DISCOURS
DE
M. René CLAIR
de l’Académie française
le vendredi 26 avril 1974
Le voici de retour. Dans son pays. Chez lui. Sans cérémonies, sans pompes officielles. Entouré seulement de ses proches. Mais, loin de ce petit cimetière, très loin, dans toute la France et un peu partout dans le monde, une foule l’entoure de ses pensées, la foule anonyme dont il avait gagné le cœur.
Oui, il n’est pas de lieu sans doute où notre deuil n’ait été partagé comme ont été partagés l’émotion et le rire que dispense son œuvre. Toucher un si vaste public, quelles que soient les différences d’origine, de condition ou de culture de ceux qui le composent, n’est-ce pas le propre des plus grands ? Au théâtre, c’est le privilège d’un Molière, au cinéma, d’un Chaplin, dans le roman... Mais je m’arrête ici, car s’il m’entendait, il dirait : « Non. Tu exagères » et il sourirait avec un regard malicieux, ce regard dont l’âge n’avait pas altéré l’éclat.
L’âge ? Son esprit n’en ressentait pas les atteintes. S’il a fait revivre pour nous avec une si tendre complicité ses souvenirs d’enfance, c’est qu’au fond ce grand homme n’avait jamais cessé complètement d’être un enfant, un enfant tout étonné de porter un nom célèbre. Il faut convenir qu’il y a de quoi s’étonner quand on se rend compte que l’on est Marcel Pagnol.
De l’enfance, il avait gardé la curiosité, le goût du jeu et de l’invention. Avec le même enjouement, il traduisait un poème latin, fouillait l’ombre d’une énigme historique ou rêvait au mouvement perpétuel. Après avoir remporté sur la scène les plus grands succès de son époque, après avoir produit des films qui firent le tour des continents, quand arriva la saison où tant d’autres pensent au repos, à quoi allait-il s’amuser ? Il prit la plume et, en s’amusant semble-t-il, il composa des livres qui le placèrent d’emblée au premier rang des conteurs de notre temps. Insensible aux modes littéraires, il trouva sans peine un style qui ne doit rien à personne, un style aussi limpide que l’eau des sources dont sa Manon gardait le secret.
Il écrivait, de sa belle écriture ronde et lisse, aussi naturellement qu’il parlait. Et comme il parlait bien ! La parole l’enchantait à ce point qu’il goûtait même celle des autres. Il savait écouter, ce qui est rare. Et rien, je crois, ne lui convenait davantage que la conversation des gens simples, des ouvriers et des artisans, ceux qui respectent leur métier comme il respectait le sien, ceux à qui il aimait rappeler avec fierté que son grand-père était tailleur de pierre. Il se montrait aussi familier avec de tels compagnons qu’avec ses confrères de l’Institut dont il portait le costume brodé avec la même aisance que la blouse du maçon.
Ah, Marcel, comme tu aurais ri, à l’époque de nos apprentissages, si l’on t’avait dit qu’un jour, l’un de nous deux saluerait la mémoire de l’autre au nom de l’Académie Française ! Tu aurais ri parce que tu n’étais pas, tu n’as jamais été de ceux qui sont avides d’honneurs, de ceux qui se prennent au sérieux. Précieuse sagesse, grâce à laquelle tu avais conservé cette fraîcheur de sentiments et cette jeunesse qui ne t’ont délaissé qu’avec la vie.
Te voilà de retour, Marcel. Te voilà revenu d’un grand voyage. Tu es chez toi ici, auprès des tiens, auprès de cette petite Estelle dont la perte t’a donné ton plus profond chagrin. Tu es chez toi sur cette terre dont tu as chanté naguère les tapis de thym, les térébinthes pleins d’oiseaux et la douce lavande des garrigues, sur cette terre dont tu étais le fils et dont tu es aujourd’hui la gloire.