Discours de réception de Jean Guéhenno

Le 6 décembre 1962

Jean GUÉHENNO

Réception de M. Jean Guéhenno

 

M. Jean GUÉHENNO, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Émile HENRIOT, y est venu prendre séance le jeudi 6 décembre 1962 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Ces tambours, ces plumets, ces épées, ces bicornes, ces habits magnifiques, tout cela voudrait vous changer en un personnage, un héros de cérémonie. Rien n’y manque aujourd’hui et c’est un grand privilège pour moi d’entrer vraiment sous cette coupole et d’être l’un des premiers prétextes à sa nouvelle inauguration. S’il y a, Messieurs, quelque poésie dans cette étrange et un peu incertaine aventure qui nous promet l’immortalité, elle tient sûrement pour une part à ce lieu même.

D’être passé sous cette porte et de parler à cette place même où se fait mieux sentir la tradition, sous cette coupole où il est vraiment arrivé quelquefois que volent tous les anges de la gloire autour de quelque grande tête, où le génie lui-même quelquefois a pu s’exprimer avec timidité et incertitude, fait, Messieurs, que je n’éprouve qu’une sorte d’étonnement et un immense embarras.

« Tout arrive ». C’est tout ce que, pour son commencement, trouva à dire un merveilleux poète quand il entra ici, Paul Valéry.

Oui, « tout arrive » ! Et c’est bien à moi de le dire.

Et d’abord j’appartiens à l’une de ces vieilles générations dont les membres, quand il leur arrive quelque bonheur, doivent toujours se demander s’il n’est pas telle Ombre qui l’eût bien mieux mérité qu’eux-mêmes, et vous comprendrez que mes premières pensées, en entrant ici, aillent à mes jeunes amis morts d’autrefois...

Telle est la vie : nous avons vécu sans eux. D’autres enchaînements, de nouvelles amitiés nous ont conduit à votre porte et donné l’idée de la passer. Et mon premier plaisir, Messieurs, est de reconnaître parmi vous de très chers et très anciens camarades et amis et de les remercier de m’avoir fait signe. Ce sont eux qui m’ont donné l’audace nécessaire, eux qui m’ont décidé, et ils savent bien quelle est aujourd’hui ma joie de les avoir rejoints. Ils ont si bien plaidé ma cause que votre Compagnie s’est laissé convaincre.

S’il faut le dire, la cause n’était pas si facile. Qu’elle fût seulement plaidée avait déjà de quoi surprendre, mais qu’elle ait été gagnée !... J’étais, il faut l’avouer, un peu suspect. J’ai, dans ma jeunesse, un peu orgueilleusement peut-être, et encore que tout le souffle nécessaire pour cela me manquât, prétendu faire parler un assez grand personnage, Caliban, et il n’y a pas à douter que je ne sois très fidèle à ses espoirs et à ses rêves. C’était, après cela, pouvait-il sembler, beaucoup d’impertinence que de vouloir entrer dans l’un des palais de Prospéro. J’ai, toute ma vie, éprouvé le plaisir même de la fraternité à me sentir surveillé par de nombreux fils de ce Caliban auquel j’avais tenté de donner une voix. Je ne suis pas sûr de ne pas les avoir un peu étonnés en vous demandant de m’accueillir et je leur dois, comme à vous-mêmes, quelques explications. Que je serais heureux de pouvoir penser que je porte en moi un peu de leur esprit, de leur force, de leur pensée droite et simple, et qu’ainsi votre accueil est un signe que, selon l’espoir de Michelet, la pensée savante et la sagesse instinctive peuvent être réconciliées. Un homme de ma sorte a bien des maîtres. L’un d’eux, pour moi, a été ce Michelet justement, mais un autre aussi bien, ce Renan qui fut l’un des vôtres et qui vous fit, en entrant ici, pour vous remercier un si beau discours. Quelque malice l’inspirant, il loua ce grand Cardinal de Richelieu, votre fondateur, d’avoir, par ses fondations mêmes, été le « fauteur de principes qu’il eût peut-être vivement combattus s’il les eût vus éclore de son vivant ». Il en trouvait le meilleur exemple dans la vie même de votre Compagnie précisément qui, lui semblait-il, est « une grande leçon de liberté ». Ainsi expliquait-il le choix que vous aviez fait de lui. Je voudrais pouvoir, de ma présence ici, me donner les mêmes raisons et je vous remercie de m’avoir associé à votre Compagnie et à vos travaux.

Cet esprit de tolérance et de liberté, votre confrère, Émile Henriot, le représentait éminemment, et ce n’est pas hasard si vous l’aviez appelé parmi vous à la quasi-unanimité. Nul ne pouvait mieux que lui travailler à le maintenir. Il était naturellement et volontairement sage.

Ah ! Messieurs..., mais je remarque, pour que nous soyons tout de suite ensemble dans l’atmosphère de gentillesse qui était celle de son esprit, qu’Émile Henriot s’est un peu moqué de ce Ah ! Messieurs et de ceux qui se préparent à le bien dire pendant des quarante, cinquante ans... Il ponctue nos remerciements, comme « Madame » ou « Seigneur » ponctuent les plus belles tirades de Racine.

J’ai beaucoup parlé dans ma vie. J’étais professeur. Me croirez-vous si je vous dis que je le fais cette fois avec une timidité et des scrupules tout neufs. À mesure qu’on regarde davantage un être, on se sent plus insuffisant pour le peindre. Or je viens de passer des semaines, des mois dans la compagnie d’Émile Henriot. Ah ! comme je voudrais bien parler de lui à ses proches, à ses confrères, à ses amis ! Je ne l’avais pas très souvent rencontré. Certes, pendant près de trente ans, je l’avais lu avec soin chaque semaine comme tout le monde et j’avais attendu ses conseils de critique, mais je le connaissais à peine quand, curieusement, les derniers mois de sa vie, le hasard plusieurs fois nous a rapprochés. Un soir, à la Télévision, il parla aux Lectures pour tous d’une édition de Casanova et je parlai moi-même d’un livre que je venais de publier. Ainsi sommes-nous inscrits tous deux sur une même bande qui devait être pour lui la dernière. Je ne saurais dire à quel point diverses circonstances de ces rencontres me touchèrent.

Il était, à une année près, mon contemporain. Nous avons vu se lever toutes les mêmes aurores, mais nous n’avions pas les mêmes yeux. Lisant tous ses livres, j’ai souvent eu l’impression qu’il avait vécu une vie qu’il m’avait été interdit de vivre ou que j’ai été trop maladroit pour vivre. Il était gentil, au sens le plus profond de ce vieux mot français, et les choses et les êtres se sont donnés à lui à la mesure de sa gentillesse. Il en est ainsi toujours. La gentillesse, j’ai pensé souvent qu’elle était la première des vertus, qu’elle commandait toutes les autres. Je crains, quant à moi, qu’elle ne m’ait manqué quelquefois. Mais j’en ferai l’éloge avec d’autant plus de cœur. Je voudrais parler d’Émile Henriot fraternellement. C’est un mot qu’il a plusieurs fois écrit à propos des autres.

D’où venait-il ? Il croyait très fort à la famille. Au fond du temps, le premier des siens que lui-même discernait un peu précisément, c’était, sur une route des Vosges, du côté de Damblain, un jeune garçon qui part en 1815 environ, avec sa caisse et son bâton, pour faire son tour de France comme Compagnon du Devoir, menuisier. Après bien des voyages, le jeune garçon s’arrête à Bordeaux. Il y épouse la fille de son patron. C’était l’arrière-grand-père d’Émile Henriot.

Vosgien donc, tout au fond, par quelques gènes, le voici Bordelais, puis Toulousain, Pyrénéen, Flamand par de nouvelles alliances, enfin Parisien, comme il se doit à tout provincial, au total un bon résumé de la France. La famille, tout le long du siècle, avait été de bonne bourgeoisie, marchande, commerçante. Il en naît un premier artiste — c’est lui qui transporte la race de Toulouse à Paris —, le père d’Émile Henriot, devenu vers 1900 ce dessinateur brillant et spirituel du Charivari et de l’Illustration. Émile Henriot grandit dans cette « maison d’un artiste », et c’est ici que tout commence, pour moi, de m’émerveiller et de me surprendre. Ces maisons d’artistes sont les plus humaines des maisons. Tous les objets y semblent pleins d’âme parce que tous ne sont là que par l’effet d’un choix. Tout y est souvenir d’un bel instant ou allusion à un autre monde. Tout y a de l’esprit. Cette maison d’un artiste, c’est naturellement, pour Émile Henriot, la maison où ses parents vivaient à Paris l’hiver, mais je ne sais si ce n’est pas plus encore la maison des vacances, cette maison d’été que j’ai voulu voir : la maison de Nesles ! Nesles, le nom de ce village de l’Ile-de-France est partout dans son œuvre, Nesles, la maison du lent mûrissement parmi de libres rêves, le pays des premières amours, le pays où il est devenu ce chasseur, ce cavalier, cet homme de plein air qu’il ne cessa jamais d’être, Nesles, son jardin et ce grand marronnier à l’ombre duquel il lut tous les poètes, Nesles où l’on avait tout le ciel au-dessus de soi, où l’on était ramené à soi, à sa vérité, et où l’on pouvait ne penser qu’à ce qui importe.

Je pense bien que Montaigne lui-même ne fut pas élevé plus doucement que lui. Fils unique et de santé d’abord fragile, il fut peut-être un peu gâté. Il adorait ses parents. Son père était son ami, j’allais dire son complice. Je ne crois pas que ses études aient beaucoup pesé sur lui. Il nomme tendrement deux de ses maîtres, M. Bezard du lycée de Versailles, Étienne Rey qui fut son précepteur.

Il fallait bien revenir à l’ordre et aux programmes de l’Université, mais il n’a pas dû beaucoup, me semble-t-il, à l’Alma Mater. Il a beaucoup appris tout seul et dans la liberté. Il lisait, lisait passionnément et, dans cette maison d’artiste, était orienté par toutes les rencontres vers la culture vivante, la culture de son temps. Ainsi, tout naturellement, se trouva-t-il être lui-même, vers ses dix-huit ans, un artiste et préparé à la carrière d’un journaliste et d’un écrivain. Il publia son premier article dans le Charivari, un éloge de Maurice Barrès.

C’était « la belle époque ». Elle était pleine de misères, et j’en garde, pour moi, un assez mauvais souvenir. J’observe qu’Émile Henriot lui-même n’a pas été trop tendre pour elle. Mais je suis, pour moi, sûrement injuste.

C’était la fin d’un siècle et la fin d’un monde, mais ce pouvait être, oui, c’était, pour certains une fin délicieuse. Les hommes en place pouvaient être un peu voyants, un peu pesants. Mais, parmi les artistes, jamais depuis longtemps l’esprit n’avait été aussi fin. Stendhal avait enfin trouvé son public, des jeunes gens qui rêvaient d’être aussi lucides et aussi passionnés que lui-même, et ainsi contradictoires et impénétrables, intelligents. Le prince de cette jeunesse — c’était la mienne aussi — continuait d’être Maurice Barrès. Déraciné moi-même et sans remords de l’être, je ne pouvais lire son roman sans frémir et ne voyais en lui qu’une sorte d’intime ennemi, mais comme je comprends Émile Henriot pour qui il ne fut qu’un ami et un maître. Nous avons pris le même plaisir aux cadences du Culte du moi. Comment expliquer ce pouvoir que peut avoir sur toute une génération l’inflexion d’une voix ? Il nous semble que ce soit nous qui parlions.

Et puis il y avait les poètes, toutes leurs recherches dont l’anthologie de Van Bever et Léautaud nous rendait témoins. Émile Henriot la lisait sous le marronnier. Après toutes les grandes voix assurées du XIXe siècle, toutes les grandes orgues, ils ne savaient plus très bien ce qu’ils pouvaient, ce qu’ils voulaient dire. Mais ils chantaient, ils chantaient, et nous pouvions les savoir par cœur. La poésie avait encore son rythme comme au temps d’Homère. Henri de Régnier chantait :

En allant vers la ville où l’on chante aux terrasses,
Sous les arbres en fleurs comme des bouquets de fiancées,
En allant vers la ville où le pavé des places
Vibre au soir rose et bleu d’un silence de danses lassées,
Nous avons rencontré les filles de la plaine
Qui s’en venaient à la fontaine,
Qui s’en venaient à perdre haleine,
Et nous avons passé.

 

O jeunesse ! Elle est toute dans ces mélodies que je ne tenterai pas d’expliquer. La première fois que j’entrai sous cette coupole, Messieurs, ce fut pour assister à la réception de Henri de Régnier par le comte Albert de Mun qui le rabroua un peu, si je me souviens bien. Mais ce capitaine de cuirassiers nous lut de sa voix la plus douce la chanson du petit roseau qui suffit à faire chanter la forêt... Laissez-moi penser qu’Émile Henriot était là lui aussi. Henri de Régnier était, comme Maurice Barrès, l’un de ses maîtres.

Je le vois, à ce moment de sa jeunesse, parmi ses amis, au Bar de la Paix. C’est là qu’ils se retrouvaient. Ils y venaient pour y rencontrer le cher Toulet, et peut-être aussi les jeunes danseuses de l’Opéra. Ils formaient une sorte d’école : Drouot, Jean-Louis Vaudoyer, d’autres. C’étaient de beaux jeunes hommes, un peu dandy. Quelques-uns d’entre eux avaient pris l’air, les manières et jusqu’à la moustache de M. Henri de Régnier. Mais ils étaient, je crois, plus allègres que lui. Aucun d’eux n’eût souscrit à ce mot terrible qu’il eut une fois : « Vivre avilit ». Non, les rêves autant qu’on peut voir ne leur suffisaient pas, et si l’époque fut belle, elle le fut justement de leur avidité, de leur goût de tous les beaux plaisirs. Ils aimaient le soleil, la Provence, l’Italie. Ils aimaient l’amour, l’amitié. Ils aimaient vivre d’une passion que les destins se chargeraient de rendre tragique. Émile Henriot, entre tous abandonné à ce charme de sentir que Bossuet condamne dans la jeunesse et les jeunes gens, s’appliquait à être heureux, en même temps qu’il se donnait beaucoup de peine pour souffrir sans tout à fait y parvenir. Un vrai jeune homme. C’est ce qu’on entrevoit dans ses premiers poèmes, La flamme et les cendres, et son premier roman, L’instant et le souvenir. Retenons ce dernier titre. Ce sera tout le débat de sa vie. Et retenons aussi cette remarque qu’il a mise en note à la fin de son récit :

« Peut-être fait-on un peu d’abus du mot vivre dans ces pages. C’est que vivre est la grande affaire pour nos jeunes gens d’aujourd’hui. » Il vivait, quant à lui, de toutes ses forces. Il était entré au Temps où Adrien Hébrard, l’ami de son père, l’avait embauché....

Et la guerre éclata. C’est-à-dire, Messieurs, que nous entrâmes dans « ce monde » où, ainsi qu’il l’a admirablement dit, « il n’y eut bientôt plus de place pour les malheurs individuels ». Mais ces malheurs individuels ne manquèrent pas. Douze millions de morts pour cette première entrée du grand jeu qui a été le nôtre depuis cinquante ans. On éprouve une sorte d’horreur à se souvenir. L’affreux de nos vies est qu’elles ont été remplies de trop de choses dont il eût mieux valu peut-être qu’elles n’eussent pas été. Nous avons tous vécu ces heures-là comme nous avons pu. Elles furent une véritable épreuve des âmes.

Le fond du caractère d’Émile Henriot apparut tout de suite. Il avait le goût de la bravoure, de « l’esprit cavalier ». Il estimait que le premier courage est toujours de se soumettre au fait. Il s’y soumit dans la plus grande rigueur. Il n’avait pas été soldat. Il n’eut de cesse qu’on n’acceptât son engagement. Le voilà dragon en février 1915. Il fallait qu’il fût dragon, ce cavalier du plateau de Nesles. Nous avons son Carnet d’un dragon : c’est le témoignage le plus simple, le plus droit sur « l’ennuyeuse vie des tranchées », sur « sa fatigue abêtissante ». Il trouve qu’on n’a pas « assez de conversation chez les dragons ». Mais il avait la religion de l’honneur. Elle lui paraissait pouvoir être l’occasion de ce qu’il appelait « une sainteté sans Dieu ». « Il faut, écrit-il, être humble et savoir obéir. » Il devient brigadier, maréchal des logis. Ce sont les grades les plus vrais. Il n’accepte pas le mot de « génération sacrifiée ». On est « riche, dit-il, d’avoir tant souffert et vivre est bon ». Aucune expérience ne lui manque. Il prit part à une offensive. Il vit beaucoup de morts.

Il finit la guerre dans la maladie.

Et c’est ainsi que nous le trouvons en convalescence dans une ville qu’il faut absolument nommer ici parce qu’elle est, avec Nesles, le lieu qu’il a sans doute le plus aimé au monde, Aix-en-Provence. Ce fut pour lui le lieu de la vie retrouvée. Il se prenait à l’appeler : Aix-en-Jouvence. En 1948, reçu par les Académiciens d’Aix-en-Provence, il commença plaisamment son remerciement par ces mots : « Messieurs, j’aime beaucoup les Académies qui rajeunissent. »

Chacun de nous, Messieurs, a ses diables, et retrouver sa jeunesse et la vie, c’est les retrouver. Votre confrère, Émile Henriot, retrouva, j’imagine, tous les siens à l’hôtel Sextius, à Aix-en-Provence, et cela nous a valu un délicieux roman : Le diable à l’hôtel. La trame du récit est simple huit jours à l’hôtel. Mais le diable y complique tout, et c’est aussi l’histoire d’un petit soulier et de l’envoûtement qu’il produit. La ville d’Aix était invisible et présente. Ses fontaines chantaient. Quand la prose trouvait des ailes, elle devenait poésie. Écoutez :

Le soir où je suis arrivé
Dans Aix noble et silencieuse
L’air nocturne était seul frappé
Par mon pas sur l’étroit pavé
Dont la pierre est mélodieuse.

 

Et si je m’arrêtais soudain,
J’avais l’oreille réjouie

Du bruit que fait dans les bassins
La douce gerbe épanouie
De ces eaux qui coulent sans
fin.

 

Toutes les grâces, toutes les vertus de votre confrère réapparaissent dans ce petit livre si merveilleusement léger, publié, prenons-y garde, en 1920. On ne pouvait plus délicatement, plus élégamment rendre grâces au destin d’être là encore et de vous avoir sauvé. Aix, dans tout son charme, était aussi une survivance, un bon endroit pour un rescapé où réapprendre à vivre. J’ai noté, dans le plein milieu de ce petit livre, cette phrase rapide, mais si pleine de sens en 1920 : « Je connais le bien dont je suis aise ; c’est d’être au monde. » Je passai les mêmes années dans une sorte de colère, à remâcher l’offense qu’avait subie en nous la vie. J’avais fait la guerre sans l’aimer, et je n’ai plus cessé depuis de crier contre la mort innombrable et inutile.

Le siècle reprit son train, et nous tous avec lui. Nous croyions avoir fait la dernière des guerres. Je ne suis pas sûr que nous ayons alors bien compris l’effrayante aventure que nous venions de traverser. C’était le premier grand holocauste du siècle. Mais nous devions faire mieux. Les patries continuèrent de ne pas s’entendre. Une révolution, survenue du côté de l’Est, eût dû nous avertir peut-être que les vrais problèmes européens avaient changé de nature, désormais plus sociaux que politiques. Mais tout recommença comme si de rien n’était. Ah ! que de temps perdu ! que d’occasions perdues, pour revenir au langage d’Émile Henriot. Son plus grand mérite, sa singularité aura été peut-être de travailler, dans ce monde de batailles et de révolutions, à maintenir en lui la paix et à rechercher toujours ce que j’appellerais l’ordre de l’homme. La vie privée des hommes l’intéressait plus que leur vie publique. Il était plus touché par les êtres dans leur solitude que par les citoyens dans la société. Il n’avait pas le goût de la politique. Il sentait dans les allures du monde beaucoup de sottise. Notre malheur aura été que le siècle soit toujours allé plus vite que notre pensée, telle a été la précipitation de l’histoire. Le « vivace aujourd’hui » nous a souvent échappé.

Le diable à l’hôtel n’avait peut-être été qu’un songe. Émile Henriot a trente et un ans. Il entre dans une vie de travail qui sera admirablement conduite. Il se marie. Il ne manquait, entre tous les arts, que la musique dans cette maison d’artiste où il avait grandi. Voici qu’elle y entre avec Germaine Gounod, qui est la petite-fille de Charles Gounod, et toute la maison s’embellit de nouvelles grâces et de nouveaux souvenirs. Émile Henriot travaille. Nulle vie plus dévouée aux Lettres. Il les sert de toutes les manières, dans tous les tons. Il retourne à son journal où, jusqu’à son dernier jour, il tiendra la critique des livres. Mais il demeurera aussi toute sa vie un romancier et un poète. Dès 1924, l’Académie, Messieurs, lui attribue son grand prix du roman pour un livre dont le seul titre dit assez quelle révolution s’est faite dans l’esprit de son auteur. C’est Aricie Brun ou les vertus bourgeoises.

Je pense bien que ce mot « bourgeois » était un peu une provocation. Il a beaucoup servi dans les batailles du siècle, dans tous les sens. Le propos sérieux d’Émile Henriot était de retrouver son ordre profond et propre et, à l’exemple de Barrès, dont il n’approuvait pas cependant toutes les thèses, de retourner lui aussi à sa terre et à ses morts et, à cette occasion, aussi bien, de redonner quelque éclat, en les fourbissant un peu, à de vieilles vertus. Il s’agissait de faire la preuve qu’en dépit de certain snobisme alors à la mode, on pouvait encore avec de bons sentiments faire d’assez bonne littérature.

Tout était vrai de ce livre, jusqu’à sa couleur un peu grise. C’était l’histoire de sa famille, et plus particulièrement d’Aricie Brun, une vieille fille sacrifiée qui avait été — je cite Henriot — « la vivante expression d’une conception supérieure du devoir plus fort que les droits, du pieux respect des traditions domestiques, mises au service d’une idée qui est la continuité de la famille et la pérennité de la maison ». On était loin d’un mot célèbre : « Familles, je vous hais. » Émile Henriot se défendait d’avoir voulu faire aucun sermon. Sans jamais juger, il racontait simplement une histoire vraie, ayant gardé courageusement le goût de l’ordinaire, du permanent, des vertus moyennes qui assurent, pensait-il, la durée de l’humanité.

Je remarque qu’Émile Henriot publiait un roman tous les deux ou trois ans environ. Il les écrivait, j’imagine, un peu pour sa récompense après le travail forcé de Paris, pendant les vacances, à Nesles où l’on pouvait mieux penser au profond de la vie. Il n’a jamais écrit très loin de lui-même. C’est Joubert, je crois, qui disait qu’on doit écrire non comme on vit mais comme on se souvient, avec cette marge de songe, ce halo de rêverie que met autour des événements de nos vies la mémoire. C’est ce qu’a fait Émile Henriot. Écrire a toujours été pour lui, et toujours davantage, se souvenir. S’il crée des personnages, ce n’est que pour revivre lui-même, toujours prêt, jusqu’à sa dernière heure, à « recommencer ». Je le vois à tous les âges. À trente-cinq ans, écrivant Aricie Brun, il s’installe dans son ordre, dans le passé, dans la mémoire de ceux à qui il doit la vie. À quarante ans, comme il va bientôt passer sur l’autre versant, il regarde en arrière ; il revoit sa jeunesse et la guerre, il pense aux Occasions perdues. Perdues ! C’est un mot qu’Émile Henriot a beaucoup écrit. Comme un signe peut-être à travers le temps et au-delà de la mort à un ami qui avait aimé lui aussi ce mot-là, Drouot, le poète d’Eurydice deux fois perdue. C’est un beau mot dont la tristesse ne finit pas et qui signifie assez bien le glissement de la vie. Tout meurt et se perd à chaque minute. C’était cela les malheurs individuels auxquels la guerre n’a plus laissé de place. On n’avait plus même ses malheurs bien à soi. Il résistait de toutes ses forces à cette dépossession. Ce sont nos malheurs mêmes, acceptés, qui nous rendent à nous-mêmes. Il avait quarante-cinq ans. Le temps commençait de passer plus vite. Alors il écrivit : Tout va finir, et c’était le roman du vieillissement. Pulby, son héros, découvrait le drame des générations et que le monde allait si vite que les fils souvent parlaient à leurs pères comme à des survivants. Je ne vois pas d’œuvre qui ait été plus continûment commandée par le sentiment profond du caractère éphémère de notre destinée.

Ces romans, ces rêves, c’était, dans le service des Lettres, la part du plaisir. Mais il y avait le métier, ce qui était à plus proprement parler servir. Émile Henriot était un journaliste et un critique d’une telle autorité et d’une telle compétence que ses camarades et ses confrères plusieurs fois, en le chargeant de les représenter, lui ont fait l’hommage de leur admiration et de leur confiance. Journaliste, il avait une grande idée de sa profession, de sa mission, et ses camarades du Monde ont pu me raconter avec quelle fermeté, en 1951, il avait défendu leurs libertés professionnelles. Il était au Monde, au Temps depuis toujours. Il avait appris le métier sous Adrien Hébrard qui était un grand maître. On finit par l’employer selon ses goûts, et c’est ainsi que, dès 1919, il était chargé du courrier littéraire. À partir de 1944, c’est lui qui tient dans le journal le feuilleton de la critique, si important dans la vie des Lettres Françaises. Émile Henriot se sent plein de responsabilité. Cet article hebdomadaire règle l’ordre de sa vie, l’emploi de son temps. Il lui faut lire et lire, et choisir le livre dont il doit parler, par justice, et pour, à mesure que passe le temps, dire au monde avec exactitude ce qu’est la vie de la pensée en France.

Il regarde tous les jours la marée des livres monter autour de lui. J’ai toujours été émerveillé que cette marée n’épouvante pas les critiques, ne les décourage pas, et qu’ils gardent, dans les vagues, et parmi tant de prochaines épaves, l’esprit présent.

Quelle admirable générosité de la pensée un tel métier suppose ! Il faut aimer les livres, quels qu’ils soient, et avant même de les avoir ouverts, pour ce qu’ils peuvent contenir encore plus que pour ce qu’ils contiennent. Ce n’est que du papier, mais un papier qui peut devenir plus précieux que l’or, plus précieux que quoi que ce soit au monde pour quelques signes qu’un homme entre les hommes y a tracés ; c’est un papier dont, pour qui sait bien voir, le filigrane est quelquefois : Voici un homme. Le critique espère toujours cette extraordinaire rencontre. C’était l’espérance d’Émile Henriot. Il aimait les livres de toutes les manières. Il était bibliophile, comme tant d’entre nous, et alors pouvait les aimer pour les fautes mêmes d’impression célèbres qui s’y rencontrent. Il les caressait comme de beaux vieux objets dont le seul contact doit vous rendre plus sage. Mais surtout il y cherchait et pensait y trouver quelquefois la vérité.

C’est ainsi qu’il a pu gagner sa vie, faire son métier avec beaucoup d’amour. Il était consciencieux. Il savait gré à son père de lui avoir enseigné la fantaisie, mais il lui devait aussi, à ce graveur, expliquait-il, « l’amour du travail, le goût de la belle encre et du beau papier, le goût de l’effort continu, le besoin exquis de la précision et de l’exactitude, le respect de la vérité d’autrui ». J’ai pu voir au Monde le petit bureau où chaque semaine il venait près de ses camarades corriger son feuilleton et aussi bavarder un peu, pour le plaisir. Ses camarades m’ont dit qu’il faisait d’ordinaire « un peu long ». Il fallait toujours couper quelques lignes. Il promettait toujours de faire plus court la prochaine fois, mais toujours la générosité l’emportait.

Quant au ton de ses articles, « on peut, a-t-il écrit, me reprocher parfois d’être un critique élogieux plutôt que discutant et cherchant la petite bête. On oublie seulement une chose : c’est que le talent d’autrui me fait plaisir ». Point de meilleure ni de plus rare disposition pour entrer dans la pensée des autres.

Comment lisait-il ? Qu’aimait-il retrouver dans les livres ? La vie toujours, comme dans son adolescence, sous le grand marronnier de Nesles. Il a pu vieillir. Il lisait de la même manière, et par préférence, les mêmes livres, les moralistes, les mémorialistes, les chroniqueurs, toujours mené par la même curiosité de l’homme, de la vérité de l’homme. Les conditions matérielles, le cadre même de son travail, ce « courrier littéraire », puis ce « rez-de-chaussée » que pendant quarante années il a dû tenir, ces 2 000 articles d’une longueur imposée, ont sans doute un peu déterminé la forme même de sa critique.

Il pensait que les pauvres morts ne mouraient vraiment que quand il n’y avait plus personne sur la terre pour se souvenir d’eux. Chaque publication nouvelle lui était occasion de continuer son immense enquête. Ainsi se sont composés avec les années ces précieux recueils d’articles sur les maîtres des siècles passés et sur les contemporains, d’une si précise et si rigoureuse information. La même conversation qu’il avait avec les vivants (car il aimait bavarder, « giberner »), il tâchait de l’avoir avec les morts. Il chassait les secrets des hommes comme, dans les guérets et les chaumes, les lièvres et les perdrix. Sa curiosité était impitoyable. Il est des énigmes que, d’article en article, il a poursuivies quarante ans. Il avait du goût pour l’anecdote et savait gré aux combinaisons inattendues des destins de nous surprendre si bien quelquefois qu’elles nous découvrent malgré nous, sans pitié, sans merci. Il ne s’intéressait pas seulement aux plus grands des écrivains, à ceux-là qui sont les témoins de l’homme dans sa plus grande généralité, aux génies, aux monstres sacrés. C’est lui qui a mis à la mode ce qu’il a appelé « les livres du second rayon ». Modeste lui-même, il avait du goût pour les modestes, les irréguliers qui, au-delà du général, peuvent être de si bons annalistes du particulier, les libertins qui — je le cite — « pour avoir trop aimé la vie n’ont pas toujours laissé une œuvre parfaite après eux, mais ont souvent gagné beaucoup d’expérience au sein de leur libertinage ».

Qui préférait-il ? Les plus grands certes, mais puisqu’on ne prend pas toujours un égal plaisir aux chefs-d’œuvre, après les avoir lus et relus, de moins grands aussi, Molière, La Fontaine certes, mais aussi « l’admirable Saint-Amand » ; Voltaire, Diderot certes, mais aussi « le cher Duclos », et Restif et Casanova. Et si j’essayais de nommer ceux qui, pour parler un langage barrésien, furent entre lui et l’univers les intercesseurs, alors je citerais, à la tête de tous, Stendhal sans doute, pour ce goût de l’homme qu’on prend à le lire.

Il suivait les efforts et les travaux des écrivains, ses contemporains, avec une attention et une générosité exemplaires. Il a mieux que personne maintenu le souvenir d’Anatole France, il a interdit que « Barrès s’éloignât ». Il était émerveillé par « l’admirable Valéry, toujours recommencé lui aussi, avec qui on n’en finit point, on n’en aura jamais fini ». Les hommes de sa propre génération, il les a regardés ajouter à leur œuvre amicalement, fraternellement, et il avait plaisir à découvrir les plus jeunes talents.

J’ai entendu dire cependant que les nouvelles vagues — nous en avons vu se lever quelques-unes sur l’horizon, mais elles n’eurent rien d’un raz-de-marée — se sont quelquefois plaintes qu’il ne les ait pas jugées assez hautes. Et il est vrai qu’il n’accepta jamais d’être dupe ni de se laisser méduser.

Mais c’est ici un point, Messieurs, qui mérite peut-être que nous nous y arrêtions. Je me demande si nous ne sommes pas tous en cause avec lui. Nous ne sommes pas tous très jeunes, nous qui sommes ici rassemblés, et j’en ai, quant à moi, un bien vif regret. Telle est la précipitation de l’histoire que notre âge suffit à nous rendre suspects.

Les rapports ont changé entre les générations. J’ai vécu cela. Les écrivains de ma génération avaient des maîtres. Nous avions des maîtres. Mais déjà de mes très chers amis en 1925, avec qui, rescapé, je vivais, se plaignaient et souffraient de n’en avoir pas. Ils disaient qu’on ne leur avait rien transmis. Dix ans plus tard et depuis, ceux qui ont suivi triomphent, eux, de n’en avoir pas. Dans un article sur Barrès, en 1941, Émile Henriot regrettait que ce qu’il appelait « la continuité familiale des esprits » ait été rompue vers 1920. À une telle rupture, il ne se résignait pas. Et quelle joie quand, dans les plus jeunes livres, il croyait retrouver la trace de la grande tradition humaine et reconnaître que, tout paraissant finir, l’homme ne finissait pas.

Le grand jeu des générations n’est pas dans de vaines querelles. La question est de sauver dans l’homme ce qui est toujours à sauver. Les jeunes écrivains ne sont que ce que nous avons été, et le problème pour eux et pour nous est toujours le même. Et, à cette mesure, les petites révolutions techniques sont bien ridicules, fût-ce celle qui consiste à bousculer le temps profond et irréversible qui fait presque toute la matière de nos vies. Non, le temps passe et se perd, mais le souvenir et l’art le sauvent, et le retrouvent, et lui donnent l’air de l’éternité. Et si c’est l’effet des techniques de mettre le monde en miettes sous le prétexte de s’en rendre mieux maîtres et s’il arrive ainsi que tant d’hommes risquent de perdre leur monde ou de s’y sentir étrangers, c’est sûrement plus que jamais le rôle des artistes de rendre leur monde à ceux qui le perdraient, et d’en manifester l’ordre, l’unité et la grandeur. L’art n’a jamais consisté à ajouter au désordre, à l’absurdité et aux ténèbres. Le siècle toujours allait son train. Et de nouveau la guerre fut là, et pour nous la débâcle, et la servitude, et tout autour de nous une sorte de lèpre qui donnait à l’humanité un nouveau visage impossible à regarder et dont on avait honte. Ce furent de noires années. Émile Henriot avait suivi son journal à Lyon. Il était dans une grande souffrance, étonné de se trouver capable de la supporter. « On est, écrivait-il, plus fort qu’on ne croyait. Je ne suis pas mort de chagrin lors de la défaite et de l’horrible occupation... Il était plus pur de mourir. Mais non, je voulais voir se retourner les choses. » Tous les journalistes de Paris se retrouvaient sur les quais de la Saône et du Rhône. Plus proches les uns des autres, l’amitié les aidait. Émile Henriot, tritis exul, rêvait d’ailleurs, de Nesles.

Le long de la Saône
Quand je vais rêvant
Absent et présent
Sous la feuille jaune
Qu’emporte le vent

Seul, aux cris du vent,
Dans mon cœur fidèle
Absent et présent

C’est mon pauvre Nesles
Dont je vais rêvant.

Il travailla avec passion, et, « dans un temps, dit-il, où il n’était permis de rien dire et quand la guerre détruisait, dans notre pays occupé, toutes ses traditions de culture », se plongea dans une immense recherche. Il rapprit son latin. S’aidant des meilleures éditions, des meilleures traductions, il relut tous les plus grands écrivains romains, comme il avait lu Montaigne ou Ronsard ou Pascal, guidé par la seule idée de ce qu’il y a de permanent dans l’homme et celle de la constance des problèmes et des choix auxquels il est affronté. Ainsi écrivit-il Les fils de la louve.

Il s’y rencontre quelques-unes des pages qui sans doute laissent voir le plus loin en lui-même. C’est à propos de Lucrèce. « Par son ardente inquiétude, écrit-il, Lucrèce est des nôtres — aussi beau et grand que Pascal, qu’il rejoint dans la même interrogation pathétique. Mais, se refusant à fléchir et prenant le parti de l’homme seul, il est aussi humainement plus courageux. » Il voyait en Lucrèce le plus haut des hommes.

Des phrases si lourdes de réflexion nous assurent qu’il avait de quoi bien vieillir. Il l’a fait admirablement. Il revint à Paris. La lèpre était vaincue. Le monde libre avait délivré la France. À Nesles, il retrouva la chère maison toute saccagée, mais c’était Nesles toujours. Vous l’attendiez, semble-t-il, à l’Académie et on peut bien dire que toute la République des Lettres l’y déléguait. Vous l’avez élu. Il avait la vocation de l’amitié. Son ami Jérôme Tharaud l’accueillit parmi vous et dès lors lui-même n’a plus eu de cesse que certains de ses plus chers amis, Jean-Louis Vaudoyer, Robert Kemp, ne l’aient rejoint. Bientôt il devient président de l’Alliance Française, administrateur du Centre universitaire méditerranéen. Et tout cela était dans l’ordre même. Il avait la passion des voyages. On le vit alors partout dans le monde. Cette grâce, ce charme, ce don de sympathie qu’il y avait en lui devaient faire de lui le représentant des Lettres françaises, de la France.

On voudrait le saisir à ce moment de sa vie, en 1950. Il a un haut visage, souriant et tranquille. Homme de cabinet, de livres, de papiers, certes, mais à l’aise toujours dans son travail même et ne refusant rien des passe-temps du monde, et homme de plein air, cavalier et chasseur. Il est tout heureux de lire que Boileau lui aussi « faisait la guerre aux habitants des airs » et de découvrir dans une exposition les deux fusils de chasse de Voltaire. « O ma joie, s’écrie-t-il. Délice physique de vivre. Et je me croyais vieux ! » Il s’amuse encore à écrire une histoire toute légère : La rose de Bratislava. Mais voici qu’il travaille en même temps à cet autre roman dont le titre nous est un avertissement : Tout va recommencer sans nous. Est venu pour lui ce temps où tout ce qui ne peut pas mourir, tout ce qui est éternel peut nous sembler une sorte d’offense. Il écrit aussi des poèmes et le titre sous lequel il les rassemble nous avertit encore : Les jours raccourcissent. On ne peut décidément pas être « gaiement raisonnable », disait-il. De son souci, il cherche l’expression la plus élégante, la plus légère. Pour ses compatriotes de Nesles, je pense, il écrit son épitaphe :

Un jour vous verrez mon visage
Sur cette place, entre les arbres,
Dans l’immobilité du marbre
Encor mêlé au paysage.
Le temps de la route passée
Qu’un regard me rende à la vie,
Hommes à venir, ma survie
Ne dépend que d’une pensée.

 

Son charme, sa gentillesse, tout faisait dire de lui qu’il était heureux. Ainsi, peut-être, nous dispensons-nous de toute gratitude envers ceux qui donnent quelque grâce à la vie. Le vrai est qu’il voulait être heureux et même considérait que c’était une sorte de devoir de l’être. Mais j’ai idée qu’il jugeait un peu niais ceux qui décidaient si vite qu’il l’était. Il savait d’expérience que ce n’est pas si simple. C’est maintenant qu’il va être tout à fait lui-même, au-delà de la gentillesse, au-delà de ce qu’on est pour les autres, par politesse, au-delà du métier aussi. « Il a pris, dit-il, abruptement son parti, devant le peu de temps qui lui reste, de moins plaire en disant uniquement son vrai. » « Je n’ai plus, ajoute-t-il, le goût d’inventer. J’ai des choses à dire de moi-même, et, sans personnes interposées, des dettes sacrées à reconnaître. » Et il écrit les plus beaux de ses livres, Le livre de mon père, Naissances, Au bord du temps, On n’est pas perdu sur la terre, où il confesse ce que sont sa vérité et sa foi.

Je voudrais en parler sans lourdeur, gravement, mais sans tristesse. Et pourtant je pense bien qu’il est peu de livres où soient rassemblés autant d’images ou de traits tous destinés à évoquer notre condition d’éphémères. Mais même dans l’évocation de ces vérités noires, Émile Henriot ne pouvait manquer à la grâce ni à la charité humaine.

Humaniste, il est naturellement plein de textes qui sont autant de références au sentiment qui l’obsède. Vous vous rappelez ce mot délicieux de Fontenelle dans les Entretiens : « De mémoire de rose, on n’a point vu mourir de jardinier. » Émile Henriot le commente plusieurs fois. Il remarque qu’Einstein lui-même n’a rien trouvé de plus imagé, de plus persuasif pour démontrer la relativité, du temps. Mais une autre fois, revenant à nous-mêmes, à notre condition : « Mémoire de roses, écrit-il, je ne suis durable que pour elles. Elles m’auront vu passer (il s’agit des roses de Nesles), aller, venir un mois dans l’allée, le temps de leur vie. J’ai assisté à leur naissance, elles me verront encore à l’heure de faner... Les arbres les vengent. Ils vivent plus longtemps que nous. » Et une autre fois encore, plus douloureusement : « De mémoire de rose, on n’a point vu mourir de jardinier. Elles n’en ont jamais vu souffrir non plus. Je me promenais tantôt dans l’allée, et au milieu de leur parfaite indifférence, elles ne paraissaient pas du tout s’apercevoir que je pleurais. » Voilà ce que pouvaient recouvrir tant de grâce et de gentillesse. C’est là le fond de cet homme heureux.

Mais si la vie passe, et si cruellement, ah ! comme notre devoir est clair, comme il faut l’aimer, comme il faut vivre, de tout notre corps, de tout notre cœur, de tout notre esprit ! Il entrait mal dans l’idée de péché : « O saint homme, s’écriait-il, fichez-nous la paix... Laissez-nous le péché qui ne fait de mal à personne... Laissez-nous le péché de la chair et le péché d’esprit. » Surtout il ne fallait rien perdre, mais savourer l’instant, l’arrêter si l’on pouvait, lui laisser le temps de se changer en souvenir.

Il en était venu à ne plus pouvoir supporter le temps lui-même, sa hâte, son fouet sur notre dos. Il avait supprimé chez lui horloges, carillons, cartels, ne voulant que des pendules silencieuses. Il pensait que toute son intelligence était dans ses yeux. Alors il portait toujours sur lui un petit carnet où prendre des notes et des croquis, car il dessinait aussi, comme son père. Il fallait « fixer ce qui va cesser d’être, garder ce qu’on a regardé ». Et au bout de cette attention, il y a eu son art et toute son œuvre pour donner à l’objet regardé et, qui sait, au regardant aussi peut-être, une sorte d’éternité.

Vivant si près de lui tous ces derniers mois, je l’ai souvent envié, homme sans mémoire que je suis. L’absence de mémoire devient une sorte d’ingratitude involontaire, s’il est vrai qu’elle peut être telle qu’on oublie jusqu’à ceux qu’on a le plus aimés. Émile Henriot, lui, n’a jamais rien oublié et il n’a cessé de mériter les beautés et les merveilles qu’il a rencontrées.

Il n’était pas perdu sur la terre, parce qu’il savait mieux que personne se souvenir, parce que même les disparus, son père, sa mère, continuaient d’être là autour de lui, dans le jardin, dans la vallée, et aussi parce qu’il sentait si fort près de lui celle que discrètement presque toujours il nomme d’une initiale, et leurs deux fils, Jean-Claude et Olivier, à qui il a à remettre ce qu’il a lui-même reçu, parce qu’il y a tous les enchaînements sacrés de la maison, de la famille, parce qu’il y a toutes les petites gens de Nesles, parce qu’il y a le plateau de Nesles, toutes les courses qu’on y a faites jadis après les bêtes, après l’amour, parce qu’il y a eu tant d’aurores dont on se rappelle les couleurs, parce qu’il y a eu, parce qu’il y a encore les amis, les Tharaud, Jean-Louis, enfin parce qu’il y a tous les hommes. « Tout est en nous, écrit-il, par la fidélité... Hommes fraternels... J’aime faire aimer. » Tout ce qui demeure de tristesse dans ce cri dix fois répété : On n’est pas perdu sur la terre, on le devine. Mais après ? Émile Henriot n’évite pas la question. Pas plus que son père, il n’avait la tête métaphysique : « Mon père, a-t-il écrit, faisait sienne l’humble et sereine prière de Fontenelle : « Mon Dieu, s’il est un Dieu, sauvez mon âme, si j’ai une âme », et pour moi, je dis comme lui. » Émile Henriot n’a rien écrit plus gravement, plus religieusement. Cet homme souriant avait le courage discret.

Il ne voulait pas qu’on triche avec Dieu, avec personne, avec rien. Toute sa vie, il s’est appliqué à « être soi », toujours préoccupé de sauvegarder sa liberté de choix, mais sans provocation pour personne et plein de respect pour la pensée des autres. « J’aime les cloches, écrit-il. Plus que la présence de Dieu, c’est le besoin de Dieu que j’aperçois et qui m’émeut, comme un trait personnel de la communauté humaine. Je ne sais pas croire, quant à moi, mais j’admire la croyance d’autrui et parfois il se pourrait que je l’envie... Cependant je préfère encore l’ignorance et le noir où je ne vois rien, à un apaisement qui ne serait fondé que sur une illusion consentie et sur l’acceptation lâche et déraisonnable d’un mensonge. »

« Entouré d’un mystère affreux, déclare-t-il, je ne vois que l’homme. » Ç’aura été l’engagement de sa vie, sa vérité. Un humanisme tout terrestre, tout concret inspire son œuvre tout entière. La vie de la terre, en dépit de tout, lui semblait adorable.

Nous voici, Messieurs, revenus au soleil de la vie. Je devais à Émile Henriot, à la vérité, à sa vérité, de regarder un instant avec lui dans les ombres, dans le mystère et le noir. Mais j’avais hâte de remonter au soleil. Que cette pensée qu’il nous demandait tout à l’heure aille à ce qu’il y eut en lui de charme et de grâce, à tout ce qui en fit un gentilhomme de Lettres, à sa joie, à cette ardeur jamais rassasiée qui lui faisait aimer la vie autant dans les autres que dans lui-même.

Pour avoir vécu tout près de lui dans ses souvenirs, dans ses poèmes, dans ses romans, dans ses études critiques, j’ai cru sentir plus fort ce qui est toujours à sauver. Rien d’autre au fond de lui que cet honneur, cette conscience, cette volonté d’authenticité.

Je n’ai aucune peine, quant à moi, à entendre sa leçon et ne souhaite que le suivre sur son chemin, ce chemin d’un humanisme courageux qui tous les jours devient plus tragique. Je ne vois pas d’autre chemin. Mes vieux rêves me font souhaiter que tous les hommes puissent et veuillent le suivre. Jamais tant d’hommes sur la terre n’ont fait autant d’efforts pour parvenir à penser leur vie et non plus seulement la subir. Mais le monde est encore dans une sorte de pénombre. Beaucoup d’hommes n’ont encore de lumière que juste ce qu’il en faut avoir pour en désirer davantage ; leur désir même n’engendre encore tous les jours que des guerres et des révolutions, et il est clair qu’il nous faudra peut-être l’éternité pour que la lumière se fasse tout entière. Mais ce mouvement est sûrement irréversible. Le bonheur et la dignité sont désormais des idées neuves, non plus seulement en Europe, mais dans le monde. La fièvre de l’Europe a été contagieuse ; elle a gagné toute la terre, et c’est peut-être notre plus grand honneur. Émile Henriot estimait par-dessus tout les valeurs qui peuvent sauver l’individu dans le pullulement d’aujourd’hui. Je pense à ce poème qu’un jour, errant par les rues de Bréda en Hollande, il écrivit à la gloire de ce capitaine Descartes qui, dit-il,

« chercha la vérité
à la seule lumière de l’homme,
en attendant que tout finisse par être su
ou demeurer inexpliqué,
quand la mort nous révèlera

si on a gagné ou perdu ».

 

Jean GUÉHENNO.