Alain, qui savait discerner parmi ses élèves les princes (dont plusieurs sont ici parmi nous), avait aimé Massis pour une qualité qui les apparentait : l’indépendance. Il lui avait remis les Saisons de l’esprit, avec cette dédicace : « Vous verrez que, semblables aux grandes puissances, nous finirons par tomber d’accord, à force de regarder tranquillement. »
Je ferai l’histoire de nos relations, qui fut celle d’une surprise. J’avais grandi si loin de Massis ! Mon père était abonné à la Démocratie de Marc Sangnier ; dans ses œuvres, ma mère s’inspirait du « Sillon ». Le nom de Maurras était enseveli dans la réprobation et le silence. Plus tard, je lus les Jugements de Massis, qui m’irritèrent. Renan qu’il abhorrait était le plus tentant de mes étrangers. Sous le soleil de Satan qu’il exaltait était pour moi un soleil noir.<?xml:namespace prefix = o />
Heureusement, dans mon cœur l’admiration peut se séparer de l’amour. N’ayant pas d’admiration pour les jugements de Massis, j’étais peut-être d’autant plus libre pour l’aimer.
Mais, ici, pendant huit ans, chaque jeudi, je vis Massis. Et je découvris avec surprise un être délicat, élégant (un peu coquet), gentil, noble, respectueux de ses contradicteurs, ouvert à l’avenir, frémissant comme les feuilles du chêne, ferme comme le tronc du chêne — tout à la fois sensible, vulnérable et inébranlable. Parfois, il me faisait penser aux moines guerriers du temps des Croisades, ou plutôt aux prophètes d’Israël prédisant les désastres avec une certaine secrète satisfaction. Comme Polyeucte, toujours prêt à briser quelque idole. Comme Cyrano, qu’il avait tant applaudi, « ne se battant pas dans l’espoir du succès, non, non, c’est bien plus beau, lorsque c’est inutile », et désirant passer le seuil bleu, la sottise vaincue, mais avec son panache.
Tel était son caractère. Quant à son œuvre, je la conçois comme une lutte incessante contre les barbares au sens latin du mot. En 1911, avec Alfred de Tarde, sous le nom platonicien d’Agathon, il pressent la guerre; il prépare la jeunesse à l’holocauste. À cet holocauste, il prend part héroïquement. Vient la Seconde Guerre, l’épreuve la plus dure que la France ait connue dans son immense histoire, où les consciences de ses fils s’opposèrent jusque dans les familles — où paradoxalement ces indomptables que Charles Maurras avait nourris dans son Idée si pure de la France seule se dressèrent l’un contre l’autre, dans des camps affrontés. Vous savez quel fut le parti de Massis... À la Libération, il vit le maréchal Pétain voué à une mort lente, bien plus dure que la mort ; Maurras condamné; Brasillach fusillé.
Impavide, identique il demeura — acceptant son sort avec sérénité, comme la conséquence de sa fidélité à l’Idée, qui demeure. Alors, il se consacra à une ultime croisade contre l’Asie et le communisme : la défense de l’Occident. Comparons les diverses faces de sa pensée : Patrie, Europe, Occident, Christianisme; c’est toujours le même combat.
Nos destinées sont des symphonies inachevées. Toute œuvre est imparfaite, interrompue. Au-delà de l’œuvre de notre confrère, je désire définir son ressort : ce fut la passion de l’Absolu. Il s’était posé la même question à propos de Maurras, et il avait écrit : « Oui, c’est d’Amour, d’un Amour absolu que Maurras avait soif. Peut-être l’activité politique ne lui fut-elle qu’un moyen d’étouffer l’angoisse philosophique, de surmonter la disgrâce de sa surdité ? »
J’ajouterai que c’est grâce à cette passion, aux deux sens de ce mot de passion (qui unit le don total à la douleur), que Massis pouvait être aimé de ses grands adversaires. Seuls ceux qui sont épris d’Absolu ont le pouvoir et le droit d’honorer leurs contraires. L’Absolu qu’ils désirent (et dont ils savent qu’il est hors de toute atteinte) les rassemble dans des voies opposées, comme un pic inaccessible. Plus leurs ascensions s’opposent, plus ils savent qu’ils se rencontreront, dans le temps ou hors du temps, sur le sommet.
J’ai cité l’amitié d’Alain le positiviste avec Massis le catholique. Mais je désire évoquer une autre amitié, plus notable peut-être, tant il est difficile d’aimer son prochain et de ne pas lui préférer son lointain. De cette
union finale d’Henri Massis le royaliste et de François Mauriac le démocrate, j’ai été le témoin chaque semaine dans ce lieu même, lorsque je contemplais de la place où je suis le regard de Massis et le regard de Mauriac se croisant comme deux épées, ou plutôt comme deux flammes.
Le 18 novembre 1971, Pierre-Henri Simon a évoqué sous la Coupole le dernier temps de Massis parmi nous. « Alors Massis, disait-il justement, dut surmonter ses propres maux pour alléger ceux de sa femme, avant de rester seul au bord de la misère, au cœur de la douleur. Au milieu de vous, son chemin de croix s’interrompait. Jeudi après jeudi, vous lui avez doucement fermé les yeux dans une suprême vision d’amitié avec tous, comme il le souhaitait dans l’ultime période de sa vie. »
Puis-je ajouter que, de toutes les sociétés humaines, l’Académie est sans doute la « Compagnie » où, dans la dernière phase de l’existence, on peut grâce à des nouveaux amis vivre une dernière jeunesse, avec l’espérance de mourir consolé ?
« Je me suis tenu dans le camp opposé, Dieu le sait, a dit Mauriac dans son adieu à Massis. Mais enfin, après ces sombres années, le combat s’est déplacé. Et Massis je le vois à la même place du champ de bataille, debout, près de la tombe de son maître vaincu. »
Puis Mauriac citait le dernier mot de ce vaincu mourant, que lui avait rapporté le duc de Levis-Mirepoix et que Mauriac appelait « le plus beau mot que l’approche de l’éternité ait jamais inspiré à un homme aux oreilles fermées depuis l’enfance » : « Pour la première fois, j’entends venir quelqu’un. »