Réception de Louis Leprince-Ringuet
M. Louis Leprince-Ringuet, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort du général Weygand, y est venu prendre séance le jeudi 20 octobre 1966, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Pour succéder à votre confrère le général Weygand, vous avez choisi un membre de la communauté des scientifiques, un physicien expérimentateur. Cette communauté se développe rapidement dans le monde en de multiples disciplines présentant une grande variété de caractères ; elle se manifeste souvent par équipes nombreuses, parfois internationales. Aussi doit-il être bien difficile d’extraire de ce lot considérable un représentant spécialement qualifié.
J’ai parfaitement conscience, en venant aujourd’hui prononcer devant vous mon solennel remerciement, de ne pas être plus digne de votre choix que la plupart de mes collègues, œuvrant souvent mieux que moi pour développer la connaissance des lois de la nature et pour entraîner les nouvelles générations dans cette admirable activité proposée à l’homme.
Mais il me semble clair que si votre choix s’est porté sur moi, c’est avant tout parce que vous conservez avec fidélité le souvenir de celui qui fut mon Maître, mon père spirituel, entouré de l’affection la plus profonde, le duc Maurice de Broglie.
J’eus le privilège de devenir son collaborateur pour l’orientation, vers la physique nucléaire, de son laboratoire privé de la rue Lord Byron. Mes connaissances étaient alors seulement techniques. Maurice de Broglie entreprit de me donner une formation de physicien, et consacra des matinées entières à m’enseigner toutes les parties de cette science couvrant l’activité du laboratoire : les quanta, les mécanismes d’émission et d’absorption des radiations. Mais ce qui fut pour moi l’essentiel, dépassant la connaissance purement scientifique, c’est ce que je découvris auprès de mon Maître : la juste proportion des choses, le sens de ce que l’on peut croire et de ce dont il faut douter, le partage entre l’important et l’accessoire ; et surtout la sagesse de savoir que la logique ne gouverne pas le monde, qu’une expérience est rarement cruciale, que les raisonnements trop simples cachent en général quelque fêlure.
Élevé dans un milieu polytechnicien, où le classement des valeurs, acquis une fois pour toutes, est fortement influencé par la forme scolaire de l’intelligence, où le trentième se sent à jamais inférieur au vingtième, j’allais comprendre que tout n’est pas définitif dans la vie et que, même dans le domaine d’une science comme la physique, un manque d’intuition conduit à une très fausse image du monde. Accueillant, humain, heureux des découvertes, mêmes faites par autrui, Maurice de Broglie gardait un cœur d’enfant et dispensait la merveilleuse bienveillance qui suscite le zèle du chercheur, étaye son courage accompagne sa persévérance et continue à lui donner confiance à travers les essais infructueux et les efforts sans récompense que nous connaissons bien souvent.
Pour les élèves qui grandissent et qui prennent à leur tour des responsabilités, le temps privilégié de cette formation reste dans le souvenir, oriente leur activité dans les directions et les enseignements qu’ils se voient confier : la voie est tracée avec évidence ; plus le Maître est présent dans la pensée, plus bienfaisante sera leur attitude envers leurs propres disciples et plus beaux seront les fruits.
Je n’ai pas connu le général Weygand — ou si peu — et je dois parler de lui devant vous, qui le retrouviez chaque jeudi, fidèle, vif, soucieux de perfection jusqu’à son dernier jour. Certains furent ses amis, avec cet échange d’affection qui remplit les présences, même sans besoin d’expression verbale. Bien plus, c’est à un physicien que cet honneur échoit, à un homme dont l’esprit est nécessairement conditionné par les rudes exigences de sa profession.
Pourtant j’eus l’occasion, il y a plus de dix ans, de rencontrer le général Weygand à deux ou trois reprises, en visite chez Mme Saint-René-Tallandier, notre tante Madeleine, la sœur d’André Chevrillon.
Weygand venait souvent chez elle : une vive sympathie les rapprochait. Pour le scientifique encore jeune que j’étais alors, tout orienté vers la civilisation de l’atome et sa signification mystérieuse et de toute façon astreignante, le général apparaissait comme un ancêtre vénéré mais lointain. Dans notre science, nous vivons la relativité, la mécanique ondulatoire. Nous sommes relativistes, je n’ose pas dire ondulatoires, plutôt quantiques... et même les belles constructions mécanistes d’un Niels Bohr et d’un Rutherford, échafaudées à l’époque de la première guerre mondiale qui consacra le général Weygand, paraissent être des tentatives relevant presque de la préhistoire. L’atome de Bohr-Rutherford est encore valable pour les classes des collèges ou les initiations élémentaires ; pour nous, cette époque est déjà perdue dans le crépuscule des temps. Alors quelle proximité, quel échange éventuel entre le physicien et le général prestigieux auréolé d’une gloire ancienne ? Aucun, a priori.
Mais est-il bien possible d’émettre une telle affirmation sans la récuser aussitôt ? Cette gloire ancienne, nous la ressentons tous, et ceux de ma génération plus spécialement. Nous avions seize ans à la fin de la première guerre, et pour ces tout jeunes gens, rien ne comptait que la victoire finale. Nous en vivions les épisodes avec l’ardente intensité de notre âge ; notre sensibilité s’éveillait aux grandes réalités de l’existence, dans cette ambiance tragique où la vie et la mort étaient étroitement mêlées, où l’accessoire ne comptait plus.
De cette époque, dont les souvenirs sont durement gravés dans nos cœurs, les chocs, reçus à seize ans, laissent des marques indélébiles. Foch avec Weygand, après Joffre et Pétain, en furent les héros. Nous avions leurs noms sur les lèvres chaque jour, nous étions anxieux à l’attente de leurs faits, notre gorge se serrait aux nouvelles de l’offensive finale et de la libération, nous avons pleuré de joie et dansé frénétiquement le 11 novembre à l’annonce de la fin du cauchemar.
Est-il si loin ce temps dont le souvenir, avec tous les détails, est parfaitement présent en nous ? Je l’ai retrouvé au récit de la bataille de la Marne que mon prédécesseur, faisant l’éloge de Joffre, lisait ici même à cette place en 1932 et j’en ai été bouleversé : toute ma jeunesse vibrait à nouveau, comme autrefois, en suivant la description, si dépouillée, des journées de l’été tragique. Et lorsque au soir du 9 septembre, la victoire s’affirmant à la neuvième armée, Weygand nous confie : « Quant à moi, l’intensité de mon bonheur m’enlève tout désir de repos. La nuit est admirable et je décide d’aller porter moi-même les instructions au corps d’armée le plus voisin. Ah ! la belle heure ! Elle suffirait à elle seule à justifier qu’il est bon d’avoir vécu », nous le comprenons de tout notre cœur car nous avons participé à ce drame.
Mais ne sommes-nous pas les derniers témoins, marqués dans notre affectivité, dans notre chair parfois ? Aujourd’hui, pour les lycéens, les étudiants de nos universités, même Hitler est peu connu ; il apparaît comme un sujet de composition ou d’examen plutôt que dans son effrayante réalité. Alors les poilus de 14, les uniformes de l’époque, les tranchées, le fameux « debout les morts », la notion même d’une armée qui défend la terre de la Patrie, pas à pas, mètre par mètre, tout cela est-il à leurs yeux très différent de l’épopée napoléonienne ?
Le temps s’écoule autrement qu’autrefois. Une génération chasse réellement l’autre, et l’évolution va même plus vite que la nature : chaque mutation scientifique ou technique va créer une nouvelle génération qui se trouve parfaitement à l’aise dans le monde ainsi transformé, et repousse la précédente. Celle des « jets » a repoussé dans un passé lointain les habitués des avions à hélices ; celle de l’atome a repoussé les fumées de l’industrie charbonnière, l’avènement des cosmonautes est en train de rejeter celle des pilotes.
En physique, en biologie, en électronique, tous les sept ou huit ans, une nouvelle génération se lèvent ; j’ai vu les plus grands physiciens qui participaient, il y a dix ans, en maîtres incontestés, à toutes les discussions internationales, assis humblement comme des écoliers sérieux sur les bancs des congrès récents, prenant des notes, essayant de comprendre les nouveaux formalismes et y parvenant difficilement. Attitude touchante si l’on veut, bien significative en tout cas d’une réalité qu’il est indispensable de ne pas masquer.
Peut-être objectera-t-on qu’il s’agit seulement du plan de la technique. Ce sont des générations successives de scientifiques, d’électroniciens. Le fils aîné du général Weygand, Édouard, les a suivis au cours de sa carrière. Mais le reste, ce qui fait l’essentiel de l’homme, cette permanence qui donne toute sa raison d’être à l’étude des philosophies anciennes, n’est-il pas encore possible d’en défendre l’existence au-delà des apparences du moment, des accidents de l’époque ?
La réponse n’est pas facile à établir : lorsque nous vieillissons, cette permanence nous apparaît certes plus clairement et nous en verrons un exemple, riche d’enseignement, en évoquant la longue vie du général Weygand. Mais pour les jeunes hommes, la question ne se pose guère. Ils entrent dans la vie, ils s’y développent au milieu de la réalité qui remplit leurs journées et leurs rêves, avec les objets matériels naturellement, mais aussi et surtout avec l’esprit et la pensée conditionnés par cet environnement. La vitesse, l’espace, l’aérodynamique, la relativité, la statistique... La vue de nuit des terrasses d’Orly est exaltante pour les jeunes, c’est un cadre qui leur convient. La rapide vision de Paris, à gauche de l’autoroute du Sud, avec les milliers de points lumineux organisés comme des trous dans un immense ensemble de cartes perforées d’ordinateur, voilà un spectacle bien fait pour séduire par les problèmes techniques et sociaux qu’il ne manque pas de suggérer.
Alors ce qui se rapporte à une époque révolue paraît minable ou curieux, non seulement par son allure générale, mais aussi et surtout par le contexte intellectuel, social, voire spirituel qui s’y associe nécessairement : les téléphones manuels à manivelle excitent la concupiscence des antiquaires, les anciens postes de radio à lampes, lourds et bedonnants, inspirent plutôt la commisération.
Et la nouvelle génération, qui ressent parfaitement tout cela et redoute l’emprise des anciens, de ceux qui décident, qui occupent les places, qui possèdent le pouvoir, se cloisonne encore davantage, plus qu’il ne serait nécessaire, pour mieux se manifester, adoptant un style, élaborant une mode et un langage, fabriquant ses dames, ses rythmes, ses idoles, qui apparaissent comme inquiétants ou choquants aux plus anciens.
Quittons maintenant les Beattles pour suivre en sens inverse le cours du temps sur une grande longueur, presque un siècle, afin de retrouver enfant celui qui allait devenir le général Weygand,
« Si loin que je remonte dans mes souvenirs, je n’y trouve pas la trace d’un autre désir que celui d’être soldat, de servir sous l’uniforme. » C’est la première ligne de ses longs Mémoires. Elle est parfaitement claire. Mais nous pouvons nous interroger sur les origines de cette vocation, car c’en est bien une, acquise dès le plus jeune âge. S’agit-il d’influences de la tendre enfance, de réactions devant les premières lectures, ou, plus probablement peut-être, du conditionnement puissant et mystérieux qu’impose le patrimoine héréditaire ?
On ne peut que le constater : toute la jeunesse de Maxime de Nimal (il ne portait pas encore le nom de Weygand) fut orientée vers Saint-Cyr. Ce jeune homme solitaire, exigeant, sensible, privé de l’appui d’un milieu familial qui aurait pu détendre ses ressorts affectifs, atteignit Saint-Cyr comme un paradis. Il aspirait à une discipline stricte et dure sans doute, mais librement acceptée, après celle, imposée, des classes aux couloirs tristes, aux bâtiments décrépits. Il avait un ardent besoin d’entrer dans une famille spirituelle vivante, exclusive, après des années d’adolescence écoulées sans joie dans l’internat des grands lycées.
Il ne fut, en effet, guère heureux pendant sa vie d’écolier ; les termes qu’il emploie de « morne tristesse », d’ « abandon moral », de « manque de sérénité » expriment sa détresse. C’est bien en mécontent, sans motif plus précis, qu’il participe sans hésiter à une révolte des élèves à Louis-le-Grand, en 1885. Il le fit d’ailleurs avec assez d’éclat pour être exclu pendant quinze mois de l’Université, ce qui ne simplifia pas la préparation de ses examens. Une lumière, pourtant, au début de cette période : la profonde influence d’un excellent aumônier orienta sa Foi religieuse encore incertaine vers une fidélité qui, par la suite, ne fut jamais sérieusement entamée.
Est-ce le procès ou l’éloge de l’impersonnel enseignement secondaire de la fin du siècle dernier que nous faisons ici ? Car si le jeune Maxime avait été heureux pendant son adolescence, l’entrée à Saint-Cvr lui aurait-elle apporté le bienfait d’une véritable délivrance, et se serait-il donné avec un tel enthousiasme à cette Armée salvatrice à laquelle toutes les fibres de son cœur l’unirent immédiatement et définitivement : aurions-nous eu le même Weygand, aussi bien trempé, déployant en 1918 un effort que seuls peuvent entreprendre et fournir avec continuité les apôtres les plus exigeants d’un idéal difficile ?
Il me semble que l’instant le plus émouvant, le sommet de la vie du général Weygand se situe le 11 novembre 1918, à onze heures. L’armistice venait d’être signé par les Allemands dans la clairière de Rethondes, discrètement, sans publicité. Le maréchal Foch avait quitté, seul dans sa voiture, ce lieu historique et faisait route vers Paris où il devait rendre compte des événements à Clemenceau, président du Conseil. Weygand était resté quelques heures sur place, réglant avec la délégation adverse les modalités d’application. Le train allemand quitta Rethondes à dix heures cinquante : « Quelques minutes plus tard, à onze heures précises, écrit Weygand, le train dé notre délégation s’engagea sur le pont de l’Oise, qui domine d’assez haut de la rivière et qu’il franchit à une allure réduite dans une sorte d’apothéose. Un soleil radieux illuminait le ciel et la terre. De toutes les directions arrivait l’écho joyeux des carillons des églises de France annonçant la cessation des hostilités. Au loin, dans l’ombre des peupliers qui bordent l’Oise, le train allemand glissait vers Tergnier. »
« Nous nous levâmes, émus, incapables de prononcer une parole digne de cette exaltante minute de bonheur patriotique. Notre cœur débordait d’une satisfaction et d’une fierté sans égales. En communion avec l’armée tout entière, nous vivions notre idéal de soldats. Cette victoire, objet des rêves et raison du labeur de toute notre vie, était enfin conquise de haute lutte contre un ennemi courageux, puissant et habile. La plaie saignante au flanc de notre frontière de l’Est, était refermée. »
L’année 1918 avait été terrible : Foch ne fut nommé au Commandement Suprême des armées alliées que le 26 mars, quand le front britannique était défoncé déjà par la puissante offensive allemande de Ludendorff, quand une trouée à la jointure entre nos armées et celles de nos alliés donnaient à la situation un caractère de gravité exceptionnelle. Les Allemands, libérés par la Révolution russe et l’armistice de Brest-Litovsk de leurs soucis à l’Est, pouvaient utiliser leurs troupes du front oriental pour apporter un renfort écrasant à celui de la France ; leur suprématie numérique était flagrante, leur position géographique favorable. Les Américains commençaient seulement à envoyer en Europe leurs premiers contingents sans expérience, dotés d’une énorme proportion de services auxiliaires et de peu d’infanterie utilisable immédiatement, leurs efforts ne devant, selon leurs plans, porter fruit qu’à la fin de l’année et surtout en 1919. Montdidier était tombé ; chacun des Alliés avait ses problèmes et le Général Pétain, Commandant en Chef des troupes françaises, ne pouvait pas fournir à Sir Douglas Haig des renforts illimités, L’Allemagne était au bord de la victoire, peut-être plus encore qu’à la Marne en 1914.
C’est alors qu’à Doullens, au cours d’une réunion rapide entre Poincaré, Clemenceau, Lord Milner et les chefs des armées, Foch fut investi de la mission de coordonner les opérations sur tout le front français et d’assumer en fait la responsabilité de la guerre. Il n’était pas seul, il n’aurait probablement pas réussi seul. Il avait avec lui Weygand, son complémentaire. Devant les dramatiques événements qui se succédèrent jusqu’à la fin de l’été, ils ne firent qu’un, modèle de l’équipe admirablement soudée qui put franchir tous les mauvais passages.
Car à l’offensive allemande en Picardie, qui creusa une poche profonde et fut si difficilement endiguée aux portes d’Amiens, succéda celle d’avril dans les Flandres, avec le rejet à la mer évité de justesse. Puis le puissant coup de boutoir de fin mai sur le Chemin des Dames, qui faillit encore donner la victoire à l’Allemagne : Soissons, Château-Thierry furent occupées, Reims encerclée, Paris menacé. Une énorme poche était enfoncée en direction de Meaux, En juin, offensive du Matz vers Compiègne et, finalement, le 15 juillet, la dernière grande secousse en Champagne et sur la Marne : nous subissons l’épreuve terrible des offensives sans victoire.
Du 21 mars au 18 juillet, durant cette période où nous devions faire face à un danger mortel, constamment renouvelé, avant de pouvoir prendre l’initiative des opérations, le tandem Foch-Weygand fut confronté jour après jour, parfois heure par heure, aux problèmes les plus difficiles. Et pas seulement le choix des initiatives concernant les opérations militaires locales : il fallait prendre des décisions graves aux incidences psychologiques, veiller à la compréhension des ordres par des chefs aux réactions parfois opposées, veiller aussi à leur exécution, savoir lire dans les plans ennemis en l’absence d’informations valables, prévoir les réactions des gouvernements, des populations alliées, et même celles du gouvernement et des parlementaires français ! Et puis, dès que s’en présente une première possibilité, l’offensive surprise limitée au départ, dès le 18 juillet, c’est-à-dire trois jours seulement après le début de l’attaque allemande, puis étendue sans relâche sur un front de plus en plus large, jusqu’à la grande bataille de France.
Foch et Weygand l’envisageaient depuis longtemps, mais étaient presque seuls à la vouloir si brusque et si rapide en face de commandements moins audacieux, probablement moins lucides, attachés à la poursuite d’une défensive prolongée. Il leur fallut une volonté surhumaine pour l’imposer, la maintenir, la développer, la poursuivre activement sans laisser de répit à l’adversaire encore très puissant.
Le premier tome des Mémoires de Weygand, « Idéal Vécu », nous fait revivre ces journées avec intensité ; les pages sont écrites avec une remarquable précision, témoignant d’un esprit lucide et excellemment organisé. Seuls les faits sont exposés dans leur déroulement complexe. L’auteur ne parle jamais de lui-même ; il dit, en évoquant Foch : « Mon Chef peut suffire à cette tâche, parce que, voyant en toute chose l’essentiel, aucun de ses moments n’était perdu en besognes secondaires qu’un autre pouvait remplir à sa place », et il ajoute modestement : « Napoléon a dit que la guerre, étant fille d’un dieu et d’une mortelle, contenait une partie matérielle et une partie divine. Part matérielle, tout ce qui rapporte aux forces, à leur nombre, à leurs armements, au mécanisme de leurs mouvements. Part divine, cette lumière qui permet au Général de lire dans les projets de son adversaire, de prévoir sans erreur ce qui est possible, d’éclairer l’esprit de décision, seul capable de saisir une occasion fugitive. C’est cette part qui fait les grands capitaines, peu de chefs y accèdent, Foch est de ceux-là. »
Ainsi la bataille se développe à partir des premiers succès : « Le 9 septembre, au moment où six armées alliées arrivent au contact plus ou moins immédiat de la ligne Hindenbourg, qu’elles se mettent en mesure de rompre et d’enlever, l’extension de l’offensive ordonnée pour être exécutée à partir du 25 septembre allumera le feu de Reims à la Meuse, et de la Lys à la mer, portant à plus de 350 kilomètres le front d’assaut contre les positions ennemies de douze armées alliées appartenant à quatre nations différentes. Ces opérations s’enclenchèrent les unes dans les autres, en leur temps, sans hiatus comme sans heurt, avec la souplesse d’un parfait embrayage ».
Ces lignes sont de Weygand. Elles schématisent particulièrement bien l’essentiel du rôle écrasant qu’assumèrent ensemble le Commandant en Chef et le signataire de ces pensées dont la modestie rehausse encore la grandeur. Cette collaboration est d’ailleurs assez extraordinaire. Elle ne s’effectue pas selon le mode traditionnel. L’imagerie d’Epinal représenterait facilement le grand Chef, sorte de divinité de l’Olympe, donnant des consignes, des orientations à un vaste État-Major chargé de la compréhension, de la mise en forme et de l’exécution. La réalité était bien éloignée de ce schéma. Foch était le chef, le responsable ; mais son État-Major, organe très léger, ne comprenait guère plus d’une vingtaine d’officiers. Une atmosphère d’abbaye bénédictine y régnait : rien de cet incessant va-et-vient d’officiers déployant une activité fébrile, bruyante, avec ordres nerveux, portes claquant — plutôt une quiétude, une régularité monacale d’existence, une ambiance de travail intense mais sans fièvre, sans bruit. Les nuits sont respectées : trois seulement sans sommeil en quatre ans, dont celle du 10 au 11 novembre 1918. Ce cadre de vie réglée permet d’ailleurs, mieux que tout autre, de maintenir le contact indispensable et direct avec les hommes, commandants de corps d’armée ou d’armée — car c’est à des hommes que l’on commande, c’est avec eux que l’on combine les entreprises —. Et la légèreté de l’organisme facilite la rapidité d’exécution et le maintien du secret, facteurs essentiels du succès.
Weygand vivait tout le jour avec Foch. Il le respectait, l’admirait et l’aimait. La communication constante entre les deux hommes leur permettait non seulement de se comprendre très vite et parfaitement, mais d’élaborer des plans et de leur donner une structure. Foch avait certainement besoin de Weygand pour définir et préciser ses propres idées. Je suis persuadé que finalement, pour beaucoup de projets, pour certaines des orientations les plus importantes, c’est par interaction commune que la pensée se manifestait, se modifiait puis prenait forme progressivement, comme un corps vivant, sans qu’il soit possible de séparer la part de chacun. —
Union très exceptionnelle par sa qualité, sa durée, son intégralité : nous lui devons sans doute la victoire de 1918. L’intelligence doit aimer pour comprendre.
Son idéal, Weygand devait en parfaire la réalisation l’année suivante. En 1920, après une imprudente incursion vers Kiev, l’armée de la nouvelle Pologne, commandée par le maréchal Pilsudski, fut attaquée par de nombreuses division soviétiques et défoncée au milieu de mai. Après une résistance de trois semaines, le front définitivement rompu, les escadrons bolcheviques s’engouffrèrent dans la brèche, obligeant les Polonais à reculer sur toute la ligne en direction de Varsovie. Les troupes désorganisées se défendaient à peine, l’avance russe se poursuivait en juin, inéluctable, et régulière, la situation de la Pologne devenait dramatique.
Les Alliés, les Français en particulier, avaient auprès des États-majors polonais une mission d’officiers rompus aux combats. Mais le gouvernement, appelait à l’aide, Weygand fut envoyé le 22 juillet pour essayer de rétablir la situation : tâche, très ardue ! Il n’avait aucune autorité officielle, n’étant que le militaire français d’une délégation franco-britannique de quatre membres. Il ne pouvait, pour d’évidents motifs psychologiques, accepter aucun titre de commandement dans l’armée polonaise. Son ascendant naturel, la clarté de ses vues, la force de ses arguments, sa fermeté alliée à sa modestie, son sens des possibilités humaines et des impératifs de la guerre constituaient ses atouts essentiels. Il aimait la Pologne, à laquelle, des liens très chers l’unissaient ; il redoutait l’incursion soviétique vers l’Ouest : « La route de l’incendie mondial passe sur le cadavre de la Pologne », avait proclamé Toukhatchevsky dans son ordre du jour du 2 juillet. Aussi Weygand accepte-t-il le rôle sans prestige, garni de ronces, de Conseiller de l’État-major polonais. Il coordonne les bonnes volontés, agit efficacement sur la mission des deux cents officiers, français qui paient d’exemple et inspirent aux troupes courage et ténacité, définit l’emplacement, le rôle, le mouvement des armées, atténue les querelles des partis et des personnes, afin que toutes les forces latentes du pays, unanimes, puissent faire bloc contre l’envahisseur. Grâce à son action, l’armée se ressaisit, courageuse, unie, commandée, retrouvant la cohésion, l’esprit de sacrifice et la volonté de vaincre ; elle résiste et gagne la bataille de Varsovie dont Pilsudski exploite d’ailleurs les possibilités avec une rapidité et une efficacité remarquables. La Pologne venait de s’affirmer comme une nation digne de vivre et capable de surmonter la plus terrible des épreuves.
Weygand revint en France le 25 août, comblé d’hommages et de marques de gratitude. Pendant des heures, la population de Varsovie défila devant lui, le couvrant littéralement de bouquets de fleurs. Son séjour n’avait duré qu’un mois ! Peut-être est-ce pendant ce mois que s’ouvrit à son maximum l’éventail exceptionnellement riche de ses qualités, alors qu’il était livré seul à son génie propre.
Dans une lettre du 20 août, Foch écrivait à Mme de Forsanz « Il a sauvé la Pologne, il a consolidé notre victoire sur l’Allemagne. Par là, il a rendu les plus grands services à la cause des Alliés. Là-dessus, tout le monde est unanime. En ce qui le concerne, il a donné sa mesure que sa modestie et son dévouement voilaient jusqu’à présent. Il a montré qu’il avait tous les moyens de conduire de grandes armées à la victoire. »
Et Joffre, le silencieux, le rencontrant à son retour, lui dit simplement, selon son style, en lui prenant les mains : « Alors, Weygand, vous venez encore de faire parler de vous. Je vous félicite. »
Messieurs, vous me pardonnerez d’avoir ainsi rappelé la bataille de France de 1918, la fin de la grande guerre, mais ces pages sont bien parmi les plus glorieuses de notre Histoire, elles furent écrites par tous les Français, par nos Alliés britanniques, belges, américains, avec leur sang. Elles décèlent un héroïsme, une ténacité, une ardeur, un esprit de décision qui se sont bien rarement retrouvés unis à ce niveau tout au long de l’Histoire. Nous ne l’oublions pas.
Weygand a pu vivre son idéal d’officier pendant la guerre de 1914-1918, associant à sa poursuite un immense potentiel d’enthousiasme, de patriotisme et aussi de précision, de lucidité. Il y a cinquante ans, après l’agression allemande, il fallut contenir l’invasion, lutter farouchement pour chaque mètre carré de notre sol ; c’était le seul parti possible et l’on devait tout mettre en œuvre pour arrêter l’ennemi avant de pouvoir attaquer, pour le chasser enfin. La Marne, Verdun, les coups de boutoir de 1918, puis la bataille de France furent les grandes phases de cette action. Le patriotisme ne pouvait avoir d’autre visage et ce visage était empreint d’une grandeur tragique.
Un demi-siècle s’est écoulé depuis cet événement, et quel demi-siècle ! Les frontières existent toujours, mais le cadre de l’existence est complètement transformé. L’échelle actuelle des temps, celle des distances, n’ont plus de rapport avec les anciennes. Depuis toujours jusqu’au premier tiers de ce siècle, la guerre se faisait à courte portée. Entre un arc, une arbalète, un fusil, un canon, la différence est surtout question d’intensité. Frapper à dix mètres ou à cinq kilomètres, c’est toujours frapper tout près, à l’échelle des dimensions des nations. Pour gagner une guerre, que ce soit la bataille d’usure ou l’offensive éclair, l’encerclement ou la percée, il faut parvenir au cœur du pays, donc traverser la protection des hommes qui le défendent, qui se portent devant l’adversaire pour l’arrêter.
Je ne sais si tout cela est bien fini, car je ne suis ni prophète ni même stratège, mais l’évolution scientifique, technologique, est tellement foudroyante que c’est maintenant la fusée, porteuse d’un potentiel de destruction à l’échelle des plus grandes cités, qu’il faut supprimer dès qu’elle émerge de la brume atmosphérique à l’autre extrémité de la terre. Depuis 1945, quelques kilos d’uranium 235 ou de plutonium enfermés dans les déserts du Névada ont peut-être suffi pour protéger l’Europe occidentale des ambitions possibles de ses puissants voisins et calmer leurs appétits.
Tant que la protection de la patrie exigeait la présence d’une ligne quasi continue, formée par les poitrines et les armes à proximité, la notion même de patrie était parfaitement définie : il fallait défendre la terre coûte que coûte, sinon c’était la loi du plus fort, l’esclavage. Tous les Français de 1914-1918 avaient ce sens de la patrie, cultivé par tous les moyens dont les pouvoirs disposaient, exalté par la défaite et la perte de l’Alsace-Lorraine.
Le Français, comme d’ailleurs n’importe quel autre citoyen, était conditionné dans cette direction depuis le berceau, tout au long de sa jeunesse. Les chants de son enfance, les récits historiques à l’école, l’apologie de ses héros, l’exaltation de nos qualités particulières, bien à nous, rien qu’à nous, le service militaire : tout concourait au même but, mettre le pays en état de se défendre énergiquement, de tendre ses ressorts, de ne pas accepter l’invasion, l’amputation, la défaite,
Cette attitude patriotique, nationaliste, dont la courbe semble bien être passée par un maximum au milieu du XXesiècle dans nos grandes nations européennes, était naturelle et nécessaire. Mais sa structure est, en voie, de transformation profonde parmi nos populations qui suivent sans retard les progrès scientifiques..
On peut dire que les hommes touchés par le développement de la science participent à un mouvement qui définit un véritable pôle de l’humanité. Les langages scientifiques, les méthodes utilisées pour l’expérimentation ou la théorie, la façon d’aborder les problèmes, d’essayer de les cerner, de les résoudre, de discuter, les résultats, tout cela constitue un ensemble parfaitement univoque, à l’échelle non plus d’un pays, mais de la planète. Dans tous les laboratoires, on opère de la même façon, pour l’investigation scientifique. C’est bien la même approche qui s’effectue en Asie, en Europe, en Amérique et l’occasion d’un stage au loin permet de s’intégrer à un groupe dont on comprend les réactions et les orientations de la pensée. Autrement dit, lorsqu’un compte rendu de travaux, est présenté sur la recherche des nombres quantiques d’une résonance, par exemple, la lecture de la publication ne donnera pratiquement pas d’information sur la race des signataires sur le pays auquel ils appartiennent, sur leurs conceptions philosophiques ou religieuses.
Ainsi la science développe, avec une amplitude croissante, tout un ensemble de données à caractère universel et, comme elle intervient de façon très puissante dans la pensée, le mécanisme cérébral des hommes, il est certain que le scientifique participe à une entreprise de planétisation. On comprend que les frontières n’aient plus pour lui le caractère sacré qu’elles présentaient pour ses ancêtres ; on conçoit qu’il existe une véritable fraternité d’hommes qui s’associent à un mouvement commun, dont l’une des résultantes est un abaissement des barrières entre les divers groupes ethniques.
Ainsi les nouvelles structures de la science élargissent la notion même de patrie. En même temps, les applications de ces sciences donnent des acceptions nouvelles à ce qui intervient dans la définition de la puissance. Elles permettent de s’introduire partout, en tout point du globe. Les ondes électromagnétiques, les fusées, les bombes, les produits biologiques se soucient peu des frontières, traversent sans y penser une ligne continue d’éventuels défenseurs. Si la télévision reste encore propre à chaque pays, c’est seulement pour peu de temps les satellites veillent à la répandre à travers les continents.
Nous voici donc, par le fondamental et par l’appliqué, conduits à repenser les notions de frontière et de patrie ; sont-elles abolies par cette double ouverture de la planète ? Certainement oui, si on leur donne l’acceptation de jadis, celle que Weygand a si parfaitement illustrée. Il semble que l’on peut ajouter : certainement non, avec une acception nouvelle adaptée aux réalités de notre siècle. Car la science n’est pas tout, n’explique pas tout. Déjà dans son domaine elle provoque de nouvelles questions, des problèmes insoupçonnables auparavant, tout un mouvement qui se définit et s’enrichit. Mais nous ne sommes pas destinés à devenir des esclaves de la théorie ou de l’application de la science. La réflexion sur nous-même ou sur autrui, notre philosophie de l’existence, notre inquiétude, notre construction spirituelle du bonheur, notre attitude morale et religieuse, tout cela fait intervenir bien autre chose que le seul conditionnement scientifique.
Chacun de nous reste un être à part, puissamment marqué par le mouvement de l’époque, mais un être dont la personnalité se développe de façon particulière. L’hérédité, l’environnement de l’enfance, l’influence des parents, des proches, des maîtres, des hommes et des lieux délimitent les familles ethniques et spirituelles. Les jeunes savants qui travaillent au Centre Européen de Recherche Nucléaire, mélangés dans une fraternité d’action et de pensée, gardent profondément les marques de leur patrie. Les Français restent bien Français, les Italiens bien Italiens, nul doute n’est possible à ce sujet, mais ils ont gagné un admirable potentiel, celui de la connaissance d’autrui, de l’estime et de l’amitié d’autres hommes, frères, mais différents. Ce patriotisme n’est plus fermé ni jaloux : il est accueillant, ouvert : ne nous en plaignons pas.
Les vertus spécifiquement françaises qui permettent d’obtenir cet équilibre caractéristique de notre génie, auquel nous sommes attachés avec une délicieuse complaisance, on les reconnaît bien dans un centre international. Si notre équilibre est différent de celui de nos voisins, une proximité particulière s’établit entre camarades européens, précisément dans ce qui donne à l’homme son caractère spécifique. Car nos pays européens, par les luttes et les guerres qu’ils ont conduites pendant des siècles, par les périodes successives de domination et de paix, par les incertitudes et les inquiétudes génératrices des grandes œuvres littéraires, musicales ou picturales, ont en commun un tel potentiel héréditaire que leur fils se sentent particulièrement proches lorsqu’ils travaillent ensemble. Ne devons-nous pas être très attentifs à cette affinité qui peut, par la richesse qu’elle procure, fournir dans l’avenir des éléments de valeur humaine et de sagesse indispensables à notre humanité.
Ces variations sur le thème de la patrie concernent surtout les milieux qui se consacrent aux sciences et aux techniques avancées, spécialement en Europe. Les scientifiques des autres grands blocs réagissent dans un même esprit. Avec les Américains, la communauté fut toujours très forte. Ils ont parmi leur élites de nombreux éléments d’origine européenne et une grande proportion de Juifs, plus capables que bien d’autres de comprendre et d’animer cette évolution ; le puissant et généreux nationalisme américain, que d’aucuns disent impérialiste et moralisant, la favorise largement au niveau des élites intellectuelles, mais la freine à celui de la population moyenne qui doit rester strictement américaine.
Les Soviétiques sont conditionnés par leur idéologie et leur système aux frontières closes. Pourtant, l’évolution est rapide chez les hommes de science : ce ne sont plus seulement des visites espacées, c’est une collaboration active qui tend à s’établir entre savants, certaines recherches étant prévues en commun entre la France ou le C.E.R.N. et les centres soviétiques : nous fabriquons des appareils pour Serpukov. Le troisième grand bloc, la Chine, est dans une situation différente : la polarisation des esprits est trop forte, le potentiel scientifique trop insuffisant pour que des échanges fructueux s’établissent ; la muraille est encore impénétrable.
La première partie de la vie du général Weygand s’achève par sa mission au Proche-Orient. En 1923, il est nommé Haut-Commissaire des États du Levant, sous mandat français, en vue de faire échec à une agitation belliqueuse à la frontière turco-syrienne. Devant son attitude ferme, la menace d’un conflit armé disparaît : il étudie les problèmes complexes posés par les pays effervescents qu’on lui a confiés. Voici Weygand transformé en véritable Chef d’État ; il parvient à créer, par son souci d’équité, son respect des droits des minoritaires, un climat de grande confiance. Il représente parfaitement notre force revêtue de la douceur chrétienne. On l’appelle : « le sultan juste ».
Foch, qui le connaît bien, s’emploie à équilibrer son ardeur de cavalier : « Vous me paraissez, lui écrit-il en janvier 1924, comme un pur-sang attelé à une charrette. Il faut accepter un peu son train. Elle ne peut aller au galop sans inconvénients, surtout dans une route des plus rocailleuses. » Il faut croire que ces conseils de son ancien chef portent leurs fruits, car il se révèle remarquable administrateur. Cette mission a laissé un souvenir profond. Mais elle dure à peine vingt mois : Weygand est brusquement rappelé en décembre 1924. Lorsqu’il quitte Beyrouth, la jeunesse le porte en triomphe, et le paquebot appareille avec des heures de retard, tant est long le défilé des habitants venus de partout pour le saluer.
Cette première période, très glorieuse, de la vie de Weygand se termine donc par un brutal limogeage, « enrubanné », il est vrai, par la dignité de Grand Croix de la Légion d’Honneur qui lui est conférée à son retour.
La deuxième partie de sa carrière, va s’ouvrir : il y connaîtra, à côté de moments heureux, bien des difficultés, des déboires, des peines, et une blessure inguérissable en 1940. Elle durera quarante années.
Après un passage à la direction du Centre des Hautes Études militaires, voici Weygand nommé en 1930 Chef d’État-Major de l’Armée, puis, peu après, vice-président du Conseil Supérieur de la Guerre et inspecteur général de l’Armée : en fait, il est appelé au commandement en chef des forces françaises. Cette nomination ne se fit pas sans remous. L’extrême gauche ne lui pardonna jamais la campagne de Pologne et manifesta violemment son hostilité. D’autres, moins extrémistes, le taxaient volontiers de réactionnaire, voire d’adversaire du régime, de factieux même. Mais nous savons trop bien avec quelle facilité les politiciens collent des étiquettes simplistes sur les visages des grands hommes qui leur déplaisent ou parfois qui leur plaisent...
Dès lors Weygand, placé par Maginot à ce poste suprême, l’occupera jusqu’à sa retraite en 1935. Ce sexagénaire est infatigable. Il s’efforce de maintenir et de moderniser notre potentiel militaire, créant la division légère mécanique. L’époque ne s’y prête guère. La France est à peine remise de l’immense effort de 14-18 et la reconstruction industrielle vient d’absorber depuis douze ans ses forces les plus vives. La politique militaire est fluctuante et le pays ne soutient pas l’idée d’un réarmement. Bien plus, les meilleurs parmi les officiers ont presque tous péri sur le front et la valeur moyenne des cadres de l’armée a baissé. La gloire des vainqueurs de 1918 rejaillit dangereusement sur les conceptions de la technique et de la tactique militaires, leur confère une auréole d’immortalité : elles vieilliront, deviendront progressivement désuètes, mais on ne s’en apercevra que lentement. Weygand aurait-il pu, dans cette période instable et transitoire, budgétairement difficile, socialement perturbée, faire une œuvre beaucoup plus constructive au milieu des difficultés pratiques de tous ordres qui se succédaient sans arrêt ? On sait que certains le pensent.
Après 1935, Weygand, comme bien d’autres, est inquiet et parfois amer. Il perçoit la tension internationale qui monte, les difficultés internes de la France qui s’accentuent ; les réactions de notre politique lui apparaissent empreintes de faiblesse et souvent désordonnées. Il écrit : « Les hommes d’aujourd’hui n’ont plus le sens de l’État. La faute en est à l’État. Il y eut des époques dans notre Histoire où le mot d’ordre venait d’en haut. Aujourd’hui, il vient d’en bas. Ce sont les gens de la rue qui donnent au pays leurs directives, qui se prononcent sur ses destinées. Ce sont eux qui mènent, les chefs suivent. »
Pourtant, il se refuse à s’engager dans une action politique hostile au régime. Souvent sollicité, il répond : « Sachez que je ne suis pas un conspirateur. » Quant à l’armée, il insiste pour qu’elle soit unie, pour qu’aucune parole, aucun geste, ne risque d’y introduire les passions politiques.
Et voici la guerre. Weygand, malgré ses soixante-douze ans qu’il porte allègrement, demande à servir. Il est nommé en août 1939 au commandement des forces du Moyen Orient et rejoint Beyrouth. Puis, le 17 mai 1940, il est brusquement rappelé en France pour prendre le commandement en chef des théâtres d’opération devant une situation quasi désespérée. Il accepte : « Quand les pays sont en désarroi, on est très heureux de trouver des vieux militaires pour rétablir l’ordre et inspirer la confiance que les dirigeants ont perdue. »
La suite, nous la connaissons tous, à travers les innombrables récits, les procès, les plaidoyers, les réquisitoires, les polémiques, les mémoires des principaux acteurs du drame, qu’ils soient français ou étrangers, les justifications personnelles dont nous sommes saturés. Autant dire que tout n’y est pas encore très clair.
On est frappé, lorsque l’on cherche à reconstituer la trame des événements du 10 mai au 24 juin 1940, par le caractère extraordinairement fluctuant et déconcertant de la transmission de l’information. C’est une semence de confusion. Le Généralissime ne peut savoir où sont les armées, où se trouvent les chars, si les ordres parviennent, et avec quel retard ; les mouvements et intentions de nos Alliés font l’objet d’indications contradictoires, différant d’un point à l’autre, les personnages convoqués ne peuvent arriver au lieu et à l’heure convenus, des télégrammes transmis verbalement sont infirmés par écrit ; bref, l’extrême dispersion de l’information fut certainement l’une des causes essentielles de l’effroyable désordre où nous fûmes entraînés de façon hallucinante ; elle fut à l’origine de bien des incompréhensions, sources de mésententes et d’hostilités qui semblent résister au temps. Quel contraste, pour le physicien, avec la belle ordonnance de la relativité restreinte d’Einstein, qui tire sa grandeur et son universalité d’une transmission de l’information parfaitement définie par la constance de la vitesse de la lumière. Il est vrai qu’un cabinet de travail n’est pas un champ de bataille et que les atomes ne sont pas des hommes.
L’on peut se demander si le général Weygand, atterrissant à Etampes le 19 mai 1940, avait l’espoir de pouvoir rétablir la situation. Il semble que oui : « Ma confiance n’était pas ébranlée, écrit-il. Je pensais qu’il n’était pas impossible de nous relever de nos premiers échecs. »
Peut-être, arrivant du Liban, ne réalisait-il pas à quel degré de détérioration l’on était parvenu — sans doute, profondément marqué par les événements militaires de 1918 et nos réactions victorieuses, avait-il au fond de lui-même la conviction implicite qu’un front peut se ressouder, qu’une attaque bien menée peut couper de leur base des éléments trop avancés et que, si une telle éventualité n’était pas très improbable, c’est lui qui pourrait le mieux, par son autorité, par la confiance qu’il inspirait, effectuer un redressement. Mais peut-être n’avait-il pu réaliser pleinement à quel point la technique moderne avait amélioré les possibilités tactiques de l’ennemi dans tous les domaines. Trop de nos officiers n’ont-ils pas, depuis longtemps, vécu, par tradition, par formation, trop loin de nos usines et de nos laboratoires ?
L’arrivée de Weygand créa un choc psychologique et réveilla l’enthousiasme. Personne d’autre n’aurait pu faire mieux : la machine était rouillée. Le sort de la bataille s’était joué, presque définitif, au cours des années précédentes.
L’armistice de novembre 1918 avait été le sommet éclatant de la vie de Weygand. Celui de Juin 1940 fut pour lui le fond de l’abîme. Il en resta douloureusement marqué jusqu’à sa mort. Pourtant, il avait milité pour cette formule, décidé à sauver tout ce qui pourrait l’être, des ressources et des forces militaires de la France, repoussant de toutes ses fibres l’idée de capituler avec l’armée de terre. Il définit l’armistice comme « l’attente imposée à une avant-garde trop faible, par un corps de bataille allié qui n’existe encore que virtuellement ».
Associé à Pétain, dont le tempérament est si différent, il n’a guère de sympathie pour le maréchal, mais tous deux auront en commun une certaine vision sociale, voire politique, des choses, une certaine conception de l’ordre et de la hiérarchie des dangers. Weygand sera trois mois ministre de la Guerre, organisant les services d’armistice et cachant derrière son activité officielle une vaste entreprise de camouflage d’armes et de personnel. Après quoi, limogé sous l’influence de Pierre Laval, il part pour Alger comme délégué général en Afrique française et commandant en chef des forces affectées à la défense de l’Afrique.
Ce séjour proconsulaire donne à Weygand une dernière occasion de servir la France avec grande efficacité.
Il va faire tous ses efforts pour conserver nos départements et colonies sous la souveraineté française, en ayant cet objectif très simple mais bien difficile à atteindre : constituer une force militaire honorable, éviter une intervention directe de l’axe et s’opposer à des initiatives prématurées de l’Angleterre et de la France combattante, initiatives qui, suivies trop hâtivement alors que l’Amérique et la Russie n’étaient pas en guerre, provoqueraient à ses yeux une réaction militaire allemande brutale et définitive.
Malgré les difficultés de toutes sortes, mais grâce au terrain favorable, à la fidélité d’ensemble de l’Afrique française, il réussit finalement dans son entreprise à laquelle participe son fils Jacques : une armée de 120 000 hommes, pouvant être rapidement portée à 250 000, fut patiemment et secrètement reconstituée à l’automne 1941 par la ténacité de Weygand. Elle prépara l’un de nos plus précieux atouts pour la libération. Et votre confrère le maréchal Juin apporte son témoignage : « En Italie, je n’aurais pas pu me battre contre un adversaire encore en possession de tous ses moyens, si je n’avais eu à ma disposition la petite armée d’Afrique, cet outil de guerre incomparable que le général Weygand m’avait légué. »
Naturellement, les Allemands supportent mal cette action, surtout après l’intervention active de Weygand en mai 41, pour éviter la signature d’un protocole accordant à l’axe la libre disposition de Bizerte et des bases africaines. Il est rappelé par Pétain qui supprime son poste, le 18 novembre 41, sous la pression de Darlan et d’Otto Abetz.
Discipliné, il accepte le limogeage, exhorte tous les Africains à conserver leur loyalisme, recommande l’union autour du maréchal. Il ne peut retourner en Afrique, s’installe à Grasse, à Cannes, protégé puis surveillé par diverses polices avouées ou non. Il est sollicité par le commandement de nos forces en Afrique aux côtés des Américains dont l’intervention est proche. Il approuve la reprise de l’action militaire à cette occasion, mais sa ligne de conduite est tracée ; c’est en France qu’il restera, fermement décidé à seconder loyalement le maréchal. Aux plus jeunes, la tâche et la gloire de reprendre le combat avec l’armée d’Afrique ! « Pouvais-je prétendre à soixante-quinze ans valoir mieux que ces jeunes chefs ? »
Le 11 novembre 1942, Weygand est arrêté après les Allemands. Il connaîtra d’abord en Allemagne, où le rejoignit volontairement l’admirable épouse qui domina toujours les tristesses comme les gloires, puis en France après la libération, près de quatre ans d’internement. Ensuite ce fut l’instruction avec ses éprouvantes péripéties ; enfin, le non-lieu en mai 1948. Un long calvaire terminait cette période.
Le général Weygand laisse une grande œuvre littéraire. N’est-elle pas supérieure à la somme des œuvres de tous ceux, mis à part Cuvier, qui l’ont précédé ou même suivi dans ce trente-cinquième fauteuil ? Elle est essentiellement consacrée à l’armée. Tout d’abord Turenne, en 1929. L’auteur a soixante-deux ans : « Ce n’est pas sans hésitation qu’on se risque à mon âge à faire des débuts littéraires. » Il entre ainsi, modestement, sans bruit, comme un soldat de deuxième classe, dans l’armée des écrivains. Sa carrière s’y développera, brillante et rapide. Une vie de Foch, Le 11 novembre, Comment élever nos fils, Histoire de l’Armée française, puis, après la guerre, un ensemble monumental d’où émergent l’émouvant portrait du général Frère, et surtout les trois gros volumes de Mémoires de 14 à 45 : Idéal Vécu, Mirages et Réalités, Rappelé au service.
Dans ses écrits, Weygand met la vivacité de son esprit, la précision d’une pensée lucide et synthétique, l’ardeur de son tempérament. Sa langue est claire, simple, directe : on retrouve l’élégance précise du cadre noir de Saumur. Son discours est sobre, aucun embarras ne l’alourdit. Sans y penser, il fait un chef-d’œuvre. On évoque la célèbre boutade : « La qualité première d’un écrivain est de ne pas songer à écrire. »
L’Académie, unanime, l’accueille, en 1931, au fauteuil de Joffre. À l’occasion de sa réception Louis Gillet évoque « une paire d’yeux en balle de pistolet, ardents, noirs, actifs, perçants, méticuleux et une mâchoire brève et péremptoire comme gâchette ».
Aux questions qui lui sont alors posées sur l’avenir, il répond : « Trois ans et demi d’activité militaire, puis des projets de Mémoires et d’histoire militaire de la troisième République. Je ne veux toute de même pas mourir avant soixante-quinze ans. » Là comme ailleurs, il ne se dérobera pas.
Il me semble, après m’être efforcé de comprendre la vie et l’œuvre du général Weygand, que l’une de ses caractéristiques est la rectitude. C’est le long d’un axe rectiligne que se développe son existence : on peut prévoir ses réactions, ses attitudes ultérieures à partir de celles qui, à l’adolescence, orientèrent son être. À vingt ans, son idéal, son tempérament, sa vie étaient déjà tracés. À partir de là, c’est une ligne droite suivie avec une fidélité et une ténacité exemplaires : c’est une ligne droite associée à une parfaite rectitude. Les deux termes ne sont pas identiques : la rectitude peut fort bien se manifester chez ceux dont la ligne de vie est plus sinueuse, plus imprévisible. La rectitude est une attitude d’esprit qui correspond à un accord avec la conscience ; elle oriente les actions et les pensées, mais pas toujours dans le sens d’une ligne droite. La ligne droite est plus restrictive, elle implique le plus souvent, et à coup sûr chez Weygand, une parfaite rectitude d’esprit, mais surtout une forme de tempérament particulière dans laquelle une grandeur morale est associée à une certaine rigidité de caractère.
C’est ainsi qu’agit Weygand lorsqu’en 1920 il partit pour la Pologne, chargé d’une mission pleine d’embûches.
C’est ainsi que, vingt ans plus tard, il accepta la charge écrasante et quasi sans espoir qui lui fut proposée : « Si je n’avais pris le commandement, je l’aurais regretté jusqu’à mon dernier souffle. »
Son attitude en Afrique, entre 1940 et novembre 1941, le montre tout à fait conforme à ce que l’on peut prévoir.
Il a même, par obéissance de principe, accepté de se rendre d’Alger à Vichy le 11 novembre 1941. Pouvait-il ignorer le sort qui l’attendait et la décision qui lui interdirait tout retour en Afrique ? Un an plus tard, d’ailleurs, en novembre 1942, commençait pour lui l’expérience de deux emprisonnements successifs.
On peut s’interroger sur les motifs de cette constance dans la fidélité au maréchal Pétain, même après le 18 novembre 1941, même au cours de l’été 42, alors qu’il savait, sans ambiguïté possible, l’intervention américaine très proche, alors qu’il était exactement informé des offres faites par le président Roosevelt. Et surtout, la liberté dont jouissait le gouvernement de Vichy s’amenuisait progressivement, le contrôle ennemi s’exerçait de plus en plus impératif ; les réactions du chef de l’État devenaient de moins en moins vives. Weygand ne l’ignorait pas, Mais il reste loyal envers son chef et donne ses raisons : « Je ne suis pas l’homme des menées souterraines. Je persiste à penser qu’il n’est pas de chef de gouvernement qui ne soit heureux d’être servi avec ce loyalisme et cette absence de visées personnelles. » Et il ajoute cette phrase révélatrice : « Si mon lecteur me trouve trop simple, il faut bien qu’il me prenne tel que je suis. »
Pour Weygand, la vérité intérieure, celle qui correspond à la découverte d’une éthique, a été acquise une fois pour toutes dans ses principes de base et dans sa forme appliquée, Ainsi la découverte religieuse fut définitive chez Weygand. Il pénétra dans cette belle et immense demeure de la doctrine catholique et le fit sans retour. Il ne semble pas que cette acceptation ait été jamais remise en question, que le moindre doute en ait à certaines époques troublé la sérénité. À chaque moment grave de son existence, il est aidé par la prière. Dans cette communication intérieure, il trouve non seulement des ressources pour affermir ses vertus morales, sa force, sa fidélité, sa droiture, son courage et leur permettre de s’épanouir, mais sans doute aussi des éléments pour définir la décision à prendre dans l’immédiat et pour permettre de s’engager. Le choix final n’est certainement pas sans interférence avec l’orientation morale et la foi en la poursuite de ses exigences. Ainsi sa conscience est en paix, il peut suivre son étoile.
Aucun orgueil, aucune vanité personnelle dans cette position conforme au Sermon sur la Montagne, aux Béatitudes ; son intransigeance et sa fierté s’appliquaient aux valeurs, à ses yeux sacrées, qu’il avait mission d’incarner ou de défendre.
Pour ceux qui ont, au cours de leur existence, acquis l’enrichissement d’une expérience religieuse — et Weygand est du nombre, — cette attitude humble d’obéissance et de Foi n’exclut pas la force dans l’action. Bien au contraire : « Je peux tout en celui qui me fortifie. » La détermination, parfois redoutable, correspond alors à une orientation rigide que, par ténacité, par respect de la parole donnée, par affirmation de sa propre volonté, l’on est amené à suivre longtemps. En un sens, on est heureux : on a prié, écouté, accepté ; la voie est tracée, on avance malgré les obstacles, malgré les orages qui grondent à droite ou à gauche, proches ou lointains, on cherche à passer quand même, sans être trop attentif aux signes extérieurs qui seraient susceptibles de faire modifier la voie prévue. On hésitera longtemps avant de la quitter, avant de changer de cap. Une telle conduite est belle, elle comporte beaucoup de grandeur, de noblesse, elle inspire la confiance en celui qui la poursuit, fort et sûr, d’autant plus sûr que le choix primitif est défini par une intelligence plus vaste, plus largement ouverte, capable d’ajuster les coefficients logiques et psychologiques, immédiats et prophétiques.
De tels hommes droits, fidèles, à la vie rectiligne, sont de beaux et bons exemples en vérité, faciles à comprendre et à aimer par l’âme populaire. L’Église les affectionne et les met volontiers sur ses autels.
D’autres sont moins prévisibles. Leurs orientations successives réservent des surprises. Leur vie n’est pas rectiligne. C’est une courbe souple, sinueuse. Ils éprouvent des doutes, s’interrogent. La remise en question d’options importantes n’est pas exclue, elle peut même faire partie intégrante de leur préoccupation spirituelle. Néanmoins leur rectitude peut être aussi profonde : on la découvre plus difficilement, car ils présentent parfois l’apparence d’être changeants, sans solidité. On n’apprend à les reconnaître que bien plus tard. Pourtant parmi eux se trouvent des sommets de l’humanité.
Si le doute n’est pas toujours salutaire, il peut l’être. Weygand l’admettait partiellement, mais l’excluait pour certaines options fondamentales. Il l’exprime dans l’avant-propos de la vie du général Frère : « À notre époque où tout est remis en question, principes de vie, ligne de conduite, où les mots Servir, Honneur, Discipline ont perdu leur valeur, il faut rendre à une jeunesse tourmentée, insatisfaite, trop souvent sceptique par crainte d’être trompée, des raisons de croire, d’admirer et d’aimer. »
Comment les scientifiques réagissent-ils devant cette attitude ? Car la leur est nécessairement, professionnellement, une permanente remise en question de tout ce qui peut tomber dans le champ de leur investigation, sans exception. En physique, les quanta, la relativité, la mécanique ondulatoire, l’électron positif, les anti-particules, la non-conservation de la parité, sont issus de profondes réflexions critiques sur les dogmes ou les enseignements du moment qu’ils ont finalement contredits. Il en est de même pour les autres branches de la connaissance. Comme le pôle scientifique exerce une action de plus en plus puissante, cette orientation va s’étendre à tous les secteurs que peut appréhender l’une des disciplines ; elle ira même au-delà, pénétrera dans les régions où se font sentir les interférences entre ce qui est de la science et ce qui lui échappe : ces régions s’ouvrent vers la cosmologie, l’évolution l’anthropologie, la biologie, la génétique en particulier. L’intérêt suscité par le Concile qui vient de s’achever n’est pas sans lien avec ces interférences.
Or les scientifiques savent, l’ayant expérimenté dans le domaine de leur spécialité, tout ce que représente une remise en question. Il leur faut, pour la réussir, développer, longuement en eux des qualités de travail, de ténacité courageuse, d’humilité devant la réalité, de précision, faire preuve d’une honnêteté scrupuleuse et d’une imagination créatrice. Le progrès n’est possible que dans l’épanouissement de ces vertus, éternelles semble-t-il : l’attitude critique de la science ne risque pas de les détruire ; tout au plus prendront-elles un visage un peu différent — mais également noble.
Il n’empêche que dans notre, réflexion sur nous-mêmes, sur l’humanité, sur les grands problèmes de la communication affective entre les êtres, de la vie, de la mort, de l’au-delà, les acquisitions, voire les orientations de la science, ne nous laissent pas indifférents. Si elles n’imposent pas nos options, elles nous incitent à les considérer dans une optique toujours renouvelée ; nous y percevons une source continue d’enrichissement intérieur.
Ainsi nous n’avons pas de raisons de désespérer de notre époque où la remise en question est devenue fondamentale, même si une prolifération quelque peu anarchique et excessive d’incitations corrosives tend à semer un trouble dans les esprits les moins profonds, même si l’anxiété pousse comme un champignon douteux sur l’arbre de notre civilisation gavée, même si parfois nous trotte dans la tête le refrain de Guy Béart : « Je crois, je crois, je ne sais plus au juste en quoi. »
Messieurs, la pensée de Napoléon que citait Weygand : « La guerre, fille d’un dieu et d’une mortelle, contient une partie matérielle et une partie divine » ne s’applique pas uniquement aux combats. Je la découvrais plus universelle ces derniers mois en suivant le cours de la vie de mon prédécesseur. Le contraste entre l’existence, les préoccupations, la pensée de ce magnifique soldat et celles des grands savants que je côtoie semble total. Ce contraste représente la modulation de la part matérielle, humaine. Il n’est pas superficiel, à coup sûr, il correspond aux formes successives de nos activités terrestres mais il n’est pas essentiel. La part divine relie tout au long du déroulement de siècles les grands caractères. Ils se comprennent, s’estiment, s’aiment à travers une continuité des valeurs les plus élevées, même si Dieu, dans sa permanence, prend des visages différents pour des humanités différentes. Ainsi Weygand, qui à toujours suivi les offices de l’Église, lisait-il dans son missel le chant du Sanctus où le Deus Sabaoth se traduisait par Dieu des Armées. Aujourd’hui, c’est par Dieu de l’Univers que l’Église, reprenant une autre interprétation très ancienne, traduit le mystérieux Sabaoth. Opposition apparente : nous discernons clairement le fil de la continuité, qui a fait passer les esprits, en un demi-siècle, du Maître des forces armées au Maître des forces du monde tout entier, et nous saluons en Weygand un des moments de cet équilibre dynamique. Les chefs des armées doivent-ils être surpris de cette mutation, de cet abandon du sabre par le goupillon, de cette glorification de l’univers aux dépens des anciennes armées tant célestes que terrestres ? Ils auraient bien tort, car c’est aux astro-physiciens qu’ils demandent les secrets des énergies thermonucléaires dont les étoiles nous livrent les évolutions... et dont ils rêvent.
Cette part divine qui, à travers les temps et les options différentes ou opposées, rassemble ce chef d’armée loyal et les familiers de l’atome, n’est-ce pas elle qui définit l’immortalité de votre compagnie ?
Tandis que je découvrais dans ses écrits, dans ses Mémoires, dans les souvenirs de ses amis, de ses proches, l’existence exemplaire de mon prédécesseur, un nouveau maillon de la chaîne immortelle se forgeait progressivement et se soudait au maillon précédent. Pour pénétrer dans l’univers d’aujourd’hui, il est essentiel de ne pas briser avec le passé ; c’est en prêtant attention à ses leçons que l’on peut acquérir un potentiel suffisant pour aimer et animer le monde présent, et pour apporter au développement d’une humanité en évolution de nouveaux éléments de culture et de sagesse.