Inauguration du Monument André Maurois, à Périgueux
Mesdames, Messieurs,
Les actes justes plaisent à l’esprit.
André Maurois, pendant quarante années et plus, a honoré le Périgord; le Périgord, aujourd’hui et pour l’avenir, honore André Maurois. L’esprit est satisfait.
Ainsi, avant Elbeuf qui le vit naître, avant Rouen dont il illustra le lycée, avant Paris où s’épanouit sa gloire, toutes cités qui lui doivent stèle, statue ou avenue, Périgueux, où il accomplit ses dernières promenades heureuses, où il goûta ses derniers jours de labeur et d’amitié, Périgueux, comme renouant le fil à sa cassure, commence d’exaucer pour André Maurois le vœu implicite qui commande le destin, inspire l’œuvre et soutient l’effort de tout artiste : survivre.
L’Académie française s’associe à cet hommage avec une très particulière ferveur.
Car nul n’y fut plus aimé qu’André Maurois, parce que nul n’était plus aimable; nul plus écouté, car nul n’était plus sage; et nul plus regretté, car nul plus irremplaçable. Aussi longtemps qu’il restera quai de Conti des hommes qui eurent la chance de connaître Maurois, d’avoir avec lui commerce de pensée et de bénéficier de son immense savoir, de sa suprême courtoisie, de sa pudique générosité, il demeurera parmi nous un vide, une absence jamais complètement comblés. Survivre c’est d’abord, hélas ! manquer à ceux qui nous aimaient.
Ces sentiments sont partagés, tout aujourd’hui le prouve, par l’active Académie de Périgord, qui ajoute à son renom et à ses mérites en ayant pris l’initiative de cette cérémonie de la mémoire.
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Lorsqu’on installe au cœur de la cité le nom et l’effigie d’un homme, il convient de définir les vertus que ce nom symbolise et l’exemple que cette effigie propose. Or, l’exemple que laisse André Maurois est celui d’une association de vertus qu’on ne voit que bien rarement présentes chez le même homme.
Il est rare, en effet, de trouver joints chez un artiste les dons de l’imagination et les curiosités de l’érudition, la rapidité de conception et le patient souci de la forme, l’abondance et la profondeur, l’aisance et l’exigence; rare encore de rencontrer un esprit apte aussi bien aux spéculations philosophiques qu’à l’entendement des sciences, une âme armée d’autant de volonté, oh! quelle volonté, que pétrie de tolérance.
Il est plus exceptionnel encore de voir l’orgueil et l’ambition légitimes qui sont les conditions de toute vie créatrice coexister avec une disposition constante à reconnaître les talents et à aider les ambitions d’autrui. L’artiste, l’écrivain ont une tendance et comme une nécessité à se croire uniques. Or Maurois fut unique justement de n’avoir jamais cultivé les illusions de la solitude. Ajoutez à cela que la lucidité chez lui, qui était grande, jamais ne rendit infirme l’espérance. Pour tout dire d’un mot, sa nature se caractérisait par l’harmonie des valeurs fortes.
Une pareille diversité, et si bien équilibrée et si parfaitement complémentaire, devait forcément se refléter dans l’œuvre, aussi multiple et ordonnée que l’était la pensée de son auteur.
Elle se présente, cette œuvre, comme vos collines périgordines, en chaînes successives qui s’imbriquent, se joignent sans césure, et dessinent plusieurs plans d’horizon.
On distingue d’abord la chaîne des ouvrages de fiction, la chaîne des romans dont les sommets s’appellent Bernard Quesnay, Climats, le Cercle de Famille, livres d’observation sociale et d’analyse psychologique qui connurent d’immenses succès, et qui dureront parce qu’ils sont un moment de la sensibilité française. Contreforts de cette chaîne-là s’inscrivent les nouvelles, nombreuses, inspirées les unes par le souvenir, les autres par l’anecdote, celles-ci par le goût de charmer et d’instruire l’enfance, d’autres encore par le développement de rêves scientifiques ou métaphysiques; car tout habitait sous l’apparence sereine de ce front, et même la hantise du fantastique.
La seconde chaîne est constituée par les ouvrages historiques, certains très vastes et s’évasant en solides plateaux qu’on ne parcourt pas assez, qu’on ne signale pas assez souvent, peut-être parce qu’ils ne sont en rien destinés au divertissement, mais qui offrent de solides terrains de culture pour d’autres laboureurs et pour d’autres meuniers. Je pense particulièrement à l’Histoire d’Angleterre, à l’Histoire des États-Unis, excellentes.
Que le regard se déplace un peu, et alors il embrasse la chaîne des essais qui traverse tout le paysage Maurois. Elle commence au levant, entourée des rayons de la victoire de 1918, par les Silences du Colonel Bramble qui révélèrent à la France qu’elle comptait un nouveau grand écrivain. Elle se poursuit par les Discours d’O’Grady, les Dialogues sur le Commandement, les Études anglaises, le précis de l’Action et maint autre titre. Elle semble s’achever, dans la lumière du couchant, par la Lettre à un jeune homme, expression d’un esprit qui n’avait pas pris une ride. Elle se prolonge encore vers la mer éternelle par le traité philosophique des Illusions.
À ce massif d’intelligence se rattache, de ce massif ruisselle une quantité presque innombrable d’articles, d’études, de discours, de conférences, de préfaces, ayant pour sujet les hommes, les œuvres, les idées, les mœurs. Aucun de ces écrits qui ne contiennent un jugement, un enseignement, une morale. Et comme vos ruisseaux se rejoignent en de larges rivières ou de calmes étangs où se reflète votre ciel mouvant, toutes ces lignes tracées par Maurois finissent par former une étendue miroitante où se reflète une civilisation.
Une chaîne enfin ponctue l’horizon de très hauts sommets, la chaîne des biographies. Là tout se rassemble et se conjugue chez André Maurois, l’imagination du romancier, l’érudition de l’historien, la sagacité du critique, la philosophie du moraliste, l’application de l’artiste, pour produire ces éminences, ces dômes, ces cimes touffues que sont les vies de Shelley et de Byron, celle de Disraëli et celle de Chateaubriand, et la vie des trois Dumas, et la vie de Hugo, et la vie de Lyautey et la vie de Fleming, et la vie de Proust, et la vie de George Sand et la vie de Balzac... et je n’ai pas épuisé la liste.
Qui donc, s’autorisant d’une confidence que Maurois faisait volontiers à ses amis : « J’aurais aimé écrire une Comédie humaine », a cru bon d’en déduire qu’il avait manqué de talent créateur ? Il avait le talent recréateur, qui participe de la même essence, implique la même aptitude, et n’a pas moins de prix car il n’est pas davantage répandu.
Qu’on ne s’y trompe pas. Il n’est de personnages de fiction plausibles et durables que ceux qui sont la représentation et la synthèse d’une catégorie sociale ou éthologique répandue dans la réalité à nombreux exemplaires. Ne désigne-t-on pas d’ailleurs les personnages de roman par le terme de « caractères » P Mais il est impossible de représenter par une fiction les hommes uniques, ceux que leurs aptitudes, leurs ambitions et leur destin ont placés, solitaires, aux limites de l’espèce. Et qui pour cela festonnent l’Histoire. Si l’on entreprend de les peindre, pour la lumière qu’ils projettent sur leur temps et sur la nature humaine, on ne peut leur substituer des doubles d’artifice. Balzac lui-même nous en administre la preuve qui dans son peuple imaginaire a voulu planter un écrivain de génie; or, c’est le seul de ses personnages qui soit manqué, le seul qui ne nous semble pas vrai. Car nul, fût-ce Balzac, ne saurait nous faire admettre qu’il y ait eu un autre Balzac et qu’il s’appelait d’Arthez. On peut inventer trois mousquetaires, on ne peut pas inventer un Richelieu, et pas plus un Dumas. Il faut les recréer à partir d’eux-mêmes. Maurois, d’une certaine manière, a bâti sa Comédie humaine, celle des irremplaçables. En tout cas, il nous laisse la « légende dorée » du génie.
Et quel autre critique, ou peut-être le même, lui a reproché d’avoir gâché ses dons dans trop d’écrits de circonstance ou de travaux destinés à un vaste public de petite culture ? C’est lui faire grief de la générosité de son talent; c’est oublier que la circonstance justement stimulait son esprit, c’est n’avoir pas compris le sentiment qu’il avait de sa fonction et qui le défendait de mépriser aucun homme et aucun auditoire. Du fond de quelles chapelles parlent ces censeurs qui feignent de repousser une foule qui jamais ne songea à beaucoup les presser ? Il est beau de professer qu’on doit « entrer en littérature comme on entre en religion ». Mais que serait une religion qui ne compterait que des cloîtrés et n’enverrait aucun missionnaire dans le siècle ?
Pour traiter des questions capitales communes à tous les humains, la vie, l’amour, la mort, la structure du monde, l’angoisse des origines et des fins, Maurois s’efforçait de parler clair et d’user de mots que chacun pût entendre. Alors, certains ont décrété que sa philosophie était courte. Était-ce donc seulement l’obscurité qui donne aux idées de la longueur ?
Observateur des caractères permanents de l’homme et des faits sociaux de son temps, Maurois était d’abord un moraliste. Ce qui n’empêchait pas qu’il eût une conception générale de l’univers, et tout au contraire le conduisait à se poser les problèmes du divin, mais un divin qu’il envisageait, ainsi que l’a si justement dit Jacques Chastenet, « comme ne pouvant être qu’immanent à la création et no; point transcendant ».
Il y a de longues filiations à travers la littérature française, et chacun de nous se rattache à quelque immense ancêtre. Réfléchissant au monde et le réfléchissant, s’instruisant constamment par la lecture, la conversation, le voyage, nourri d’antiquité et curieux des nouveautés de son temps, interrogeant l’existence des grands hommes afin de comprendre l’homme, et préoccupé de définir des règles de vie qui rendent celle-ci la plus acceptable et la plus honorable possible, Maurois se rattache à la lignée de Montaigne, Montaigne votre voisin, Montaigne né Périgordin et qui revint établir sa librairie et ses méditations aux parages de votre Dordogne. Ah! je vous disais bien que Maurois était intégré à vos paysages. Il n’est pas surprenant que son destin l’ait conduit parmi vous.
L’Alsace ancestrale, la Normandie natale étaient pour lui les paysages d’un grand amour filial; Paris, en même temps que la découverte de la gloire, fut le décor d’un grand amour tragique; le Périgord fut le lieu d’un grand et long amour sage, auprès duquel s’accomplit la plus grande partie de son œuvre. Le souvenir de Simone André-Maurois, de sa silhouette diligente, de son activité, de sa prodigieuse mémoire, de son constant souci de ses amis, de son dévouement aux êtres et aux choses de ce pays, le souvenir de cette grande dame du Périgord est indissociable du grand Français que nous célébrons.
Laissez-moi, un instant, oublier le jour où nous sommes. Laissez-moi imaginer que deux ans ne se sont pas écoulés. Nous roulons, comme souvent après le déjeuner, André Maurois et moi, le long de l’Isle aux eaux transparentes, sous les voûtes de verdure que le soleil transperce. Nous avons traversé Savignac. Nous bavardons, confiants et nos esprits accordés. André Maurois me parle avec tendresse de sa fille et de ses fils, avec affection de ses amis, de ceux particulièrement que Simone Maurois et lui-même accueillent saisonnièrement sous leur toit, et qui se plaisent à se nommer « les compagnons d’Essendiéras ».
La conversation, pareille à la route, suit de souples courbes, traverse sans s’attarder le paysage sans cesse changeant de la pensée. Nous parlons de tout ce qui fait la joie, la peine et l’importance de vivre. L’écart d’âge qui pourrait nous séparer est aboli. Nos expériences diverses des guerres et de l’exil nous conduisent aux mêmes réflexions, aux mêmes inquiétudes sur l’avenir du monde et des sociétés. Nous sommes deux hommes qui se savent passagers, qui ont le même goût des œuvres et des êtres, le même enchantement devant la nature lorsqu’elle est belle, le même penchant à l’amitié qui leur est un cadeau constamment échangé.
Les maisons se pressent plus nombreuses à mesure que nous approchons de la ville où nous allons, de la poste à la banque et de la confiserie à la librairie, avoir commerce avec d’autres hommes. Nous arrivons sur cette place; et André Maurois, descendant de voiture, au milieu de cette cité aux antiques vestiges, aux monuments de tous les siècles, aux modernes constructions, André Maurois me dit : « J’aime bien Périgueux ».
... Deux années, presque jour pour jour. Et voici qu’au lieu même où nous marchions naguère ensemble, je vois un profil de bronze. Je ne puis empêcher que j’aie le cœur serré. Et je sais bien qu’il en va de même pour tous les compagnons d’Essendiéras qui sont là.
Lorsque demain, ou dans dix ou vingt ans, un enfant demandera devant cette stèle : « Qui était André Maurois ? », j’aimerais penser que les paroles qui furent aujourd’hui prononcées pourront aider à inspirer la réponse.
Mais quelque chose restera incommunicable, le regard bleu gris, l’attention, la bonté du regard d’André Maurois, et son sourire, ce sourire qui était des yeux autant que des lèvres, et de l’âme autant que du visage.
Au moins puissions-nous transmettre cette leçon qu’il se souvenait d’avoir lui-même reçue, sur laquelle il s’efforça de régler sa vie, et qu’il affirmait encore à quatre-vingts ans lorsqu’il nous disait : « Mon maître Alain m’avait enseigné le devoir d’être heureux. »
Voilà une morale qui sonne bien étrangement et bien solitairement dans un moment où les philosophies, les sciences et les politiques nées de la dernière pluie de sang paraissent si souvent s’entendre et s’épauler pour décrier, diminuer, avilir la condition humaine.
Le devoir d’être heureux... L’attitude que dicte ce devoir, et qui relève également du stoïcisme et du christianisme, réclame lorsqu’elle est maintenue à travers les douleurs et les revers, les maux et les deuils qui sont le lot commun, un courage d’autant plus certain qu’il doit demeurer inapparent. Elle suppose une juste appréciation de nos pouvoirs comme de nos limites, et de ce qui nous fut donné comme de ce que nous avons conquis. Elle implique une volonté de ne jamais s’abandonner aux stériles compensations du refus, aux moroses complaisances du dénigrement et du mépris. La capacité d’admiration et de gratitude, le goût de créer, la générosité d’esprit et d’action lui font cortège. Elle est finalement l’attitude qui prouve le mieux que nous étions dignes de naître, et qui, si nous l’avons illustrée au long de nos travaux et de nos jours, nous rend le plus digne, comme André Maurois, de survivre.