Discours prononcé à l’occasion de l’hommage solennel à Paul Valéry

Le 16 mars 1972

René HUYGHE

Monsieur le Ministre,

Messieurs,

 

Lorsque Paul Valéry, voici trente-cinq ans, en 1937, posa sa candidature au Collège de France, c’est une chaire de Poétique qu’il souhaita se voir attribuer et à laquelle il fut élu. Poétique et non Poésie ! Les voies de la création lui semblaient encore plus dignes d’examen que son résultat ; en elles il sentait l’approche du mystère qui le fascinait : ce mystère qu’enclôt la commune racine des mots Poétique, Poésie : le verbe ποιέιν;, par quoi les Grecs exprimèrent la capacité de créer. Mais créer c’est le don imparti à l’homme d’ajouter à ce qui est déjà, au connu, que ce soit par le façonnage artisanal de la main, par les conceptions de la pensée, par les inventions de l’âme. La Poésie et l’Art en sont les formes les plus hautes, parce que les plus désintéressées, donc les plus libres.

Prodigieuse puissance dont l’homme est doté de ne pas se borner, comme la matière ou comme la vie végétale et animale, à répéter ce qui est déjà, à reproduire selon des lois immuables ce qui existe ! Lui seul a la capacité d’introduire dans l’univers ce qui n’y est pas fatal, ce qui même n’y est pas prévisible. Là réside « le pouvoir de l’esprit ». Retenons cette expression. Elle est une clef que nous retrouverons tout à l’heure.

Ainsi conçu, partant de ces principes, l’enseignement auquel aspirait Valéry était prédestiné au Collège de France, dont le but et la fonction apparaissent souvent confus au public. Alors que les Universités se doivent de dresser pour leurs étudiants un bilan des connaissances acquises, la mission du Collège de France est d’en partir pour tracer de nouveaux prolongements, pour ouvrir à la recherche des ambitions et parfois des voies nouvelles. Lorsque François Ier le fondait en 1530, avec deux chaires seulement, portées bientôt à trois, puis à sept, avant d’en venir, comme aujourd’hui, à cinquante-deux, il entendait opposer au jaloux conservatisme de la Sorbonne médiévale, refermée sur ses traditions théologiques, les ouvertures qu’exigeait la mutation de la culture entreprise par la Renaissance.

En accueillant Paul Valéry, que n’avait préparé aucune filière universitaire, mais que désignaient les ambitions de sa pensée, le Collège de France répondait à sa raison d’être. Sa devise, « Docet omnia », indique non seulement que, refusant toute limite et tout cloisonnement à l’avidité de connaître, il lui ouvre « le champ entier du savoir humain », mais que par delà le connu il entrevoit sans répit le connaissable. Rien ne répondait mieux à la préoccupation profonde de Valéry qui « à l’idéal d’un savoir unitaire et convergeant vers sa perfection » préférait « l’entreprise de donner des sens nouveaux à ces termes de Science et d’Art » et de « définir d’autres espoirs ». Ce sont ses phrases mêmes que je viens de citer. Elles sont extraites d’une correspondance que nous échangeâmes au sujet des affinités qui le reliaient à Léonard de Vinci et des textes répétés où il les avait lui-même soulignées.

Nombreuses sont les œuvres qu’il consacra à ce génie multiple. Il avait vingt-trois ans lorsque « vers la fin de l’an 94 » il écrivit pour la Nouvelle Revue son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, qui marquait son début dans les Lettres. Il retrouvait le même thème en 1919 dans sa Note et Digression, en 1929, puis en 1942 dans des préfaces. Entre temps, en 1931, il avait groupé en un seul volume ses Divers Essais, commentés et annotés par lui-même, marquant ainsi toute l’importance qu’il leur attachait.

C’est pour la souligner qu’à partir de 1935 je consacrai plusieurs articles, en France ou à l’étranger, à la commune situation et à la commune attitude de Vinci et de Valéry. Elles découlent en partie d’une analogie historique : l’un et l’autre ont vécu au moment où une phase de civilisation, que sa longévité laissait croire définitive, se lézarde et s’ébranle, se révèle « périssable » et fait place à une aventure inconnue. Alors, chez les plus lucides, la pensée prend un recul qui la libère de l’aveugle asservissement aux conventions acquises, s’interroge sur ses propres activités et aussi, dans l’inquiétude de ce qui va venir, sur ses possibles.

Jamais peut-être l’intelligence n’est-elle plus aiguë, car, sentant vaciller les routines qui, jusque-là, passaient pour ses fondements, elle se soumet à son propre contrôle et en quelque sorte se retourne sur elle-même. Valéry a analysé cette singulière capacité : « C’est une manière de lumineux supplice », observe-t-il, dans la Note et digression, donc précisément à propos de Léonard, « que de sentir que l’on voit tout sans cesser d’être encore visible (il souligne ce dernier mot), et l’objet concevable d’une attention étrangère, et sans trouver jamais le poste ni le regard qui ne laissent rien derrière eux ». Pour l’intelligence pure, le mot de Rimbaud « Moi est un autre » devient un impératif et un contrôle. Ne voit-on pas d’ailleurs Léonard dans ses carnets pratiquer ce dédoublement, s’interpeller, se tutoyer, se guider ?

Léonard de Vinci apparaît au moment où s’anéantit le Moyen Âge, que sa pensée connut si bien, Duhem l’a montré, au moment où l’homme, armé de ses seules ressources, s’apprête à monter à l’assaut de l’univers. Paul Valéry, lui aussi à cheval sur deux siècles, sort de celui qui a été nourri de l’illusion du progrès continu par la science et la technique, et parcourt déjà presque à moitié celui, le nôtre, où cette confiance défaille, ressent son impuissance devant les dangers qu’elle n’a pas su prévoir, fait place à l’angoisse de l’inconnu.

Entre Léonard de Vinci et Paul Valéry s’est poursuivie une certaine expérience humaine, qu’on appelle provisoirement « les temps modernes » : cessant de s’en remettre aux dieux ou à Dieu du soin de fixer le sens et le but de son destin, l’homme le prend en main, armé de l’expérience et de la pensée, de même que, armé de la science, il pense pouvoir soumettre son sort, comme la réalité entière, à ses seules forces logiques. Léonard a été des premiers à concevoir cette espérance, comme Valéry à en pressentir la faillite.

L’un et l’autre sont animés d’une égale foi dans les pouvoirs de l’esprit et dans sa capacité majeure qui est d’affronter l’inconnu. Aussi le pessimisme de Valéry, nourri par ses réflexions sur la Grandeur et la décadence de l’Europe, en 1928, par ses Regards sur le monde actuel, en 1945, est-il assorti d’un optimisme fondé sur l’espérance d’une Société des Esprits imposant la Politique de l’Esprit. Quelle doit-elle être ? « Il faut, écrit-il, conserver dans nos esprits et dans nos cœurs la volonté de lucidité, la netteté de l’intellect, le sentiment de la grandeur et du risque de l’aventure extraordinaire dans laquelle le genre humain, s’éloignant peut-être démesurément des conditions premières et naturelles de l’espèce, s’est engagé, allant je ne sais où ! »

« Je ne mettais rien au-dessus de la conscience » a-t-il confié ailleurs ; en elle réside cette lucidité capable de surmonter les dangers qu’elle seule découvre, pourvu qu’elle garde confiance en son pouvoir. Si ce programme, avec son dur ascétisme mental, était plus présent aux jeunes générations, peut-être s’abandonneraient-elles moins inconsidérément aux spasmes et aux sursauts du désespoir et feraient-elles efficacement front à l’avenir. Il faudrait seulement qu’elles retrouvent foi dans le pouvoir de l’esprit.

Or Léonard aux yeux de Valéry en était l’image. En marge de la phrase primitive où il expliquait, dans l’Introduction à la méthode : « Je me propose d’imaginer un homme qui, etc. » sa main a corrigé dans l’édition des Divers Essais : « En réalité, j’ai nommé homme et Léonard ce qui m’apparaissait alors comme le pouvoir de l’esprit. »

En Léonard il saluait, au seuil des Temps Modernes, l’initiateur d’une ère nouvelle où l’esprit, dans le domaine transformé de l’art comme dans celui inauguré de la science, allait essayer sa puissance authentique, sans chercher tutelle ou même appui auprès du divin. Léonard, dédaignant même, à l’inverse de ses contemporains, de s’en remettre à la leçon antique, ne veut rien tirer que de la confrontation de l’expérience et de la pensée. Par là il est déjà valéryen.

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Mais ce programme n’est-il pas surtout celui de la civilisation moderne, aujourd’hui menacée d’échec ? Ne serait-ce pas qu’il a été dévié dans son élan, qu’il a été mal compris et mal appliqué ? Se référant à Léonard, Valéry ne pouvait que le constater. Léonard, en effet (ou, du moins, l’idée que Valéry s’en faisait) se dressait comme un reproche anticipé aux erreurs futures. Valéry, se référant, ainsi qu’il me le confiait en 1943, à ce qu’il avait « écrit, jadis et naguère, au sujet, autour, à côté de ce Léonard » voyait en lui, je le cite à nouveau, « le plus séduisant des mythes intellectuels, et le moins affecté de ceux-ci par les transformations inouïes qui se sont accomplies depuis quatre siècles dans tous les domaines où l’esprit peut développer sa “volonté de puissance” ». Ces quatre siècles, observons-le au passage, correspondent à ceux qu’a remplis l’existence du Collège de France, jeté comme un pont entre Léonard et Valéry.

En effet, c’est en 1516 que Léonard se rendit à l’invitation de venir s’installer en France. Elle lui était faite par François Ier, qui, quatorze ans plus lard, onze ans après la mort du vieux peintre près d’Amboise, allait créer le Collège du Roi, germe du Collège de France. Et il n’est pas présomptueux de dire que cette invitation, comme cette création, relevaient de la même pensée, de la même idée neuve de la culture, adoptée par le souverain. Les quatre siècles passent, 407 ans exactement, et Valéry vient prendre place parmi les successeurs des lecteurs royaux, dans cette maison dont on a pu dire qu’elle « était premièrement bâtie en hommes ».

Durant ce laps de temps, l’esprit, en effet, a développé sa « volonté de puissance » et sans doute commis ces erreurs dont il porte aujourd’hui le poids et dont Léonard de Vinci était indemne. L’intelligence est de nature universelle, puisqu’elle peut se mesurer à tout objet, fût-ce à elle-même, et essayer de s’en faire une idée. Mais sa position est de surplomb. Et c’est là où elle a failli, sous la pression, reconnaissons-le, des nécessités. Obligée de concentrer toutes ses forces sur les points qu’elle veut approfondir, de se plier, de ce fait, à une spécialisation de plus en plus étroite et bientôt étriquée, elle a oublié sa mission d’universalité. Faite pour dominer les faits, elle succombe à leur poids et se laisse dominer par eux. L’homme se perd dans la connaissance comme dans un désert de sable et croit y accomplir sa tâche parce qu’il en compte deux ou trois grains, parfois un seul.

« Facil cosa, disait Léonard, e farsi universale. » C’est chose facile que de se rendre universel. Les temps ont changé et nul n’oserait proclamer une telle aisance. Mais la tentative doit rester constante ; elle fait partie des devoirs de l’esprit. À chacun de les remplir à sa mesure. Celle de Léonard était immense : il a été artiste d’abord, mais peintre, sculpteur, architecte, décorateur et organisateur de fêtes ; il a été aussi musicien et poète ; il a été savant et même un des fondateurs de la science, dont il a entrevu la méthode et prévu les ambitions ; et là encore, physicien, géologue, hydraulicien, anatomiste ; aussi versé dans la théorie que dans la pratique, puisque sa réputation d’ingénieur a surpassé à certaines heures celle de l’artiste.

Valéry, pour sa part, s’il fut poète essentiellement, ne négligea pas le dessin, non plus que la gravure. Et son intelligence s’appliqua, pour les élucider, aux problèmes de l’architecture ou de la danse, de la philosophie ou de la science, que sa solide formation et son goût pour les mathématiques lui permettaient d’aborder. Il a préfacé Descartes, Montesquieu ou Keyserling comme il a prononcé un Discours aux Chirurgiens, en apportant chaque fois des vues pertinentes et neuves.

Il savait, en effet, que le propre de l’intelligence et son naturel exercice est de saisir des rapports entre des éléments qui semblent d’abord n’en point avoir. Mais n’est-ce point ce qu’il relevait et admirait en Léonard de Vinci, capable de passer, par son crayon comme par sa réflexion, (je cite l’Introduction) « des oreilles et des boucles aux tourbillons figés des coquilles... », « de la coquille à l’enroulement de la tumeur des ondes, de la peau des minces étangs à des veines qui la tiédiraient, à des mouvements élémentaires de reptation, aux couleuvres fluides ». L’esprit ne doit jamais se laisser enfermer, se techniciser, comme on aime à dire aujourd’hui, et c’est par ce jet des analogies qu’il a su aussi bien concevoir les lois générales de la science que toujours s’évader de la prison des notions acquises.

Car voici le second danger qui menace l’esprit, entravant sa marche et sa validité. « Il suffit, m’écrivait encore Valéry à propos de Léonard, il suffit de rapprocher l’Histoire de la Philosophie de celle de la Science pour observer dans la première une succession de vains efforts ordonnés à l’absorption, à l’assimilation, à la coordination des résultats obtenus par la seconde... Mais à chaque coup, une découverte imprévue a ruiné ce qu’elle venait à grand’peine d’annexer à son vieil édifice. »

Et la science elle-même a-t-elle su se prémunir contre ce défaut ? Valéry ne le pense pas. Il me le disait : « Ses théories et ses méthodes, en tant qu’elles se donnaient comme des expressions de la plus complète généralité, ne se sont pas trouvées moins surprises et les voici comme démodées par les propres progrès qu’elles avaient fait accomplir... »

En somme, dans les deux cas, l’esprit a fui ses responsabilités, cherchant refuge et trompeuse sécurité, tantôt dans la myopie du spécialiste devenue vite aveuglement, tantôt dans la fausse stabilité d’un savoir trop tôt organisé, car, précisait-il « il n’est plus possible de songer à “expliquer” ou à “comprendre” l’ensemble des phénomènes et même ce dessein peut aujourd’hui passer légitimement pour ingénu et absurde ».

Mais alors quelle issue ? Il me répondait : « Mon sentiment est, en somme, que la science ne peut, en réalité, accroître de savoir que celui qui est et apporte pouvoir. » Esprit et pouvoir se rejoignent à nouveau. Et lui-même concluait : « Tout ceci se résume dans cette formule que la science devient une collection de recettes d’action : le pouvoir l’emporte et il nous emporte. » Et il ne pouvait s’empêcher d’ajouter, retrouvant son héros spirituel : « Quoi de plus léonardien ? » N’avait-il pas, en effet, écrit ailleurs de Léonard : « Savoir ne suffit point à cette nature nombreuse et volontaire ; c’est le pouvoir qui lui importe » ?

L’homme lui apparaissait ouvrant, avec la pointe foreuse de son esprit, l’avenir sur l’inconnu et il me faisait part, je le cite derechef, « d’une nouvelle espérance qui tiendrait à des modifications profondes de la vie. Ce ne serait plus ce qui est qui serait le but de la recherche, mais ce qui pourrait être l’aventure ». Et, après tout, avenir n’a-t-il pas même étymologie qu’aventure ?

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Ainsi, par la science comme par l’art, l’homme fait usage des deux pouvoirs qui lui sont conférés à travers l’esprit : celui de créer d’abord, mais aussi celui de créer librement, en orientant la fécondité de sa recherche. Valéry l’avait dit, à propos de Descartes : « La liberté n’est que l’usage du possible ». Et l’esprit est l’instrument de notre liberté parce que de lui dépend la création, pensée ou œuvre, qui déterminera le visage que va prendre ce qui n’était encore que le possible.

Mais à s’être élevé si haut, à s’être détaché de la sécurité de tout usage admis, de tout système, l’intelligence, Valéry l’avouait dans la Note et digression sur Léonard, « s’est reculée et placée hors du tout » ; elle atteint à « cette solitude et jusqu’à cette netteté désespérée » qui ont buriné le visage de Léonard et celui de Valéry des mêmes rides profondes. Il me semble en trouver la transposition dans les paysages désertiques et lunaires, de roches et de pics, que Léonard plaçait au fond de ses tableaux.

L’esprit ne saurait s’arrêter là. Il est emporté sans répit par son propre pouvoir. En marge de Note et digression, Valéry, de son écriture dépouillée et nerveuse, inscrit encore : « Il y a une étrange tendance (dans tous les esprits d’un certain ordre) qui est de s’avancer toujours vers je ne sais quel point de je ne sais quel ciel. »

Cette marche insatiable de la lucidité vers l’inconnu, cette avance perpétuelle de l’esprit vers le possible, nul ne les a poursuivies plus avant et plus courageusement que Paul Valéry et voilà pourquoi sa pensée est l’honneur de la pensée. Je ne puis m’empêcher de voir cette insatiable quête préfigurée par le doigt aigu que, dans les dernières œuvres de Léonard de Vinci, Bacchus ou saint Jean-Baptiste tendent, impérieux, vers un au-delà du tableau que nous ne connaîtrons jamais, — « vers je ne sais quel point de je ne sais quel ciel »...

Sans doute avait-il leur visage d’indécision et de pénombre, cet Ange à qui Valéry consacra son dernier poème, non pas posthume, comme on l’écrit parfois, car je le publiai encore de son vivant, dans la revue « Quadrige ». À ma requête d’un inédit, il le retrouva dans un tiroir, m’avoua-t-il, après quelques jours de recherche. Ce fut la dernière fois que je l’approchai.

L’Ange, ultime image ! « Assis sur le bord d’une fontaine, il s’y mirait... et il s’étonnait à l’extrême de s’apparaître dans l’onde nue cette proie d’une tristesse infinie... » « Tête charmante et triste », n’évoque-t-il pas dans ce reflet mouvant les visages de Léonard qui paraissent fuir et s’enfoncer dans la profondeur d’une onde indécise ?

Les personnages de Léonard de Vinci semblent détenir ce même secret dont Valéry dota son Ange, en une réflexion amère et désabusée, où la pensée parvenue au bout d’elle-même ne rencontre plus que le mystère. « Et pendant une éternité il ne cessa de connaître — et de ne pas comprendre... »

 

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Au cours de cet hommage solennel, en présence de M. Olivier Guichard, Ministre de l’Éducation nationale, un fragment d’Eupalinos et un fragment d’Enseignement de la Poétique ont été lus par M. Pierre Fresnay ; deux fragments de la Jeune Parque ont été lus par Madame Simone Renaut.