien des brûlures, des douceurs ou des délectations de la passion, de la tendresse, de l’amitié. Ce grand homme discret était émouvant qui semblait vous remercier de l’affection qu’il vous portait.
Suprême intelligence qu’aucun sujet ne rebutait ni ne déroutait, mémoire immense, dons créateurs multiplement employés, extrême volonté appliquée à toutes choses y compris au bonheur, prodigieuse puissance de labeur, incessante attention aux événements et aux hommes, générosité envers ses semblables : on est étonné que tant de valeurs fortes, généralement exclusives, aient pu coexister en un seul être et lui composer une parfaite harmonie. La mythologie ne se trompe pas qui prête à certains dieux des vocations si différentes que l’addition en semble impossible. Un homme parfois passe parmi nous, ainsi chargé de telles et multiples vertus pour nous assurer qu’elles peuvent être rassemblées. Il mérite alors de devenir, comme l’est Maurois, inoubliable, inoublié.
Un exemple disais-je, pour les maîtres comme pour les élèves. Je gage que je puis entrer, porteur du souvenir de mon ami perdu, dans chaque classe de ce lycée, et quelle que soit la matière enseignée, offrir son ombre en modèle, soit pour la manière dont il reçut cet enseignement, soit pour ce que, par son œuvre, il y ajouta. Et encore pour la gratitude qu’il conserva à ceux qui lui avaient transmis le savoir.
Dans ses Mémoires, il consacre plusieurs pages à la mémoire de M. Kittel, son professeur de sixième au petit lycée d’Elbeuf. Charmant M. Kittel, dont la classe comptait au plus douze élèves qu’il conviait à méditer sur l’apologue de l’Anneau de Polycrate, avant de les conduire, à bicyclette, manger des fraises à la crème dans les fermes voisines ! Et qui le premier prédit au petit Émile Herzog, enfant de patriotes alsaciens qui avaient choisi la Normandie pour refuser la domination allemande, qu’il écrirait des livres.
« Je dois une grande reconnaissance à Kittel. Il m’a donné le goût des lettres ; il m’a enseigné le respect de la langue ; il m’a si solidement appris les rudiments du latin qu’après lui tout m’a paru facile. Aujourd’hui, ayant voyagé en tous pays, je me rends mieux compte de la chance que nous avions, nous lycéens français, de trouver pour professeurs, à dix ans, des hommes dignes d’enseigner dans toutes les universités du monde... »
Laissez-moi souhaiter à ce lycée neuf beaucoup de M. Kittel.
Mais des classes de douze élèves, nombre idéal !... J’entends, Monsieur le Ministre, votre soupir d’envie en songeant à votre prédécesseur d’alors. Mais après tout, si les élèves se pressent trop nombreux aux seuils de nos collèges et aux amphithéâtres de nos facultés, si tant d’adolescents demandent d’accéder à tous les niveaux de la culture et si nos lois leur en garantissent le droit, à la seule condition qu’ils en présentent les aptitudes, c’est à coup sûr une charge majeure pour la nation et un souci cardinal pour le gouvernement ; mais c’est aussi l’honneur de notre République.
Poussons au-delà de la sixième les portes le long des couloirs.
Classe de langues anciennes : les prix de version grecque et de version latine, au Concours général, qu’il collectionna pour le lycée Corneille à Rouen, disent assez l’helléniste que fut Maurois et le latiniste qu’il resta, qui n’avait pas besoin de traduction, ni même de dictionnaire lorsqu’il voulait revenir aux sources premières de notre culture.
Classes de sciences : « J’ai fait beaucoup de science, écrivait-il vers la fin de sa vie, et je crois que le déterminisme est une hypothèse nécessaire aux savants. Il faut croire qu’il y a des lois dans le monde parce que sans cela il n’y a pas de science possible. » C’est là parole d’un homme qui a pris les mesures de ce qu’il connaît bien. Mathématiques, physique, chimie, biologie : Maurois se tenait au courant des doctrines et des découvertes, oh ! combien nombreuses ! qu’il vit se succéder. Sa formation, autant que sa curiosité, lui permettaient d’avancer avec son temps, de s’aligner sur le génie investigateur ou technicien, d’en comprendre les prouesses et aussi de les juger. Le chapitre consacré à l’Illusion scientifique, dans son traité posthume des Illusions, est un texte qu’il ne faut pas négliger.
Classe de langues vivantes : les études d’anglais que Maurois avait commencées au lycée, il les appliqua et les poursuivit sur le champ de bataille, officier de liaison, pendant les quatre ans de la première guerre mondiale, auprès des unités britanniques. Il en rapporta, mais payés du prix d’un bonheur brisé, les Silences, aussitôt fameux, du Colonel Bramble, ainsi que ce nom de plume que le règlement militaire l’avait obligé de prendre et qui devint son nom de gloire. Après les croquis, subtils et rapides, du présent de l’Angleterre, la recherche et la peinture de son passé. Après Bramble, la Vie de Shelley, la Vie de Byron, et ce chef-d’œuvre, Disraëli, reconstruction tout à la fois d’un grand homme de lettres et de gouvernement, d’un règne éclatant, d’une société démocratique puissante, d’une civilisation.
Docteur honoris causa d’Oxford, Maurois, pendant les vingt ans qui séparent les deux guerres, fut l’écrivain de liaison entre la France et l’Angleterre. Professeur à Princeton, à Miles College, à Kansas City, conférencier en cent villes d’Amérique, Maurois, pendant et après la seconde guerre mondiale, fut l’écrivain de liaison avec les États-Unis. Sur les bancs de la classe d’histoire, Maurois, là aussi, apporta plus qu’il ne reçut : son Histoire d’Angleterre, son Histoire des États-Unis, son Histoire de la France et son grand portrait de Lyautey, parmi bien d’autres travaux ; il laisse même un rêve, une Histoire de l’Europe que, conscient de la nécessité d’union des peuples du vieux continent, et pour y aider, il avait envisagé d’écrire.
Si la plus honorable espérance que puisse nourrir l’écrivain, celle qui, dans le silence, lui dicte les rigueurs qu’il s’impose, c’est d’être finalement enseigné dans les classes de français et de mériter quelques paragraphes nouveaux au bout de l’histoire de la littérature, cette espérance pour Maurois fut largement exaucée. Parmi ses romans, deux au moins demeurent justement célèbres, Climats et Le Cercle de Famille. Ses contes métaphysiques, au premier rang desquels figure le Peseur d’Ames, prouvent que tout ce qui est de l’homme, et même l’imagination du fantastique, habitait sa pensée. Enfin ses biographies puissantes, inégalées, de Hugo, de Chateaubriand, de George Sand, de Dumas, de Proust, de Balzac, ces monuments d’un autre Rodin, sont désormais œuvres indispensables à la compréhension d’un long siècle de génie.
Un modèle pour toutes les classes, oui, même pour la classe de gymnastique. Cela n’a pas l’air vrai. Et pourtant... Une déviation de la colonne vertébrale obligea un moment le jeune Émile Herzog à porter un corset de fer. Dans le même temps, les péripéties de l’affaire Dreyfus donnaient regain aux fureurs antisémites. La haine est aux enfants un facile moyen pour copier les adultes. Maurois fit ainsi l’apprentissage, au double titre de sa naissance et de sa faiblesse corporelle, de la cruauté humaine. Pendant les mois de sa rhétorique, à peine délivré de son carcan, il consacra toutes ses récréations à s’entraîner aux agrès ; il y mit tant de ténacité qu’à la fin de l’année scolaire, bondissant par-dessus le cheval d’arçon et les barres parallèles, tournoyant en soleil autour du trapèze, il remporta la médaille que le ministre de la Guerre offrait au meilleur gymnaste du lycée.
À présent, recueillons-nous un instant devant la porte de la classe de philosophie ; nous allons entrer chez Émile Chartier, je veux dire chez Alain.
Au bon Kittel, fournisseur des rudiments, répond, comme une divinité symétrique, au moment où l’adolescent doit effectuer la synthèse de ses apprentissages, ce philosophe socratique qui marqua si profondément plusieurs générations.
Alain l’abrupt, Alain le tendre, Alain l’aigu, Alain le passionné pour l’esprit qui commençait ses cours en écrivant au tableau la phrase de Platon : Συν ολη τή Ψυκή εις τήν άλήθειαν ίτεον — Il faut aller à la vérité avec toute son âme ; Alain déjà célèbre pour ses Propos, et aussi pour ses boutades : « le maître enseigne, les élèves travaillent », mais qui, s’il ne souffrait pas la discussion pendant ses cours, passait des heures ensuite à former le jugement, le goût, le style de ses meilleurs sujets ; Alain qui aimait choquer pour provoquer la pensée, et qui eut à répondre au Directeur de l’Enseignement secondaire entrant chez lui à l’improviste, en tournée d’inspection : « J’étais en train, Monsieur le Directeur, d’instruire ces messieurs de leurs devoirs envers les prostituées... » ; Alain, l’homme libre.
Maurois dut à Alain plus que les prix d’honneur glanés, plus même que l’aptitude à comprendre, sans limitation, tous les concepts métaphysiques et à entendre, sans préjugé, toutes les doctrines morales ; il lui dut le conseil, déterminant, de ne point s’engager dans l’enseignement, vers quoi Maurois se sentait attiré, mais de vivre d’abord dans l’action, et ensuite d’écrire.
En cela, Alain montrait la lucide affection qu’il portait à son disciple préféré. Maurois n’était pas fait pour être un enseignant, mais pour devenir, par son œuvre propre, un enseignement. La dette fut largement payée, car, si Alain occupe dans la pensée contemporaine la place importante qui est la sienne, c’est en grande partie à Maurois, aux ouvrages de Maurois, à la dévotion de Maurois qu’il le doit.
André Maurois aima de bout en bout la vie scolaire, et jusque dans ses rigueurs. Il goûtait de retrouver chaque automne la belle architecture classique de la cour d’honneur, la grande statue de Corneille, l’inscription latine au-dessus du cadran solaire, et même le piétinement des rangs formés par deux, et même le roulement de tambour qui annonçait alors au matin l’ouverture des classes.
C’est à propos de ses années de lycée qu’il a écrit cette phrase que je souhaiterais voir rappelée sur quelque fronton et plus encore donnée pour thème de dissertation au Concours général : « La conscience d’appartenir à un ordre intelligent est un plaisir esthétique. »
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Voici vingt ans, devant la tombe de son maître, Maurois disait : « Les morts cessent d’être morts lorsque les vivants pieusement les raniment... Le jour est venu où l’ombre d’Alain doit se nourrir de notre pensée. Tout ce que nous avons aimé en lui, tout ce que nous avons admiré demeure. Nous en transmettrons le souvenir et l’exemple aux générations qui nous suivrons. Socrate n’est pas mort ; il vit en Platon. Platon n’est pas mort ; il vit en Alain. Alain n’est pas mort ; il vit en nous. »
Ces mots nous pouvons les reprendre, sans en changer aucun, pour André Maurois. J’ajouterai, avec une modestie non feinte, que je suis reconnaissant au destin d’être celui qui est appelé à les répéter.
Il y a trois ans, presque jour pour jour, je fus le dernier de ses amis à le voir, dans sa chambre de clinique, à la veille de l’intervention chirurgicale dont il n’allait pas se relever. Il était sans effroi et sans illusion. « Je vais à une bataille. Mais à la différence de la guerre, où il n’y a pas de certitude d’être atteint par un projectile, là, je suis sûr que quelque chose va m’atteindre le corps. » Il effleura, discrètement, ce qu’il appelait un « sujet sérieux », c’est-à-dire la conception que chacun de nous se fait de l’au-delà et du divin. Il ne reniait rien des concepts et des règles qu’il s’était formés en ses jours de force.
Depuis trois ans, en dépit des célébrations et des hommages rendus, j’ai senti quelque chose d’incomplet, d’inaccompli, à l’égard de cette ombre qui m’accompagne.
Aujourd’hui seulement, parce que je vois son nom inscrit où il doit être, présence tutélaire pour de nouveaux esprits, je puis dire : « Platon n’est pas mort ; il vit en Alain. Alain n’est pas mort ; il vit en Maurois. Maurois n’est pas mort ; il vit en nous. »
Le premier jour de l’an 2000, des enfants qui sont à naître verront, entendront André Maurois. À ce moment-là, il y aura certainement un poste de télévision dans chaque salle de classe. Que les maîtres, les élèves d’alors soient présents devant les écrans. Car André Maurois, l’année de ses quatre-vingts ans, accepta de préparer, pour ce jour-là, un enregistrement. Visible, vivant, il dira de sa voix calme et précise ce qu’il fut, ce qu’il fit ; il parlera des hommes les plus importants qu’il rencontra et des œuvres de l’esprit qu’il a le plus admirées ; il confiera ses pensées sur l’univers et sur la civilisation, ses espérances. Et s’adressant à ses semblables du prochain millénaire, il conclura ainsi : « Je leur demande de ne pas nous juger trop sévèrement, car nous avons fait de notre mieux, et ce n’était pas facile ! »
Si l’humanité d’ici là n’a pas commis quelque gigantesque et irréparable maladresse, si l’homme est parvenu à maîtriser la civilisation technicienne de telle façon qu’elle favorise l’épanouissement de la personne humaine et non son asservissement, si l’Europe a trouvé sa cohésion et, partant, le monde son équilibre, si les Français continuent de vivre en hommes libres dans un « ordre intelligent », il conviendra de se rappeler alors, parce que cela sera justice, parce que cela sera honnête, qu’André Maurois y aura aidé autant qu’homme le peut.
Longue vie à son lycée, devant la mer !