Discours de réception de Marcel Brion

Le 10 décembre 1964

Marcel BRION

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Marcel BRION, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Jean-Louis VAUDOYER, y est venu prendre séance le jeudi 10 décembre 1964 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Les sentiments que j’éprouve en ce moment où, accueilli par vous, élu par vous, je prends place dans votre compagnie, sont ceux qui doivent émouvoir tout homme auquel est fait le grand honneur que vous m’accordez aujourd’hui : la fierté d’accéder à un titre auquel tout écrivain français, secrètement ou ostensiblement, aspire ; la timidité qui s’attache, inévitablement, à la concession d’une dignité dont on souhaiterait ne pas se savoir trop indigne. La tristesse, pourtant, presque toujours portée dans l’ombre de toute joie, nous endeuille aujourd’hui, puisque, lorsque le disciple succède au maître disparu, c’est à cette tragique loi de la destinée, qui veut que la mort laisse une place vacante au milieu de vous avant que le nouveau venu puisse l’occuper, que nous obéissons ; l’éloge de l’académicien qui vous a quittés doit, traditionnellement, précéder la bienvenue que vous allez souhaiter, Messieurs, à ce nouveau venu qui, plus que quiconque, regrette que le beau visage de Jean-Louis Vaudoyer ne soit pas au milieu de vous pour lui sourire et pour l’encourager.

Intimidé devant les vivants, ce nouveau venu se réconforte de se sentir accompagné et encouragé par les ombres amicales de ceux qui furent ses maîtres et ses amis, et qui l’ont précédé sur ce que l’on appelle ce fauteuil ; les plus proches et les plus aimés, Jean-Louis Vaudoyer et Edmond Jaloux. Mais tous ces sentiments que vous avez connus vous aussi, Messieurs, en ce jour de gloire et, un peu, d’angoisse, sont dominés par celui que Swinburne avait appelé « le noble plaisir de louer ». Jean-Louis Vaudoyer citait souvent cette phrase, qui comptait parmi les règles de vie auxquelles il était resté constamment fidèle et, si nous embrassons d’un regard cette partie de son œuvre dans laquelle il se montre historien de l’art, mémorialiste, et non pas critique mais commentateur des œuvres littéraires, voyageur amoureux de terres lointaines ou proches, gourmand de villes et de paysages, nous voyons s’épanouir à chaque page, chaleureusement, généreusement, ce « noble plaisir de louer » dont il nous a donné l’exemple.

L’honneur de succéder à Jean-Louis Vaudoyer dans votre compagnie, me vaut donc aujourd’hui l’occasion, la très douce et très émouvante « obligation », d’éprouver cette seule joie capable de dominer le chagrin de son absence : le plaisir de louer l’absent. Cette louange ne m’embarrasse qu’en raison des trop nombreux motifs que nous avons d’honorer en lui l’homme et l’écrivain, et je ne peux oublier un mot terrible qui devrait faire tomber la plume de la main imprudente du critique ou du mémorialiste ; un mot de Jean-Auguste-Dominique Ingres qui disait : « La tiède louange d’un chef-d’œuvre est une insulte. »

Je voudrais, Messieurs, posséder aujourd’hui pour louer Jean-Louis Vaudoyer une éloquence qui fût au niveau de l’admiration et de l’affection que je lui portais depuis longtemps, puisque, depuis le jour où mon adolescence découvrit ses poèmes et ses premières proses, ses livres jalonnent ce « chemin de notre vie » où les belles rencontres laissent des traces ineffaçables. Et dans la reconnaissance que je vous dois et que je vous exprime aujourd’hui, c’est la gratitude pour m’avoir permis de prononcer cet éloge, qui vous est le plus profondément et le plus sincèrement offerte.

Il ne me semble pas que le « noble plaisir de louer » soit aussi généralement connu et célébré qu’il devrait l’être ; aussi nous touche-t-il davantage quand nous le rencontrons dans les livres de Jean-Louis Vaudoyer. À lire et à écouter tant d’autres, ne croirait-on pas qu’ils n’ont jamais connu ce plaisir ou que peut-être, apportant à leur activité critique une sorte de morose austérité, ils se le sont interdit, par scrupule de juges intègres et infaillibles — naturellement —, plus encore que pour refuser aux écrivains sur lesquels ils prononcent leur verdict, le doux plaisir d’être loué. La joie de connaître, le bonheur d’admirer, la chance que l’on a, lorsqu’on tient une plume, de pouvoir inviter ceux qui vous lisent à partager votre bonheur et votre admiration, me paraissent être la chose du monde la plus mal partagée. Peut-être aussi, existe-t-il, à côté du « noble plaisir de louer », la délectation amère du dénigrement, la volupté de jeter de l’ombre sur ce qui brille, l’illusion de grandir sa médiocrité en rapetissant ce qui vous dépasse, la peur que le succès d’autrui n’entame de quelques miettes le gâteau du succès que l’on veut déguster tout seul.

Peut-être les plaisirs de l’envie, de la jalousie, du déni de justice, de la raillerie et de l’insulte ont-ils plus de saveur que le « noble plaisir de louer », puisque ceux qui ont le privilège de connaître celui-ci, et d’en jouir, se comptent beaucoup moins nombreux, me semble-t-il, que les professionnels du dédain et les gourmets de ce que le langage appelle si joliment l’éreintement. La volonté d’être célèbres et d’être célèbres seuls a privé bien des hommes de talent et de valeur de cette magnifique et exaltante joie que Jean-Louis Vaudoyer éprouvait et savait si bien faire partager, en lisant un poème, en contemplant un tableau, en savourant une fin d’après-midi sous un ciel exquis. Mais Vaudoyer était de ces bienheureux qui savent faire de l’éloge quelque chose d’aussi beau et d’aussi parfait que ce qu’ils ont admiré. Et c’est pour cela que tout ce qu’il a admiré vit et palpite encore dans ses livres, qu’il nous restitue la chaude voix d’un ami, le geste sublime d’une danseuse, le moelleux éclat d’une peinture, la béatitude d’une heure « solaire » qui ne sera jamais répétée, mais dont nous, lecteurs, nous retrouverons dans le livre l’impérissable rayonnement.

J’ai eu la chance de rencontrer dans ma vie quelques-uns de ces hommes qu’enrichissaient spirituellement la volonté d’admirer et la joie de faire admirer : Jean-Louis Vaudoyer, Edmond Jaloux, qui s’assirent dans ce fauteuil auquel vous avez eu la bonté de m’appeler, et Charles du Bos qui, malheureusement, n’a jamais appartenu à votre compagnie. Dans toutes les manifestations de leur activité intellectuelle et de leur affectivité, ils se distinguaient par le sens très exact qu’ils avaient de l’authentique grandeur et par une généreuse disponibilité à recevoir et à accepter tout ce qui pouvait apporter un aliment vivifiant à cette joie de connaître et d’aimer. C’était des hommes « larges », des hommes « ouverts », qui ne se faisaient pas une vertu des refus qui, chez tant d’autres, trahissent le manque de curiosité, la paresse d’apprendre, l’indifférence à la beauté et une systématique suspicion à l’égard de ce qui est inhabituel, étrange et lointain.

Je sais bien que, à l’époque où nous vivons, plus encore qu’à celle où la génération de Jean-Louis Vaudoyer connut une « douceur de vivre » qui ne paraît plus guère possible après deux guerres mondiales, on est poussé à se sentir coupable de ne pas être uniquement un spécialiste : on ne pardonne pas volontiers à un homme de s’échapper d’entre les barrières étroites où il est si commode de l’enfermer et dont s’accommodent si confortablement ceux que n’inspirent pas les grands désirs qui rendaient Jean-Louis Vaudoyer si cher et si séduisant. Ses curiosités étaient nombreuses, multiples et diverses, et il n’eût pas accepté, si on avait prétendu les lui imposer, les limites que l’on inflige, arbitrairement, au nom d’un classement sévère des goûts, des aptitudes et des talents. Il est si facile, pour le bon ordre des classifications, d’attacher à un nom une étiquette où s’inscrit la mention de sa spécialité.

J’ai rencontré quelquefois des personnes qui, lorsque je leur exprimais mon admiration pour Jean-Louis Vaudoyer, manifestaient un certain étonnement, quelque inquiétude, et, pourquoi pas, quelque soupçon, de ce qu’il eût été, dans son œuvre littéraire, poète, romancier, mémorialiste, historien de l’art, et que, par surcroît, on lui eût confié la direction du musée Carnavalet et l’administration générale de la Comédie-Française. Etonnement, inquiétude, soupçon inspirés par cette pensée : comment aurait-il été possible qu’il eût bien fait tout cela parce qu’enfin, si un écrivain peut, à la rigueur, écrire des vers et des romans, l’histoire de l’art, la conservation des musées, le théâtre, tout cela doit être réservé aux seuls spécialistes, c’est-à-dire aux seuls experts d’un seul genre de connaissance et d’activité.

Je ne méconnais point que l’extrême complexité des savoirs — je ne dis pas des sciences, afin qu’il n’y ait aucun malentendu... — exige aujourd’hui, probablement, une spécialisation poussée à l’extrême, et je dirai même : à l’absurde, mais je juge légitime et beau, et admirable en un certain sens, que certains hommes, refusant les limitations abusives, s’échappent des compartiments où il est si avantageux, pour les autres, de les emprisonner. Jugeons l’éclectisme de Jean-Louis Vaudoyer, la diversité de ses savoirs et de ses talents à leurs fruits, et voyons ensemble, je vous prie, tout ce que, dans le domaine autre que le domaine proprement littéraire, la culture française lui doit.

Dirai-je que ce poète, ce romancier, fut aussi un historien de l’art ? Non pas : il semble, en effet, que cette vocation de l’art fut celle qui le saisit le plus tôt et qu’elle devait tout naturellement l’entraîner à écrire sur l’art. Ce furent d’abord, je le sais bien, des poèmes, ce que beaucoup jugeraient être une manière frivole d’apprécier la peinture. Je me demande si les frappantes synthèses de Baudelaire dans les Phares ne valent pas ses analyses de l’Art romantique et les comptes rendus des Salons officiels :

Goya, cauchemar plein de choses inconnues...

A-t-on fait grief à Baudelaire de ces vers pour lui contester une juste et exacte compétence en matière d’art ? Quant à moi, je suis reconnaissant à Jean-Louis Vaudoyer d’avoir canonisé en vers le maître d’Aix et célébré Saint Cézanne, en des vers charmants :

Il peine et peint. Ce qu’il veut faire est bien plus beau
Que ce qu’il fait. Son dur labeur est sa prière.
Saint Cézanne ! Patron des esprits tourmentés,
Je voudrais
vous bâtir près de Sainte Victoire
Un autel sobre et fier où l’on verrait sculpté
Un laurier décimé, l’enfant de votre gloire !

 

Mais, s’il a chanté dans maint poème la peinture et les peintres, Jean-Louis Vaudoyer, ne l’oublions pas, a fait, en prose et avec une parfaite connaissance des problèmes esthétiques et techniques, œuvre d’historien de l’art dans de nombreux ouvrages où il se montre l’égal, au moins, des spécialistes patentés, sur Watteau, sur Piero della Francesca, sur Manet, sur Renoir, sur Botticelli, et de grands livres d’ensemble sur la peinture provençale, la peinture vénitienne ; et que d’essais à propos d’une exposition de paysagistes anglais, d’un musée de Hollande ou de Scandinavie...

La technicité, comme on dit, ne faisait pas défaut, non plus, à cet amoureux de l’art qui, tout jeune et hésitant encore en face des chemins qui le tentaient, choisit, d’entre toutes les écoles, l’école du Louvre puisqu’elle le rapprochait de l’art que ce descendant d’une longue lignée d’artistes préférait à toutes les sciences. Ainsi fut-il amené, en même temps qu’à l’histoire de l’art proprement dite, à la conservation des musées.

Les pages si tendrement émouvantes qu’il a consacrées à Raymond Kœchlin et à Louis Hetman prouvent à quel point fut exaltante l’initiation qu’il reçut d’eux, lorsqu’il participa, des premiers, à la création des Arts Décoratifs. Le temps qu’il passa rue de Rivoli développa et affina encore davantage chez lui cet amour de l’objet d’art que ses parents lui avaient transmis et ce sens exquis de la qualité que l’on éprouve par l’œil, par le bout des doigts ou par la paume, quand on veut connaître réellement cet objet d’art ; je veux dire : l’identifier à soi, s’identifier à lui, et non pas seulement l’identifier quant à son époque, quant à son origine, quant à son auteur.

Jean-Louis Vaudoyer avait acquis rue de Rivoli ces connaissances en muséographie — on disait alors, plus simplement, disposition d’un musée —, qui complètent si heureusement le savoir historique, technique, et le goût, et qui le portèrent plus tard à la conservation de ce musée Carnavalet où, naturellement, ce Parisien de vieille souche, épris de sa capitale, et la connaissant comme un villageois connaît son hameau, fit merveille. Pour tous ceux qui eurent, dans l’hôtel de Sévigné, la joie de collaborer avec lui, je sais, parce que plusieurs me l’ont dit, quel enrichissement et quelle satisfaction leur apporta ce travail en commun. Qu’il fût admiré et aimé de ses adjoints et de ses assistants n’est pas surprenant, car la séduction d’un tel homme était irrésistible, et sa délicatesse de cœur, son tact exquis, sa gentillesse — lorsqu’on emploie à propos de lui ce mot, il faut lui donner son sens le plus fort — lui attiraient un attachement et une affection qui se perpétuèrent longtemps après qu’il eût quitté le musée et qui dure encore — combien de témoignages j’en ai reçu ! —depuis qu’il n’est plus parmi nous.

Et combien d’expositions il a organisées, auxquelles il s’est donné corps et âme, aux Arts Décoratifs, à Carnavalet, à l’Orangerie, au Jeu de Paume, sur les peintres qu’il aimait, Joseph Vernet, Corot, Chassériau, Delacroix, ses chers Provençaux, de Nicolas Froment à Cézanne sans oublier Gustave Ricard, Raspal, Guigou... et ses chers Italiens aussi, qui. si attaché qu’il eût été à Vermeer et à Constable — pour ne rien dire des Français —, restèrent pour lui les artistes par excellence, de même que l’Italie était pour lui par excellence la terre des arts. Nous parlerons tout à l’heure de l’Italie mais, avant de renoncer à examiner les multiples activités que j’appellerais « extérieures » de Jean-Louis Vaudoyer, j’estime qu’il serait injuste de ne pas estimer à sa véritable valeur les fonctions qu’il remplit à la Comédie-Française.

Fonctions toujours difficiles, mais qu’accrurent de responsabilités presque tragiques, le moment et les circonstances. Le caractère le plus droit et le plus fier, la conscience la plus scrupuleuse, l’attachement le plus entier à toutes les valeurs intellectuelles, morales et matérielles du pays, le sentiment de ce qu’exigeait la dignité française en même temps que l’obligation de maintenir au plus haut niveau de qualité la tradition d’excellence de la Maison de Molière, méritent à ce que Jean-Louis Vaudoyer accomplit dans cette glorieuse Maison, à toutes les heures, si dures fussent-elles pour lui et pour tous, le respect le plus ému. N’oublions pas enfin que nous lui devons, entre autres créations ou reprises de chefs-d’œuvre, l’entrée à la Comédie-Française du Soulier de Satin, de Paul Claudel, et de la Reine morte de Henry de Montherlant. Qu’il ait donc bien mérité de la Maison de Molière comme du musée Carnavalet, du théâtre comme de la conservation des œuvres d’art, qui oserait le contester ?

Vaudoyer aimait le théâtre et il a écrit pour le théâtre des œuvres moins connues que ses romans et ses poèmes ; la Nuit persane, le Couvent sur l’Eau, Promenades dans Rome, et ce livret du Spectre de la Rose, inoubliable triomphe des Ballets russes d’abord, puis, et pour toujours, dirons-nous, grand classique de la chorégraphie.

Le scrupule que Jean-Louis Vaudoyer apportait à l’accomplissement de ce que j’appelle ses « activités extérieures » était si grand que, pendant le temps qu’il passa au musée Carnavalet et à la Comédie-Française, il s’interdit tout travail qui aurait pu le distraire du dévouement qu’il y dépensait. Plus de poèmes, plus de romans, ont qu’il était conservateur de musée ou administrateur de théâtre : non qu’il jugeât ces occupations incompatibles, mais parce qu’il possédait au plus haut degré ce sentiment du don de soi à que l’on fait.

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Combien de poèmes et de romans avons-nous perdus en gagnant, en compensation, tant de belles expositions et de beaux spectacles ! Un poète est toujours un poète-né, mais Vaudoyer était également un romancier-né. Un écrivain affine et fortifie son « métier », mais avant tout métier il y a le don, et ce don de romancier, dès l’Amour masqué, vieux de plus d’un demi-siècle aujourd’hui mais qui n’a pas vieilli, depuis la Bien-Aimée, de 1909, et la Maîtresse et l’Amie en 1912, les romans et les nouvelles se succédèrent. Œuvres de romancier-poète, inventions d’un psychologue qui faisait la part égale au rêve et à la réalité, romans romanesques où la souffrance et l’amour, le désir et l’abandon s’entretissent en une chatoyante tapisserie de formes et de couleurs exquises.

C’est cela, me semble-t-il, qui donne aux romans de Jean-Louis Vaudoyer une tonalité presque unique parmi les œuvres des romanciers de sa génération. Associer, comme il l’a fait, l’émotion et la fantaisie, l’imagination et l’expérience de la vie, la psychologie et cette transformation de l’être inventé en un personnage qui est lui-même, objectivement vu et décrit, et vous-même, rares sont les écrivains de cette première moitié du XXe siècle qui ont su le faire avec autant de joie, autant de bonheur et autant d’art. Qu’il y décrive, comme il l’a dit, « la plus pathétique poursuite du bonheur », prouve à quel point il se mettait tout entier lui-même jusque dans les livres que l’on pourrait croire les plus détachés de lui. Jamais le détachement, apparent ou réel, ne se dessèche dans l’aridité du « gratuit ». Il a aimé ses personnages, si tragiques ou si cocasses que soient les aventures dans lesquelles il les entraîne, et c’est à cela, aussi, que se reconnaît le romancier authentique, le romancier qui sait également observer et rêver, composer et se souvenir.

Cette palpitation que nous éprouvons dans ses récits, à laquelle notre sympathie répond et s’unit, habite chacun des êtres qu’il a créés, parce qu’aucun d’entre eux, que ce soit un visage d’homme ou un visage de femme, à aucun moment ne lui a été étranger. Il n’aurait pas approuvé, et je pense qu’il n’aurait même pas compris, la distanciation dont de jeunes auteurs aujourd’hui se font une discipline qui peut même aller jusqu’à l’ascèse.

Ces méthodes de renouvellement, très intéressantes et nécessaires, auxquelles nous n’avons pas le droit de refuser notre attention et notre sympathie et très souvent même notre adhésion, ne lui paraissaient ni utiles ni souhaitables, car elles ne correspondaient pas à son être profond. Inscrits dans la plus pure tradition française, les romans de Jean-Louis Vaudoyer relevaient, comme sa poésie, d’une éthique et d’une esthétique qui sont hors du temps, mais qui, du fait de leur intemporalité même, gardent une vivacité et une fraîcheur que perdent assez vite les œuvres trop voulues, trop intellectuellement construites. La spontanéité qui est un des charmes les plus exquis de ses œuvres d’imagination, comme de ses poèmes, c’était celle que nous aimions dans ses gestes, dans sa voix, et, pour cette raison, chaque fois que nous pensons à lui, chaque fois que nous le lisons, il nous est impossible de séparer l’homme de l’écrivain.

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Si nous voulons imaginer ce que représenta et signifia l’Italie pour cet adolescent, ivre d’art et de poésie, qui s’élançait, le cœur battant, vers cette terre des merveilles, retenons la confidence qu’il nous fit, un jour, au sujet de ses escarpins vénitiens. Pour son premier séjour à Venise, nous disait-il, il n’avait emporté que des escarpins, une paire d’escarpins jaunes, une paire d’escarpins noirs, pensant que, décemment, on ne devait pas se promener à Venise autrement qu’en escarpins, toute chaussure vulgaire étant indigne de fouler les dalles en marbre du Carso dont les rues sont pavées.

Ne souriez pas, Messieurs, de cette note de dandysme qui est un trait caractéristique de Jean-Louis Vaudoyer et que nous aurions tort de méconnaître. Il y a autour de l’idée de dandysme un malentendu assez commun qu’il est nécessaire de dissiper. L’homme parfaitement habillé, selon la définition de Brummel lui-même, est celui dont la mise est si discrètement harmonieuse qu’aucun détail ne doit en être remarqué. Etendons cela, du plan vestimentaire, où il est d’importance certes, jusqu’au domaine des idées et des sentiments, et nous obtenons du dandy, c’est-à-dire de l’homme vraiment élégant, une image fort différente de la caricature que l’on en fait d’ordinaire.

À l’origine du dandysme, en effet, nous décelons le sentiment du respect : le respect de soi, mais aussi le respect des autres ; le désir de ne pas être remarqué ou, retenons cette nuance, de n’être remarqué que des hommes capables de distinguer une excellence secrète et cachée là où ils la rencontrent et, dans une certaine mesure, de se retrouver entre initiés. Le snobisme, qu’il est si facile de railler, n’est qu’une autre manière de se reconnaître entre soi, par l’emploi de certains mots, de certains noms, l’aveu de certains goûts, comme les premiers chrétiens, par exemple, se reconnaissaient d’entre les païens en dessinant un poisson ou une croix sur un mur.

Les escarpins vénitiens de Jean-Louis Vaudoyer sont donc le signe, et je dirais même volontiers le symbole, de l’attitude d’esprit et de cœur avec laquelle il aborda l’Italie et, dans un sens plus large, aborda également les autres pays et les époques qu’il aima. Il apportait à la découverte des paysages, des villes, des œuvres d’art, ce chaleureux élan dans lequel se mariaient, chacun à sa place mais parfaitement orchestrés ensemble, les sens, le sentiment, l’intelligence.

Ne soyez pas surpris de ce que je fais passer les sens d’abord ; c’est une manière d’éprouvèrent qui donne au contact avec les choses un caractère d’authenticité et d’immédiateté très salutaire. L’affectif et l’intellect informent, mais déforment aussi, alors que les sens préparent cette relation intime avec les objets, où leur véritable nature s’avoue et s’offre à notre propre nature. L’homme qui veut connaître l’Italie — et je dis l’Italie parce que ce pays compte plus qu’aucun autre pour Jean-Louis Vaudoyer, mais il en va de même pour tout autre pays... —, l’homme qui veut connaître l’Italie, dis-je, doit aller à elle dans le pur élan de son désir, avec la ferme volonté d’éprouver, de tous ses sens, et en oubliant, autant qu’il est possible, tout le savoir livresque qu’il risquerait d’y apporter.

Je ne me contenterai pas, présentant l’auteur d’Italiennes comme le meilleur exemple de la manière dont il faut aller en Italie, de le donner pour guide et pour maître aux voyageurs qui voudront le suivre à la trace ; je veux aller plus loin, et plus haut, et souligner, dans cette manière même de connaître et d’aimer l’Italie, le principe essentiel d’un art de connaître et d’aimer qui est, avant tout et par-dessus tout, un art de vivre.

Cet art de vivre, dans une heureuse harmonie où les sens, le cœur et l’esprit, chacun porté à sa plus fine pointe, s’unissent et se fondent comme les trois instruments d’un trio de Beethoven, fut, il me semble, le privilège d’une génération d’écrivains qui le pratiqua avec beaucoup de science et de goût, en un temps que l’on appela la belle époque ». Cet art qui, à certains, parut anachronique, affecté, « littéraire » même, alors qu’il était, au contraire, tout à fait sincère et naturel chez ceux qui le pratiquaient, conserve l’empreinte de ce que l’hédonisme avait été à tous les moments où une civilisation, parvenue au suprême raffinement, élabore encore de nouvelles formes plus subtiles de ce raffinement.

Il apparaît alors que cet amour que l’on porte à l’univers et à tout ce qu’il contient entraîne l’aspiration à jouir, avec une plénitude qui paraît même, parfois, presque désespérée, de cette beauté du monde que l’on adore d’autant plus qu’elle paraît plus précaire, plus menacée. Cette joie déchirante que l’on aperçoit dans certains tableaux de Watteau comme dans certaines pages de Mozart, c’est cette sorte de souffrance enchantée qui se glisse au plus haut de notre enchantement même, quand la pensée nous vient que cette phrase musicale va s’achever et ne se répétera jamais, que pour le soleil qui se couche derrière les arbres de Saint-Cloud ou de Marly, il n’y aura pas d’aube demain.

Cet hédonisme douloureux — les mots ne se contrarient pas puisqu’au fond même de l’hédonisme existe le pressentiment, sinon le sentiment lui-même, du déclin, de la fin — se généralise, en tant que phénomène psychologique, social, esthétique, à toutes les époques de transition, à tous ces moments-charnières où, dans le crépuscule d’un siècle, se prépare l’avènement du siècle suivant. Et c’est pour cela que les grands jouisseurs sont toujours des mélancoliques parce qu’ils s’efforcent d’étreindre et de retenir, jusqu’au désir insensé de la rendre éternelle, toute la beauté périssable, implacablement condamnée à se faner et à disparaître.

Ainsi les poètes ont-ils pleuré la fuite du temps et le crépuscule des splendeurs de ce monde, mais les plus forts d’entre eux se sont fait une philosophie de l’existence où l’intensité est substituée à la durée, et où la solution la plus sage et la plus heureuse au problème de l’impermanence, s’accomplit dans une joyeuse appropriation de toutes les beautés et de toutes les joies que la vie est capable de nous donner. Ainsi l’homme qui souhaite connaître pleinement l’Italie — et vous voyez que, par ce bref détour dans la philosophie générale, je reviens vite à l’écrivain dont nous célébrons la mémoire aujourd’hui et au pays qu’il aimait... —, cet homme doit vivre le pays lui-même et ne pas se contenter de visiter, en touriste, ses églises, ses musées, ses sites célèbres.

Jean-Louis Vaudoyer a vécu l’Italie et c’est pour cela qu’il a écrit sur elle tant de pages admirables, chatoyantes, profondes, pittoresques, où l’on voit bien que tout ce qui méritait d’être regardé, savouré, dégusté pour ce qu’il a d’unique et d’exquis, un tableau, une femme, un coucher de soleil, un vin, a joué son rôle dans cette symphonie des sens, que l’on ne peut composer et exécuter que si l’on est soi-même un artiste complet et parfait.

Jean-Louis Vaudoyer a eu la sagesse et le talent de donner à tous ses sens leur juste plaisir, ce qui, loin d’être vulgaire, est très noble et très beau. Sans doute cet élève de l’école du Louvre, ce conservateur de musées qui vivait avec les tableaux et se faisait raconter par eux tous leurs secrets, fut-il avant tout un visuel. Mais, rappelez-vous, quand il écoute de la musique, combien il devient lui-même un instrument qui résonne à l’unisson du quatuor ou de l’orchestre, qui se fait chant avec la voix d’un soprano, qui se métamorphose en table d’harmonie pour le piano et pour le violon. Mais comme il sait éprouver le souple poids d’un velours ancien, la délicatesse aiguë d’un brocart, la fraîcheur lisse d’une porcelaine, la sombre chaleur d’un bronze de la Renaissance. Et le voici encore respirant un bouquet de roses, ou le vieux parfum d’un minuscule flacon en cristal taillé dans un boudoir aixois laqué de vert. Pourquoi, enfin, ne le montrerais-je pas, attablé en face de quelque paysage exquis ou sur quelque place d’une petite ville, contemplant, comme il eût regardé la commedia dell’arte, le gai brouhaha d’une foule italienne, devant une bouteille d’Aleatico au bouquet de framboise, de Frascati suave et corsé, de cette merveille rose qui s’appelle Œil de Perdrix — occhio di pernice —, ou de ces crus du Vésuve mûris dans une cuve de silex et de feu.

Ne me gardez pas rigueur. Messieurs, de cet envol de la gourmandise. Jean-Louis Vaudoyer m’aurait pardonné, avec un sourire, d’avoir, faisant son éloge fait aussi l’éloge des vins italiens qu’il aimait, et dont il serait beau de pouvoir, en souvenir de lui, verser quelques gouttes en libation aux dieux de l’au-delà.

Délices de l’Italie, Italie retrouvée, Compagnons d’Italie, Italiennes : les titres de ses livres disent assez quelle dilection fut la sienne pour une terre où l’avaient précédé des ombres qui lui furent chères et qu’il aimait retrouver dans les lieux où il passait : Stendhal, Goethe, Taine, Paul Bourget, Henri de Régnier.

Venise rose ; Naples bleue ; et tous les ors
de Rome ; et tous les blonds d’Assise ;
Parme couleur de fleur, Sienne couleur de fruits.

Et Viterbe, et Spolete, et Mantoue, et Vicence, et Orvieto. Jamais pèlerin passionné ne fut plus attentif à la diversité des villes, à leur visage changeant suivant l’heure et suivant la saison, suivant l’humeur aussi, gaie ou mélancolique, qui le prenait lorsque le soleil se couchait sur la lagune ou que la fraîcheur du matin faisait chanter de plaisir les oiseaux dans les arbres de la villa Giusti ou quand un nuage passant épaississait, alourdissait le vert des eaux de l’Arno. Chaque page de prose, chaque vers est un reflet de ces images qui bougent sur ce miroir infiniment sensible qu’était son cœur, répondant, comme en un sursaut soudain, à toutes les incitations de la beauté, que ce fût celle d’un jardin, d’une femme, d’un palais palladien.

Jean-Louis Vaudoyer n’aurait pas été l’homme de culture et de goût qu’il était si, à chacun de ses séjours italiens, il n’avait recherché les traces d’un passé qui n’est qu’une poignée de poussière pour l’archéologue mais qui, pour le poète, ressuscite des figures disparues. L’historien de l’art s’enchantait de ses rencontres avec Mantegna, avec Raphaël, avec Caravage. Il les contemplait avec ce regard à la fois aigu et tendre qu’il avait pour regarder « les jeunes saints aux yeux étroits de Borgognone ». « les femmes aux regards fascinés de Lotto », « les noirs martyrs sanguinolents du Spagnolet », « les anges aiguisés de Carlo Crivelli », et je vous prie de remarquer comment le trait vif, qui caractérise et qui spécifie dans la brève arabesque du poème, sait définir le génie d’un peintre.

Il recherchait aussi ces lieux familiers où des hommes, pareils à lui, enivrés autant que lui de grâce, d’étrangeté et de splendeur, se sont assis. Les siècles se sont effacés, le temps aboli ; je le vois installé à une terrasse du Café Pedrocchi à Padoue, non loin de Stendhal qui lui conte ses aventures et ses déboires, à un guéridon tout près de Goethe à ce Café Greco de Rome où il aurait pu écouter Casanova se vanter impudemment d’une nouvelle bonne fortune, Liszt fredonner quelques mesures des Années de Pèlerinage, ou Goethe disserter de la perfection antique avec le peintre Tischbein, en attendant que vînt la nuit où il allait retrouver la belle courtisane sur la hanche de laquelle il mesurait du doigt les cadences de ses vers. Ou bien c’était le petit salon tout en ors et en peintures vieillottes du Florian de Venise, où, dissipant les ombres qui avaient pu lui tenir compagnie durant son attente, des amis bien vivants, ceux-là, Henri de Régnier, Émile Henriot, Edmond Jaloux, venaient le rejoindre « sous le Chinois » qui présidait à leurs rendez-vous.

Si grand était l’amour qu’il portait à ce pays, dont le nom seul lui faisait battre le cœur, longtemps après même qu’il lui eût été impossible d’y retourner, que l’un des derniers livres qu’il ait écrits, le dernier même je crois, est consacré aux peintres vénitiens ; il les connaissait si bien qu’il vous rappelait à quelle heure il fallait voir, afin que la juste lumière lui rendit toute sa beauté, tel plafond presque obscur dans telle église peu visitée, tant il était imprégné des magnificences les plus secrètes d’une Venise où l’on ne peut penser à lui sans un serrement de cœur, ni sans regretter qu’il ne soit plus auprès de nous pour ouvrir les sept sceaux d’un coffret aux trésors, dont il était le seul, peut-être, à avoir la clef.

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Parmi les ombres familières dont il aimait se sentir accompagné, aucune, je crois, ne lui fut aussi constamment fidèle que celle de Stendhal. Il connaissait chaque phrase, et probablement chaque mot, de tout ce que Henri Beyle avait écrit, et non pas seulement en raison de l’admiration littéraire qu’il lui portait. Il y avait entre eux d’autres affinités que d’écriture et même de goûts. On pourrait dire qu’il aima tout dans la physionomie de Stendhal et, pour reprendre un mot célèbre, « jusqu’à ses verrues », si tant est que l’amoureux de Méthilde en ait eu. Il aimait Stendhal comme on doit l’aimer, avec une égale sympathie pour l’homme et pour l’écrivain, et cela parce que Stendhal avait été, avant Vaudoyer, un maître de l’art de vivre. Par sa nature sensible à l’excès et exagérément vulnérable, par cet amour du beau que désespérait parfois la conviction que l’on s’épuise vainement à vouloir rejoindre l’insaisissable, par cette tragique inclination qu’il avait à se déchirer à ce qui lui donnait le plus de délices, comme un homme qui aimerait d’autant plus les roses qu’il y a plus d’épines qui les défendent — rappelez-vous : « la plus belle musique est celle qui va chercher au fond de notre cœur le chagrin secret qui nous dévore » ; c’est Beyle qui a dit cela... —, Stendhal donnait l’exemple de cette vie pathétique du cœur et des sens, où l’imagination appointe et multiplie les flèches de nos jouissances et de nos douleurs.

Cet accent mélancolique que Jean-Louis Vaudoyer nous laisse si rarement entendre parce que, chez lui, comme je le dirai tout à l’heure, tout était discrétion et pudeur, mais qu’il faut bien que nous sachions écouter afin de le connaître tout à fait, nous rappelle, comme Stendhal nous le rappelait si souvent, que nous vivons à la poursuite de l’éphémère et que, dans la vénération de la beauté immortelle, il arrive que les fleurs pâlissent sous nos yeux et que la jouissance elle-même laisse un arrière-goût de cendre à qui veut épuiser toutes les coupes de la joie.

Le grand orientaliste Louis Massignon, qui a tant fait pour que l’âme de l’Occident chrétien et l’âme de l’Islam se rencontrent et communient dans ce qu’elles ont, l’une et l’autre, de plus haut et de plus précieux, m’a raconté un jour une singulière légende qui résume, me semble-t-il, tout ce qu’il y a de grandeur et de tragique dans l’hédonisme. Elle est si belle que je veux vous la rapporter, quoiqu’elle ne s’applique pas directement à notre propos. Je ne sais si Vaudoyer l’avait entendue, mais je suis sûr que lui aussi en aurait compris la signification profonde.

Le poète mystique Halladj se promenait, une nuit, comme il avait coutume de le faire, avec ses disciples dans les jardins qui entouraient Bagdad, quand ils entendirent, sortant d’un jardin obscur, un chant de flûte si étrange et si beau qu’ils s’arrêtèrent, saisis d’émerveillement et de stupeur. Les disciples voulaient courir à la recherche du musicien nocturne, mais Halladj les arrêta. Et, comme ils s’étonnaient, il leur expliqua que ce virtuose était Satan qui pleurait sur l’impermanence des choses créées. C’est le châtiment que Dieu a infligé au réprouvé, ajouta-t-il, que de se désespérer de ce que toutes les beautés de la terre ne soient pas éternelles, et de se lamenter ainsi, nuit après nuit, pendant toute l’éternité, sur la fragilité des splendeurs mortelles, qu’aucune passion ne peut retenir, et qui s’écoulent dans le néant, comme le sable coulant de la main d’un enfant.

La musique du flûtiste infernal se dissolvait et se perdait, elle aussi, dans la nuit, mais il est un homme au monde qui a reçu le privilège d’immortaliser les beautés périssables et de les doter d’une impérissable survie : vous avez compris que je veux parler de l’artiste.

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Pourquoi Jean-Louis Vaudoyer a-t-il tant aimé la Provence, et presque à l’égal de l’Italie à laquelle sont allées, nous l’avons vu, ses chaudes et constantes dilections ? D’abord parce que, géographiquement, historiquement et culturellement, comme on dit d’une façon un peu barbare aujourd’hui, ces deux pays sont très proches l’un de l’autre et possèdent en commun plusieurs particularités qui les distinguent des autres foyers de civilisation. Avec sa Reine Jeanne et son Roi René, la Provence, la Sicile et Naples, et même le royaume de Jérusalem, ce qui nous emmène beaucoup plus loin, furent associés politiquement. Nous rencontrons, dans les Cours du Midi de ce qui n’est pas encore la France, ces troubadours dont l’influence sur les prédécesseurs de Dante Alighieri est reconnue de tous, et sur l’auteur de la Divina Commedia, lui-même, qui, quelque temps, pensa écrire en provençal le récit de son mystique voyage dans l’au-delà.

Ce qui rendit la Provence chère à Jean-Louis Vaudoyer, ce fut d’abord la physionomie géologique d’une terre dont les profils nets et purs, aigus et sobres, souvent sévères comme ceux que l’on voit en Toscane, ne pouvaient qu’enchanter ce descendant d’une vieille lignée d’architectes et de maîtres d’œuvre dont nous retrouvons les traces dès le XVIe siècle. Terre dont le squelette rocheux s’avoue et s’affirme sous une végétation, dure elle aussi, aux âpres parfums ; ce fut un vieux pays, riche d’un antique passé à la source duquel apparaissent les Ligures énigmatiques, qui enchâssaient des crânes d’hommes et de chevaux dans les piliers des temples dédiés à leurs dieux et sculptaient sur les linteaux des tombes royales les têtes des ennemis morts dans le combat ou des héros légendaires de la race.

Sur cette Provence, créatrice de civilisations anciennes dont le langage de la mort et des morts nous parle seul aujourd’hui, passèrent plus tard les vagues des invasions. Les Grecs, les Romains, les Sarrasins possédèrent le pays et y laissèrent leur marque. Ce que les conquérants n’avaient pas apporté, les artistes qui suivent les conquérants et parfois les précèdent, l’avaient prodigué à ce sol, à ce peuple qui savait accueillir les civilisations étrangères sans s’appauvrir de la civilisation qui leur appartenait en propre. Ainsi s’enrichissait toujours de germes nouveaux et de ces limons fécondants que laissent en se retirant les nations étrangères, ce complexe assemblage de coutumes, traditions, de manières de penser et de manières de parler, que la Provence, au contraire de tant de provinces françaises qui se sont dépersonnalisées et banalisées dans la détestable uniformité de la centralisation, a conservées avec cette piété populaire que l’on doit garder aux éléments les plus salutaires de la vie de l’âme et de la vie de l’intelligence.

Quoiqu’il ne fût pas Provençal de race, Provençal de sang, mais parce qu’il était, en artiste et en poète, capable de communier avec tout cet héritage d’autrefois, dans sa toujours vigoureuse et salubre authenticité, Jean-Louis Vaudoyer s’est fait Provençal de cœur, de sens et d’intelligence. De cœur, puisqu’il a aimé les paysages, les objets et les êtres, dont les « beautés » sont moins facilement accessibles qu’on ne le croit et plus difficiles à pénétrer et à acquérir qu’on ne le dit, en atteignant immédiatement l’essentiel, l’unique. Et c’est pour cela, et parce qu’il découvrait sans cesse, entre Alpes et Pyrénées — ainsi parlait Mistral —, et que ce fût sur l’une ou sur l’autre rive du Rhône, celle-ci d’Empire, celle-là de Royaume, comme s’en souvenaient encore les bateliers rhodaniens dans leurs cris qui rappelaient, au siècle dernier, singulièrement, les cris des gondoliers vénitiens quand leurs embarcations se croisent à l’angle vif d’un canal, parce qu’il apercevait et s’appropriait, lui, homme du Nord — mais pour le Provençal, le Nord commence à Valence ! —, de nouvelles formes dont s’enchanter et s’émerveiller, qu’à son précieux inventaire des Beautés de la Provence, il a su ajouter de Nouvelles Beautés, et sans doute pressentait-il qu’il ne les avait pas toutes épuisées, dans Avignon la papale, la romaine Arles et l’Aix des Parlements.

Peut-être les villes étaient-elles plus familières à un écrivain dont les ancêtres avaient construit des palais et des églises, que la campagne elle-même qui, dès que l’on dépasse la frontière des délices faciles de celle que Paul Arène avait nommée la « gueuse parfumée », se rétracte devant l’étranger et se referme. Mais dans les solitudes muettes et presque revêches dans lesquelles se dérobe et se dissimule une Provence silencieuse, farouche et masquée, que l’on ne connaît que si l’on se donne à elle dans une communion presque magique, il est arrivé un jour que Jean-Louis Vaudoyer entendît le galop des centaures. Et s’il n’a pas, comme un berger, naguère, qui m’a narré son étrange aventure, surpris le Grand Pan dans les combes désertes des Montagnes de Lure et du Lubéron, du moins a-t-il éprouvé ce sentiment païen qui continue d’habiter la Provence, cette piété, non confessée certes, envers des dieux innommés, inconnus, qui marchaient sur ces montagnes et à travers ces plaines, longtemps avant que les Romains, les Grecs et les Ligures et, avant eux, d’obscurs autochtones que l’histoire n’a pas recensés, mêmes, eussent donné forme à l’invisible et vénéré l’inconnaissable.

Avec cette intuition des poètes, auxquels rien de ce qui est poétique n’est étranger, Jean-Louis Vaudoyer avait dédié une généreuse admiration à un félibre dont la gloire aurait dû dépasser les frontières de Provence que seule la renommée de Frédéric Mistral a franchies, à ce Théodore Aubanel, dont il préférait la Grenade entrouverte à l’Intermezzo de Heine, Heine si proche pourtant de son cœur pour tout ce qu’il y avait de tendre, d’aigu, de candide et de désespéré, dont les vers étaient, comme il le disait lui-même, « tissés du clair de lune et du parfum des violettes ». Parmi les successeurs de Mistral et d’Aubanel, Vaudoyer sut choisir les plus vrais et les plus grands : le chantre de la Camargue, le pieux prêtre du culte du taureau, Joseph d’Arbaud, qui fut son ami, et l’Aixois Joachim Gasquet dont l’ample lyrisme mariait l’âme de la Provence et le parler de la France avec une chaleureuse musicalité.

Je ne sais si une municipalité qui se voudrait « athénienne » aura l’idée d’attacher le nom de Jean-Louis Vaudoyer à quelqu’une de ces places ou de ces rues dans lesquelles on tente d’immortaliser, en beaux caractères gravés dans le marbre ou, plus économiquement, peints sur quelque plaque de métal, le passage éphémère, dans la mémoire de leurs contemporains, de magistrats municipaux ou de célébrités locales qu’il est certes très légitime d’honorer, mais je voudrais dire à ces Aixois parmi lesquels Jean-Louis Vaudoyer a vécu quelque temps avec tant de joie, et parmi lesquels il comptait tant d’amis, qu’il fut, entre tous les écrivains d’aujourd’hui, un de ceux qui firent le plus pour la gloire littéraire de cette cité.

Combien de pèlerins passionnés ont été conduits par lui devant les vieux hôtels majestueux du Cours Mirabeau et l’ont accompagné sur la route du Tholonet qui mène au pied de la Montagne Sainte-Victoire, ou vers la barrière du Cengle, pareille à un récif rocheux, hérissé de brisants entre la plaine et le ciel, et plus encore vers ces délicieuses et parfois délicatement mystérieuses demeures qui se cachent derrière des jardins à la française ou au fond de parcs redevenus presque sauvages, ces « campagnes » comme on dit généralement en Provence, ces « pavillons » comme on préfère les nommer à Aix, comparables aux « folies » de l’Ile-de-France, plus sages que celles d’Allemagne et d’Autriche auprès des grands châteaux baroques, qui semblent avoir été baptisés par des poètes pour des poètes : Fons-Colombe, la Mignarde, Albertas... pavillon de Vendôme, pavillon de la Paonne, où il conduisit son Clément Belin au cours de ses « permissions aixoises », pavillon de Lenfant que lui-même habita et dont il ne se sépara jamais, si long que fût le temps qui s’écoula après qu’il l’eût quitté. J’ai connu le pavillon de Lenfant, au cours de mes séjours aixois, moi aussi, et je peux dire, Messieurs, que si jamais un homme et une demeure ont été faits l’un pour l’autre et ont conclu un mariage d’amour, ce fut le romancier de Clément Belin et ce pavillon de Lenfant.

L’emprise de cette exquise demeure, de son jardin français, de ses fontaines et de ses bosquets, fut si grande sur l’écrivain, qu’il semble l’avoir emportée avec lui après qu’il l’eut quittée, et qu’elle l’a accompagné, enveloppé, où qu’il allât, parce que Vaudoyer savait faire amitié avec les choses et que les choses le lui rendaient bien.

Je veux encore, maintenant que nous parlons d’Aix, célébrée et malgré cela méconnue comme toutes les cités renommées où les foules se pressent, louer cette sympathie envers les objets, qui est si caractéristique du cœur de Jean-Louis Vaudoyer et si souvent manifestée dans ses livres.

Chacun sait que cet artiste aima les œuvres d’art, et qu’au contraire de tant de professionnels de l’art pour lesquels un tableau, m monument, une sculpture peut n’être qu’une entrée dans une nomenclature ou un catalogue, un thème de discussions techniques m d’exposés érudits et, du fait qu’ils ne sont pas objets de passion m même temps qu’objets d’étude, se dépouillent de toute vie et deviennent aussi mornes et aussi attristants, pour qui aime les fleurs dans un jardin, que des fleurs dans un herbier, Jean-Louis Vaudoyer œ donna aux choses qu’il aimait avec autant d’élan qu’aux êtres, et c’est pour cela qu’il en a tant reçu.

Ils ne sont pas aussi nombreux qu’on le croit ceux qui savent d’instinct et d’expérience que les choses, elles aussi, ont besoin d’être aimées et qu’elles ne vivent qu’aussi longtemps et autant qu’elles sont aimées. Et il n’est pas facile de découvrir le chemin du cœur de ces vies recluses en la matière, silencieuses, qu’effarouche la pensée d’être maniées avec brutalité ou même avec indifférence, et qui se rétractent alors, sensitives de marbre ou de métal, dans une apparente insensibilité, qui se retirent, comme au fond d’un refuge inexpugnable, derrière cette « écorce des pierres », au-delà de laquelle, comme dit Gérard de Nerval, « un pur esprit s’accroit ».

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Dans le portrait de Jean-Louis Vaudoyer que j’essaie d’esquisser aujourd’hui, il y a un trait sur lequel vous me permettrez d’insister, Messieurs, vous qui l’avez bien connu : c’est ce culte de l’amitié qui lui valut, de la part des êtres d’élite qu’il avait distingués et en lesquels il reconnaissait les siens, tant d’affection, tant de respectueux attachement. C’est le signe évident d’une rare qualité de cœur et d’âme que ce don de savoir donner l’amitié et de savoir la recevoir. Ce don réclame cette largeur de sentiment et d’esprit que nous avons rencontrée dans chaque action de sa vie, dans chaque livre qu’il a écrit.

L’amitié n’était pas, chez lui, cette bienveillance facile, cette camaraderie sans effort que tant d’hommes prodiguent, et qui n’est souvent que le masque de l’égoïsme et de l’indifférence. Il n’accordait, en effet, son amitié qu’à ceux-là chez lesquels il reconnaissait les qualités intellectuelles et les vertus morales capables d’éveiller en lui ce « noble plaisir de louer » dont j’ai parlé tout à l’heure. Il fallait, pour qu’ils fussent ses amis, qu’ils appartinssent à cette famille d’individus supérieurs, dont il décelait les mérites avec cette même finesse et cette même force de jugement qu’il appliquait à dénoncer, chez les autres, les démérites, les vulgarités du cœur et les bassesses de l’intelligence qu’il souffrait, littéralement, d’apercevoir chez quelqu’un, tant il se faisait une haute idée de l’homme, de ses possibilités, de ses responsabilités et de ses devoirs.

Je trahirais la mémoire de Jean-Louis Vaudoyer si je ne disais pas à quel point la valeur de l’écrivain et celle de l’homme s’unissaient chez lui en une rare et parfaite harmonie ; la distinction et le charme de ses manières n’étaient que la manifestation extérieure de l’élégance de ses sentiments et de ses pensées. Il m’est arrivé peu souvent de découvrir dans un individu une pareille harmonie de tous ces éléments du caractère qui se rassemblent dans une unique et véridique personnalité.

Ce génie de l’amitié, combien d’entre vous, Messieurs, en furent les bénéficiaires, combien surent reconnaître la précieuse valeur de ce don ! Combien plus nombreux, hélas, furent ceux qui s’en allèrent avant lui dans le monde des ombres heureuses et auxquels, avec cette piété fraternelle qu’il gardait pour le souvenir des disparus, il a dédié tant de pages émouvantes. Je ne les nommerai pas tous, mais je sais quels sont ceux de ces morts dont il souffrirait certainement que les noms ne fussent pas associés au sien aujourd’hui : Henri de Régnier, le compagnon des promenades vénitiennes, qui l’initia aux beautés de l’Italie ; Eugène Marsan, avec lequel il stendhalisait en une parfaite délectation ; René Boylesve, de l’amitié duquel il a dit qu’en vous l’offrant « il élevait la retenue, le tact, comme on élève la main devant la flamme d’une bougie », et qui revit pour nous dans les Souvenirs de la rue des Vignes ; l’inquiet et troublant Elémir Bourges ; le fantasque Toulet ; Gabriele d’Annunzio, qui lui apparaissait comme « un survivant, le suprême représentant d’une race presque fabuleuse », Pierre Lièvre, si savant, si discret...

« Nos amis morts, a-t-il écrit, ne sont pas des amis perdus. C’est avec eux, et avec eux seuls, que nous convoitons de quitter momentanément, par la double imagination de l’esprit et du cœur, un monde de ténèbres et d’angoisses pour retrouver dans un passé commun ce que nous aimâmes avec eux ou par eux. » C’est après la mort de Charles du Bos qu’il avait tracé ces phrases, le cher, l’irremplaçable Charles du Bos dont la curiosité intellectuelle égalait, dans son étendue, la profondeur de l’élan religieux qui l’avait conduit si haut sur les routes de la contemplation du Divin.

Vous avez été émus en l’entendant prononcer l’éloge de cet Edmond Jaloux qui nous était si cher à tous les deux, ce jour du 22 juin 1950, où vous lui aviez accordé l’honneur, dont il était si hautement digne, de l’accueillir au milieu de vous, cet Edmond Jaloux qui connaissait tout de la littérature et qui s’intéressait à tout de l’art.

Ce serait trop nous attrister, Messieurs, que de convoquer autour du souvenir de Jean-Louis Vaudoyer tant d’ombres illustres ou familières, mais il en est une cependant à laquelle il faut faire la large place que Jean-Louis Vaudoyer lui avait donnée dans son cœur d’ami et de poète : l’ombre du poète Paul Drouot.

Le poète Vaudoyer, délicat, tendre ou mélancolique, passant avec un égal bonheur de l’amour à la fantaisie, a haussé son chant jusqu’à la sombre plainte pour les morts, jusqu’au thrène tragique, avec les stèles dédiées à la mémoire de Paul Drouot, au seuil même du volume Dédié à l’Amitié et au Souvenir, célébration de cet ami mort à la guerre, de ce poète enlevé à trente-trois ans dans les mêmes hécatombes où furent sacrifiés, avec tant d’autres, hélas, Charles Péguy et Alain Fournier. Dire aujourd’hui ce que fut Paul Drouot, combien son cœur fut grand, lumineuse son intelligence, droite sa conscience, épanouie cette générosité de son esprit qui le faisait tant aimer de ses familiers, compliquerait encore notre tâche. Mais que son nom, sinon son éloge, ne fût pas associé à l’éloge ne Jean-Louis-Vaudoyer serait injustice, d’abord en raison de l’affection qui unissait les deux poètes, et aussi, puisque c’est sous le signe de la poésie que s’est établie, au moment même où se battait en Alsace l’officier Jean-Louis Vaudoyer, la commémoration du compagnon mort.

Le lyrisme de Jean-Louis Vaudoyer célébrant l’auteur de Eurydice deux fois perdue, dont il disait que tout en lui était « clarté et flamme », dresse à l’honneur du mort un monument de vingt-deux poèmes, divers de rythmes et de tons, qui me rappelle ces stèles que l’on voit encore luire d’une douceur de miel, dans le Céramique d’Athènes, ou celles qui s’attristent dans nos musées, privées du soleil grec, vraiment mortes maintenant que l’air ne les caresse plus, que le vent ne donne plus au geste du défunt qui prend congé de sa famille, ce tremblement illusoire qui est l’adieu de celui qui s’en va sur la route étroite de l’Hadès.

Parce que Paul Drouot chanta Eurydice et parce que, pareil à quelque jeune héros grec de Salamine ou des Thermopyles, il fut très tôt entraîné par la mort guerrière dans le royaume des ombres, la poésie de Jean-Louis Vaudoyer retrouve ce mélange de tristesse sans consolation et de calme sérénité qui écarte toute impression de tragique extérieur de ces figures funéraires grecques qui nous font croire que la mort est plus simple et plus douce que nous ne pouvons l’admettre, nous qui demeurons encore imprégnés de la théâtralité magnifique et horrible des sépulcres baroques où des squelettes pompeux miment le ballet immortel de la mort.

« Certains morts sont pour certains hommes ce que l’ange gardien est pour l’enfant », a dit Jean-Louis Vaudoyer parlant de Paul Drouot. Drouot méritait plus qu’aucun autre, par l’exceptionnelle qualité de son âme, d’être cet « ange gardien » mais, dans le sentiment que Vaudoyer vouait aux amis disparus, il entrait toujours une sorte d’émotion religieuse et, lorsqu’il parlait d’eux, il les évoquait comme des êtres d’une nature surhumaine, presque surnaturelle, qui ne nous ont pas quittés et, cependant, demeurent invisibles autour de nous. Si ancienne que fût la mort de ses amis, je peux dire que jamais Jean-Louis Vaudoyer n’a senti qu’ils fussent absents.

Rien ne pouvait rendre absent, qu’il fût vivant ou qu’il nous eût quittés, un être auquel il avait une fois donné son affection, à moins, bien entendu, que cet homme n’eût démérité et ne se fût rendu indigne de cette amitié, mais cela devait arriver rarement, et je ne sais pas, même, si l’ostracisme a été jamais prononcé contre un indigne, tant était haute la générosité de Jean-Louis Vaudoyer.

C’est à dessein que je dis haute et non pas grande en parlant de cette générosité qu’il y avait dans son sentiment de l’amitié : celle-ci, en effet, élevait l’élu qui avait reçu le privilège d’en bénéficier, non pas certes à des sommets illusoires, car Vaudoyer ne se trompait jamais sur la nature véritable de ceux qui l’approchaient.

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Que le temps passe vite, Messieurs, quand on parle d’un maître et d’un ami ! Que de choses non dites j’aurais souhaité exprimer ! Que de nuances il aurait fallu apporter à certaines touches de couleur, dans ce portrait auquel il manque encore tant de traits ! J’achève, Messieurs, ce qu’il est coutume d’appeler mon « remerciement ». La faveur, dont je vous remercie avec le plus d’émotion, est celle que vous m’avez faite en m’appelant à succéder parmi vous, à Jean-Louis Vaudoyer.

J’ai pensé qu’il convenait de célébrer l’homme autant que l’écrivain, puisque celui-ci est toujours au milieu de nous, vivant dans nos bibliothèques, parlant avec cet accent de chaude intimité à quiconque ouvre un de ses volumes. Les lecteurs sauront toujours apprécier le romancier, le poète, le mémorialiste, l’historien de l’art. Ses livres sont là, merveilleuse présence, chargée d’un message toujours actuel et toujours captivant. Mais ceux qui n’ont pas eu le bonheur de le connaître personnellement, ignoreront toujours qu’il y a dans ces livres, derrière ces livres, un homme qui ne s’y est pas entièrement révélé. Entre lui-même et ses livres, dans lesquels il parle à tous si franchement, si sincèrement, et souvent avec un ton de confidence qui cependant ne dit jamais tout, il reste une distance : cette distance qu’il préservait, par ce sentiment de discrétion et de réserve qui était une de ses qualités les plus exquises, et je voudrais même dire : par pudeur.

Réserve de grand seigneur, discrétion d’un homme de qualité, en donnant à ce mot le sens qu’on lui attribuait à une époque où, dans tous les domaines, on savait reconnaître la « qualité » et l’honorer. Cette discrétion et cette pudeur, qui ravissaient ses familiers, elles se sont manifestées de la façon la plus émouvante, et je n’hésite pas à employer ce mot, la plus admirable, durant les dernières années où cet homme, qui avait si joyeusement accueilli le bonheur, sut accueillir la souffrance avec un courage, une noblesse, — consentement stoïcien ou résignation chrétienne, peu importe la distinction — qui nous a tous bouleversés.

Je sais combien la lumineuse sollicitude d’une épouse, dont le dévouement adoucit les tortures de la maladie, entoura de paix et de joie ces années qui eussent été intolérables sans l’incomparable présence qui lui dispensa cette chaleur solaire, cette attentive douceur qui rendent moins tragique le passage vers l’au-delà. La dernière image que nous gardons de Jean-Louis Vaudoyer, et que je veux évoquer avec vous, Messieurs, maintenant que nous atteignons le terme de mon remerciement, cette image de la souffrance, si noblement supportée, dominée, n’efface pas celles que j’ai dessinées auparavant.

Tous les visages d’un homme, tels que la vie et les passions les ont modelés, s’additionnent en se superposant, les nouveaux n’effaçant pas les anciens mais leur donnant un accent plus sévère, plus tragique ; tous ces visages, dans chacun desquels s’imprime la physionomie d’un moment, étaient restés intacts dans cette dernière image. Peut-être aurait-il manqué quelque chose à cette magnifique existence d’artiste, si pleinement accomplie, s’il ne s’y était ajouté le caractère héroïque profondément gravé par la souffrance. Humainement, jamais Jean-Louis Vaudoyer ne fut aussi grand, aussi noble que dans les renoncements que la maladie lui avait imposés. Comme s’il intervenait, à cette heure où tout ce que nous avons aimé, loin de se détacher de nous, nous appartient, et continue de nous animer et de nous inspirer, une sorte de sublimation de l’être. Mais nous nous trouvons ici en présence de ce mystère que Jean-Louis Vaudoyer avait si justement éprouvé et exprimé, quand il donnait pour conclusion à son éloge d’Edmond Jaloux — vous vous en souvenez, Messieurs —, le shakespearien : « le reste est silence ». Le silence seul, en effet, est capable de nous porter à ces hauteurs où doit être dignement célébrée la rencontre des grandes ombres : à ces hauteurs où siège la mémoire de Jean-Louis Vaudoyer, et vers lesquelles j’ai essayé de monter, avec tous, aujourd’hui, Messieurs.