Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration d’un monument à la mémoire d’Henri Pourrat, à Ambert

Le 26 juillet 1975

Jean GUITTON

INAUGURATION D’UN MONUMENT
À LA MÉMOIRE

DE

Henri POURRAT

DISCOURS

prononcé à AMBERT
Par

M. Jean GUITTON
délégué de l’Académie française
le 26 juillet 1975

 

Monsieur le Ministre[1],

L’Académie Française a toujours considéré qu’un de ses offices les plus précieux est de compenser les injustices du sort et d’honorer les vertus inconnues, les génies cachés. L’Académie sait trop que la France n’est pas un hexagone solitaire, mais une constellation d’étoiles. Elle souhaite que chaque province ait son chantre, son évocateur. C’est l’Académie qui m’a prié de venir à vous aujourd’hui pour honorer Henri Pourrat. J’ai des racines en Forez et en Auvergne. Depuis l’enfance j’ai vu émerger ce cône bleuâtre du Puy-de-Dôme au-dessus de nos plateaux et de nos pénéplaines pour me rappeler le souvenir de Pascal et me renouveler aux divers âges de la vie un conseil difficile à déchiffrer.

Je dispose d’un temps fort court. Pour célébrer dignement Henri Pourrat je veux concentrer mes pensées sur un seul sommet, un seul dôme : l’œuvre de Pourrat me le permet et m’y invite.

Comme Cervantès avec Don Quichotte, comme Mistral en Mireille, Pourrat connaissant le prix de l’unité, a donné tous ses soins à un livre privilégié : Gaspard des montagnes. Il a conçu ce livre comme une synthèse des destinées, comme cette prunelle qui dans chaque visage peut recueillir une nuit d’été tant de constellations distinctes et devenir, quoique toute petite, le miroir de l’univers.

Je voudrais pénétrer dans le secret de Gaspard cette création, si étrange et si rare dans nos littératures.

Et je suppose qu’un jour, Pourrat s’est ainsi à lui-même parlé : « Voici qu’au milieu de ma vie, je me sens capable d’une œuvre, qui serait mienne, originale, et telle qu’aucun autre ne l’a faite : c’est la marque du devoir d’écrire. Avant qu’elle ne soit, je vais la déduire :

 

Premier point :

Ce sera un récit. Comme Homère, comme Virgile, je raconterai, je conterai. Je suivrai l’ordre implacable du temps qui mûrit lentement les germes et les destinées. Ainsi ont fait avant nous les troubadours, les conteurs dans les chaumières.

Mais que vais-je raconter ?

Je ne veux pas imiter George Sand ; car elle est romantique ; ses héros ne parlent pas la vraie langue paysanne.

Je ne veux pas recommencer Zola, parce que le réalisme nous voile le réel. Et je n’aurai pas des visées nationales ou religieuses ou politiques ou sociales comme Barrès ou Bazin, ou Guillaumin, ou même mon ami Malègue. Ni je ne ressusciterai une langue comme le grand Mistral, que j’admire. Que ferai-je donc ? — Je regarderai ; j’écouterai. Je n’inventerai que ce qui est.

Je recueillerai avec patience, avec exactitude, avec avidité la sagesse de ma province, la tradition paysanne ; ce qui est dit : le logos de la terre, son aspect quotidien, son comique, son humour amer, son pathétique dissimulé, ses larmes, ses lacunes, ses cris.

 

Second point :

Et, comme la Beauté ne se trouve pas dans la chose même, ni dans le visage, ni dans l’événement, mais dans les visages, dans les reflets, ayant choisi de faire revivre dans mon roman l’époque la plus épique de la France, celle de l’Empereur qui amena les Auvergnats à Moscou et les Cosaques à Ambert, — je raconterai cette épopée par ses échos dans le Livradois. Ainsi faisait Balzac, l’inimitable maître. Mais je ne céderai pas à la tentation, presque fatale, celle de Bernardin de Saint-Pierre que j’aime, celle de Lamartine, celle de Balzac ou de Flaubert et qui invite à célébrer dans un roman une passion mortifiée, un amour impossible et brisé. Je raconterai l’amitié conjointe de l’homme et de la femme, liés par la nécessité, le travail, plus que par l’amour. Je décrirai Anne-Marie toute donnée à celui qu’elle aime sans l’aimer. Anne-Marie, laborieuse et silencieuse épouse, représentera dans mon épopée l’œuvre de l’abnégation le long de la lente durée, alors que Gaspard sera l’image mâle et malicieuse, l’initiative, la contestation, l’effervescence, l’étincelle. Et comme le mystère de la vie réside dans l’union de la durée et de l’instant, je me trouverai placé, mieux que les philosophes, au cœur de toute existence et de tout amour.

 

Enfin (et dernier point) ayant ressuscité par le langage, la terre, l’homme et la femme tels qu’ils sont, il me faudra aussi m’accepter moi-même, tel que je suis.

Et qu’est-ce que le talent, sinon l’art de bien utiliser en soi le mal et le défaut ?

Et, de même que Montaigne a joué de sa nonchalance, Rabelais de sa truculence, La Fontaine de sa paresse, ou Pascal de sa colère, eh bien ! moi j’utiliserai ma fatigue, ma nervosité, mes ironies. Je serai discontinu, sursautant, agressif. J’interromprai toujours, comme dans une conversation paysanne. »

 

J’imagine de la sorte, Mesdames et Messieurs, le monologue nocturne où Pourrat a vécu et contemplé Gaspard avant Gaspard. Et il est vrai que ce livre, également fait pour les sages et les enfants, ne ressemble à aucun livre du même genre, ni même à Giono, ni même à Ramuz ses contemporains. Henri Pourrat est semblable au semeur.

Il tient dans sa paume les grains mal assemblés. Le lien, le lieu de ces grains, c’est Ambert, ce Livradois où il a connu à la fin de sa vie ces deux joies si rarement associées de l’incognito et de la notoriété.

Et comme dans l’histoire les destins se répètent à la manière des vagues sur la mer, je dirai que le destin de Pourrat me rappelle sur un mode mineur celui de ce provincial tendre, maladif, vulnérable, ami des travaux de la terre, des bergers et séduit aussi par la gloire des Empires : vous devinez que je songe à Virgile, à son Enée, à son Latium qui était un Livradois pour lui et à ce désir qu’il eut de peindre l’humanité entière avec ses difficultés, ses douleurs, ses jalousies dans l’aventure du seul Ennée : ce que lui permit l’éloignement de Rome, le silence de Mantoue. Dans l’Enéide comme dans Gaspard j’entends le son de la vie humaine, ce mystère un peu sauvage dont l’espérance est le secret.

Et je souhaite que se lèvent en France des imitateurs ; car le roman moderne ne sait plus raconter.

L’étranger plus attentif que nous à la vie des provinces d’Europe a deviné Henri Pourrat avant sa patrie. Aux yeux de plusieurs érudits d’Allemagne ou d’Amérique, son œuvre révèle mieux qu’un livre d’histoire la vérité concrète du passé, mieux qu’une philologie, le vrai parler des paysans dont est issue la langue française. Nul n’est prophète dans son pays.

Je veux le saluer en ce jour au nom de la France, au nom de l’Académie où il compta plusieurs amis, Barrès, Pierre de Nolhac votre compatriote, Maurice Genevoix (Raboliot est un frère de Gaspard, le « Gaspard des plaines » pourrait-on dire).

Jean Paulhan qui l’introduisit à la N.R.F. lui avait donné « le sens de la qualité ».

Que ce jour du 26 juillet 1975 le console de ses épreuves, de ses lassitudes, de sa mélancolie malicieuse ; que l’Auvergne, Pourrat, se reconnaisse en vous !

L’Auvergne, ce centre historique des Gaules, cette marche centrale où sont venues mourir au flanc d’un volcan éteint mais grandiose (feu devenu pierre), tant d’invasions : romaine, arabe, anglaise, russe et germanique. Et la dernière, celle de Juin 40 nous ne l’oublions pas.

Et permettez Henri Pourrat, qu’à votre nom j’associe ceux de plusieurs de nos amis communs, Guillaumin, Malègue, Vialatte, Teilhard de Chardin (et si vous m’y autorisez), je citerai ces êtres que j’ai tenté de faire revivre : Monsieur Pouget, le Cardinal Saliège, ma mère.

Et comment oublier les hommes d’État qui ont puisé dans la contemplation de ces terres austères et difficiles leur courage : Georges Pompidou, Edmond Michelet, Jacques Chirac, Valéry Giscard d’Estaing.

Comment ne pas remercier en cette circonstance l’ancien recteur de Clermont qui représente ici le Gouvernement et sur qui repose la charge de l’Éducation Nationale, c’est-à-dire de l’avenir spirituel de nos enfants ?

Voilà bien un lieu où souffle l’esprit, cet esprit qui ne se manifeste pas seulement sur les sommets, mais qui repose aussi dans les vallées non seulement dans le ciel constellé d’étoiles mais sur la terre des hommes, constellée d’étoiles plus belles, plus mystérieuses encore et que le romancier seul nous fait apercevoir : les destinées humaines, les amours silencieux, les conflits, les tendresses et les larmes, les échecs et les espoirs. La grandeur de Pourrat est d’avoir augmenté la connaissance de l’homme et c’est pourquoi son œuvre subsistera dans le patrimoine des Lettres Françaises, des Lettres Européennes.

À Ambert il est inscrit dans cette pierre et davantage encore dans nos mémoires, dans nos cœurs.

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*   *

Une œuvre littéraire n’est jamais achevée. Elle reçoit toujours dans la suite des temps de nouveaux sens, par l’application de nouvelles méthodes, par le contact avec d’autres littératures, par les reflets qu’une œuvre projette toujours dans son propre avenir, par ce secret désir qu’a chaque époque nouvelle de se voir prophétisée. Je voudrais appliquer à l’œuvre de Pourrat les méthodes de la « futurologie », tentant d’esquisser certaines études possibles qui renouvelleront peut-être un jour la connaissance de cet auteur.

Je considère plusieurs pistes, dont la première serait une étude de stylistique. Pourrat s’est créé un style. Ce style n’est pas le moins du monde le style paysan qui a souvent régné dans les romans paysans. Henri Lemaître a noté les ondulations de sa prose, ses arrêts soudains, ses redéparts en flèche, ce désir de porter les mots à leur maximum d’intensité, de les peser, ce qui n’empêche pas de leur communiquer une sorte de danse et de frénésie, comme dans les bourrées d’Auvergne où l’on entend claquer les sabots des garçons et des filles, qui ne se rapprochent que pour s’éviter. J’imagine que Pourrat, dans la cité d’Ambert où se fabrique un papier lourd et beau, non loin de l’Ardèche et des Montgolfier, a fait sur la matière verbale française ce que les imprimeurs d’Ambert font sur l’écorce et la pâte ; il a frappé une matière blanche indifférente avec des signes noirs, ayant sans doute réfléchi à ce que veut dire ce mot banal : l’impression. On l’a comparé parfois à Flaubert, mais c’était un Flaubert sculpteur et forgeron, qui ne faisait passer les mots dans son « gueuloir » que pour les rendre plus sauvages.

Une autre étude sur Pourrat pourrait être celle du style rustique. C’est pour un lettré une tâche difficile que de faire parler celui qui n’a pas de lettres. Je pense que Théocrite l’a mieux résolu que Virgile, parce qu’il était plus près du parler grec commun, et entre tous les Grecs, il a su être familier sans être vulgaire avec parfois des instants merveilleux de fraîcheur. Chez Virgile, on voit déjà la transposition du parler paysan dans le style des bourgeois lombards.

De nos jours ceux qui ont voulu respecter la couleur locale ont eu recours à ce moyen facile, qui est de faire parler les paysans en patois. Pourrat ne suit pas ces sentiers ; en artisan, en érudit qu’il était, il n’a pas transposé le patois d’Auvergne, qu’il connaissait pourtant fort bien. Sa langue est la langue française. Gaspard des Montagnes constitue un musée de la langue populaire en usage dans les campagnes de France au XIXe siècle, et cette langue subsiste après l’abandon du patois. Gaspard offre ce que les Grecs appelaient un koinè, c’est-à-dire une langue commune qui demeure attachée à la trame de tous les dialectes ruraux, qui résiste d’une génération à l’autre.

 

Une autre étude que l’on pourra tenter sur Pourrat, sera de le situer dans la galerie des conteurs épiques.

En France, les parlers populaires se sont perdus à la fin du Moyen Age, et avec Malherbe et Richelieu la langue française s’est éloignée du « discours » populaire. Chez Montaigne, chez Rabelais, chez La Fontaine, on trouve quelques vagues reflets de ce parler ; il n’est plus normatif pour la langue. C’est la rançon qu’il a fallu payer à la réforme classique, au contrôle de l’État sur la langue, à la régence de l’Académie française. Le lien s’est brisé entre le peuple et les Lettres. Celles-ci sont devenues la langue des lettrés, des salons, des politiques, des orateurs et des prédicateurs.

La révolution romantique s’est faite à l’intérieur de l’idéal classique. On a parlé du peuple, comme George Sand ; on n’a pas parlé au peuple. Les sources sont à jamais perdues. Certes, Mistral a essayé de créer une langue nouvelle ; elle n’était pas incorporée à la langue française. Y a-t-il là fatalité qui affecte toute littérature ? On peut se poser cette question, à l’époque où l’on parle de la région, de la décentralisation. Pourrat a essayé de restaurer la langue du peuple à l’intérieur de la langue de la France. Son exemple solitaire n’a point été suivi.

 

Un autre type d’étude pourrait être le problème de l’amour paysan. En général, on présente l’amour sous une forme romantique et dramatique. L’amour paysan nous ramène à des conditions plus véritables de l’amour. Anne-Marie aime Gaspard, mais elle l’aime d’une manière douloureuse, et elle est dévouée à son mari comme à son pire ennemi.

Tout n’a donc pas été dit sur Pourrat, et l’on peut penser, M. René Haby l’a indiqué, que l’étude de Pourrat est à peine commencée, et qu’elle éclairera un jour non seulement les psychologues, les historiens, les littérateurs, mais encore les géographes. Une œuvre née de la terre introduit à la géographie humaine.

Le vœu de plusieurs est qu’on tire un film de Gaspard des Montagnes. La télévision l’a déjà fait en 1965 grâce à Jean-Pierre Decourt. Mais les images du petit écran sont furtives. Nous attendons un grand film européen, enraciné en Livradois dans ces décors de montagnes feuillues, ventées, qui n’ont pas changé depuis les Arvernes, et où il sera facile de ressusciter les scènes du Premier Empire. Un film qui correspondrait à la technique du cinéma, laquelle n’est pas faite pour reproduire la lente et longue durée, mais qui procède par sursauts et par éclairs dans un ciel d’orage. Le style de Pourrat était déjà cinématographique. Le film que nous rêvons serait beau par le contraste entre le paysan obstiné, taciturne, farouche, et les sursauts de la nervosité.

Un jour où il jugeait son œuvre, Henri Pourrat disait : « Il ne s’agit pas d’un retour au passé. Il s’agit d’un retour à la fraîcheur. Nature reste le maître-mot de tous les arts et de l’art de vivre, celui qui dit déjà « surnaturel ».

 

Au début il y eut Homère, mais qui était Homère ? Un conteur. Le grand art est celui des veillées, des récits que l’on fait « ès-chambres des dames », comme disait Joinville. À la fin de sa vie, Henri Pourrat n’était pas loin de penser que son œuvre maîtresse consistait en son Trésor des Contes (treize volumes).

« Mais la France, écrivait-il, n’a pas su se préférer en ses Contes à Cicéron et à Boileau. Elle a salué l’imagination populaire, d’un peu loin, avec un certain sourire. Et elle a passé... La grande fée verte lui a semblé avoir une odeur un peu sauvage, ou un peu fade, de fagot de pin ou de petit lait. Ne restait à la fée que de se cacher sous la chaise des nourrices et sous le tabouret des bergères ». Pourrat a sauvé l’essence de la littérature orale populaire de la France, et peut-être de l’Europe.

De nos jours, à cause de ces essais étranges pour briser la fuite du Temps, pour mêler passé et avenir, les écrivains dédaignent de conter. On les lit, on les écoute difficilement. Qui restaurera la tradition du récit et du conte ? À la fin du second millénaire qui redécouvrira l’Histoire, qui nous réapprendra à conter ?

 

[1] M. René Haby, ministre de l’Éducation nationale.