Réception de Louis Armand
M. Louis Armand, ayant été élu à l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Henri Mondor, y est venu prendre séance le jeudi 19 mars 1964 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Depuis qu’à l’Académie s’est institué, pour les nouveaux Membres, l’usage de prononcer un discours de remerciement, plus de cinq cents confrères, à la suite d’Olivier Patru – si l’on peut se fier aux additions d’un Polytechnicien – ont rivalisé de modestie pour confronter leurs mérites à l’honneur qui leur était fait.
Je me garderai de ne pas respecter cette tradition, bien que je sois loin d’avoir les mêmes talents pour cet exercice et que, de surcroît, je sois saisi d’une sorte d’appréhension tenant à ce qu’aujourd’hui plus que jamais, et sous l’effet de la solennité, je me sens entouré des ombres imposantes de mes prédécesseurs dans ce trente-huitième fauteuil.
Pour trouver le réconfort d’une parenté d’esprit, il me faut remonter à Ferdinand de Lesseps : si les ingénieurs ne peuvent, en raison de sa formation, le revendiquer comme un des leurs, il a, cependant, fait triompher leurs travaux jusqu’au point d’accepter le risque d’être accusé, comme eux, d’atteinte à la Création. Désireux de repousser ce grief, n’a-t-il pas écrit cette phrase dont la première partie traduit la croyance de bien des techniciens, tandis que la seconde contient un bel hommage pour votre Compagnie à laquelle elle dispense des pouvoirs de rédemption : « Mais, si, au jour du Grand Jugement, il m’est reproché d’avoir modifié l’œuvre du Créateur, je répondrai que j’ai agi dans l’intérêt de ses créatures, et je serai pardonné puisque mon audace m’a ouvert les portes de l’Académie française. »
J’ai grand besoin de partager cette assurance, car j’ai œuvré pour que l’Angleterre, deux fois insulaire, par l’effet de la mer et la force des traditions, accepte de devenir « presque une presqu’île » européenne.
Plus loin encore dans le temps, la lignée de mes devanciers me procure le meilleur des intercesseurs en la personne de Nicolas Dupré de Saint-Maur, aïeul des enfants d’une de mes filles. Mais ces encouragements ne m’empêchent pas de redouter que mes moyens d’expression ne soient inférieurs à ma tâche, car ils ne se sont pas formés au même creuset que les vôtres.
Subjugué, dès l’enfance, par les sciences physiques, tant dans leur traduction mathématique que dans leur puissance créatrice accordée avec les œuvres de la nature, j’ai constitué le fonds de mon vocabulaire de mots revêtus de l’uniforme sans broderies de ces disciplines, trop occupées à faire passer leurs virtualités dans le domaine pratique pour sacrifier beaucoup aux élégances de la forme.
Mes idées sont nées, jumelées à l’action, au fur et à mesure que se dessinait ma carrière d’ingénieur, dans des laboratoires, dans la recherche, partagée avec des collaborateurs fidèles, d’un chemin de fer toujours mieux adapté à la fonction humaine de déplacement, dans la ronde des électrons et des neutrons asservis à la production d’énergies nouvelles ou bien à la combinaison des données dans les ordinateurs. Je me suis efforcé, par la suite, d’en dégager une sorte de philosophie de la technique dans ses rapports avec les structures sociales, la vie intérieure et même la culture, mais elles n’en ont pas moins conservé de leur formation première une « mouvance » reflétée de la constante évolution des applications de ces sciences physiques, un caractère buissonnant, une logique qui va, comme celle des découvertes de la technique, par bonds ou par sauts quantiques et même, parfois, en zigzags, et qui suit, de la sorte, des chemins bien éloignés de ceux de l’Académie.
L’un des précédents occupants de ce fauteuil, et non des moins illustres, a créé dans une de ses œuvres un personnage qui entendait tout expliquer par les sortilèges des Salamandres. Je me contraindrai de mon mieux à n’en pas faire autant avec mes idées familières qui deviendraient aisément protéiques, de même que je tâcherai d’éviter que ne vienne à cliqueter trop bruyamment à vos oreilles la panoplie du technicien.
J’assume, en effet, devant vous, une responsabilité qui dépasse largement ma personne, car, en me faisant des vôtres, vous avez voulu honorer tous ceux qui, comme moi, contribuent à façonner l’équipement d’une époque, en procurant aux hommes des outils destinés, non seulement à les compléter, mais surtout à les associer plus étroitement.
Les milieux de la technique, qui ressentent le plus profond respect pour la culture que vous représentez, mesurent la promotion qu’ils reçoivent de mon entrée dans cette éminente Compagnie et, par-delà ma personne, les remerciements de tous les hommes de bonne volonté des grandes entreprises, qui confrontent l’homme avec le monde réel, vont vers vous, en cette solennelle occasion.
Il ne me paraît nullement excessif que, dans la circonstance, j’aie à me prêter à une cérémonie d’initiation ainsi qu’à l’épreuve qu’elle implique nécessairement pour celui qui vient se faire délivrer de son impureté. Imposer à un ingénieur de parler d’un littérateur peut être considéré comme une expiation, mais j’accepte celle-ci en toute humilité, car elle convient particulièrement bien aux techniciens accusés souvent de pécher par excès de confiance.
J’y vois, en outre, la volonté de votre Compagnie d’écarter le classement de ses Membres par sections, qu’observent d’autres Académies et selon lequel un historien est assuré d’entendre faire son éloge par un historien et un botaniste par un botaniste. Désireux de favoriser le mélange des cultures et des disciplines au fur et à mesure qu’elles étendent leurs domaines, vous acceptez, Messieurs, l’imprévu de l’éloge d’un mathématicien par un poète ou d’un cinéaste par un maréchal, supputant qu’il peut se dégager de ce hasard des aperçus et des jugements inédits.
Mais, si, dans mon cas, – je me permets de le répéter – l’épreuve me paraît méritée, elle est certainement défavorable pour mon prédécesseur et c’est ce dont je tiens, tout d’abord, à m’excuser auprès de ses amis présents dans cette enceinte.
La difficulté de la tâche qui m’est échue, de célébrer la mémoire du Professeur Mondor, s’est encore accrue du fait que je ne l’ai malheureusement pas connu. Je me suis suffisamment penché, durant ma vie, sur la loi des probabilités, pour constater qu’en l’occurrence le hasard n’a pas joué à mon profit : Henri Mondor était assez répandu dans Paris et ma curiosité d’approcher les hommes de haute culture était assez grande pour que nous eussions dû, affirmeraient les statisticiens, astrologues d’aujourd’hui, nous rencontrer plus d’une fois.
Les mêmes statisticiens, au contraire, ne manqueraient pas de souligner la chance exceptionnelle qu’eut mon prédécesseur de succéder à son ami Paul Valéry et d’être accueilli par Georges Duhamel ; notre vénéré Collègue joignait, en effet, aux incomparables ressources de son talent d’écrivain tout ce que ses rencontres avec le récipiendaire et la pratique d’un commun métier apportaient à son éloge de vécu et d’immédiat.
« Au début du siècle », pouvait-il dire, « alors que nous faisions côte à côte, Monsieur, nos premiers pas dans la carrière des sciences biologiques... »
Comme j’eusse aimé faire quelques pas avec Henri Mondor, au long des chemins de sa vie ! Quel passeport j’en eusse retiré pour m’autoriser à parler de lui devant vous !
Il est vrai qu’il ne m’a pas été difficile de trouver son souvenir intact dans bien des témoignages où la fidélité de l’affection demeurait associée à la sincérité du jugement.
De plus, je me suis senti rapproché de lui par le parallélisme de nos élections, puisqu’il fut, après bien des médecins, le premier chirurgien que vous ayez admis dans vos rangs, comme j’ai l’honneur d’être aujourd’hui, parmi vous, le premier qui ait fait profession de technicien, titre dont vous me permettrez de me recommander particulièrement.
Enfin j’ai eu la bonne fortune de reconnaître entre nous un lien commun, provenant de ce que nous sommes, l’un et l’autre, nés dans la montagne, dans ces plissements de la terre au sein desquels l’imprégnation de l’enfance par la petite patrie se fait plus vigoureuse et plus exclusive. Par une coïncidence singulière, nous avons vu le jour à la même altitude, à quelques mètres près. En Auvergne comme en Savoie, la rigueur des hivers enneigés a plié les hommes à une implacable discipline ; de cette discipline, Henri Mondor ne se départira jamais et c’est une des raisons de sa réussite.
La beauté des paysages de montagne, durant tout le cycle des saisons, module les sensibilités. Parlant à la Sorbonne, il y a quelques années, j’ai pu dire que chez les montagnards « le stimulus du froid avait formé des âmes solides en même temps qu’accessibles à la sensibilité et à la charité, la poésie s’associant à l’action ». N’avais-je pas alors, par une anticipation bien involontaire, entamé l’Éloge que je suis amené à prononcer aujourd’hui ?
J’étais ainsi préparé à comprendre combien le cadre de l’enfance peut marquer pour toute la vie une âme sensible, comme ce fut le cas pour Henri Mondor.
J’aurais été heureux de pousser plus avant l’étude de l’influence, sur cette sensibilité, de ces premiers ameublements du cerveau ! L’électronique permettra sans doute, plus tard, d’entrouvrir, sinon de dissiper, ces mystères. En s’attachant à dégager de leurs grésillements primitifs les postes de radio qui paraissaient, aux esprits pessimistes, devoir demeurer de simples objets de curiosité, en les enrichissant jusqu’à en tirer des appareils transmettant commodément le son, puis l’image, la technique, la modeste technique a doté l’homme curieux de tout, y compris de lui-même, d’instruments d’observation plus puissants qu’on ne l’eût jamais espéré ! Ce qu’il a été possible de faire à partir de la lunette de Galilée pour inventorier le ciel, ou à partir de l’oxygène de Lavoisier pour expliquer la respiration et la digestion, on l’entreprend aujourd’hui avec l’électronique pour approfondir la connaissance du cerveau.
Je suis bien certain qu’il y a plus à apprendre en braquant les encéphaloscopes électroniques de tous genres vers le centre du monde sensible que dans les recherches dirigées vers la lune ou le noyau mathématique de l’atome. Si ces dernières sont plus connues, il faut en voir la raison dans le fait qu’elles frappent davantage l’imagination, et surtout que, nées sous les auspices de la guerre, elles bénéficient d’une publicité et de crédits sans rapport avec ceux des sciences de la vie. Il est d’une extrême urgence qu’on se préoccupe de ce déséquilibre, et je salue, en passant, l’heureuse conjoncture qui me vaut d’être reçu chez vous par l’un des plus nobles défenseurs de ces thèses, avec qui je me suis trouvé associé, tout récemment encore, pour faire entendre la voix de la France dans ce domaine.
Nous n’avons pas besoin, toutefois, d’encéphaloscopes pour savoir que le cerveau se développe en fonction du milieu. Nous en avons une preuve évidente avec la langue maternelle, qui n’a rien d’héréditaire et n’est autre que celle qu’on parle autour de l’enfant de deux ans. Il en est de même pour le langage de l’émotivité : il s’articule sur le monde extérieur. N’est-ce pas d’ailleurs pour cela que les Français, qui bénéficient de la plus belle gamme de paysages et de climats du monde, se laissent de bonne heure pénétrer par les premiers frémissements d’une sensibilité ouverte à la nature comme chez Rousseau ou à la lumière comme chez les Impressionnistes.
La partie intellectuelle du cerveau ne subissait autrefois que l’empreinte des proches. Celle de l’école s’y est ajoutée et notre époque y introduit de plus en plus les nouvelles influences provenant de la diffusion de la radio et de la télévision. Ces dernières nous offrent une multiplication de nos possibilités, mais laissent à notre jugement le soin d’en disposer pour le meilleur ou pour le pire, comme il en est de l’instrument de la parole, dans l’apologue d’un des plus anciens fabulistes. Le pire est si souvent rencontré qu’il n’est pas besoin de le définir ; le meilleur ne saurait se mieux déterminer que par cette magnifique expression de supplément d’âme qu’en l’occurrence nous interpréterons comme le résultat non pas tant d’un dépassement individuel que d’une discipline collective supérieure, ceci étant évidemment plus accessible que cela.
Du temps d’Henri Mondor, la famille et les professeurs tenaient encore seuls la scène. Son père fut son premier maître d’école et ses professeurs à Aurillac se montrèrent tels qu’ils étaient dans tous nos lycées, quand ils pouvaient accorder à chaque élève une part de leur attention.
Mais, ainsi que l’ont confirmé les études de la sociologie moderne, les deux parents doivent jouer un rôle complémentaire dans l’éducation de l’enfant : la mère d’Henri Mondor n’y a pas manqué et c’est elle qui guidera son choix vers la médecine.
Décision importante, s’il en est, que ce premier aiguillage pris à l’âge le plus fragile de la vie, celui de la puberté ! Je crains, pour ma part, que, sous l’effet d’un excès de scolarité, on détermine mal ou trop vite une orientation qui pour beaucoup, hélas ! devient définitive. Dans un siècle ou deux, lorsqu’on aura enfin compris que seule une formation continue est susceptible de résoudre à la fois le problème de cet aiguillage, celui du surmenage scolaire et celui de la promotion sociale, on s’étonnera, comme d’une survivance de l’âge de pierre, des coutumes d’une époque où, malgré l’accroissement continu des connaissances, on entendait tout régler, savoir et carrière, avant le service militaire ou avant le mariage ; on se demandera à quels mobiles on avait obéi pour fixer des limites aussi étroites qu’arbitraires à l’enseignement, alors qu’il tombe sous le sens que l’homme n’a pas trop de toute sa vie pour apprendre.
Cette question domine notre temps, au point que le pays qui saura la résoudre marquera le IIIe millénaire de son génie. Pourquoi ne serait-ce pas celui qui a déjà donné au monde le plus bel exemple d’évolution sociale en instituant l’instruction obligatoire et gratuite de ses citoyens, sans hésiter à courir le risque d’être, de ce fait, plus difficile à gouverner, ce qui s’est malheureusement vérifié ? Pourquoi ne serait-ce pas la France ? Dans ce domaine, le niveau moyen de la culture prime la dimension du pays et nous devrions donc être bien placés.
La mère d’Henri Mondor a agi comme si les idées auxquelles nous venons de nous référer étaient déjà les siennes. Elle avait compris que son fils était soumis à deux sollicitations : une grande compassion pour les misères humaines et un goût prononcé pour les lettres et les arts. Elle sut prévoir qu’en donnant la préférence à la première, elle n’empêcherait pas la seconde d’occuper, à son heure, un esprit qui serait toujours avide de s’instruire. Elle eut la joie de constater que son jugement avait été bon et qu’Henri Mondor n’était pas l’homme à se satisfaire du premier parchemin obtenu, fût-il l’un des plus enviables. Elle eut celle, encore plus grande, de transmettre à son fils toutes les vertus nécessaires à l’exercice de ses activités.
Le talent et la charité, l’expérience et la sollicitude ne sont pas toujours réunis dans les carrières où l’homme est en rapport avec ses semblables pour défendre ce qu’ils ont de plus précieux. Chez les chirurgiens, cependant, il semble que cette coexistence se soit souvent affirmée, si l’on considère aussi bien les monographies publiées, en France, sur les maîtres du bistouri que les témoignages innombrables des patients. Dans le discours qu’il a consacré, en 1931, au Professeur Lecène et qui le révèle, à mon sens, mieux que toute autre de ses œuvres, Henri Mondor a magnifiquement exprimé ce partage de la souffrance avec le malade, cette sympathie descendant du cœur jusqu’à la main. Il s’est, d’ailleurs, largement égalé à celui qui fut son maître et son modèle. Il aurait tenu pour perdu un jour qu’il n’aurait pas employé à combattre, à l’intérieur de l’organisme humain, un ennemi dont l’agilité, dans l’attaque, est aussi grande que celle du bistouri dans la riposte. Henri Mondor s’était parfaitement rendu compte qu’il importait de l’avoir en constante surveillance : aussi, tout au long de sa carrière, a-t-il amassé de précieuses notations sur la stratégie de cet adversaire contre lequel l’une des meilleures armes était, disait-il, « une mémoire sagement approvisionnée » ; elles lui ont permis d’écrire plusieurs ouvrages qui font encore autorité et, notamment, son maître-livre, Diagnostics urgents, dont la notoriété a largement dépassé nos frontières : témoin Saint-Exupéry, accidenté en Amérique Centrale, qui vit le médecin appelé à son chevet lui montrer ce manuel avec respect.
Dans leurs regards sur la chirurgie, les techniciens que nous sommes ont retenu le fait qu’elle s’était longtemps trouvée dans la même situation par rapport à la médecine que la technique par rapport aux sciences, et que cette situation s’était peu à peu modifiée selon un singulier parallélisme.
L’une comme l’autre ont connu, semble-t-il, trois âges.
Durant le premier, le barbier-chirurgien occupait, comme on sait, une place très modeste dans l’échelle sociale. Ne dit-on pas qu’il fallut attendre la fistule de Louis XIV pour que se manifestassent, vis-à-vis du barbier du roi, certains égards, notamment, le droit de porter un habit de cour, et, en plein XVIIIe siècle, La Martinière n’écrivait-il pas qu’on devait élever un mur d’airain entre médecins et chirurgiens ?
Les ancêtres des techniciens actuels n’étaient pas mieux partagés : ils sont longtemps restés à la porte des universités. Vauban se plaignait qu’on lui demandât de former des chefs de chantiers sur les lieux mêmes où les travaux supportaient le poids de leur apprentissage, et il écrivait que l’on pourrait réduire d’un sixième environ le prix de ces travaux, si on lui fournissait des gens préparés à leurs tâches par les disciplines d’une école. Cette référence à des arguments financiers, susceptible de toucher aujourd’hui la rue de Rivoli, était en avance sur le siècle tout autant que le génie technique et le sens social de ce grand esprit.
Il fallut cependant attendre Monge et le vent révolutionnaire pour que ce projet se réalisât : Monge, parce qu’il avait dans sa prime jeunesse gâché du plâtre en même temps que de précieux instants, eut la volonté de fonder pour les ingénieurs un établissement de haut enseignement qui, le premier, ouvrit ses portes à ce Tiers-État que forment les Techniques par rapport à la Science et à la Recherche : ce fut l’École Polytechnique.
Le deuxième âge vit la chirurgie rompre sa dépendance de la médecine et acquérir, dans l’opinion publique, une considération qui s’était beaucoup trop attardée. La guerre de 1914 a précipité cette évolution en multipliant les champs d’expérience pour les chirurgiens qui se sont alors acharnés à soustraire au trépas les vies humaines qu’on leur amenait béantes du front du combat. À Verdun et dans d’autres lieux que l’héroïsme a rendus célèbres, Mondor a passé par cette rude école, à la suite de laquelle les grands patrons de la chirurgie ont atteint l’apogée de leurs responsabilités, parce qu’ils ne les partageaient encore qu’avec leur bistouri, une aiguille et du fil et qu’ils avaient, en même temps, avancé déjà très loin leur hardiesse dans la réparation du corps humain.
Henri Mondor a connu, à cette époque, les mêmes anxiétés que les ingénieurs dont les entreprises audacieuses devaient trouver en eux leur principale caution et portaient, pour cette raison, le nom du constructeur, comme il en fut, par exemple, des travaux d’Eiffel et de Rateau.
Le troisième âge a fait apparaître, autour des chirurgiens et des ingénieurs, les assistants, les disciples, les adjoints, en même temps que des appareils de plus en plus complexes et des automatismes ayant à remplir, parmi leurs nombreuses fonctions, celles d’infaillibles vigies contre l’erreur ou la défaillance.
Ici le bloc opératoire et là, chez les ingénieurs, les commandes centralisées, les ordinateurs, toute la gamme des robots...
Du fait que l’œuvre est maintenant le résultat de ce partage entre les hommes et les fruits insensibles de leur génie, elle ne porte plus de noms patronymiques : elle est baptisée de noms de lieux comme Genissiat, Tancarville, ou bien dotée d’un sigle, tel que le célèbre BB de la locomotive de grande vitesse, ou le non moins célèbre Zoé de la première pile atomique française.
Messieurs, le technicien ne saurait prétendre que son rôle s’égale à celui du chirurgien dont le métier est constamment placé entre la vie et la mort et je m’incline devant mon prédécesseur qui portait avec tant de conscience une si haute responsabilité. Nous assumons, cependant, de notre côté, une mission qui n’est pas sans influer sur l’existence de l’homme, car c’est de la technique et de ses machines que dépend, en majeure partie, la promotion sociale. La technique, en effet, a créé, quoi qu’on en pense, en se référant assez sommairement à l’image-type de l’ouvrier rivé à une machine-outil, beaucoup moins de métiers ingrats qu’elle n’en a supprimé d’odieux, ceux, par exemple, où l’homme n’était utilisé que pour sa force. Elle pourra, demain, grâce à l’électronique, éliminer tous les métiers où l’homme n’est utilisé que pour son attention, où il use ses nerfs, ce qui est plus grave physiologiquement que de fatiguer ses muscles, puisque ceux-ci se régénèrent par le travail.
La machine a donné le mot machinal et, par une juste revanche des choses, il faut que soit reportée sur elle la charge de tout ce qui est machinal et, par là même, indigne de l’homme.
Mais cette démarche du progrès se paie cher en labeur, en dévouement, en patience opposée à l’impatience de ceux qui voudraient que cette évolution s’accomplisse plus vite. De fait, s’il a suffi de quelques traits de plume pour supprimer la condition juridique du servage, combien d’efforts d’inventeurs méconnus, combien de révoltes de canuts, n’ont-ils pas été nécessaires pour que les servitudes humaines soient peu à peu reportées sur les « esclaves mécaniques », dont le nombre par habitant caractérise à l’heure actuelle le niveau de la civilisation matérielle d’un pays.
L’ingénieur ne comprend toute la finalité du rôle de la machine, que s’il ressent la peine et la fatigue de l’homme. Il est aussi vrai de dire qu’un chirurgien ne comprend le sens profond de sa mission que s’il intègre les problèmes du patient dans les siens.
C’est ce que fit Mondor, au point qu’il mérita plus que tout autre qu’on ait rapproché sur son nom les deux mots de chirurgien et d’humain. Sa bonté ne fut jamais entamée par l’accoutumance à la douleur des autres, mais demeura toujours sur sa faim, bien qu’il en eût fait, tout au long de sa vie, dans son Cabinet aussi bien qu’à l’Hôpital, un constant et généreux emploi.
Cette bonté, cette générosité m’eussent, sans doute, permis de l’amener à partager ces vues sur le caractère bénéfique de l’évolution des techniques pour protéger l’intégrité de la personne humaine.
Ce dont je suis moins sûr, c’est que j’eusse pu le convaincre que, si les temps modernes ne se prêtaient plus ou se prêtaient moins à la poésie, la technique n’y était pour rien, et que, bien au contraire, elle lui offrait constamment de nouveaux thèmes qui venaient remplacer tous ceux auxquels un trop long usage avait enlevé leur puissance d’évocation. Que reste-t-il à dire, par exemple, sur les voiliers après l’image des focs qui picorent ? L’avenir, par contre, n’est pas fermé pour les caravelles de l’espace, dans l’alexandrin et dans le vers libre !
Mais il faut savoir attendre, car les rapports de la poésie avec l’ouvrage de l’homme sur la terre sont affaire de patine du temps, de souvenirs d’enfance et de récits d’autrefois. Ainsi s’explique que les « monstres fumants », dont ceux qui les virent naître prétendaient qu’ils offensaient les regards, soient, à présent, dans tous les pays, nimbés de poésie, porteurs de valeurs affectives, alors que nos locomotives électriques, nettes et silencieuses, n’ont pas encore leur place dans l’univers sensible.
Et me voici arrivé, par des chemins quelque peu détournés – mais il n’en saurait être autrement dans des escalades difficiles – à l’étape la plus ardue de cette ascension, qui m’entraîne sur les pas d’Henri Mondor, écrivain.
De même qu’au cours de randonnées alpestres notre œil se trouve désemparé devant des cimes aux proportions inestimables, j’ai ressenti une impression d’écrasante grandeur tandis que se profilaient, à travers l’œuvre de Mondor, sur les horizons de la pensée contemporaine, ces sommets de l’esprit que représentent Mallarmé, Valéry, Claudel, Alain, dont les valeurs ne sont pas, non plus, mesurables.
Messieurs, vous ne sauriez m’en vouloir, j’en suis bien assuré, de ne pas m’essayer à commenter devant vous l’œuvre littéraire d’Henri Mondor, selon les formules classiques qui prennent l’écrivain à ses débuts pour le mener jusqu’à ses dernières pages.
On a entendu ici même, il y a dix-sept ans, dégager avec maîtrise les mérites « de l’un des plus déliés critiques de notre littérature moderne ». Depuis lors, des amitiés fidèles se sont employées à recueillir tout ce qui éclairait le talent et la conscience d’écrivain de Mondor. Quoique les techniciens soient portés à croire – avec une naïveté souvent déconcertante, mais qui fait parfois leur force – que tout ici-bas peut être perfectionné, je ne nourris pas, ainsi qu’on le pense bien, la prétention de faire mieux ou plus. Comme il est constant que, dans l’embarras, l’homme revienne à ses disciplines primitives, je me suis trouvé ramené à ces procédés de recherche et d’analyse auxquels m’a depuis longtemps entraîné la pratique des sciences. Tout en me rendant compte de leur fragilité à cet étage de leur application, j’ai cru reconnaître, à la lecture des œuvres de mon prédécesseur, deux styles assez éloignés l’un de l’autre et vous me permettrez d’en considérer les raisons.
Lorsque Henri Mondor écrit sur des sujets qui intéressent la médecine ou la chirurgie, il cisèle ses phrases à la manière dont il dessinait ses roses. Dans le soin extrême qu’il apporte à l’élégance de la forme et de l’expression, on devine sa préoccupation d’atténuer la gravité, l’austérité du sujet, d’éviter que les misères humaines, qui en sont les entrelacs, n’accaparent trop péniblement l’attention. En lisant le discours qu’il a prononcé en Sorbonne à l’occasion du Cent-cinquantenaire de l’Internat des Hôpitaux de Paris, j’ai admiré la virtuosité avec laquelle, traitant des vertus de cette institution, il avait su, par les habiles voltes de ses phrases et par l’harmonieux mouvement imprimé à ses développements, entraîner ses auditeurs bien au-delà du voisinage de la maladie, des accidents et de la mort, qui formaient cependant les principaux témoins de la cérémonie.
Les qualités du chirurgien transparaissent dans son style sous plusieurs aspects tels que la juxtaposition des mots, souvent accolés par deux ou par trois comme des précautions contre une erreur de diagnostic sur l’idée émise, et l’usage de la litote afin de tempérer certains verdicts à l’instar de ce que l’on fait vis-à-vis des patients.
Lorsque Henri Mondor aborde un travail littéraire, lorsqu’il fait œuvre de critique, son style est sobre, empreint d’une simplicité qui n’est pas savante, mais réelle, exempt de tout ce qui pourrait détourner l’intérêt sur l’auteur au détriment de l’œuvre ou du personnage auquel il se consacre. Il semble que ce soit le désir d’être intellectuellement honnête vis-à-vis du sujet traité qui le fasse changer de style et la conviction que devant le grandiose l’éloquence devient insolite.
Dans plusieurs de ses écrits il s’est nettement expliqué sur ce point, se défendant d’avoir jamais joué d’autre rôle, en ses rencontres avec de grands auteurs, que celui de témoin ou de notaire. Il n’a pu s’abstenir de critiquer sévèrement – fait bien rare chez lui – ceux qui, observant une attitude opposée, « se haussaient ou se croyaient au rang des premiers rôles ».
Dans la Vie de Mallarmé ce style porte l’uniforme d’une piété profonde, d’un dévouement filial pour le poète de génie. D’un bout à l’autre du livre, Mondor se révèle pénétré de l’idée que tout écart à cette ligne de conduite serait une offense à la mémoire de Mallarmé. Il ne semble rien craindre autant que de mettre de son moi dans l’éternité de l’auteur d’Hérodiade.
Cette abnégation reçoit sa récompense en lui permettant d’atteindre à une parfaite pureté d’expression et d’écrire, en particulier, ces lignes qui méritent de trouver place dans les anthologies de notre littérature : « Tout le soir, des amis de Paris restent entre les murs ou dans la petite cour où l’un des hommes les plus nobles du monde a vécu avec une simplicité de marinier. La nuit arrive, mais nul ne songe à s’éloigner. Renoir, étourdi par le chagrin ou par la belle couleur du soir, répond avec une gravité presque enjouée, à qui veut l’emmener : « On n’enterre pas Mallarmé tous les jours. »
Je ne sais si l’on a suffisamment mesuré l’élévation des motifs qui ont décidé Mondor à entamer cette Vie de Mallarmé dans les circonstances qu’il a lui-même expliquées en son avant-propos :
« Le I4 juin 1940, quand l’on vit les régiments allemands occuper Paris, quelques-uns des hommes qui étaient restés... cherchèrent à quel opium ils demanderaient l’atténuation, sans doute illusoire, de leur douleur. »
En tentant de retrouver la France dans ce qu’elle avait d’immortel, de transcendant à l’infortune des armes, Henri Mondor a montré que les vertus de la poésie pouvaient raccorder avec l’avenir les espoirs qui en étaient divorcés. En ce faisant, il n’ignorait pas qu’il avait eu des devanciers, à commencer par ces Athéniens prisonniers dans les latomies de Syracuse, qui récitaient des vers d’Homère pour tromper leur désespoir et reprenaient courage à les savoir éternels.
Les épreuves classent les hommes en fonction des besoins d’évasion qu’ils manifestent, lesquels iront de la lutte à l’abandon, de la poésie ou de la philosophie à l’alcool.
Je me souviens qu’en 1944 des compagnons de cellule me demandèrent de leur conter ce que serait la conquête de l’espace. Je me souviens aussi qu’un déporté, rescapé de Dora, auprès duquel je m’enquérais d’un camarade, me fit cette réponse : « Il m’a sauvé de la désespérance, après une corvée de cadavres, en me disant, lui qui me connaissait à peine : – Qu’aimes-tu dans la vie ? – La peinture. – Bon, eh bien, allons au Palais Pitti ! tu te souviens que dans la première salle on ne s’arrête pas, mais qu’ensuite... Et la soirée s’écoula de la sorte. » De tels faits recueillis au plus profond de la détresse viennent compléter les définitions de la culture, qui se montre une compagne secourable au temps de la solitude et des épreuves.
C’est dans un Centre Auto-Chirurgical près de Verdun, au cours de la première guerre, que Mallarmé se révéla à Mondor. Quelle extraordinaire récurrence que ces deux manifestations décisives du poète sur le même esprit, au milieu du bruit des armes, si loin de son propre génie !
Dès l’auto-chir, Mondor se voua à Mallarmé et, je le cite, passa quarante ans de sa vie sans que cessât de croître le plus pur, le plus haut des enchantements. Le grand amour sans fin n’est pas chimérique, a-t-il écrit également sur le même objet.
Parmi les raisons avancées pour expliquer ce choix, aucune n’a, que je sache, pris nettement le pas sur les autres : on ne réunit point, en effet, à travers les écrits de Mondor, un faisceau d’indications ou d’allusions suffisant pour projeter toute la lumière sur cette vocation de disciple, et les confidences qu’il a pu faire autour de lui n’éclairent pas davantage les commentateurs.
On a avancé que, hanté par le monde fermé du grand poète, il aurait voulu « opérer » Mallarmé, à la façon dont il avait, de son scalpel, dévoilé bien des énigmes du corps humain. Cette hypothèse a sa faiblesse dans sa facilité même, car il est peu probable qu’elle eût été proposée si Mondor n’avait été chirurgien.
On approcherait peut-être davantage de la vérité en retenant l’idée que Mondor, ayant eu, comme médecin, à se pencher sur les anomalies malheureuses de la nature, avait recherché, par un besoin d’équilibre, un contrepoids dans le domaine des perfections.
Il semble, toutefois, plus véridique encore d’attribuer ce choix à la révélation en conscience claire, sous l’effet du choc de 1940, de ce que lui dictaient vingt années d’intimité avec la mémoire du poète, pendant lesquelles il avait réuni, rue Jouffroy, des lettres, des manuscrits, des objets ayant appartenu à Mallarmé et s’était laissé pénétrer lentement par eux comme par une sorte d’osmose. L’amitié avec Paul Valéry a sans doute favorisé cette éclosion et, si l’on me permet cette métaphore, je dirai même que Mondor a ricoché, dans le sublime, de Paul Valéry sur Mallarmé.
« Mallarmé – Valéry – Mondor », a écrit Robert Kemp, dans l’une de ses chroniques étincelantes, « c’est une famille d’esprits intimement unie, dont l’aîné contient les deux autres, qui cependant restent chacun soi-même. »
Cette incubation – si j’ose employer ce terme – de Mallarmé par Mondor, entre les deux guerres, est un phénomène qui témoigne de ce que peut donner le zèle du collectionneur, quand il se développe dans toute son ampleur, sous l’influence de l’esprit scientifique, du goût des arts et d’une manifestation de la sensibilité, formant le principal support de l’ensemble.
Mondor a été un collectionneur réceptif à cet appel sous ses trois aspects, mais ce qui domine chez lui et provient de la médecine, c’est cette patience ou cet appétit à noter absolument tout, dans la pensée que la moindre des notules pourrait servir. Il agira de la sorte en éditant les Œuvres complètes de Mallarmé, conçues à l’inverse d’une anthologie : se refusant à choisir, il y a fait figurer, pour l’édification de la postérité, tout ce qu’il avait accumulé. Certains ne l’ont pas compris, qui se sont étonnés de trouver rassemblés, à côté de l’œuvre maîtresse, plus de cent pages de vers de circonstance écrits, au fil de la vie courante, sur des enveloppes, des boîtes, des cruches de calvados, des éventails – et même vingt et un distiques tracés sur des galets de Honfleur et revêtant la forme du badinage.
Ainsi peut-on lire sur l’un :
« Avec ceci, Joseph, ô mon élève,
Vous ferez des ricochets sur la grève »
et sur un autre, pour sa fille Geneviève :
« Je vois dans la mer Vévette
Sauter comme une crevette »
Mondor n’avait nullement en tête, en ce faisant, d’illustrer un Mallarmé familial et le monument que sont les Œuvres complètes constitue le meilleur exemple qui se puisse citer de la haute conscience d’un archiviste respectueux.
Vis-à-vis des techniciens que nous sommes cette dilection pour Mallarmé prend une valeur et un sens particuliers.
Paul Valéry a formulé cette pensée : « Il n’y a pas d’ineffable, il n’y a que de l’inexprimé. » Mallarmé a fait une énorme brèche dans le domaine de ce qui, depuis des siècles, restait inexprimé et la distance est peut-être plus grande entre ses œuvres et celles des Écoles immédiatement précédentes qu’entre ces dernières et les vers des premiers poètes grecs.
Or, cette aventure de Mallarmé est contemporaine du congé pris par la technique d’un monde qui ne s’était pas encore beaucoup éloigné, à bien des égards, de l’Antiquité. Les éclatantes découvertes des cent dernières années ont différencié notre époque par rapport à celle de Mallarmé plus que ne l’était celle de Mallarmé par rapport à l’Empire romain et le potentiel du progrès demeure tel qu’on peut très légitimement paraphraser la pensée de Valéry en disant qu’en technique il n’y a pas d’irréalisable, il n’y a que de l’irréalisé.
La parution de L’Après-midi d’un faune se situe la même année que l’invention des premiers principes du téléphone et du phonographe. Nous n’avons pas la prétention d’établir entre ces divers phénomènes une correspondance plus étroite que celle des mêmes bouillonnements de l’esprit, provoqués par une nouvelle catalyse de la civilisation, mais, ainsi délimitée, elle existe et vaut d’être notée.
La coïncidence entre l’élan poétique et l’élan technique se retrouve à l’époque actuelle, où l’on voit les idées de Teilhard de Chardin sur la conception planétaire de l’humanité, issues de son inspiration poétique, s’associer avec l’envol physique de l’homme vers les astres. Les premières phrases échappées à un cosmonaute et s’appliquant au monde sensible, laissent déjà préfigurer le poème de celui qui, de la Lune, s’écriera « Terre, ô ma Terre », pensant à la planète au sens que lui donne Teilhard, bien plus qu’à son village américain ou russe.
Il est une autre coïncidence qu’on me permettra de souligner : jusqu’à Mallarmé et à part de bien rares exceptions, la poésie se déchiffrait à livre ouvert pour les profanes. Mallarmé a créé celle dont le secret résiste, la meilleure, selon Valéry, parce qu’elle ne peut être traduite en prose.
La technique, à la même époque, s’est érigé un domaine où seuls, dorénavant, les spécialistes sont en mesure de la suivre. Il n’était pas nécessaire d’avoir une grande ouverture aux sciences physiques afin de comprendre les premières machines, très anthropomorphiques, mais la frontière était proche pour l’entendement du profane et elle est, depuis, largement dépassée.
Ainsi donc le poète et l’ingénieur, déjà associés étymologiquement autour de la fonction créatrice, se rejoignent, dans les temps contemporains, sous le signe de l’initiation.
Mondor a eu la grande sagesse de ne pas entreprendre directement l’effraction des secrets de Mallarmé, car seul le diamant entame le diamant. Il savait bien que, de même que le chirurgien ne pouvait trouver Dieu à l’extrémité de son scalpel, il était exclu qu’il trouvât Mallarmé à l’extrémité des investigations de sa plume.
Il a, du moins, cerné son œuvre d’aussi près qu’on y pouvait parvenir en étudiant la vie qu’elle avait traversée, comme on arrive à connaître un navire d’après les mers qu’il a parcourues, les terres où il a fait escale. Afin de mener à bien cette tâche, l’auteur des Diagnostics urgents, disposait de la sagacité acquise dans une profession qui demande autant d’intuition que de maîtrise dans l’analyse et la synthèse. Le médecin doit composer son malade tout autant que l’inventorier : quelle excellente école pour le critique !
Mondor aurait-il trouvé la clé d’or qui lui eût ouvert Mallarmé, qu’il n’en eût certainement pas usé, faisant sienne cette déclaration de Valéry : « Je ne suis pas celui qui vient dire ce qu’un auteur n’a pas voulu ou jugé bon de dire lui-même. »
L’œuvre maîtresse que l’opinion dégage dans les travaux d’un écrivain, risque parfois de porter de l’ombre aux autres rameaux de sa production. Quels que soient les mérites qu’on attache à la Vie de Mallarmé, ils ne sauraient faire oublier que les Propos familiers de Paul Valéry s’égalent autant par leur adroite composition que par la substance précieuse des entretiens qu’ils relatent, aux meilleures pages de la littérature française dans ce genre d’ouvrages et qu’ils ont dévoilé un Mondor portraitiste, à côté du Mondor biographe. Tout en admettant que notre prédécesseur disposât d’une mémoire auditive exceptionnelle – et c’est la plus rare de toutes – on ne peut s’empêcher d’admirer l’aisance avec laquelle il a su donner à ces heures passées parmi les seigneurs de l’esprit, la fraîcheur et l’attrait de l’enregistrement en direct. On se demande même s’il n’a pas fallu autant de talent pour reconstituer ces propos que pour les avoir tenus.
Rien ne saurait mieux que ces textes témoigner pour la postérité qu’Henri Mondor fut bien le brillant causeur et l’extraordinaire conteur qui a charmé beaucoup d’entre vous.
L’illustre confrère qui a reçu mon prédécesseur a dénombré ! au cours de sa péroraison demeurée fameuse, les trois alertes instruments qui symbolisaient ses diverses activités : le scalpel, la plume ou le crayon. Puis-je lui demander l’autorisation d’y ajouter le symbole de l’enseignement, la craie ou le tableau noir, comme il voudra ?
Une grande partie de l’existence de Mondor s’est, en effet, écoulée devant une jeunesse studieuse, ardente à prendre le relais de sa science et de sa dextérité, et je ne crois pas qu’elle lui ait apporté les satisfactions les moins appréciées.
À l’orée de son adolescence il avait eu des velléités de se diriger vers l’enseignement où il envisageait de pouvoir développer ses goûts littéraires. La carrière d’instituteur de son père l’y avait peut-être également engagé, car, à cette époque et dans cette profession, les vocations se transmettaient nombreuses d’une génération à l’autre, fortifiées par le désir de faire partager la connaissance, qui est l’impetus fondamental de l’évolution de l’humanité.
Quelle qu’en soit la cause, l’empreinte de l’enseignement est telle dans les familles d’enseignants que, si l’on s’en écarte, il est fréquent qu’on y retourne.
D’une manière plus générale, on peut dire que, dans le cours de bien des existences humaines, se manifestent, à des époques souvent imprévisibles, plusieurs résurgences de carrières antérieurement ébauchées ou simplement ambitionnées.
Beaucoup d’êtres humains recèlent des virtualités dont l’absence d’éclosion est aussi regrettable pour leur personnalité que pour la Société. Sous ce rapport, l’évolution rapide des techniques doit entraîner une meilleure valorisation des individus, tant en dégageant de l’exercice du métier de plus nombreux instants à porter au compte d’occupations complémentaires, qu’en permettant d’envisager plusieurs professions successives au cours de la vie active : par exemple, un chercheur doit pouvoir devenir ingénieur et un chef de chantier, un enseignant. Quel merveilleux professeur de géographie ferait tel pilote de ligne, qui, au lieu de méditer mélancoliquement sur une retraite prématurée, s’y préparerait pendant ses voyages !
Ainsi donc, au lieu de provoquer l’écrasement de l’homme, comme on pourrait être enclin à le prétendre, après un examen superficiel des premières conséquences de cette évolution, la technique est à même de faciliter un épanouissement qui, jusqu’à présent, n’a été l’apanage que de sujets bien doués et favorisés par la chance.
Tel fut le cas pour Mondor, qui avait mis à la disposition de la critique littéraire, avons-nous dit, l’arsenal des qualités d’observation qu’exige la profession de chirurgien. À son tour, la critique littéraire a enrichi sa chaire d’enseignement médical de tout ce que le commerce avec la culture, élevée à son plus haut degré, ménage à l’esprit de lucidité et, en même temps, de puissance d’expression. Lorsqu’il enseignait, son verbe suscitait d’autant mieux l’intérêt de ses disciples que sa compétence empruntait le souffle de l’éloquence.
Le souvenir de son enseignement est présent dans bien des mémoires et le titre de professeur demeure aussi fortement attaché à son nom que ses travaux sur Mallarmé. À ce titre, il entra chez les médecins de l’Académie des Sciences où l’un de ses pairs, le Professeur Binet, a pu dire de son œuvre qu’elle était solide, brillante, utile, de portée et de qualité exceptionnelles.
Me tournant maintenant davantage vers l’homme – qu’il serait d’ailleurs plus aisé de dépeindre au cours d’une libre conférence qu’à travers la forme et les traditions académiques – j’ai le sentiment que ce qui mérite, en premier lieu, de retenir, chez lui, l’attention, c’est la signification qu’il convient de donner à sa diversité.
Comme toutes les manières de vivre, celle-ci peut être interprétée favorablement ou défavorablement. Certains regretteront que ses dons, au lieu de se disperser, ne se soient pas concentrés afin de se sublimer davantage. D’autres, plus nombreux, estimeront, au contraire, que sa diversité témoignait de la multiplicité des facettes d’un esprit brillamment doué, avide de se familiariser avec tous les aspects de la culture.
Pour ma part, je serais porté à croire qu’il y a une bonne et une mauvaise dispersion : elle est mauvaise dans le cas du touche-à-tout dont la cause ne peut être plaidée ; elle est bonne quand on trouve au bout de la diversité la même finalité ou, du moins, une volonté d’unité dans les valeurs des activités développées, et il en était bien ainsi pour celles d’Henri Mondor.
La même unité transparaît, tout le long de sa vie, dans les autres traits de son caractère, profilés sur son prochain.
Pour les décrire, il nous faut éviter les concentrations d’épithètes afin de ne pas trahir sa mémoire, car il ne s’est pas fait faute de déclarer, en maintes circonstances, qu’il détestait les exercices d’adjectifs.
Il n’en est guère d’ailleurs auxquels on puisse prêter une acception suffisamment riche de substance pour reconnaître les qualités d’un homme qui, malgré les incitations dont il était l’objet de la part de tous les plaisirs de l’esprit, a partagé, pendant la meilleure partie de sa vie, les trois quarts de son temps entre ses malades et ses élèves, en des rapports qui ne pouvaient s’évader au-delà des limites étroites des thérapeutiques.
Dans ce partage – assistants et disciples l’ont affirmé – jamais d’impatience ni de rudesse. Il se comportait à l’hôpital et à l’amphithéâtre comme si rien d’autre ne l’attendait, ne le sollicitait, comme s’il n’avait pas eu des centres d’attraction, aussi puissants, dans ses rendez-vous avec Paul Valéry ou avec la mémoire de Mallarmé.
Mondor avait le goût d’admirer tout autant que d’autres, hélas ! beaucoup plus nombreux, ont envie de dénigrer. Il manifesta ce goût vis-à-vis de ses grands hommes, sans que jamais une crise de scepticisme en vînt altérer la constance. Il fut pour eux un zélateur dans le sens où ce terme n’implique rien d’offensant pour l’impartialité du jugement ni pour la dignité du caractère. Son Panthéon était fort peuplé : on y comptait, du côté des lettres – en dehors de Mallarmé – Verlaine, Paul Valéry, Claudel, Alain, Rimbaud, Barrès ; du côté de la médecine, les gloires des temps passés : Ambroise Paré, Dupuytren, Pasteur, et les grands patrons qu’il avait connus, parmi lesquels Paul Lecène et René Leriche.
Vis-à-vis de ses amis il montrait une sorte d’intransigeance à ne vouloir considérer que leurs qualités. Il faisait délibérément abstraction de leurs faiblesses, ce qui revenait, dira-t-on, à les reconnaître toutes. Non pas ; son désir sincère était de ne retenir autour de lui que ce qui pouvait magnifier les hommes et les faire aimer.
Il y avait d’autant plus de mérite que, dans le monde médical et les milieux littéraires, l’esprit critique trouve un aliment dans l’exercice de la profession. Des réputations s’y affirment souvent dans l’opposition à un confrère ou à une école. On aurait tendance à y considérer l’agressivité comme une marque de caractère, une preuve d’imagination. En bref, on serait porté à manifester à l’égard de ces attitudes, génératrices de dissociations, une bienveillance qu’il serait préférable de réserver à ceux qui s’efforcent, comme Mondor l’a fait toute son existence, de ne laisser fermenter en eux-mêmes que le besoin de l’amitié.
Cet altruisme n’excluait toutefois pas la clairvoyance et, si Mondor n’a exprimé que rarement son opinion sur cet état d’esprit, il a su le faire en termes qui montraient combien il l’avait en aversion.
Après avoir réussi, jusqu’à la dernière guerre, à concilier ses obligations avec une vie mondaine assez intense, Mondor n’accordait plus à celle-ci, depuis, que les illusions qu’elle réclame, réservant le meilleur de lui-même pour des réunions amicales et pour ses soirées tranquilles dans le véritable musée qu’il s’était constitué rue Jouffroy.
Il consacrait donc peu de temps au monde, mais, comme il y brillait, l’éclat de sa présence en prolongeait immatériellement la durée, à la manière dont les éclairs éblouissants, naturels ou artificiels, qui ne durent que des millièmes de seconde, paraissent cent ou mille fois plus longs à nos yeux.
Pour définir la protection à laquelle Mondor avait eu recours contre les excès de la mondanité, vous me permettrez de choisir une image empruntée à la technique, celle d’un noble métal, l’aluminium, qui, pour résister à l’offensive des milieux ambiants, air et eau, se crée, avec l’aide de ceux-ci, une couche protectrice à ce point ressemblante au métal qu’on l’identifie à ce dernier : Mondor avait ainsi évité les avatars du fer qui, attaqué par la rouille, n’échappe à la dégradation complète que s’il est dénaturé par une peinture. Combien d’hommes sont ainsi placés devant le dilemme de s’abandonner à des mondanités absorbantes et de risquer d’y laisser un temps précieux ou de se prêter au déguisement de leurs pensées et d’y perdre une partie de leur personnalité !
Mondor a su garder la sienne intacte, telle que l’avait caractérisée le début du siècle où l’individualisme gouvernait beaucoup plus que maintenant le comportement des personnes aussi bien que celui des nations.
Comme Mallarmé, Mondor a poussé cet individualisme jusqu’à un certain isolement : les bouleversements de l’histoire, les grands courants de la politique, les crises traversées par les collectivités ont sans doute été ressentis par l’un comme par l’autre – Mondor l’a bien prouvé en 1940 – mais ne les ont pas inspirés et Mallarmé s’en est justifié en écrivant d’un trait qu’il convenait d’écarter toutes ces contingences pour atteindre le beau.
Si cette éthique a progressivement évolué, les techniciens nés avec le siècle ou depuis en sont la cause principale, car les progrès effectués grâce aux applications des découvertes scientifiques, ont donné aux activités humaines de nouvelles dimensions, excédant les capacités de l’individu. L’esprit d’équipe s’est imposé partout, dans la direction d’une entreprise comme dans les recherches de laboratoire. J’avoue ne me concevoir parfaitement moi-même qu’au sein d’une équipe et je la sens vivre en moi tout entière.
Chaque homme peut, s’il le veut, trouver dans son prochain une qualité à partager ou une déficience à compenser. Ainsi se créent des affinités ou des liaisons de complément, rappelant le processus selon lequel se groupent les atomes pour former des molécules, en échangeant leurs électrons afin de composer les nombres d’or des équilibres.
Bien que se rattachant encore à la première de ces deux époques, par la psychologie de sa génération, par la solitude professionnelle qui entourait naguère le grand patron, et par son culte pour Mallarmé, bloc hermétique et autonome dans la poésie française, Henri Mondor compte parmi ceux qui ont préparé la seconde, en établissant des liens nouveaux entre des activités, des instruments jusqu’alors peu coopératifs, et en augmentant le lexique de ce langage commun aux savants et aux écrivains, dont Paul Valéry a affirmé la nécessité et déploré l’absence.
Il était par lui-même toute une équipe, dont la cohésion s’est manifestée au long de sa vie et de son œuvre. Si Henri Mondor était né au XXe siècle, il eût extériorisé cet esprit d’équipe tout aussi bien qu’il a su tenir, à la manière de son temps, ses rôles de Patron et de Maître.
Ce n’est pas seulement entre deux époques qu’Henri Mondor a évolué, mais encore entre deux univers, celui du rationnel et celui de l’irrationnel. On sait que les esprits qui aiment à faire progresser la pensée ont en eux le besoin d’approcher l’irrationnel par des cheminements que leur trace la raison. Sous leur action, l’irrationnel a cédé progressivement maintes parties de son domaine à son antonyme qui y a installé ses lois. Il en fut ainsi des notes de la gamme auxquelles des chiffres sont depuis longtemps accolés et de l’arc-en-ciel, démythifié par Newton, dont les couleurs supportent à présent une immatriculation par longueur d’onde.
Les techniciens qui ont développé leurs pensées autour du rationnel, n’en sont pas moins avertis que leur domaine d’action demeure limité, comme une île dans un océan d’insondable. Contrairement à ce que peuvent croire ceux pour lesquels notre royaume est un sol étranger, nous admirons et respectons les mystères de cet océan, sur les rives duquel nous aimons souvent à rêver. Nous sommes certains que, tant que les hommes resteront ce qu’ils sont, cette immensité ne fera que croître, parce que, plus nous avançons dans la connaissance, plus les horizons s’élargissent ; plus nous étendons notre île et plus s’étendent ses rivages.
Le respect en lequel on doit tenir le champ de l’irrationnel, a son fondement dans la Création elle-même : si celle-ci suit, en effet, des voies rationnelles, à nos yeux, pour établir certains processus, elle en confie d’autres – et des plus importants, parfois – aux caprices du hasard. La grande voie de la vie est faite, en partie, de cheminements que notre raison saisit et que nos techniques imitent, en partie, de sauts dans l’inconnu dont nous n’oserions encourir le risque pour nos propres réalisations. Ainsi, dans le cycle végétal, après que la Nature a peiné, toute une année, pour organiser les tissus et les sucs, les cellules et les hormones d’une plante – à la façon d’un ingénieur, mais avec un génie capable à la fois d’enthousiasmer et de décourager à jamais les meilleurs – arrive l’époque où la graine, plus précieuse a elle seule que tout ce que l’homme a réalisé jusqu’ici, est confiée au gré des vents, au hasard... Mais nous devons nous abstenir de penser anthropomorphiquement ces problèmes et accepter que la généreuse Nature sache user, bien autrement que nous, des deux processus que nous séparons en rationnel et irrationnel.
Est-ce par une manifestation du hasard – ou bien par une sorte de divination – que vingt-cinq ans avant la naissance de celui qui devait travailler avec le plus de zèle à sa gloire posthume, Mallarmé choisit le nom de Mondor, cependant peu courant à Paris, pour écrire ces vers que vous connaissez :
Là pour feindre des pleurs candides
Secouant quand passe Mondor
Ton bouquet de roses humides
Sur ton livre aux écussons d’or.
Voilà qui confirme, en tout cas, que la place de Mondor était marquée à la frontière du rationnel et de l’irrationnel ! Il a souvent passé de l’une à l’autre région, avec cette incomparable aisance qui le caractérisait en toutes choses : dans la première, étendant sa main sur des douleurs dont il devenait le maître et cueillant de la poésie des rythmes encore imbus de réel ; dans l’autre, explorant le domaine mystérieux où l’étincelle de la vie ne peut être captée par aucun instrument, où l’esprit s’intimide devant la poésie délice de l’intelligence.
Messieurs,
Alors que je pensais que la dernière phrase de ce discours me serait légère parce qu’elle me libérerait d’une tâche dont je m’étais alarmé, j’éprouve une profonde mélancolie à l’idée de m’éloigner maintenant d’Henri Mondor dans l’intimité duquel j’ai vécu tous ces jours écoulés. Son charme a opéré sur moi comme il a joué pour vous qui avez eu le privilège de le bien connaître, et c’est par cet hommage à tout ce qu’il nous a apporté, que vous me permettrez de terminer avec émotion son Éloge.