Monsieur,
« J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous. » Ce mot de l’Évangile me vient à l’esprit en ce moment. Il s’agit bien en effet d’une Cène, je veux dire : d’un partage de pensée. Vaguement j’espérais en cette heure incertaine. Je vous lisais. Je tentais de deviner le mystère de votre être.
Chaque aspect de cet être éveillait en moi des échos. J’apercevais des affinités et des différences. C’est une chance pour un portrait, puisque le peintre se projette dans son modèle sans se confondre avec lui. Oui, c’est votre portrait, votre essence singulière éternelle, comme dirait Spinoza, que je voudrais définir ce soir.
Et cela va m’amener à poser sous cette coupole les plus graves problèmes qui puissent occuper nos intelligences : ceux qui sont au cœur de la substance juive, de la substance chrétienne, de la substance française. Quel charme, quel enchantement de pouvoir parler à haute voix dans la lumière de ce qu’on devrait réserver à un entretien tout intime ! Quelle aventure de ne plus bien savoir si je compose le portrait d’un vivant ou si je dessine un paysage d’idées !
Et, si vous le voulez, nous allons nous jeter tout de suite dans la haute mer, abordant ces problèmes de l’histoire occidentale que nous avons souvent envisagés : la séparation du christianisme d’avec le judaïsme, le passage de l’Ancien au Nouveau, qui est un des aspects de ce grand mystère qu’on appelle le Temps.
Avouez qu’elle est étrange cette conduite divine : choisir douze apôtres, chiffre de plénitude correspondant aux douze tribus d’Israël, les instruire, les scandaliser parfois, les aimer, leur donner mission d’annoncer la « bonne nouvelle » à tous ; puis, sans préavis, choisir une treizième personne, qui ne connaît pas Jésus selon la chair, qui avait été son persécuteur, Saul de Tarse, — qui devient le propagandiste principal, et qui avoue sans modestie avoir plus travaillé à lui seul que tous les autres apôtres. On peut dire que c’est Paul qui a inventé le christianisme en tant que ce mot désigne une religion nouvelle, détachée du judaïsme. Les premiers chrétiens étaient des Juifs progressistes, fidèles à la religion de Moïse, jusque dans ses usages et dans ses rites.
Ici je croise le fer avec vous pour la première fois : car je sais trop qu’à vos yeux l’initiative de Saint Paul a été fâcheuse ; qu’elle a fait dévier le projet primitif de Jésus, lequel consistait à enter la religion du Messie sur l’antique religion de Noé, d’Abraham et de Moïse. Les premiers chrétiens priaient tournés vers Jérusalem. Leur Jésus n’était pas venu abolir la Loi, mais l’accomplir. Leur Jésus avait porté à sa plénitude la religion d’Abraham en l’arrachant à la race, en la renouvelant autour de sa personne, en la chargeant d’un élan universel indéfini. S’il n’y avait pas eu Saul, devenu Paul ; si Jérusalem n’avait pas été détruite en l’an 70, il se peut que l’Église naissante ne se soit jamais séparée d’Israël. Certains Juifs se seraient sans doute convertis au Christ, mais ils seraient demeurés dans le Temple comme les fils de Saint François d’Assise et tous les ordres religieux à l’intérieur de l’unique Église. Les chrétiens venus de la gentilité auraient été agrégés à ces judéo-chrétiens sinon par le rite, du moins par l’esprit, comme étaient les prosélytes, ces païens justes et éclairés qui fréquentaient les synagogues parce qu’ils croyaient en un Dieu unique sans observer les ordonnances mosaïques. Il y aurait eu des lieux de prière multiples. Mais le Temple de Jérusalem se serait dressé seul comme un symbole d’unité et de transcendance. La religion nouvelle aurait gardé plus de continuité, plus d’intimité avec le cosmos. Car la nature, pour l’esprit d’Israël, est, dites-vous, une nature sans miracles. Ou plutôt elle est un perpétuel miracle par la régularité de ses lois, comme ce paradis terrestre où Iahveh venait prendre le frais du soir. Le christianisme aurait comporté moins de définitions dogmatiques. Il aurait franchi l’histoire avec moins de ruptures et sans Conciles. Et il serait maintenant tout à la fois la religion de Jésus et celle de l’humanité entière.
Nous avons parlé ensemble de cette possibilité, lorsque vous êtes venu me demander d’écrire un livre sur « les grandes crises de l’Église catholique » pour expliquer la dernière de ces crises, celle qui a suscité le Concile du Vatican, et qui marque encore sa postérité.
« De trente-trois ans, disait Pascal, il en vécut trente sans paraître. » Et pourtant il parut une fois, quand, adolescent, il monta au Temple pour interroger les docteurs.
Vous avez tenté de percer ce mystère de Jésus enfant, qui était jusqu’ici le domaine réservé des âmes mystiques. Les mystiques se demandaient comment peut s’accroître un Dieu fait homme, comment Jésus peut grandir en sagesse en même temps qu’en âge, devant Dieu et devant les hommes. Les détails manquaient, l’ambiance était inconnue. Pour être le Rembrandt de cette adolescence de Jésus, il était désirable d’avoir connu soi-même des circonstances analogues, les rythmes d’une éducation juive, d’avoir parlé la langue hébraïque, cette langue faite pour capter par ses racines concrètes la pulpe, la moelle et la saveur de l’être. Cette langue d’Abraham, celle qu’ont parlée pendant des siècles les ancêtres de Bergson, de Marx et de Freud, cette langue qui, dans la grammaire, évoque le flux du temps et non pas seulement ses arrêts et ses étapes ; cette langue en qui le passé n’est jamais aboli, et où le futur n’est jamais lointain ; cette langue où tout consiste en un présent qui se reprend et se réitère sans cesse.
Vous avez renouvelé pour moi l’aspect réel de la dernière Cène de Jésus avec ses disciples le Jeudi Saint. Vous m’avez fait comprendre sa beauté familière et tendre, sa sérénité un peu mélancolique, une gravité pleine d’enjouement avec je ne sais quoi de solennel, de récapitulatif d’une longue et tragique histoire : tout cela très simplement, car la prière de la Cène, dites-vous, émerge des conversations. L’offrande se fait avec la nourriture qui est sur la table. Jésus a pris du pain.
Le singulier de votre étude tient à ce que vous expliquez la vie de Jésus avec ses disciples le Jeudi Saint. Vous m’avez fait comprendre Jérusalem, qu’il fut perdu et retrouvé dans le Temple. Vous donnez à ce fameux mystère sans miracle, raconté par saint Luc, une valeur exemplaire. À Nazareth, dites-vous, la piété de Jésus était sans problème. Il était l’enfant sage qui, à la synagogue, lisait le Sefer Tora, qui demandait des bénédictions pour tous les actes, tous les gestes de sa vie. Mais voici l’an 3973 depuis la création. Jésus monte à Jérusalem pour la première fois. Jésus avait le sens de la prière, de cette prière juive qui reconstitue l’histoire, qui la prolonge vers l’avenir : il avait lié la prière au mystère du temps. Mais il n’avait pas l’idée qu’il faille lier la prière à un point singulier de l’espace, prier dans un lieu sacré privilégié. Il n’y avait pas de temple à Nazareth ! Vous insistez souvent sur ce trait du caractère juif : il n’y a pas de miracles pour un Juif, parce que tout est signe et rencontre. Il n’y a pas de zones profanes, parce que rien n’est profane. Ni pierres consacrées, ni sang versé.
Mais voici qu’à Nazareth on a capté une lueur. Par Geruna, Haouran, Beth-Baltin, le signe lumineux transmis du Mont des Oliviers annonce la nouvelle lune. Jésus monte à Jérusalem, centre du monde et, par le calendrier, centre des temps.
Vous montrez Jésus interrogé par les docteurs, qui ne sont pas des prêtres, mais des laïcs ayant à peine interrompu leur profession et qui, à l’inverse de nos professeurs, se plaisaient à se faire interroger par des enfants. Dans le Temple, Jésus découvre le monde, inconnu à Nazareth ; il confronte deux expériences, celle de la tradition qui dure, celle de l’occupation étrangère qui accable.
L’occupation ! Elle est à l’arrière-plan de votre livre, où Jésus,arrivant à Jérusalem avec Joseph et Marie, est comparé à un enfant de la zone libre venu d’un village tranquille et qui atteindrait en 1940 Paris couvert de soldats allemands. Jésus retrouve cinq cent mille pèlerins campés autour des murailles, un clergé de vingt mille personnes, qui imaginent le grand-prêtre seul devant Dieu, une fois dans l’année, prononçant le tétragramme désignant l’Éternel avec crainte.
Vous le savez ; je ne puis interpréter comme vous le drame de Jésus adolescent. Je pense à une plus haute prédestination. Et que ce sang des boucs et des agneaux ne scandalise pas Jésus, parce qu’il s’élève plus haut, selon la leçon des prophètes les plus purs, et qu’il y voit le symbole de son sacrifice futur ; que dans ce monde qui est à vos yeux un miracle légal permanent comme il l’était pour Malebranche, on peut concevoir un événement improbable et, comme dit la science actuelle, « néguentropique ». Je pense que tout est appelé à se surmonter, à se sublimer ; je pense que l’on peut transposer l’œuvre d’Israël sur un autre plan, considérer qu’un peuple saint devienne une Église. Vous opposez les cérémonies juives, qui sont des prises de conscience de l’histoire entière, aux sacrements chrétiens, qui ne sont jamais que la commémoration d’un seul moment de cette histoire globale. Vous opposez la prière juive, qui est une bénédiction, à la prière chrétienne, qui est une imploration ; la fête juive, qui est une reconstitution, à la fête chrétienne, qui est un mystère ; enfin, la passion permanente de tout un peuple à la passion d’un seul être, lequel n’a pu souffrir qu’une fois pour toutes ; une religion sans miracles et sans sacerdoce, qui va vers Dieu sans intermédiaires, à une religion intégrée au monde païen, où le sacré doit habiter mystérieusement jusque dans le profane, ce qui exige, dites-vous, une Incarnation.
Vous montrez que, dans la conscience de Jésus, ces deux solutions se présentent, et qu’elles commencent même à diverger. Il faut que l’enfant choisisse entre le sang et l’eau, je veux dire, entre le baptême rédempteur et un baptême universel. Pour cela, dites-vous, il faut qu’un Dieu devienne un homme. Telles sont vos hypothèses.
Et moi je garde l’idée qu’il existe dans l’intuition chrétienne, et singulièrement dans la pensée catholique, une force supérieure de synthèse qui peut unir les contraires que vous signalez. Ce que vous concevez comme incompatible, je le trouve complémentaire ; par exemple l’adoration et l’imploration, l’Ancien et le Nouveau Testament, le peuple visible et le peuple invisible. Et c’était, je crois, l’idée de Saint Paul, qui est le plus beau de vos étrangers. Saint Paul garde tout Moïse : mais il va plus loin. Comme il le dit dans un raccourci, il sublime la loi dans la foi.
Mais Jésus s’attarde au Temple, inquiétant son père et sa mère. Il revient à Nazareth. Vous montrez qu’alors il est tout autre. Il a reçu un sacre. Désormais, il est fils du devoir — bar mitswa — et, au moment où, dans la synagogue de Nazareth, il prononce les mêmes bénédictions qu’avant sa montée à Jérusalem, Jésus enfant est devenu à la fois prêtre et homme ;car en Israël, qui est l’image de l’humanité tout entière, on ne peut être prêtre que si l’on est vraiment homme.
Jésus est alors pour vous le type du Juif, cet être fait de contraires douloureusement surmontés. Tout en devenant laïc, Jésus subit une prédestination sacerdotale qui le sanctifie, le distingue et l’isole, — image à vos yeux de la condition humaine écartelée entre la matière et l’esprit, entre l’élément laïc et l’élément sacré. Je sais que vous vous reconnaissez davantage en Coré, qui est en somme le laïc-en-soi : laïc révolté, qui refuse de reconnaître Moïse et Aaron, parce qu’ils forment déjà un clergé.
Permettez-moi ici de me reposer, de me ravitailler, plutôt, dans un souvenir qui nous est cher. Un soir d’été, par une nuit constellée d’étoiles, nous sommes entrés tous les deux, au cœur de ce pays, dans une chapelle. Je vous ai demandé de réciter la prière du soir. Et, laïc, chrétien, je me suis découvert. Juif et prêtre, vous vous êtes couvert d’un bonnet pour pouvoir dire avec Jésus : Shema Israël Adonaï, Elohim Adonaï Echad. « Écoute Israël, Seigneur Dieu ! Écoute seul Dieu ! »
Et moi, je redisais (secrètement) la prière que l’historien juif Josèphe mettait dans la bouche de Salomon à la consécration du Temple de Jérusalem. Je me prophétisais le moment où juifs, musulmans et chrétiens pourraient prier ensemble dans ce Temple en disant avec Josèphe : « Nous espérons que vous voudrez bien demeurer dans ce Temple, vous qui êtes toujours proche de chacun de nous. »
Et maintenant je m’éloigne de ces problèmes ultimes. Sans précaution, sans transition, je voudrais tenter de définir en un autre domaine un autre drame, qui ne concerne plus le lien du Christ avec le judaïsme, mais la relation de la France avec elle-même.
Vous avez raconté votre tragique histoire de 1940 à 1944 (et pour quel Européen ce temps ne fut-il pas un temps tragique ?). Vous l’avez fait sous un titre énigmatique : le piège où nous a pris l’histoire. Le premier de ces pièges, c’est la tentation de l’armistice. Le second, plus subtil, c’est la fermentation d’Alger après 1942, la lutte des partis et des personnes. L’expérience que vous avez de cette double tentation vous prédestinait à en devenir l’historien.
Pendant toute votre vie, vous avez cherché à continuer, à ressusciter le projet d’un ordre nouveau, mouvement fédératif proudhonien et fraternel. Vous aviez connu jadis Jean Rigault, qui fut à l’origine de ce groupe des six préparant en Algérie le débarquement. Vous aviez connu aussi Jean Jardin, qui était le chef de cabinet de Pierre Laval. C’est Jardin qui, le 8 novembre 1942, vous appelait à son aide. Vous, « juif et résistant », vous êtes attendu à Vichy par une voiture à cocarde : elle vous conduit chez Jardin, où vous vous cachez pendant quinze jours. Un des thèmes de votre destinée demeure cette conspiration improbable des circonstances, cet accord invisible des paris contraires. Vous expérimentez l’appel de l’histoire dont vous dites qu’il est accablant pour les hésitants, exaltant pour les forts.
Vous m’avez raconté cette journée du 15 juillet 1918 où, sur la montagne de Reims, vous avez vu tomber autour de vous trois de vos camarades. Vous m’en donniez les noms : Guerbet, Deschamps, Reitlinger (un catholique, un protestant, un juif) trois jeunes hommes auxquels vous n’avez cessé de penser, vous posant la question de savoir comment ces hommes, qui n’avaient pas hésité à se faire tuer pour une patrie que rien ne divisait, auraient choisi leur voie après 1940. Sans doute très différemment l’un de l’autre.
Alors, la question s’est posée à vous de savoir si, « en continuant un schisme latent à travers les vivants, on n’en suscitait pas un à travers les morts ».
Puis, vous élevant d’un coup d’aile au-dessus des contradictions de votre cœur, vous m’avez dit : « Le sort m’a placé à la rencontre de deux grandes traditions : la tradition d’humanisme français, qui m’a entièrement formé et à laquelle je dois tout ; la tradition d’humanisme d’Israël, qui, à un moment donné de ma vie, par le fait de la persécution, a rouvert dans mon esprit cette perspective : l’Éternel, — base et soubassement de toutes les âmes. »
Puis, allant plus avant encore, vous ajoutiez : « La justice en Israël, il faut voir quelle est sa nature et sa fonction. Sa nature, c’est de n’être jamais distincte ni de la charité, ni de la vérité. Le mot hébreu de tsédek, qui désigne la justice, désigne aussi la charité, et implique également la vérité. Donc, pas de justice sans vérité, mais pas de justice non plus sans charité. C’est dire qu’il faut essayer de comprendre celui qui est jugé, quels sont ses vrais motifs secrets, en un mot, quels sont les sentiments véritables qui l’ont inspiré, ne pas le juger d’après des normes impersonnelles, mais essayer de voir ce que lui-même a ressenti. Il faut, disent nos sages, pour que subsiste notre monde troué de péché, qu’à chaque génération se lèvent trente-six justes, trente-six tsadikim, dont le rôle est de remettre partiellement en place les rouages de l’univers faussés par nos péchés. Tel est le rôle de la justice. Et sans doute il est difficile d’être juste : rechercher la justice, c’est parfois déplacer l’injustice, la faire refleurir ailleurs. »
Vous avez abordé dans plusieurs de vos ouvrages le problème éternel des procès politiques.
Ces procès apparaissent dans l’histoire lors des grandes mutations, lors des origines premières : l’origine de la philosophie avec Socrate ; l’origine du Christianisme ; l’origine de la Patrie avec Jeanne d’Arc. Ces procès, ambigus par essence, assimilent deux formes bien différentes de la justice : l’une qui est ratifiée par les dieux, celle qui punit le crime ; l’autre qui est temporelle, celle qui frappe un échec, celle qui punit un parti, qui se débarrasse d’un homme. Cette justice serait inverse, si l’autre parti avait triomphé.
En écrivant vos grands ouvrages sur l’épuration (dont le quatrième tome vient de paraître), vous êtes-vous souvenu du Lévitique, où l’on voit comment l’on fortifie une religion, une politique, voire un parti politique, par la séparation des purs et des impurs ? Il est difficile de se prouver sa propre pureté. On le peut parfois en définissant l’impureté d’autrui.
Je remarquais, en relisant Platon après Moïse, que les procès politiques déchirent autant les consciences de ceux qui jugent que les consciences de ceux qui sont l’objet de leur jugement Peut-être ces derniers sont-ils plus heureux, car ils savent qu’ils ont été retranchés par une nécessité provisoire ; que s’ils perdent dans l’instant l’existence, et même l’honneur, qui est beaucoup plus que la vie, un temps futur pourra les justifier. Merleau-Ponty, Isorni, — chez nous Mauriac, Paulhan, Massis, tant d’autres en divers camps, se sont penchés sur ces problèmes constants dans la cité, et auxquels il n’y a pas de réponse.
C’est votre honneur de les avoir abordés avec calme, avec courage, dans l’esprit du prophète Jérémie. Vous avez eu le mérite singulier de chercher la vérité avant tout. Vous avez tenté, à l’aide de documents contemporains des faits, de suppléer à cet intervalle que les historiens mettent entre le temps des événements et le temps de l’histoire où ils les racontent. Vous avez recréé ce genre de l’histoire faite au moment même, hors de la mémoire, et pourtant « faite pour toujours », comme le disait déjà Thucydide.
Je ne veux pas m’attarder sur les détails de ces livres, ni soulever ici quoi que ce soit qui puisse exciter la douleur ou la passion. Je considère plus, comme le conseille Polyeucte. Je désire m’établir dans ce qu’on pourrait appeler la philosophie de la patrie et de l’honneur.
Car je suis convaincu que le fond de cette histoire si récente, enveloppée de pudeur, présente dans tant de mémoires, n’est pas seulement national ou moral, mais proprement métaphysique, lesté d’éternité. On pourrait dire que le problème est celui qui demeure au foyer de toute philosophie : comment concilier l’Idéal et le Réel ? Comment servir l’Idée de la France éternelle et la réalité de la France souffrante ? Et, pour les uns, la France était un être momentanément bâillonné et qu’il fallait aider à survivre. Et, pour les autres, la France était une Idée, une Idée pure et que l’on devait sauver même en dehors de son corps, en espérant contre l’espérance par ce mouvement d’Abraham qu’on appelle la Foi et qui s’appliquait ici à la patrie. Certains pensaient qu’une Idée pure ne suffit pas au salut d’un pays ; que la France, c’est de la terre, des semences, du lait et du sang ; Paris intact, l’Afrique intacte ; des familles, des métiers, des vies quotidiennes, un million de fils captifs. Et qu’après la première guerre on ne pouvait pas envisager un second Verdun, une seconde hécatombe. Les nations elles aussi peuvent périr. Et demain les civilisations aussi pourront périr.
En vérité, les uns avaient besoin des autres. Ceux qui ont droit au titre de purs, avaient besoin de la patience des autres. Le courage plein d’espoir et la patience lourde de souffrance sont complémentaires, comme la justice et la miséricorde selon David.
Je me souviens qu’étant prisonnier dans la citadelle saxonne de Colditz avec des officiers de la France libre et des héros de Bir-Hakeim, l’un d’entre eux se leva et me dit : « Si nous n’avions pas su que la France où vivaient nos femmes et nos enfants était préservée de la mort par une politique que nous n’acceptions pas, nous n’aurions pas eu le courage de la résistance. »
Dans un passage de votre livre vous allez beaucoup plus loin. Vous citez une phrase de l’archange de la Révolution, Saint-Just. Rejetant les arguments des accusateurs comme ceux des défenseurs de Louis XVI, Saint-Just portait la question à son sommet. L’axiome que je vais citer contenait, selon vous, toute l’histoire qui devait suivre, de la guillotine à la chapelle expiatoire : Si Louis est innocent, la Révolution est coupable. À vos veux, le maréchal Pétain sauvait la vie temporelle des Français, qui n’étaient pas tous des martyrs en puissance. Il sauvait la vie de ceux qui furent pendant cinq ans prisonniers de guerre. La vie éternelle de la France était représentée par les héros de la Résistance, en désignant sous ce mot magnifique ceux qui, dégagés de tout calcul et de tout pari, avaient choisi librement d’entrer dans la passion de la France pour la sauver, comme Jean Moulin, Étienne d’Orves, Georges Bidault. Ce qui est inélégant chez les purs, c’est que parfois ils paraissent accepter, d’un cœur tourmenté mais indifférent, de verser le sang des autres sans verser leur sang propre. L’archange Saint-Just portait le problème, disais-je, jusqu’à ce haut lieu où l’élément métaphysique de l’histoire et son élément politique se rencontrent et se ravitaillent ; où celui qui condamne et celui qui souffre de sa condamnation se taisent l’un et l’autre dans un silence sacré, eschatologique, par un appel à une autre justice que celle des hommes. Car nous ignorons la fin de cette symphonie inachevée qu’on appelle l’histoire. Weltgeschichte ist Weltgericht : « L’histoire du monde, c’est le jugement dernier. » Ainsi parlait Hegel.
Vous avez noté avec humour que, si l’on demandait à un écolier de l’an 2000 qui a dit : « J’ai fait don de ma personne à la France », et qui a dit : « La France a perdu une bataille, mais elle n’a pas perdu la guerre », l’écolier dirait sans doute que la première phrase porte la marque du général de Gaulle et que la seconde exprime la patience de Verdun.
Cet homme hors de toute mesure et qui se pensait éternel, vous avez décrit quatre rencontres symboliques avec lui. Moi, je ne lui ai rendu visite qu’une seule fois à l’Élysée, pour remplir justement le devoir d’un Directeur éphémère de l’Académie. C’était l’occasion de lui offrir ce livre dont vous m’aviez suggéré le titre, et qui était l’histoire des crises et des blessures de l’Église : le Christ écartelé. Le général de Gaulle prit mon livre dans ses mains, comme à la cène juive le père de famille prend le pain azyme ou les laitues amères. Le général me dit d’une voix lourde et sourde : « Le Christ écartelé, quel beau titre ! » (Un silence) « Mais il n’y a pas que le Christ, Monsieur, qui soit écartelé : c’est le lot des nations, c’est le lot des consciences. C’est le lot de tous les hommes. » (Un nouveau silence.) Le Général ajouta : « Il faut du temps pour panser les cicatrices. »
Laissons cela. Et posons les problèmes que tout homme se pose lorsqu’il examine sa vie passée : parlons des Destinées.
Nous avons été l’un et l’autre frappés en réfléchissant sur la vie humaine de constater qu’il existe dans chaque existence des engrenages, des carrefours et des pièges où nous nous trouvons jetés dans une voie sans avoir eu l’impression de choisir. Et notre naissance est le premier de ces carrefours, choix fait sans choix, où, dans la nuit nuptiale, nous avons été tirés au sort entre des millions de possibles : c’est un hasard qui nous constitue. Et cela conduit à penser que, dans la grande histoire, il existe des moments d’incertitude où tout peut être perdu ou sauvé, car l’avenir a deux visages. Dans votre roman appelé Victoire à Waterloo, vous exposez ce qui eût pu se produire si Grouchy avait paru au lieu de Blücher. Et de fait, si l’on omet de concevoir les avenirs du passé qui n’ont pas été choisis, tout paraît nécessaire. Il n’y a plus de liberté de l’histoire.
Allant plus loin, vous examinez les destinées, vous prenez pour exemple celle de ce mathématicien de génie, Évariste Gallois, tué en duel à vingt ans. Vous notez que tout se passe comme si l’homme inspiré appelait à lui les événements ou les êtres, qui viennent se grouper mystérieusement pour obtenir le succès ou l’insuccès, l’épanouissement ou l’échec. À de certains instants privilégiés, le cosmos nous repousse, « comme la femme sous l’assaut de l’homme ». Tout réussit ou tout défaille, selon notre état intérieur.
Vous posez à sa plus haute altitude le problème de la fortune, de la chance, du sort, mais aussi celui de l’imprévisible et de la grâce.
Quand un homme examine l’histoire de sa vie, on s’aperçoit que les événements nous arrivent en affinité avec ce que nous sommes intérieurement, dans le mystère le plus secret de notre être. On pourrait dire qu’à chacun de nous advient ce qui lui ressemble. Et c’est pourquoi la liberté est encore plus profonde que le destin ; avec le destin elle compose des destinées. Cette composition, vous la recherchez dans l’univers, et singulièrement dans la biosphère. Vous citez ces oiseaux migrateurs qui se déplacent avant d’avoir perçu le signe des temps, ces anguilles qui descendent les fleuves pour célébrer leurs noces par une sorte de prémonition. Lorsque vous faites l’histoire, vous montrez que, si nous influençons le cours des choses en créant l’événement, il est encore plus vrai que les événements obéissent, comme la limaille de fer, à notre aimantation. Ainsi, peu importe pour vous que Waterloo ait été une défaite et non une victoire. Si Wellington avait été battu, Napoléon vainqueur, selon vous, eût abdiqué par lassitude, ou plutôt par obéissance au programme de cet ordinateur qu’était l’idée de sa vie choisie par lui librement, mais dans ses profondeurs.
Ainsi, chacun est un magnétiseur. Le monde est hanté. Nous sommes nos propres thaumaturges. Les rencontres sont des miracles naturels. Et, de cette analyse si perspicace de l’existence, vous tirez une confirmation de l’existence de Dieu. Pour vous, Dieu est une hypothèse. Mais ce possible devient probable lorsqu’on a fait au cours de sa vie l’expérience de sa destinée. Vous atténuez parfois cette vue en remarquant que cette expérience est celle de la concentration de deux magnétismes : celui qui est issu de l’homme individuel, et celui qui émane de l’univers et du cosmos. Moi, plus simplement, je dirais que c’est l’expérience non plus de la seule pensée, mais aussi de la prière.
Et maintenant je voudrais ajouter quelques lignes à votre portrait, décrire votre visage, après avoir analysé vos pensées ; vous voir vous-même tel qu’en vous-même enfin le temps vous a changé.
Une qualité que j’ai tant appréciée en vous, c’est ce que Leibniz appelait la piété, celle qu’avait Énée, dont Virgile nous dit qu’il était pieux lorsqu’il quittait Troie, lorsqu’il fondait Rome. Votre cœur, il est un peu mélancolique, comme le cœur israélite, qui a été si dispersé, si persécuté. Mais c’est en vous un cœur modeste, un cœur sans ressentiment, un cœur qui ne se réjouit pas de ce qui est mal, un cœur qui espère tout, un cœur qui croit tout, qui supporte tout. Ces nuances pour vous peindre, je les emprunte à la définition de ce que votre grand étranger, Saul de Tarse, appelle l’amour, l’agapè. Vous avez longuement souffert. Votre visage porte des stigmates, qui sont les sillons du travail et de la peine. Votre visage semble marqué par un buisson ardent longuement contemplé, ou par la vue qu’avait Abraham du firmament étoilé de milliers d’astres.
Un trait piquant de votre aventure, je veux ici le citer pour nous divertir. Par une rencontre singulière (mais qui n’étonne pas ceux qui pensent à la destinée toujours humoristique) vous avez été dans votre jeunesse le secrétaire de M. Doumic et le collaborateur de Gaston Gallimard. Chose étonnante, l’un et l’autre vous les avez appréciés. René Doumic, serviteur des serviteurs des lettres, secrétaire perpétuel de l’Académie française, immobile animateur, mainteneur et qui, pas plus que Socrate ne quittait Athènes, passait le mois d’août à Paris, jouissant de ce grand charme du mois d’août parisien, la seule campagne ou l’on puisse travailler en repos, me disait-il.
Vous serviez gravement cet homme grave, loyalement ce directeur loyal, quand un jour vous lui fîtes une demande difficile à satisfaire. Gaston Gallimard vous réclamait quelques heures par semaine. M. Doumic demanda huit jours de réflexion. Il vous autorisa. Et vous fûtes introduit dans cette maison de la N.R.F. si contraire qu’on ne peut pas la dire rivale ; là, l’esthétique était déliée de l’éthique, j’entends de l’éthique de la Revue des Deux Mondes. Vous étiez alors un amateur passionné de théâtre, acteur avec Artaud. Le penchant surréaliste de votre nature, également étranger à la revue saumon et à la blanche revue, se satisfaisait à l’ombre de ces deux citadelles. Moi qui vous observe dans vos immobilités, je dis que cette double, cette triple appartenance manifestait le secret que vous aviez révélé, quand vous fondiez l’ordre nouveau. L’ordre, Doumic. Le nouveau, Gallimard. Et Shakespeare, au-delà, car l’histoire est un théâtre.
Votre cœur a été habité par deux fidélités, qui, depuis l’Abbé Grégoire et l’émancipation des Juifs, sous Napoléon, ne sont plus contraires. Et vos ancêtres, français à part entière, ont vécu et sont morts pour la France. Ils avaient même une ardeur, un scrupule, un zèle français, en même temps qu’une juste fierté d’être juifs. Vous m’avez raconté plusieurs traits de vos parents, qui pour moi s’inscrirent dans votre visage, sachant s’engager, sachant refuser. Pour ne prendre qu’un exemple, un jour, pendant l’affaire Dreyfus, votre père et votre mère assistaient à une cérémonie patriotique. Au moment de la Marseillaise, ils remarquèrent devant eux un inconnu, un français quelconque, qui restait assis. Votre père l’interpella, l’obligea à se lever. « J’ai toujours pensé, dites-vous, que j’ai été conçu le soir de ce jour, et que ce faisceau de colère juive et de colère française avait produit l’acte d’amour qui devait me donner la vie. » Il faudrait pour vous définir parler aussi de ce qu’il y a d’irréductible dans votre caractère. Nul ne peut avoir barre sur vous. Et même si Iahveh vous apparaissait, peut-être lui résisteriez-vous ?
Si différent de vous, je me suis senti il y a vingt ans attiré vers vous, moi qui ai été éveillé à la pensée par l’histoire sainte, qui ai été nourri par ma mère de l’Ancien Testament, qui ai appris et oublié l’hébreu pour mieux vous connaître et me connaître, qui ai passé tant d’heures sur le Cantique des Cantiques, moi qui ai été aimé par ces deux maîtres, si distincts, si différents, si opposés : Léon Brunschvicg et Henri Bergson, et dont le dialogue éternel se poursuit en moi. Je suis bien placé pour vous comprendre par ressemblance ou plutôt par une dissemblance surmontée, ce qui est une sûre méthode.
Historien, vous l’êtes, et dans la plénitude de ce mot que nous avons affaibli, comme si l’histoire n’était que le récit de ce qui est passé, comme si surtout le passé existait par lui-même, alors qu’il est tendu vers l’avenir, et qu’il attend dans l’angoisse son achèvement. Toujours apparaît dans vos livres cette idée si profonde et qu’il est paradoxal d’exprimer, à savoir que l’histoire ne s’intéresse qu’à l’avenir ; que le passé est la figure, l’annonce obscure ; que ce sont les conséquences qui jugeront les causes ; que la fin des temps, le terme des évolutions, nous révèlera enfin la signification du temps ; que jusqu’alors tout est en suspens, ce qui fait le charme de l’existence humaine. Dès lors, le véritable historien, et vous êtes tel, est créateur d’avenir. Il modèle cette argile encore indéterminée et aléatoire sur laquelle certains peuvent imprimer leur sagesse.
Dans vos livres, vous nous avez fait échapper à l’illusion de la nécessité historique qui nous pousse à croire que ce qui a été ne pouvait pas ne pas être. Vous nous avez montré que chaque moment du passé est semblable à ce moment présent dont je vous parle, un carrefour, un éventail avec plusieurs voies possibles. On ne peut pas faire l’histoire sans la refaire en discernant les avenirs du passé qui n’ont pas été.
Historien, vous l’êtes encore par la maîtrise que vous avez acquise dans la possession de la durée. Vous survolez le passé par toute son étendue, depuis la préhistoire jusqu’à l’émergence d’Israël et du christianisme. Vous avez commencé une Histoire de Dieu dont le premier volume s’intitule : le Dieu des origines, des cavernes au Sinaï. Mais, comme je l’ai dit, la substance du temps, à vos yeux, c’est l’avenir, ou plutôt c’est l’imminent, l’urgent, l’inévitable, cet abîme qui nous aspire et qui nous permet d’espérer.
Plus que jamais en 1975 cet abîme s’ouvre dans l’histoire des hommes : Nous savons désormais que la survie de notre espèce est menacée, et cela dans un avenir assez proche. Cette crainte ne résulte plus d’une vue, d’un sentiment apocalyptique, d’un tempérament pessimiste, mais d’un calcul sur la dynamique des évolutions. Vous savez que si l’on compare les courbes présentées par les évolutions que nous connaissons, par exemple celle des espèces biologiques, celle des époques préhistoriques, celle des techniques et celle des pollutions, on s’aperçoit que ces évolutions se précipitent. Après avoir été longtemps presque horizontales, elles tendent vers la verticale, vers une limite absolue. Nous voici donc dans un temps où l’éventail des possibles se replie, où le temps s’accélère, où nous approchons de la limite. Tout converge, tout se rassemble. Tout croît, et le taux de croissance croît aussi. La courbe se cabre. Nous entrons dans un temps suraccéléré, exponentiel, ce temps où, comme le dit Koéleth, l’auteur de Ecclésiaste, « les gardiens de la maison tremblent, où les femmes cessent de moudre parce que le jour baisse aux fenêtres, quand se taisent les chansons et qu’on a des frayeurs dans les chemins ». La fusée de la vie lancée depuis trois milliards d’années, va vers un seuil qu’il lui faudra bientôt franchir, ou, pour parler encore comme Koéleth, « avant que la lampe d’or ne se brise et que la jarre ne se casse à la fontaine ».
Peu de temps nous reste pour sauver la frêle espèce humaine.
Jamais cette puissance de choix entre le zéro et l’infini qu’on appelle la liberté ne s’est trouvée devant un tel travail, car il ne s’agira pas seulement, demain, de bien choisir. J’ai dit que le moment final éclaire par un accord et un désaccord ultime la symphonie entière. La tâche de la génération future sera de donner un sens à l’existence totale comme le fait pour chacun sa dernière heure, dernière heure qui pourra être, non pas une fin, mais un recommencement, une nouvelle origine. C’est dans cette lumière que je reconsidère votre œuvre entière, et que j’y vois un secours pour nous préparer à cette mutation. Tout vous y destine, tout vous y appelle. Vous êtes l’homme de l’avenir plus encore que du passé.
Cherchant encore à discerner l’unité de vos inspirations et la clé de votre destin, une définition me vient à l’esprit : vous avez été le penseur des séparations.
Qu’était Saint Paul, sinon un séparateur sublime, — ce qu’Abraham avait été avant Saint Paul, lorsqu’Abraham quitta la ville d’Ur en Chaldée. Que de séparations, si l’on considère l’histoire de l’esprit ! Que de cicatrices, comme disait le général de Gaulle ! Vous venez d’évoquer devant nous la destinée de Georges Izard, votre ami. J’étais l’ami de Mounier. Mounier me fit connaître Izard, dont bientôt il se sépara. Et je me séparai aussi de Mounier. Ainsi la vie progresse par scissiparités, dont la plus tragique est celle qui fit qu’aux yeux des disciples de Jésus, Israël parut à jamais un peuple seulement préparatoire.
Les séparations entre les consciences sont pour vous comme pour moi le signe de cet amour absolu que garde chacun pour ce qu’il estime être justement l’Absolu. La conscience est un appel vers la justice et la vérité. Bien que cette conciliation suprême qu’on appelle paix ou œcuménisme soit la substance de nos vœux, aucun de nous deux ne l’accepterait s’il fallait l’acheter par une faiblesse ou par un compromis. De même, personne n’accepterait la paix si elle était le nom menteur d’un esclavage.
Et qu’est-ce donc que l’histoire, en définitive, sinon cette recherche de l’unité de tous en un seul esprit ? N’est-ce pas là la raison de la durée historique que de multiplier et d’épuiser d’abord, pour ainsi dire, toutes les différences possibles, puis de les réunir par ce lien palpable qu’on appelle l’esprit de réconciliation, et qui est la préparation d’une unité visible, mais impossible encore ?
Vous mesurez les temps avec un roseau d’or. Votre unité de mesure, c’est le bimillénaire, à vos yeux il faut deux mille ans pour qu’une grande idée religieuse s’inaugure, se confirme et s’achève. Deux mille ans entre Abraham et Jésus, il le fallait pour que le monothéisme prît conscience de lui-même par le moyen d’un petit peuple. Deux mille ans ensuite pour que les idoles se convertissent à ce Dieu unique. Deux mille ans dans lesquels Israël fut méprisé, rejeté, persécuté, lui qui avait été le précurseur. Deux mille ans pour Abraham brisant les idoles. Deux mille ans pour Jésus répandant « la bonne nouvelle ».
Alors vous vous demandez si, après deux mille ans, après le Concile de Vatican II, nous n’allons pas faire un nouveau départ vers une nouvelle origine. Et vous pensez que le nouveau bimillénaire qui s’inaugure doit être celui d’une nouvelle alliance, qui ne serait pas une annulation des alliances antérieures, mais leur consommation. Étudiant avec respect, avec tendresse l’histoire présente, vous pensez que le Concile dernier et l’action de deux pontifes si différents et si complémentaires, Jean XXIII et Paul VI, indiquent qu’une solidarité va se retrouver entre les chrétiens et les juifs, inaugurant ainsi après l’an jubilaire une nouvelle époque. Mais, dites-vous alors, et plus profondément, le décapage du sacré, ce refoulement de ce qui était encore extérieur, était en somme assez facile. Le difficile, c’est de retrouver le rapport intime de l’homme avec Dieu, si nous voulons vraiment inaugurer une époque religieuse.
Tel était le débat de Jésus enfant, il y a deux mille ans. Si le Jésus des années obscures revenait de nos jours dans l’Israël ressuscité ; si, à ces heures incertaines de l’aube ou du crépuscule qui donnent au paysage un aspect d’éternité, Jésus reprenait le chemin de Nazareth, que penserait-il ? L’humanité ne connaît-elle pas à nouveau des années obscures au cours desquelles va se jouer une fois de plus son destin ? Les années obscures qui s’approchent sont plus impénétrables ; le problème qu’elles posent est plus vital. Il s’agit, dites-vous, pour les religions révélées, de savoir si elles vont disparaître ou se renouveler en s’épurant de tous les accidents qui empêchent leur essence de s’accroître.
Etranges sont les voies qui m’ont fait retrouver, après quarante ans de silence, celui dont vous venez de faire revivre l’histoire, Georges Izard. Qui pouvait deviner qu’un homme si actif fût tourmenté par le problème de l’immortalité, sur lequel, à l’image de l’Ecclésiaste, vous gardez une attitude pleine de réserve : l’au-delà, la survie, l’après-mort ? Izard a publié un livre, dont j’ai écrit la préface, sur Catherine de Gênes, celle qui fut sans doute la seule exploratrice de l’au-delà, la géomètre du pur amour. Catherine imaginait que ce Purgatoire qu’exploraient Dante et Béatrice était un état de peine traversé d’une espérance croissante, et qui ressemblait ainsi à la vie humaine, laquelle ne désespère jamais. Espérons, Monsieur, que nous poursuivrons un jour dans le scheol ce dialogue inachevé sur l’Amour. Quel étrange dialogue ! Que de pensées ont jailli autour de questions ultimes !
Dans la maison où vous entrez, l’usage veut que les confidences, les hypothèses devant les problèmes ultimes se proposent en public, à travers les formes désuètes d’un « discours », genre dépassé, genre crépusculaire, — alors que, dans nos rencontres, les propos portent la plupart du temps sur des questions secondaires, ou même assez frivoles. Désormais, le sérieux va se cacher sous l’éphémère. La confrontation des idées va se dissimuler sous les problèmes posés par le choix des mots, par l’orthographe. David et Salomon se tairont. Aaron, Moïse, vous ne les entendrez plus. Vous entendrez parfois les ironies de l’Ecclésiaste, issues d’une expérience morose de ce que sont les choses sous le soleil.
Je me souviens qu’un jour de l’an passé où, au Collège de France, nous honorions ensemble la mémoire de Renan, vous m’avez gentiment rappelé que la loi d’amour se trouve déjà inscrite dans le Deutéronome. J’aurais du me souvenir que le mystère de l’amour, qui est peut-être celui de l’identité de tous les amours inaliénables, l’amour humain et l’amour divin, — ce mystère, dis-je, s’est révélé en Israël d’abord, lorsque la Sulamite, la femme noire aimée de Salomon, énonce l’axiome qui unit les deux Testaments, comme il unit en ce jour nos deux intelligences : « Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras car l’amour est fort comme le scheohl. Ses ardeurs sont des ardeurs de feu, les flammes de l’Éternel. » Schileoth Yahveh.
* M. Robert Aron, décédé le 19 avril 1975, n'a pu prononcer son discours sous la Coupole.