INAUGURATION DE L’UNIVERSITÉ
PAUL VALÉRY
Discours prononcé à Montpellier le 16 octobre 1971
par M. Jean Guitton
LE GÉNIE ET PAUL VALÉRY
Parler de Paul Valéry à Montpellier, dans l’aurore de l’Université qui va porter éternellement son nom, c’est pour moi un moment très rare, très improbable. J’ai vécu à Montpellier certaines années précieuses, dont les plus pures furent celles où, captif, dans une « absence épaisse », j’habitais ici chaque nuit par le désir. Aujourd’hui, après tant d’années, je cherche tant de chers visages disparus. Et le décor a tellement changé ! Demeure inchangé l’aspect cosmique et minéral de ces lieux que Paul Valéry a chantés, le parfum capiteux du Jardin, une certaine odeur qui mêle la Terre à la Mer, surtout cette luminosité qui enveloppe des paysages plus nus que ceux de la Côte-d’Azur, plus élémentaires, présocratiques : on se croirait ici au temps de Thalès ou d’Anaxagore. Je ne suis pas né dans un lieu marin, je n’ai jamais contemplé un port ; j’ai grandi loin des rives, au milieu des terres. Je suis surpris par la lagune, la fluidité, et même par ce soleil qui n’a pas traversé l’humidité des feuillages. Le milieu Valéryen m’attire et me séduit, comme mon inverse c’est assez dire qu’il me charme.
L’Académie française aisément aurait pu désigner des confrères plus experts, plus proches, qui vous auraient dit leurs souvenirs sur un illustre membre de leur compagnie. Mais peut-être une condition pour comprendre un esprit et son secret est-elle d’être excité en même temps qu’irrité par l’amour, de ressentir l’attrait et le refus en un môme moment (comme dans le sonnet de la Dormeuse) ? Ton repos redoutable est chargé de tels dons, ô Valéry, pour moi !
Un mot d’abord en manière d’introduction sur le style de Paul Valéry, promesse de durée, de mémoire et qui est sa première et sa dernière image. Les écrivains se partagent en deux types, selon qu’ils se laissent porter par le flux du langage, ou qu’ils évitent l’élan, les cadences, la continuité, cherchant, comme dit Joubert en chaque mot » pour les yeux un certain phosphore, pour le goût un certain nectar, pour l’attention une ambroisie, pour le tact une noblesse » : on songe à Tacite, à La Bruyère, à Mallarmé, — à Paul Valéry davantage, lui qui possédait l’art de composer jusque dans ses décompositions, sachant décréer tout autant que créer, ainsi qu’il l’expliquait à Mondor en roulant ses cigarettes, — lui qui pouvait s’exprimer à volonté dans le malgré tout facile alexandrin ou dans la toujours plus difficile prose, laquelle est un vers évanoui.
Poète, conscient de l’art et aussi et plus encore de l’artifice, il savait que forme et fond ne se séparent guère, que la pensée procède souvent d’une recherche portant sur la rime, sur un son rare. Son exercice portait sur le choix de l’épithète, de la rupture, en somme : sur la prose, — la poésie étant une acrobatie qu’il s’accordait comme une ascension sublime. Observez que la France est la terre de la prose, et singulièrement de la prose abstraite ; et toute prose est abstraite par essence : on le sent si bien chez Racine, plus encore dans les écrits abstraits et prévaléryens de Malebranche ou de Montesquieu ou de Ravaisson. Et je crois qu’entre tous les arts dont Paul Valéry a décrit le procédé : danse, architecture, stratégie, politique, peinture, invention technique, c’est la prose qui lui a le plus appris, cette esclave-maîtresse de ses aurores, sur laquelle il n’a rien dit, parce qu’elle était lui-même et qu’on ne se connaît pas.
J’allais prononcer le mot simple et sibyllin qui est l’objet de ce « discours », celui de génie, mot usé comme une monnaie, ainsi qu’amour, être ou nature. Que Paul Valéry ait du génie, les siècles en décideront. Ce qui est certain, et que je désire vous montrer et vous démontrer, c’est que, cherchant à se connaître lui-même (à la manière de Socrate), il fut un exégète de l’acte du génie, que sa pensée la plus secrète est moins une pensée qu’une pensée de la pensée, υοήσις νοήσεως je veux dire : une explication de la pensée saisie dans son opération plus que dans son œuvre ; qu’enfin cette œuvre entière pourrait se rassembler sous le titre de Ingenio, du Génie, avec en sous-titre : Du génie chez Léonard ; Du génie chez Descartes, chez Racine ; Du génie chez Degas, chez le Maréchal Pétain ; Du génie chez M. Teste, chez Faust. Que l’œuvre poétique elle-même pourrait se définir : Du génie de la mort ; Du génie de l’Idée ; Du génie de la Conscience ; Du pur génie.
Mais qu’est-ce que le génie ? Je le distingue du talent, qui est une spécialité artisanale. Le génie est une participation à l’opération créatrice, qui est simple, qui est immédiate, surtout qui est universelle, Léonard de Vinci en est bien le monstrueux et sublime exemple. C’est le hasard, la circonstance, la conjoncture qui fait qu’un homme doué de génie est poète ; il eût pu devenir roi, stratège, ingénieur, philosophe, et honnête homme, homme tout court, exerçant le bon sens qui est le germe du génie. Une transposition légère, un changement de rôle et de décor, une femme qui s’appuie auraient sans doute suffi pour que Platon fût un second Périclès, Shakespeare un second Bacon, César un poète, Goethe un peintre, Degas un stratège. Et en Léonard vu par le jeune Valéry on entrevoit qu’il lui était assez indifférent de composer un sourire, un dôme, une machine ; ou encore que, comme Pascal son frère, Léonard avait le subit dégoût de ce qu’il faisait, dès lors qu’il savait qu’il pouvait le refaire : d’où leurs inachèvements ! Souvent Paul Valéry a dit (et vous m’excuserez de ne jamais le citer autrement que par mémoire confuse) que l’homme universel peut à volonté être opiniâtre, obstiné, passionné, clos, sectaire, hérétique ; il n’a qu’à fermer un œil. Valéry pensait que ce caractère qui fait qu’on étonne, qu’on fait carrière, qu’on se loge dans la surprise et l’admiration d’autrui, bref qu’on est original s’obtient aussitôt qu’on accepte de n’être plus central, focal, universel. Etre paradoxal, abscons, faux, passionné, excessif ; se tromper avec force et fracas ; être sacré par l’opinion, — rien de plus facile à l’être de génie, qui n’a qu’à se détendre, à se limiter, à se laisser voir de profil.
Et il serait aisé de montrer que l’ordre de la volonté est analogue pour Valéry à l’ordre de l’intelligence. Valéry préférait le pouvoir, qui est universel, au vouloir, qui s’applique nécessairement à un objet particulier, qui est une diminution, une dégradation de l’énergie. Dès 1894, il écrivait à Gide : « J’ai agi toujours pour me rendre un individu potentiel. C’est-à-dire que j’ai préféré une vie stratégique à une tactique. Avoir à ma disposition sans disposer. » Après la nuit de Gênes, il se retire, il parait se taire : cela veut dire qu’il choisit de pouvoir et non de vouloir — de pouvoir, c’est-à-dire d’être infiniment...
Oui, votre compatriote avait choisi de ne pas choisir, se sentant en puissance universel, tel « l’intellect agent » d’Aristote.
Or, au XXe siècle, cela est-il possible, quand la somme de ce qu’il faudrait connaître tend vers l’infini ? Leibniz est sans doute le dernier Européen qui ait tenté la synthèse ultime.
Il faut, selon la méthode mathématique, trouver un détour, un biais, une équivalence. C’est là que se manifeste l’intelligence de notre confrère. Comment posséder l’équivalence de la possession d’un Tout sans avoir la connaissance de ses parties ? Comment, étant homme d’esprit sans spécialité et avec assez de nonchaloir, être l’égal des plus hauts ?
On le pourrait si l’on savait négliger la matière, argile pétrie par le génie : mots, machines, armées, mythes, passions humaines, pour ne considérer que la forme de ce génie, c’est-à-dire la loi de son opération, le schème abstrait de ses divinations, sa modulation, sa spirale, ou pour employer le mot à la mode qu’on nous jette à la face et qui a ici un sens exact : sa structure. Dès lors ne pourrait-on pas inventer la plus prestigieuse des « sciences humaines », celle que Platon, Aristote ou Leibniz n’ont fait qu’entrevoir une logique de l’invention, une mécanique des possibles, à savoir une machine pensante, vraiment cybernétique et ordinatrice, capable de nous proposer dans l’art, l’action, la pensée, tout l’éventail des formes possibles, — des plus vives aux plus denses et aux plus exquises. Edgard Poe, selon Valéry, avait conçu une telle opération dans son essai sur la Philosophie de la Composition : ayant proposé à son ordinateur de produire le plus parfait des poèmes possibles, il avait obtenu sans aucune muse, aucune grâce, ni transe, ni inspiration, ni génie (sauf le génie de calculateur) le poème du Corbeau. Il était parti de l’effet qu’il se proposait d’obtenir sur le lecteur et froidement, comme Julien Sorel, séducteur sans amour, il en avait déterminé les conditions.
Nous voici en 1971. Paul Valéry avait formé ce projet à la fin du dernier siècle. Comme il était en avance sûr son temps ! Car, en logique, en mathématique, en physique, et même en biologie, il semble que la science n’ait avancé que par l’invention (préalable à la découverte) des formes les plus pures, les moins figurables, les plus calculables, même si elles sont probables ou indéterminées.
On ne peut manquer d’être frappé par sa prescience de cet art qui va sans doute transformer beaucoup de nos opérations et de nos pensées sur la pensée, auquel on a donné le nom, si valéryen, de Cybernétique. C’est trois ans après la fin de Valéry que Norbert Wiener fait paraître son manifeste « Cybernetics », où se trouve l’idée d’étudier, chez l’homme et chez l’animal, les actes orientés par des signaux vers une échéance, et qui sont capables, par des tâtonnements en quelque sorte créateurs, de se régler, de se corriger eux-mêmes. Nous voici à l’extrême pointe de l’outil : ce n’est plus le silex ou même le mot, ce n’est plus l’instrument, l’organe, ni même la « machine », ou l’automate ; c’est la machine qui se dirige vers un but, qui évite un écueil ; la machine capable d’effectuer les opérations automatiques enveloppées dans la pensée.
En somme, c’est l’idée de méthode poussée à sa limite, si la méthode est conçue, à la manière de l’algèbre ou de la logique, comme une machine créée par la pensée pour penser sans elle et plus aisément, — la laissant libre pour le plus haut. De même que l’outil une fois trouvé par l’être pensant, est trouvé aussitôt l’outil à faire d’autres outils, — de même, l’idée d’une méthode contient la méthode à faire d’autres méthodes, et par surcroît à retrouver, à reconstituer l’œuvre des génies, ces méthodiques incomparables et qui s’ignorent.
Ici j’écoute l’Ange chanter cette strophe à la gloire de Valéry :
« Tu étais le plus intelligent de tes contemporains, si du moins être intelligent, c’est lire au-dedans des êtres. Le Connais-toi de Socrate a-t-il jamais été poussé plus loin qu’il ne le fut par toi ? Saint Augustin avait tenté de se connaître. Plus tard, Descartes. Plus tard, Kant. Aucun n’avait cherché à connaître l’opération de connaître. L’œil ne s’était pas vu se voyant. Enfin Valéry vint.
« Tu voulus savoir comment on invente, et par quelle magie on peut composer à volonté poèmes, batailles, politiques, drames, mystiques. Nouvel Adam, tu ne regardes même pas Eve, mais la manière dont Eve émane de ton flanc. Tu composes et recomposes le fruit de ton sommeil, et ces songes des génies analogues aux grands songes des choses et que l’on nomme alors beaux, vrais, efficaces réels. »
J’ajoute à l’hymne angélique une glose.
On pourrait rattacher à cette Poïétique (dont « la poétique » n’est jamais qu’une province, une conséquence), ces exercices que sont Monsieur Teste et la Jeune Parque. Car Monsieur Teste nous présente un génie à l’état le plus « pur », tournant dès lors à vide, comme Emilie Teste le redoute et l’adore. La Jeune Parque, c’est encore ce même génie, ce même « pur » génie mais prenant cette fois pour matière la forme universelle qu’est en chaque homme la conscience pure, le sentiment des rythmes, de l’existence incorporée. C’est le « Je pense, donc je ne suis pas » ; ou encore, et par là même, c’est ce que Lucrèce nommait Natura rerum, et Spinoza Natura naturans, cette nature qui avec de la vase et du vide, des phosphènes et des frissons crée d’admirables songes, ce génie naturé que chacun peut en lui saisir furtivement quand il s’ensommeille ou quand il se réveille. C’est ainsi qu’à mes yeux la Jeune Parque et Monsieur Teste se ressemblent : ce sont des avatars, des retombées du génie. Il n’y a pas encore de soleil. Nous sommes avant le troisième jour : c’est le Thiamat, le Tohu-Bohu que la Genèse décrit dans les jours antésolaires, quand le seul Esprit se mouvait sur les eaux. On pourrait soutenir que les grands textes sur Léonard, Racine, Goethe, Degas sont la tétralogie de l’hypergénie ; que la Jeune Parque est un prétexte (un « pré-Teste ») pour nous faire pénétrer les arcanes de l’hypogénie, cette confusion virtuelle d’où émergent toute poésie et toute prière. Socrate allait à Delphes écouter la Pythie et ses cris.
Mais voici la voix de l’Ange accusateur. Il chante l’antistrophe : « Je suis allé aux enfers. J’ai interrogé ceux que vous nous avez expliqués. Ils étaient mélancoliques. « Ce n’est pas moi, disait Léonard de Vinci ; c’est Leonardus Leonardans, Léonard Léonardant. Ma Joconde souriait, le Christ de la Cène doutait et souffrait ; ma catapulte lançait. Le génie consiste à découvrir ce qui existe en dehors de son acte et de son opération. ». « C’est moi, disait Racine, mais réduit à ce qui en moi est moins moi que moi-même. » Et Goethe : « C’est le chanteur, et non pas le chant. » Monsieur Teste seul était satisfait : « C’est moi, disait-il, je n’ai rien fait ; Valéry me recrée à partir de ce rien. »
« De fait, continue l’Accusateur, un esprit qui serait la capacité d’être tout sans être quoique ce soit, qui posséderait la Poïétique, capable d’obtenir n’importe quel effet, même le pur amour ou la victoire ; cet esprit qui comme le faisait Jomini précéderait Napoléon et déduirait avant lui sa stratégie ; cet esprit capable de pasticher Proust, Claudel (et Valéry) ; qui même pourrait obtenir le poème célèbre de 1980 en combinant les mythes de ce temps prochain ; ou encore qui gagnerait la guerre atomique par la combinatoire de la seule dissuasion ; ou qui assurerait par un calcul le maximum dans le minimum, — ce Faust III serait-il encore un homme ? Valéry n’a-t-il pas passé le seuil interdit ; ne s’est-il pas substitué au créateur des êtres, en substituant à la création son équivalent abstrait : le calcul des formes, l’ordination des possibles, la cybernétique poétique ? N’est-ce pas là un des sens de la Jeune Parque ? — La génération d’une conscience pure, qui n’a d’autre vouloir que le pouvoir de vouloir, d’autre pensée que la pensée -de la pensée, d’autre sexe que la conscience du sexe, d’autre trésor que la stérilité pourvu que celle-ci sache sa puissance infinie, —figurée par la mort et la mer ? »
Vous le devinez : le problème ultime de la philosophie ici est un jeu. L’esprit subtil de Paul Valéry, si capable de reconstituer le sens, l’essence, le parfum des philosophies modernes (dont il n’avait pas à savoir et à enseigner le lassant détail) a créé dans la Jeune Parque le poème immanent à la métaphysique de la Pensée pure, créatrice des mondes, tels que Spinoza, Fichte, Hegel pouvaient la concevoir. Toute philosophie s’achève en un poème : Virgile, Lucrèce, Dante...
Je n’ai vu Paul Valéry qu’une seule fois : à la Sorbonne. Il causait avec Léon Brunschvicg. Ces deux visages de sphinx se renvoyaient la même pensée : pensée d’une pensée créatrice d’essences universelles, de formes informelles et vides et pures comme des architectures, mais excluant les « phrases familières », les existences singulières, les personnes éternisables, les événements éternels, ce que j’appelle : les destinées. Tout ce qui est unique, historique, non-réitérable, donné une fois pour toutes et à jamais, — ce qui dans les amours n’est ni la pensée ni la conjonction ; ce qui dans le génie n’est pas déductible, ce qui dans le frisson et l’instant peut être sublimé, — une philosophie de ce genre n’y voit que de l’éphémère ; elle ne lui donne aucun statut, aucune consistance. Et je note, en passant, que les deux Dioscures que 1971 nous invite à célébrer, sont bien opposés : Paul Valéry tend à nier le singulier, alors que Marcel Proust par sa mémoire amoureuse donne une gloire au détail, à l’instant privilégié, à Bergotte mort.
Que dire encore ici en si peu de mots et de moments, sinon me poser la question suprême qu’appelle la réflexion sur le mot le plus simple, le plus net, le plus valéryen de la langue française : PUR ?
Et que veut dire PUR pour Paul Valéry. Pour cet esprit où les mots devenus phosphores comme chez Pindare ou chez Mallarmé doivent être pris dans leur sens le plus dense et le plus actif : PUR ne veut-il pas dire : exerçant une purification, PURIFIANT ?
Et ne puis-je interpréter la pensée de Paul Valéry sur le génie comme une tentative pour distinguer à l’intérieur des génies cette ombre du génie, qui est procédé, astuce latente, méthode à la rigueur enseignable et que je nommerais l’ingéniosité, — réservant alors le mot de génialité pour ce qui est ineffable. L’ingéniosité serait la retombée ou la préparation du génie, sa figure. Et précisément, tout ce que la « cybernétique » peut produire. Mais, de même que les cybernéticiens de demain libéreront la pensée en la dégageant de son ombre, afin qu’elle soit plus pure et plus inventive, — de même la méthode qu’emploie Valéry pour dégager les essences de leur revêtement accidentel et de leur mortalité peut permettre de les atteindre d’une manière moins impure, de coïncider avec leur singularité, leur intime personnalité, leur vraie éternité.
De l’originalité originaire un Valéryen peut tenter l’analyse car on peut décomposer toute machine, refaire tout calcul, mais une analyse alors ne porte que sur l’artifice immanent à tout art. Ainsi, dans le langage, on peut analyser la syntaxe, ce nombre qui est la loi discrète de la prose.
« Mais, dirait peut-être Valéry, en séparant la structure, je « purifie » le génie : je le restitue à son essence, — comme fait la mort qui en laissant retomber toute chair en ses atomes, rend l’esprit à lui-même. »
Il existe chez tout grand auteur une ironie, un bon usage du paradoxe et d’une feinte modestie. L’ironie de Valéry était de laisser croire qu’il avait composé Le Cimetière par hasard et calcul ; et il écoutait en Sorbonne M. Cohen en faire l’exégèse, sans vouloir ni pouvoir prononcer. Il savait bien qu’un disciple pourvu de tous les secrets cybernétiques n’aurait rien fait de valable. L’Aphrodite des carrefours, on peut la fabriquer. L’Aphrodite ouranique, elle doit nous visiter, cette capricieuse. Descartes qui se proposait -de reproduire d’autres Descartes à l’infini, en révélant ses règles de méthode n’eut jamais qu’un seul disciple : lui, lui-même, — un peu comme ces saints qui enseignent un moyen court pour s’unir à Dieu et qui sont inimitables.
Cela me porte à penser que Paul Valéry, quoique se disséquant, se scalpant, se « testifiant » ironiquement, se savait invulnérable. Il convient de l’admirer sans vouloir le refaire, de le louer sans le croire, d’espérer le suivre en désespérant.
En particulier, et ce point m’est sensible, faut-il le prendre au mot, quand il chante la mort en tant qu’elle dissout le familier, qu’elle est crâne vide, rire éternel ? Ce qu’il décrit ici, n’est-ce pas l’opération préalable de la décomposition, comme lorsqu’il défaisait la pincée de tabac chez Lapérouse devant Alain et Mondor pour leur expliquer la genèse d’un poème.
Il arrivait à notre confrère d’ouvrir des auteurs mystiques, de lire Bremond, d’admirer une jeune fille entrant au Carmel et préférant le Tout au Rien. Il avait sans doute l’idée, comme Plotin, Maître Eckart, Jean de la Croix que le Tout et le Rien se ressemblent ; que c’est par le rien qu’on trouve le tout ; que le néant est l’ombre de l’Être ; que la négation est une affirmation douloureuse ; que la cendre annonce le feu ; la mort, la vie ; le cimetière, une recomposition ; que le hasard suppose un ordre ; que la vraie nécessité s’appelle amour. Nous trouvons dans ses, cahiers plusieurs fulgurations qu’auraient approuvées les théologiens de la kénose.
Celle qui fut le témoin le plus pieux, le plus pur de sa vie me disait un jour qu’elle était édifiée par sa patience, par la sainteté (c’est le mot, je crois, qu’elle employa), avec laquelle chaque jour il remettait tout en question, lui l’insatisfait, dans un travail incessant, de jour, de nuit, d’aurore, qui ne consistait pas seulement à faire, mais à être. Et elle me montrait ce dernier soupir qui clôt ses cahiers, écrit au crayon d’une main mortelle : « Le mot amour ne s’est trouvé associé au nom de Dieu que depuis le Christ. » Des mots qu’il employait rarement prennent dans ces lignes une valeur singulière.
Et peut-être existe-t-il en Paul Valéry comme en chacun de nous, un être inconnu, incommunicable, inexprimé, plus secret que son essence, ineffable comme il disait, et qui se devine à travers M. Teste, Narcisse, la Parque ou Faust ? Un de ceux qui l’a le plus intimement connu, assimilé, commenté, votre compatriote et mon ami, Jean Soulairol remarque que, un peu après la moitié de la Jeune Parque (exactement au vers 280, sur les 512 vers du poème) pour guérir la jeune fille de sa tentation de néant (j’ai pitié de vous tous, ô tourbillons de poudre) jaillit... une larme ; (et, après cette larme les plus beaux vers du poème), — si bien que la Jeune Parque pourrait être tenue pour l’histoire d’une larme, et plus encore de la source des larmes, devant la condition de l’homme et celle des choses comme le dit Virgile, ici plus profond que Lucrèce. Je puis vous avouer parmi toutes les proses de Valéry, celle qui m’a le plus inspiré pour penser notre destinée, est telle :
« Je puis toujours pleurer. Et, poète que je sois, j’ai observé qu’il n’est point de pensée qui, poursuivie jusqu’au plus près de l’âme, ne nous conduise sur les bords privés de mots, ces bords muets où subsistent seules la pitié, la tendresse et la sorte d’amertume, que nous inspire ce mélange d’éternel, de fortuit et d’éphémère, notre sort. »
Je puis toujours pleurer :
Les larmes, la tendresse (et la paix plus puissante encore que les pleurs, et qui est sans doute un pleur surmonté) sont des états indéductibles ; notre seul génie pour nous autres hommes, femmes, qui n’avons pas à porter cette charge écrasante du génie. Au-delà du déductible, du décomposable, au-delà des pures essences vides, au-delà de la mer et des tombes, au-delà des sursauts, des abandons, il existe un je ne sais qui : le moi — que Valéry me dessine par ses contours, par ce vide qui entoure sa plénitude.
Le message d’un esprit souverain peut résider dans ce qu’il ensevelit. Et peut-être les deux mots que Valéry ne prononçait presque jamais ÊTRE, AMOUR, ont-ils dans son œuvre (pour quelques-uns de ses proches, dont je suis) une plénitude faite d’un silence ? Et ceux qui ont connu Paul Valéry ont dit que rien ne parlait comme son silence.
Un des témoignages les plus dignes de nous enseigner sur les secrets de cet énigmatique est celui de sa fille Agathe : c’est la description des mains de son père, ces mains qui, enfant, la rassuraient, alors que le poète sans doute calmait son angoisse en touchant les petites mains. Agathe les a senties, ces mains d’un père dans leur naïve chaleur, et fiévreuses et aussi artisanales, appliquées, usant de pointes d’or et de burin (elles avaient sculpté Degas et Mallarmé). Elle nous parle de sa main gauche, plus lasse, plus tendre, entourée des cendres de la cigarette, et qui était parfois, nous dit-elle, levée en forme de corolle, dans un geste d’appel, d’attente. À Noël, vers l’heure de minuit, ces mains agrandies démesurément par l’ombre, fabriquaient pour les enfants des rosaces, des vitraux phosphorescents. Je voudrais vous laisser sur ce symbole des mains, qui résume assez bien mon propos : sur le génie, ou plutôt, et plus profondément, sur la disjonction dans cet esprit tourmenté entre la rigueur cérébrale et la pure tendresse, entre le cerveau cybernète et la main ardente, plus proche des battements, nocturne, nuptiale, tendre. Et l’on pourrait se demander si (comme chez Léonard l’énigmatique sourire) ce ne sont pas les larmes qui seraient le plus profond symbole du génie, ces larmes de tendresse refoulée.
Lui, qui a été le chantre de la lumière, à Montpellier si dépouillée, lui qui a célébré l’aurore, midi, était surtout sensible au crépuscule. Et notre ami commun Mondor lui ayant demandé les vers qu’il préférait, Valéry avait cité et récité :
O douceur de survivre à la force du jour,
Quand elle se retire enfin rose d’amour,
Encore un peu brûlante et lasse, mais comblée,
Et de tant de trésors tendrement accablée.
C’est sur ce nocturne que je voudrais clore cette réflexion qui avait pour objet la séparation entre le communicable et l’ineffable, la parole et le silence.