SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi 16 décembre 1965
Rapport sur les prix de vertu
DE
M. le Pasteur MARC BOEGNER
Directeur de l’Académie
Messieurs,
Vous avouerai-je que, m’étant engagé dans la préparation du rapport qu’une charge éphémère me vaut l’honneur de vous présenter aujourd’hui, je n’ai pas tardé à éprouver un malaise dont des causes multiples se sont peu à peu découvertes à mon esprit. Sans doute convient-il que, très simplement, je vous en fasse part. D’avance je m’excuse des considérations théologiques que je serai amené à soumettre à votre attention.
Mais enfin je suis ce que je suis. Pas plus qu’un philosophe ou un biologiste je ne puis laisser, au seuil de cette Coupole, les convictions qui sont le fondement de ma vie. Et chacun sait qu’elles sont chrétiennes. Si donc les prix de vertu m’inspirent quelques réflexions celles-ci ne peuvent que refléter les affirmations de ma foi chrétienne, enracinée dans la Révélation que nous donne ce livre étrange et merveilleux que nous appelons la Bible.
Je vous confesse très simplement que l’expression prix de vertu blesse en moi une sensibilité développée par une méditation incessante des évangiles et des écrits apostoliques. Avons-nous le droit, pauvres hommes que nous sommes, de soupeser en quelque sorte les vertus qui accrochent notre regard ? Et lorsque nous le faisons, ne nous attachons-nous pas à des signes extérieurs qui apposent sur toute existence humaine une façade au-delà de quoi il nous est toujours difficile de voir ce qui est. Dieu seul le voit, dont le regard de sainteté n’est jamais arrêté par nos camouflages ou nos masques, et transperce les portes que nous voudrions assez épaisses pour lui interdire à lui-même l’accès des recoins cachés de notre vie.
Ne risquons-nous pas d’ailleurs, nous laissant émouvoir par le spectacle d’une vertu qui donne à une vie humaine un relief particulier, de l’isoler du contexte intellectuel, moral, spirituel, social qui l’entoure, la porte, en conditionne l’exercice, et ainsi, de nous tromper gravement sur la vraie figure morale d’une personne dont nous prélevons une vertu que d’autres vertus, moins éclatantes, accompagnent peut-être — ou, au contraire, dont des vices cachés corrompent la racine et stérilisent la fécondité. Car, ne l’oublions pas, les plus étranges mélanges, parfois les plus troubles, se rencontrent dans la plupart des créatures humaines, en qui un vice suit une vertu comme son ombre, à moins que la vertu ne soit engagée dans un combat où elle se fortifie de son courageux effort, lorsqu’elle n’en sort pas épuisée et vaincue.
Et pourtant quand, notre attention ayant été requise par des notables, prêtres, pasteurs ou maires, nous entrons, avec le respect sans lequel il n’est pas de véritable tact, dans l’intimité d’un foyer, parfois aussi d’une solitude où une vertu répand son parfum, comment n’éprouverions-nous pas l’émotion que donne toujours la révélation de la vraie grandeur, d’autant plus frappante lorsque, s’ignorant elle-même, elle s’est élevée dans l’humilité ?
Arrêtons-nous un instant devant l’exemple d’oubli de soi, de constance dans l’abnégation, de fidélité à l’amour fraternel qu’a donné, depuis de longues années déjà Mlle Andrée Cotereau, de Maromme, Seine-Maritime. Elle avait dix-sept ans lorsque sa mère est morte à la naissance de son douzième enfant. Fille aînée de cette nombreuse famille, elle a sans hésiter assumé la responsabilité d’un lourd ménage, et, plus encore, le père étant tout le jour retenu par son travail, de l’éducation de ses frères et sœurs. Les années de guerre et d’occupation ont été très dures. Puis les aînés ont grandi, fondé de nouveaux foyers où sont nés des enfants. Andrée Cotereau a été la tante toujours disponible, affirmant au milieu de bien des difficultés une rare « maîtrise » morale dont les témoins de sa vie se déclarent particulièrement frappés. Cependant, vaincue par la fatigue accumulée, elle a dû subir l’année dernière une grave intervention chirurgicale dont, n’étant pas assurée sociale, elle doit supporter toutes les charges. Comment pourrions-nous refuser ici notre trop modeste concours ?
Nous l’appelons prix de vertu ! Le mot ne vous choque-t-il pas ? Une vertu, comme celle que nous venons de « regarder », active, efficace, inébranlablement fidèle, est sans prix. Et nous lui décernons un prix ! Une qualification plus conforme à la réalité ne pourrait-elle être proposée ? C’est un pauvre petit témoignage d’estime et, j’ose dire, de reconnaissance que nous offrons à un frère ou à une sœur en humanité dont le long dévouement, le courage, la constance dans l’accomplissement des tâches souvent obscures, ou l’acceptation de durs renoncements nous inspirent respect et admiration. Mais qu’on renonce à ce mot de prix qui semble d’ailleurs apporter son appui à une doctrine des mérites très éloignée de l’authentique enseignement de l’Évangile.
Une autre réflexion s’impose qui n’est pas étrangère au malaise que j’éprouve.
Et d’abord le très petit nombre d’hommes auxquels nous attribuons un prix de vertu, en dehors de certaines fondations réservées aux familles. Dieu me garde de céder à un orgueil masculin qui, dans ce temps où la promotion de la femme dans tous les domaines est au premier plan des préoccupations féminines, serait singulièrement déplacé ! La question se pose cependant : pourquoi si peu d’hommes à notre palmarès ? Les femmes ont-elles le monopole du dévouement filial, du courage dans l’épreuve, de la fidélité à de grands devoirs ? Sont-elles seules à posséder, à faire briller, même sans le savoir, ce que nous appelons la vertu ? En ne leur montrant la vertu que chez les femmes, ne risquons-nous pas d’éloigner les hommes de la recherche patiente, obstinée, d’une vie d’où ce que nous nommons vice soit plus vigoureusement exclu ? Mais peut-être, excusez mon audace, des vertus d’hommes ne nous seraient-elles si rarement signalées que parce que les hommes ont une pudeur morale particulière qui les fait garder secrètes leurs vertus ?
Comment ne pas remarquer aussi que les bénéficiaires de nos récompenses appartiennent presque exclusivement, sinon à ce qu’on appelle trop souvent encore la classe pauvre, en tout cas à des milieux aux ressources très limitées ?
Je sais bien que les personnalités qui, privilégiées de la fortune, ont créé des fondations ou des prix de vertu confiés à la sagesse, au discernement de l’Académie française, ont souvent imposé des règles strictes à l’utilisation des ressources mises à notre disposition. Quand je lis, par exemple, que les familles appelées à bénéficier de telle fondation, « seront choisies parmi les plus pauvres », ou que tel prix sera décerné « de préférence aux plus pauvres », je regrette amèrement que les dévaluations de la monnaie aient si gravement dévalorisé le portefeuille de l’Institut, en particulier celui de l’Académie française. De semblables dispositions, et beaucoup d’autres dont je vous épargne le rappel, excluent que nous puissions jamais offrir un signe de reconnaissance à la vertu de ceux qu’on appelle des « gens aisés ». Mais pourquoi donner, même involontairement, l’impression que la vertu est le monopole des milieux sociaux les moins fortunés ? Que la vertu ne fleurit pas là où prévaut la richesse ? Que les admirables dévouements auxquels nous rendons hommage aujourd’hui ne peuvent s’affirmer au-dessus d’un montant déterminé de revenus ? Ne devons-nous pas craindre que cette sorte de ségrégation de la vertu au profit « des pauvres » n’aboutisse à un résultat dont nous ne tarderons pas à voir un aspect funeste : pour ceux qui, au regard de la masse des pauvres, ont beaucoup plus que le nécessaire, et pour nous qui la récompensons, les prix de vertu deviennent une sorte de concours dont nous sommes le jury, en tout cas une réalité ou une apparence étrangère à nos préoccupations quotidiennes.
Je n’oublie pas, croyez-le bien, la sévérité qu’à maintes reprises le Christ a témoignée aux riches de son temps, ni la parabole du chameau qui traversera plus aisément le trou de l’aiguille « qu’un riche n’entrera dans le royaume de Dieu ». Mais n’a-t-il pas dit aussi, à ses disciples se récriant : « et qui donc peut être sauvé ? » : « ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu, car tout est possible à Dieu » ? Après tout, cette possibilité de Dieu n’est-elle pas notre plus puissant motif d’espérance à nous, si souvent orgueilleux des richesses de notre intelligence, de notre culture, de nos talents, de nos relations, et qui avons grand besoin de recevoir l’esprit de pauvreté ?
Le mot « orgueilleux » m’est venu à l’esprit. Il y a un orgueil de la vertu. Nous sourions quand on nous rapporte la parole d’un homme qui, très sincèrement, se croyait chrétien : « en fait d’humilité je ne crains personne ». Et cependant, s’il arrive qu’un hommage soit rendu à une vertu que l’on croit découvrir en nous, ne savourons-nous jamais — oh ! très secrètement — la douceur qu’il nous apporte ? Pourquoi en serait-il autrement pour ceux et celles à qui nous attribuons un prix de vertu ? Ne courent-ils pas le danger de voir naître en eux un orgueil de la vertu, si discret qu’il soit, là où il n’était jamais apparu ? Qu’on distingue en « quelqu’un » une vertu, qu’on la fasse connaître à notre compagnie, qu’un prix lui soit décerné auquel la publicité est d’avance assurée, comment ce quelqu’un ne serait-il pas tenté de porter sur lui-même une appréciation favorable à quoi jusqu’alors il n’avait pas pensé ? Et d’autres, dans le village ou la petite ville, informés de la récompense, ne dissimulent-ils pas, sous leurs compliments, l’orgueilleuse envie d’être, eux aussi, désignés quelque jour à notre attention ?
Orgueil de la vertu ! Mais que sont donc les vertus pour la pensée chrétienne sinon, comme l’enseigne saint Paul dans sa lettre aux Galates, des fruits du Saint-Esprit. « Le fruit de l’Esprit, dit-il, est charité, joie, paix, longanimité, mansuétude, bonté, fidélité, douceur, tempérance. » Pour l’homme chrétien, toute vertu est un don de Dieu. Comment ne reculerait-il pas, dès lors, devant une attribution de prix dont Dieu est en droit le premier bénéficiaire ?
Cependant, puisque prix de vertu il y a, ils nous offrent, dans ce monde où s’étale tant de laideur morale, l’occasion d’admirer la grandeur de dévouements, de persévérantes fidélités, de généreux désintéressements, de renoncements vaillamment consentis, devant lesquels nous avons l’intuition qu’il s’agit d’autre chose que d’une apparente : d’une révélation de beauté que nous serrons avec gratitude dans notre cœur.
En voici deux exemples très différents :
Anne Moren, de Gourin (Morbihan), âgée de quatre-vingt-neuf ans, est entrée en 1891 — elle avait quinze ans — au service d’une dame qui souhaitait qu’elle s’occupât de sa fille. En fait elle resta au service de celle-ci pendant soixante-douze ans, montrant tout au long de ces années un inlassable dévouement, renonçant à ses gages dans les difficultés financières que connurent tant de foyers pendant les deux guerres, ne se décidant à retourner dans son pays qu’après la mort de celle qu’elle avait suivie enfant, femme, mère, avec un attachement et une fidélité devenus trop rares aujourd’hui. J’ai connu, dans ma jeunesse, de ces vieilles servantes, liées depuis plus d’un demi-siècle au destin, aux épreuves, aux joies de la même famille, devenues parfois un peu tyranniques, mais témoins non seulement de leur propre fidélité mais aussi de celle de familles où parents et enfants savaient honorer les authentiques dévouements.
L’autre exemple nous est donné par un jeune couple : ainsi donc un homme aussi bénéficie de l’un de nos prix.
Marie-Françoise Masselot, aînée de douze enfants, a la joie de fonder avec M. Claude Delamarre un foyer que vient illuminer la naissance d’un bébé. Mais coup sur coup le père et la mère de la jeune femme sont frappés par la mort. Le ménage n’hésite pas à prendre la direction du foyer si cruellement éprouvé. M. et Mme Delamarre abandonnent leur appartement et s’installent avec les onze frères et sœurs doublement orphelins. Seuls les deux aînés des garçons sont en âge de travailler : leur salaire et celui de leur beau-frère sont, avec les allocations familiales, les seules ressources de cette nombreuse famille. Que ne pouvons-nous souligner, par un concours matériel plus important, l’admiration que suscite en nous cet exemple de dévouement fraternel !
II
Ces réflexions, Messieurs, vous semblent sans doute très banales, et nullement de nature à vous faire abandonner une expression : les prix de vertu, consacrée par un si long usage. J’y souscris volontiers. Cependant une autre question se pose dont l’importance n’échappera à aucun d’entre vous.
Des prix de vertu ? Mais qu’est-ce après tout que la vertu ? Tout traité de morale, décrivant ce qu’est ou ce que doit être l’homme dans son comportement personnel et dans la vie en société, définit la vertu et établit un catalogue des vertus.
À en croire Cicéron la vertu est la supériorité propre à l’homme qui lui fait mépriser la douleur et la mort. Son étymologie la fait synonyme de force, de courage. Littré montre en elle « une ferme disposition à fuir le mal et à faire le bien ». Saint Augustin avait appris des anciens qu’elle est l’art de bien vivre. La vertu est donc en relation avec la vie morale, elle en exprime un des aspects. C’est pourquoi elle a sa place dans l’enseignement de la morale. De quelle morale ?
Il serait superflu d’énumérer les nombreuses morales où tant d’auteurs si divers ont essayé de préciser leur notion du bien et du mal — telle qu’elle s’était imposée à leur esprit — et d’indiquer comment l’homme doit, ou peut, en s’éloignant du mal, ou en en triomphant, pratiquer le bien. Mais qu’est-ce que le bien ? Qui a autorité pour le dire ? Dans les morales religieuses il est évident que c’est Dieu, ou un législateur enseigné et délégué par lui ? Et dans les morales indépendantes, laïques ou scientifiques. Quel est le critère du bien et du mal ? Et plus encore, lorsque nous parlons de la vertu, à quelle morale nous référons-nous À la morale du devoir ou à celle du plaisir ? À celle de l’intérêt ou à la morale sans obligation ni sanction que l’on prônait à la fin du dernier siècle ? À une morale scientifique, celle par exemple que nous propose la biologie, ou à une morale religieuse et, nous chrétiens, à la morale chrétienne ?
L’Académie, oserai-je demander, a-t-elle jamais songé à offrir une morale de référence à ceux de ses membres qui sont chargés de louer en son nom la vertu, ou parfois de poser à son sujet des questions indiscrètes ? Il m’apparaît plutôt qu’avec une largeur, qui nous inspire une vive gratitude, elle laisse à ses rapporteurs toute liberté de fonder leur appréciation de la vertu sur la morale de leur choix. Qu’il serait intéressant d’établir le catalogue des conceptions éthiques, proclamées, j’allais dire : prêchées au nom de l’Académie, depuis beaucoup plus d’un siècle, au jour où elle décerne les prix de vertu ! Optimisme ou pessimisme, individualisme ou solidarisme, morale théologique ou scientifique, puritaine ou laxiste, que sais-je encore ? Ah ! ce serait une belle confusion si, l’une de ces prochaines années, le rapporteur des prix de vertu présentait à ses auditeurs un échantillonnage des discours de ses prédécesseurs ! Mais est-ce si certain ? Les vertus auxquelles il est rendu hommage sous cette Coupole ne sont-elles pas, presque toujours et sans qu’il le soit dit, inconsciemment empruntées à ce qu’on se plaît à nommer la morale naturelle ?
Sans doute s’attend-on à ce que le rapporteur de cette année, étant ce qu’il est, se réfère à la morale chrétienne et propose à votre louange les vertus que, sans même y réfléchir, il qualifie chrétiennes ? Mais y a-t-il une morale chrétienne ? et que sont les vertus chrétiennes ?
Des âmes chrétiennes, rayonnant des vertus très simples, très humbles, ou au contraire dignes, par leur éclat, de retenir l’attention de tous, le chrétien qui, parcourant le monde, ouvre ses yeux et plus encore son cœur a la joie d’en rencontrer sur tous les chemins de la terre, dans les peuples et sous les cieux les plus divers. Cependant ces vertus ne sont pas le monopole du christianisme. Les vertus théologales : la foi, l’espérance, l’amour ne sont pas spécifiquement chrétiennes et peuvent être vécues dans des religions non chrétiennes avec une fidélité, un désintéressement, une noblesse qui forcent notre admiration. Et les vertus, que l’Eglise catholique proclame cardinales : le courage, la tempérance, la prudence et la justice, ont été directement reçues de Platon et de Cicéron par les premiers Pères de l’Eglise et, par eux, transmises aux théologiens des âges ultérieurs. La chasteté elle-même est vécue en dehors du christianisme.
N’oublions pas surtout que, dans le judaïsme contemporain du Christ et de l’Église apostolique, une morale rigoureuse, partie essentielle de la loi de Dieu, était enseignée et très souvent pratiquée par des personnes ou des communautés qui, sous l’appellation de justice, comportait la reconnaissance et la pratique de vertus que l’éthique chrétienne a faites siennes sans hésiter. Certes, par sa rigueur même, loyalement consentie par ces « justes » éminemment religieux qu’étaient les Pharisiens, elle portait en elle le double danger de la casuistique et de l’hypocrisie, si durement flagellées par le Christ. Bon nombre de ses préceptes ne s’en retrouvent pas moins dans les exhortations qu’un Apôtre Paul adresse aux destinataires de ses lettres : sous sa plume, ou plus exactement sous sa dictée, ces vertus, importées du judaïsme ou du paganisme, deviennent des vertus chrétiennes. Comment l’expliquer ?
À ce moment de ma méditation une nouvelle question, que sans doute vous jugerez futile, et peut-être indiscrète, a surgi devant mon esprit : les personnes, dont nous déclarons récompenser la vertu, se sont-elles jamais demandé si leur vertu est un fruit de la foi chrétienne, ou la marque d’une nature, le signe d’un caractère auxquels ce qu’on appelle « la religion » n’a aucune part ? Ont-elles conscience que leur vie morale soit liée à leur foi — si elles en ont une ? ou, même si elles pratiquent (pardonnez-moi d’user de ce terme ambigu), et plus encore, si elles ont appris à regarder au fond d’elles-mêmes, découvrent-elles qu’un lien organique unisse leur vertu à leur foi ?
Morale chrétienne, morale naturelle, morale de l’immoralisme, de l’intérêt ou de la technique, morale de l’ambiguïté : à laquelle de ces éthiques les bénéficiaires de nos prix semblent-ils se référer ? Ont-ils compris, comme le biologiste dont il nous fut parlé jadis ici-même, que, « l’homme doit prendre en lui sa loi ? ». Ou persistent-ils à la recevoir d’un Dieu qu’ils croient être à l’origine de leur vie, comme de loin ils l’entrevoient à son terme ?
À supposer qu’elle se soit jamais posé la question je suis certain que Mlle Marie Boudet, de Rieux (Haute-Garonne), n’hésiterait pas à me dire que tout ce qu’il y a de bon en elle, et donc la vertu que nous lui reconnaissons, lui est donné par le Dieu qui est tout à la fois le sujet et l’objet de sa foi et dont la présence constante est sa force pour la vie présente et son espérance d’éternité.
Pendant près de vingt ans elle a soigné, avec un dévouement exemplaire une grande malade, qu’elle a accompagnée jusqu’à l’heure de sa mort. Ayant ensuite renoncé au mariage pour demeurer auprès de sa mère veuve elle consacre tout le temps qui lui reste disponible au service de ceux qui, dans sa petite cité, connaissent les souffrances du corps ou celles du cœur. De ressources très modestes, elle n’en poursuit pas moins, parmi les plus pauvres, un ministère de charité. Le curé de sa paroisse la tient pour une « excellente chrétienne », appréciation que soixante années de ministère pastoral m’ont enseigné à n’accueillir qu’avec quelque hésitation. Un autre trait de ce visage inconnu me frappe davantage : toujours et partout, durant une longue vie que n’ont épargnée ni les difficultés ni les épreuves, Mlle Boudet a éclairé de son sourire les joies ou les douleurs, les inquiétudes ou les espoirs de ses concitoyens. Elle est une de ces « enfants de lumière », dont parle saint Paul, qui contemplent dans la foi le sou- rire de Dieu. Et sans doute est-ce le sourire divin qui se reflète sur ses lèvres lorsqu’elle se penche sur une misère physique ou une détresse morale.
Je ne suis pas éloigné de penser que Mlle Marguerite Voisin me ferait une réponse analogue à celle de Mlle Boudet. Elle est âgée de quatre-vingt-dix ans et demeure à Paris. Dans les lointains souvenirs de mon enfance orléanaise je revois son père, le général Voisin, faisant son entrée à cheval dans Orléans, où il prenait le commandement du 5e corps d’Armée. Le service de l’État n’enrichit pas les hommes intègres. Mlle Voisin, qui ne bénéficie d’aucune Sécurité Sociale, a pour seule ressource une part de bureau de tabac. Elle a été une des premières infirmières de la Croix-Rouge française. Pendant plus de trente ans, en France et dans les territoires d’outre-mer, elle a soigné, réconforté, consolé de nombreux malades et blessés. Son infatigable dévouement a été récompensé par la Légion d’honneur, la Croix de guerre 1914-1918, et la médaille des épidémies. Aujourd’hui, elle consacre ses dernières forces à soigner sa sœur malade, âgée de quatre-vingt-quinze ans. Saluons avec respect et gratitude cet exemple de fidélité dans l’oubli de soi-même et dans le service.
Cependant à parler de morale ou de vertus chrétiennes ne risque-t-on pas de trahir l’enseignement de l’Évangile, et le témoignage que lui rendent les écrits apostoliques, en donnant à penser que le Christ ait laissé à ses disciples, et aux générations ultérieures, comme un code de préceptes moraux qu’on puisse détacher de sa personne et faire entrer dans la longue procession des systèmes éthiques que nous laissent les âges révolus ? Très nombreux furent et sont encore les hommes qui, ne donnant leur assentiment à aucun dogme, n’hésitent pas à déclarer la morale chrétienne supérieure à toute autre, et font profession d’y trouver la loi de leur vie. Rien de comparable d’après eux au Sermon sur la montagne, aux Béatitudes qui l’ornent de leur beauté ineffable, à la vision de l’homme que nous devons être, que la méditation de ses préceptes fait lever sur notre chemin. « Voilà, disent-ils, ce que nous nous efforçons de mettre en pratique. Il ne nous paraît pas qu’il faille, pour autant, adhérer aux doctrines théologiques élaborées, dès le premier siècle de l’ère chrétienne, au sujet de Jésus de Nazareth. La tradition primitive, transmise par ses disciples avant que les évangiles en fixent une part essentielle, lui attribue un ensemble de préceptes, d’exhortations, de commandements, dont la supériorité sur les autres morales nous semble indéniable. Ils ouvrent devant nous un chemin, difficile à suivre sans doute, mais où nous espérons pouvoir devenir des hommes justes et bons, serviteurs de toutes les nobles causes, vainqueurs dans leurs combats contre les forces du mal, essayant de donner à nos contemporains, aux jeunes surtout, le désir de s’engager sur le même chemin, jusqu’à ce que vienne la mort, ce redoutable point d’interrogation toujours dressé à l’horizon. Cependant pour vivre ainsi nous nous passons fort bien des Églises et de leurs diverses dogmatiques : nous demeurons étrangers à toute doctrine du christianisme dont nous n’avons nul besoin pour essayer de vivre sous l’inspiration de la morale chrétienne. » N’hésitons pas à dire que cette manière de couper le cordon ombilical qui lie l’enseignement moral de Jésus à sa personne est jugé inacceptable par tous les chrétiens. « Le christianisme c’est Jésus-Christ », déclarait l’un d’eux au xix’ siècle. Que vaut cette affirmation ?
III
Qu’est-ce que le christianisme ? Et qu’est-ce qu’un chrétien ? Il est inévitable qu’appelé à parler de la vertu je me sois une fois encore heurté à cette question. Ce n’est ni au catholicisme, ni à l’orthodoxie, ni au protestantisme que je demanderai la réponse, mais à la source unique dont l’Église romaine, assemblée en Concile, vient d’attester, comme l’ont toujours fait les Églises de la Réforme que, d’elle seule, nous recevons la révélation de la vérité : cette source unique est l’Évangile auquel rendent témoignage les écrits apostoliques, groupés dans le Nouveau Testament.
Que le christianisme, dès ses origines, nous présente des croyances, des doctrines plus ou moins élaborées, des prescriptions multiples et des rudiments d’institutions ecclésiastiques, c’est l’évidence même. Il y est même question de vertus, de bonnes œuvres et de récompense. Plusieurs théologies, plusieurs éthiques sont offertes par le Nouveau Testament à notre réflexion et à notre choix. Il en est de même de l’ecclésiologie. Donnerons-nous notre préférence au régime épiscopal, qu’on peut rattacher aux épiscopes des épîtres de saint Paul ? ou au régime presbytérien synodal, qui trouve sa justification dans les presbytères ou anciens, établis dans maintes églises du premier siècle ? Serons-nous davantage séduits par le gouvernement des communautés locales, confié à l’assemblée des fidèles, tel que le pratique le congrégationalisme ? En vérité, si importants qu’ils soient, ces points demeurent secondaires devant l’essentiel. Et l’essentiel est que les évangiles et les écrits apostoliques nous mettent en présence de quelqu’un : Jésus de Nazareth, confessé comme le Messie, le Christ, par Pierre et tous les apôtres, témoins de sa mort et de sa résurrection. Lui-même se déclare envoyé par le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, de Moïse et des prophètes ; il l’appelle son Père et se présente aux hommes comme son Fils. Envoyé pour annoncer la vérité de Dieu et de l’homme ? Oui, certes, car ainsi que l’a dit Pascal « ce que c’est que Dieu, ce que c’est que l’homme nous ne le savons que par Jésus-Christ ». Mais surtout pour proclamer que cette vérité est amour : un amour qui, si absurde qu’il nous paraisse, est la cause première de la création, le motif déterminant de l’aventure magnifique et redoutable dans laquelle Dieu s’est jeté — dirai-je : à corps perdu ? ou à amour perdu ? — pour aller à la recherche de la créature, séparée de lui par son orgueilleuse volonté d’autonomie (voilà le vrai péché originel), éveiller en elle, à force de persévérante tendresse, de miséricordieuse patience, mais aussi du jugement qu’exige sa sainteté, le pressentiment qu’elle est aimée d’un amour que ses révoltes et ses refus ne parviennent jamais à décourager ni à affaiblir dans sa volonté d’aller jusqu’au bout de son chemin.
Sur ce chemin d’amour apparaît un jour Jésus-Christ. « Lorsque les temps furent accomplis, a écrit saint Paul, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme... » Et le Fils, incarnant l’amour du Père, a suivi, lui aussi, son chemin d’amour qui l’a conduit à la Croix du Calvaire. Partout où il passait il appelait les hommes à le suivre, à lui donner leur foi, non pas pour pratiquer des vertus d’origine juive ou païenne, mais pour, en le suivant, se découvrir appelés à être fils de Dieu, honorés d’une vocation de perfection et d’éternité. Ce n’est pas le fardeau de lois contraignantes qu’il place sur leurs épaules, c’est le grand commandement de l’Amour qu’il implante au plus intime de leur cœur. Et parce que, leur enseignant à prier ensemble « notre Père »... il les arrache aux mortelles servitudes du « je » et du « moi », il leur fait découvrir qu’ils sont frères et que leur amour fraternel doit les rendre serviteurs les uns des autres et d’abord des plus malheureux.
Tout ceci se réfère à la même vérité fondamentale d’où l’amour qu’elle porte en elle fait jaillir la vie. Une vie que l’homme ne saurait vivre seul, dans je ne sais quel tête-à-tête avec son Dieu à qui, par ses louanges il ne cesserait de chanter sa gratitude, mais qu’il vit dans la joie d’une communion croissante avec tous ceux qui, ayant comme lui vocation de fils du Royaume, sont appelés à attendre et à préparer ensemble le jour où la seigneurie du Christ sera manifestée à tous les regards.
L’Église du Christ — hélas !... aujourd’hui il faut dire encore les Eglises chrétiennes ne sont donc pas, d’abord, des écoles de vertus plus ou moins christianisées. Malgré leurs séparations, dont le terme apparaît désormais au terme d’un persévérant labeur de foi et de prière, elles sont toutes le lieu ou de pauvres créatures humaines connaissent dans la communion du Christ la splendeur de l’Amour qui les aime et veut les faire aimer.
Qu’est-ce alors que l’homme chrétien ? C’est l’homme qui, selon la forte expression de l’apôtre Paul, a été « saisi par Jésus-Christ ».
Il en savait quelque chose, lui, le persécuteur des premiers disciples du Christ, dont la vie avait été bouleversée de fond en comble par son éblouissante et aveuglante rencontre avec celui-là même qu’il regardait comme un maudit de Dieu. Non, ce n’est pas sur notre initiative que nous devenons chrétiens. Saint Paul aurait bien ri si on lui avait dit qu’après tout sa foi chrétienne eût pu être le fruit des réflexions théologiques auxquelles l’avait entraîné son maître Gamaliel. Ni l’exégèse, ni l’histoire, ni la théologie, ni la philosophie ne peuvent faire d’un homme un chrétien, un chrétien au sens de saint Paul, de saint Jean, de saint Augustin, de saint Jean de la Croix, de Luther, de Pascal, de Wesley et de millions d’autres qui vivent aujourd’hui dans toutes les races de la terre, et savent qu’ils ont été saisis par Jésus-Christ.
Étaient-ils tous vertueux à l’heure de cette « saisie » ?... La Madeleine ou le Zachée de l’Évangile n’eussent pas donné matière à la constitution de dossiers à fin de prix de vertu. Mais c’est là, précisément, qu’éclate la magnificence de l’amour dont nous sommes aimés. C’est aux gens de mauvaise vie et aux prostituées qu’il va de préférence, semble-t-il, parce que ne s’endormant dans aucune des sécurités illusoires que nous donne notre religion formaliste, souvent vertueuse d’ailleurs, ils connaissent mieux que d’autres la splendeur de la Grâce qui leur confère la liberté.
Car c’est là l’essentiel du christianisme tel que l’ont vécu et pensé les hommes que je viens d’évoquer : la grâce, exprimant l’amour éternel de Dieu, suscite en nous la liberté de devenir ce que nous sommes appelés à être dans le temps et pour l’éternité. Etre pour aimer et servir. Comme l’a magnifiquement dit le cardinal de Bérulle « après avoir tout quitté, nous avons à nous quitter nous-même », mais il ajoute : « Dieu nous rend nous-même à nous-même. » Miracle d’une liberté enracinée dans une totale dépendance à l’égard de Dieu et qui ne se garde qu’en se donnant dans un service d’amour.
Voilà le but vers lequel saint Paul proclame qu’il court, oubliant ce qui est en arrière et se portant en avant pour saisir la puissance de résurrection que le Christ vainqueur de la mort confère à ses disciples, lorsque dans la communion de ses souffrances et de sa Croix ils consentent à mourir jour après jour à eux-mêmes et dans cette mort trouvent la vie et la liberté.
Que nous sommes loin, ici, d’une morale fondée sur une savante distinction du bien et du mal dont les hommes s’acharnent à trouver en eux le critère ! Un mouvement nous entraîne, car la vie de l’homme chrétien est le contraire d’un immobilisme satisfait de mettre en pratique des vertus soigneusement cataloguées, qu’elles soient cardinales ou même théologales. Il s’agit d’une croissance, qui est abaissement parce que l’humilité en est la condition primordiale, mais aussi élévation parce que le Christ, venant par son Esprit faire sa demeure en nous, nous fait accéder dans notre existence mortelle à l’ordre de l’éternité.
De vertu, d’œuvres bonnes, saint Paul parle à maintes reprises à ses correspondants. Mais les vertus sont des fruits que l’Esprit du Christ « habitant » le chrétien lui fait porter, et les bonnes œuvres sont des signes de reconnaissance et d’amour, présentés à Dieu dont la grâce, reçue dans la foi, fait de ceux qui l’acceptent des hommes nouveaux, ouvriers d’une humanité nouvelle.
IV
Peut-on parler encore de morale chrétienne ? Un des plus vigoureux penseurs du protestantisme contemporain, le professeur Jacques Ellul de l’Université de Bordeaux, dans son récent ouvrage Le Vouloir et le Faire[1], montre tout à la fois l’impossibilité et la nécessité d’une morale chrétienne. « Toute réflexion honnête sur cette morale chrétienne, écrit-il, doit commencer par reconnaître qu’elle est impossible, qu’il ne peut pas exister une éthique chrétienne, que toute la Révélation est à l’encontre, que toute construction d’une telle morale est une trahison, en définitive, une imposture... Ou bien la Révélation est parole vivante et actuelle, et elle ne peut être systématisée dans une morale, ou bien elle n’est rien qu’une lettre morte... Il n’y a pas de principes chrétiens, parce que nulle part l’Écriture ne nous dit que Dieu est devenu principe, mais qu’il est devenu homme... Jésus-Christ permet à l’homme de devenir cet homme que Dieu est devenu. »
Ainsi « le Christ est le tout de la vie morale du chrétien », et l’on ne craint pas d’affirmer que « le christianisme est au fond une « antimorale ».
Et pourtant une morale chrétienne s’est avérée nécessaire et, dès les premiers siècles de notre ère, les théologiens se sont employés à l’établir. Après que, sous Constantin, le christianisme soit devenu religion d’Etat, l’entrée massive des païens dans l’Église a préparé l’avènement d’une société déclarée chrétienne où, trop souvent, une faible couche de vernis chrétien recouvrait un paganisme ancestral qui ne voulait pas mourir. Une forte organisation ecclésiastique et une morale qui se voulait impérative pouvaient seules permettre un commencement d’éducation chrétienne parmi cette multitude que l’Église, persécutée hier, était appelée maintenant à baptiser. Et comment n’eût-on pas été entraîné à laisser à l’arrière-plan la grande doctrine paulinienne du salut par la grâce pour essayer d’obtenir des foules converties « de l’extérieur » l’accomplissement d’œuvres qualifiées bonnes par l’autorité ecclésiastique, désormais détentrice du pouvoir d’enseigner aux hommes leur vocation divine et les moyens d’y répondre ? Ainsi se sont construites peu à peu des éthiques chrétiennes où l’exacte appréciation des péchés fait face à une précise évaluation des vertus, des bonnes œuvres et des mérites. Aux vertus individuelles s’ajoutent les vertus des divers groupes humains et des œuvres collectives, qu’elles soient religieuses ou laïques. Elles ont souvent un tel éclat que l’Académie française y a reconnu un juste motif d’en inscrire chaque année quelques-unes à son palmarès des Prix de Vertu.
Voici, par exemple, la Société des Amis de l’Enfance, que préside avec intelligence et dévouement M. René Garin. Déjà, à plusieurs reprises, elle a bénéficié de nos récompenses. Son développement, les progrès constants de son action appellent sur elle, une fois encore, notre attention. La modernisation de ses installations et de son équipement rendent de plus en plus bénéfique pour les jeunes pensionnaires de sa Maison de Famille de la rue Crillon — ils sont 94 cette année — une vie communautaire où le travail, la culture spirituelle, le développement intellectuel, les jeux et les sports se succèdent dans une parfaite harmonie.
Selon la méthode de Don Bosco les garçons participent à leur propre éducation, se sachant solidaires dans leur commun effort de préparation à une existence laborieuse. Leurs métiers offrent une extrême diversité : 44 professions sont représentées. Je ne puis les énumérer, et pas davantage les succès remportés aux examens. Qu’on me permette cependant de signaler en souriant qu’un de ces jeunes a été le 1er sur 38, en « coiffure mode », au Festival international de la coiffure, de Paris.
Le chant, la musique, la danse, l’art dramatique tiennent une grande place dans la vie du Foyer. Cependant la vie morale et spirituelle reste la préoccupation primordiale du directeur et des éducateurs. Ceux-ci savent qu’ils ont vocation de former des hommes qui, dans leur milieu de travail, soient des artisans de la justice sociale, de la liberté et de la joie, et ils veulent aider les jeunes qui leur sont confiés à trouver dans la foi qui les anime eux-mêmes le secret des victoires à remporter chaque jour sur les forces démoniaques qui travaillent sans relâche à asservir les consciences et à corrompre les cœurs.
Vous me pardonnerez d’avoir gardé pour la fin le vif plaisir que j’éprouve à nommer sous cette Coupole une autre bénéficiaire de nos Prix de Vertu : l’Armée du Salut. Je puis parler d’elle comme d’une très ancienne amie, puisque j’ai fait sa connaissance il y aura soixante-dix ans le mois prochain. C’était l’époque tumultueuse et héroïque où une jeune femme salutiste appelée « la Maréchale », dont la foi ardente et la rayonnante beauté formaient une harmonie saisissante, tenait chaque soir, dans une salle de la rue Auber, des réunions souvent troublées par des injures, des jets de pommes cuites et autres violences. Depuis ces temps lointains j’ai suivi l’Armée du Salut dans l’incessant développement d’une action sociale, qui lui a conquis peu à peu le respect, l’amitié et la gratitude d’une multitude de Français. Qui ne connaît à Paris le Palais de la femme, la Cité du refuge, l’Asile flottant, et tant d’autres foyers installés dans la région parisienne et dans de nombreuses villes de province. Je pense avec émotion à l’admirable officière qui, pendant de longues années, a accueilli chaque soir sur la péniche amarrée quai Saint-Bernard des dizaines de clochards qui, le lendemain matin, repartaient réconfortés, non seulement par la sollicitude témoignée à leur pauvre corps ou par la désinfection de leurs misérables hardes, mais aussi et surtout par l’expérience pour eux stupéfiante d’une tendresse fraternelle que ne décourageait aucune mauvaise odeur, aucune malpropreté physique ou morale. Et je revois, émerveillé, dans ces dernières années, la pose de la première pierre puis l’inauguration de l’Hôtel maternel, à la porte des Lilas, accueillante maison où des mères célibataires sont reçues tout le temps nécessaire à leur réadaptation à une existence de travail ne les détournant pas d’assumer pleinement leur responsabilité de mère.
On admire, on remercie l’Armée du Salut pour ses nombreuses œuvres sociales, qui ne s’arrêtent pas aux portes des prisons et s’étendent jusqu’en Algérie. Ce que l’on ignore généralement c’est que le fondement de cette immense action au service des plus pauvres, des plus malheureux, de tous les déchets de notre orgueilleuse civilisation occidentale, c’est une foi chrétienne fervente, sans faille, totalement consacrée au témoignage, au service, à l’amour, en laquelle communient officiers et officières sous l’autorité du Commissaire Péan qui, lui aussi, quoique Chef, ne veut que servir — et servir le Christ qui attend toujours ses disciplines dans la solitude des prisonniers et des étrangers, dans la misère des malades, des pauvres, des sous-alimentés, des mal vêtus.
Mon malaise est grand d’avoir à parler de prix de vertu à propos de l’Armée du Salut. Et cependant, je veux lui rendre ce témoignage que, par ses officiers et officières, par ses simples soldats, elle rayonne une vertu que saint Paul, dans la lettre aux Galates, nomme aussitôt après l’amour, et c’est la joie : la joie d’être aimé par le Christ qui leur révèle la joie d’aimer, faisant jaillir dans le cœur du chrétien la flamme d’un amour qui le brûle sans jamais le consumer.
Nous sommes loin de la morale et des recherches éthiques sur la distinction du bien et du mal, et sur la valeur respective des vertus, de ces vertus, hélas ! rendues parfois si affreusement tristes ou haïs- sables — rappelons-nous l’éducation d’André Gide — par ceux qui prétendent en donner l’exemple dans les Églises ou hors des Eglises. Lorsque je relis la lettre de saint Paul aux Philippins, où notre vocation à la souffrance et notre vocation à la joie laissent transparaître, chacune au plus intime d’elle-même, notre vocation à l’Amour, il me semble que je suis projeté dans un univers totalement autre que celui où s’écoule la vie de la plupart d’entre nous, dans cet univers du péché et de la Grâce que vient d’évoquer François Mauriac dans ses Nouveaux Mémoires intérieurs. Le christianisme, Messieurs, est un réalisme du péché et de la Grâce, et c’est par là qu’aujourd’hui encore il parle avec une autorité convaincante à tant d’hommes auxquels il découvre tout ensemble l’horreur de leur servitude et la joie de leur affranchissement.
Notre éminent confrère Jean Rostand, s’adressant à nous de cette même place, voici tout juste deux ans, ne nous laissait pas ignorer « la majestueuse banalité du sujet » dont a charge de vous entretenir le rapporteur des prix de vertu. Mais n’y a-t-il pas une grande part de banalité dans la vie de toute créature humaine ? C’est très banal de naître et ce n’est pas moins banal de mourir, lorsqu’il s’agit des autres. La banalité de notre discours annuel ne tient-elle pas avant tout au fait que, parlant de la vertu et de quelques frères et sœurs en humanité en qui nous saluons sa présence, nous sommes et nous demeurons des spectateurs ? Tout à l’heure, nous sortirons de la Coupole, ayant vu un spectacle qui, quelques instants, nous aura apitoyés, émus, peut-être môme réjouis. Mais nous sommes-nous sentis concernés ? Avons-nous été interpellés par les quelques vies qui nous ont fait respirer le parfum d’une vertu ? C’est là, en définitive, la cause primordiale du malaise dont j’ai pris la liberté de vous faire la confidence dès la première phrase de ce discours. Je vous ai donné, je me suis donné à moi-même le spectacle de femmes et d’hommes qui, ballottés sur un océan de difficultés, d’épreuves, de détresse ou de souffrance, persévèrent dans leur dévouement, leur fidélité, leur disponibilité à aimer et à servir. Ne sommes-nous pas mis en question par ce spectacle ? et n’entendons-nous pas l’interrogation que nous posent ces vies dont, aujourd’hui, nous honorons la vertu ?
« Vous rendez hommage, nous disent-elles, à ce que vous appelez nos vertus ; vous prétendez respirer le parfum qu’il vous semble qu’elles exhalent. Vous demandez-vous ce que vous seriez devenus, étant à notre place, appelés à lutter jour après jour, et souvent nuit après nuit, contre la maladie ou la misère, celles des autres mais aussi les nôtres, à vivre le drame de la solitude, de la maladie ou de la peur ? Et vous décernez un prix à notre vertu ! Ne comprenez-vous pas que le plus beau, le plus généreux prix que vous puissiez nous offrir est d’écouter comme un appel, d’accueillir comme une exigence l’inspiration que notre pauvre exemple porte jusqu’à vous ? Car vous aussi vous pouvez, et donc vous devez vivre une vie qui exhale un parfum, rayonne de la clarté et de la beauté, qui partage avec d’autres le secret de la vraie liberté et connaisse la joie, souvent austère mais toujours d’une infinie douceur, de faire pénétrer un peu d’amour dans des âmes rongées par le culte égoïste qu’elles se rendent à elles-mêmes.
Je suis chrétien, vous disais-je tout à l’heure. C’est pourquoi, faisant mien le cri de saint Paul : « qui est suffisant pour ces choses ? », pour répondre aux exigences de la morale chrétienne, impossible et nécessaire, je reçois une fois encore du Christ des évangiles la seule réponse que je puisse vous offrir : « Cela est impossible aux hommes mais non pas à Dieu, car tout est possible à Dieu[2]. »