DISCOURS
DE
M. RENÉ HUYGHE
Directeur de l’Académie
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi 19 décembre 1963
SUR LES PRIX DE VERTU
Messieurs,
Voici la cent quarante-sixième fois, si je ne me trompe, que pour exécuter le vœu de M. de Montyon, l’Académie française célèbre la vertu en même temps qu’elle la récompense. Tant de voix illustres s’y sont appliquées qu’on pourrait craindre le sujet épuisé. Mais les circonstances se chargent de le renouveler. En cette fin du XVIIIe siècle où le baron de Montyon fondait son prix, il était à la mode de parler de la vertu et de la révérer, s’il ne l’était guère de la pratiquer. La vertu provoquait même l’attendrissement et volontiers les larmes de l’émotion ; il n’était d’acte, de livre si contraires à elle qui ne se crussent tenus de se réclamer de sa cause et ne prétendissent travailler à la renforcer, ne fût-ce qu’en mettant en évidence son répréhensible contraste. Si un auteur décrivait le vice, avec une complaisance certaine, ce n’était, à l’en croire, que pour mieux faire aimer la vertu. Le marquis de Sade n’aurait osé se passer d’un tel prétexte. Mais quand, de nos jours, M. Vadim le transpose au cinéma, il semble libéré de pareils scrupules et ne se croit plus obligé à de semblables faux-fuyants. Certains en concluent que, du moins, notre époque a gagné en franchise. Est-ce bien sûr ? Je crois surtout que les temps ont changé et que le nôtre juge plus profitable de porter ailleurs son encens. La vertu se pratique toujours, Dieu merci, et nos prix sont là pour en témoigner. Mais elle n’est plus une référence publicitaire pour toucher les foules : son contraire, le vice, la remplace fort avantageusement, vu sous cet angle, du moins. C’est au point que de l’académicien chargé de l’éloge annuel de la vertu on attendrait volontiers qu’il s’en tirât avec de la désinvolture ; on lui conseillerait aisément d’être ironique et, autant que possible, spirituel, s’il ne veut plier sous le faix d’une certaine naïveté, voire du ridicule. Je crains de décevoir cette attente, si elle existe.
À vrai dire, le XVIIIe siècle, en prônant la vertu, comme nos contemporains en affectant de n’en avoir cure, ne font que céder à l’éternelle tentation de blâmer ceux qu’on entend supplanter. La tartuferie moralisante du XVIIIe siècle finissant répondait à la montée de la bourgeoisie, impatiente de remplacer l’aristocratie et de la déprécier, en soulignant sa légèreté, sa décadence et même ses perversions, afin de mieux mettre en valeur les qualités morales de la classe nouvelle et ses titres à une succession. La forfanterie d’immoralisme de notre temps procède de mobiles analogues, mais, cette fois, on entend porter un coup décisif à cette même bourgeoisie, hier triomphante, aujourd’hui vacillante, en affectant de se libérer de ce qu’on nomme désormais ses conventions et ses hypocrisies. Une certaine indulgence, une certaine coquetterie à l’égard du vice est de mise dès lors, pour affirmer qu’on est un esprit libre et prêt à accueillir des temps nouveaux.
Un siècle à peine s’est écoulé depuis que les rosières étaient à la mode et qu’on les couronnait en des fêtes champêtres. Nos contemporains préfèrent élire des « misses » au coin d’un bar. Y a-t-il si longtemps qu’on a procédé au choix d’une « miss Vice » ? La promotion (comme on dit en langage moderne), de la féminité était associée naguère à la vertu ; on pourrait croire maintenant qu’elle l’est à son contraire. On fait grief à nos grands-parents d’avoir été quelque peu hypocrites et ce n’est pas insoutenable. Du moins s’appliquaient-ils à mettre en valeur la meilleure part de l’homme et non la pire. Quant à l’hypocrisie elle n’est pas moindre de nos jours. À celle des règles morales, nous avons seulement substitué celle de la liberté : on se targue d’être un esprit fort, parce qu’on se laisse rouler avec les autres sur la pente de la facilité et du relâchement ; on se croit un esprit audacieux parce qu’on subit un nouvel entraînement : celui du laisser-aller et de l’abandon. Comme si la liberté de l’homme ne consistait pas essentiellement à détenir le pouvoir de ne pas obéir avec passivité à ses instincts, ainsi que le fait l’animal, et de les plier à une direction conçue par l’esprit, puis imposée par la volonté ! Les applaudissements versatiles de la foule ou même de ceux qui croient détenir les pensées directrices de leur époque n’y font rien. La duplicité est égale, qu’on loue les règles morales sans les pratiquer ou qu’on prétende les avoir dépassées parce qu’on en fuit la charge. Mais la duplicité de jadis visait à être positive tandis que celle d’aujourd’hui a choisi d’être négative. Elle se borne à décorer des noms d’indépendance et d’audace la complaisance veule à toutes les abdications en face de soi-même.
Nul ne saurait contester que nous vivons une mue profonde de la civilisation et qu’un changement aussi brutal entraîne de toute nécessité une révision des règles sur lesquelles on croyait pouvoir fonder les créations de l’esprit aussi bien que les modes de vie. Le scepticisme contrôlé qui s’impose alors aux esprits forts risque de dégénérer en une panique des esprits faibles. Là où il convient de peser durement à leur juste poids les usages reçus et surtout les routines, nombreux sont ceux qui, éperdus, se laissent glisser au conformisme du contrepied. Là où il importe de réviser les valeurs, nombreux sont ceux qui trouvent plus expédient de les nier et de les rejeter toutes. Et comme ils ne sont pas capables de créer les valeurs nouvelles que réclament des temps nouveaux, ils se bornent à détruire celles qui existent, quelles qu’elles soient. Parce que les valeurs changent et diffèrent à mesure que les hommes évoluent, faut-il refuser tout fondement à la Valeur, dont elles ne sont que les vêtements transitoires ? De même, en art, les esthétiques s’effeuillent et sont emportées par le vent des saisons : la poursuite de la beauté en est plus ardue et plus méritoire ; elle ne s’annule pas pour autant. Lucifer n’a jamais pu être plus que la caricature de Dieu : parce qu’il est jaloux de son œuvre il ne sait que la tourner en dérision. Impuissant à rivaliser avec lui, il se satisfait en niant.
Notre époque s’est forgé un malentendu du scandale. Elle le prise, elle le prône, elle en goûte délicieusement le frisson. Les idées comme les attitudes se réclament de lui. Et il n’est de publicité bien conçue qui n’y cherche son ressort principal. Mais que subsiste-t-il du scandale quand il est attendu, convoité, quand il se réduit à n’être plus que la pire des conventions, alors que son rôle est de lutter contre elles ? S’il y a une vertu du scandale, et j’y crois, elle consiste à opposer aux panurges des conformismes paresseux ou des snobismes flatteurs la dure contradiction d’une pensée qui cherche avec intégrité. À coup sûr tous les grands créateurs d’idées, d’œuvres, de techniques ou de façons d’être nouvelles ont porté sa marque sur le front, visible et rayonnante, sans la vouloir, ni la chercher ; mais qu’a cela de commun avec le maquillage dont s’affublent ceux qui les imitent et les exploitent, ce coloriage dont ils font un signe de ralliement ? Le créateur se situe fatalement au-delà ou hors de ce qui existe déjà, mais c’est pour un effort de rénovation. Il semble se libérer des règles, mais c’est parce qu’il les dépasse et qu’il atteint ce qui les fonde, non parce qu’il les élude ou les fuit. Son élan vivant n’a que faire des formules d’imitation, de surenchère ou d’à-rebours, qui ne sont que moyens mécaniques. Il ne saurait jaillir là où l’attendent ceux qui croient en avoir la recette. L’audace véritable n’est pas nécessairement voyante, ni même apparente pour les yeux qui la guettent à un rendez-vous de convention.
J’en viens à ceci qu’en notre temps où le scandale affecté court au-devant des goûts les plus faciles ou les plus bas, au point de devenir un gage presque assuré de réussite matérielle et de constituer la plus payante des réclames, c’est la vertu qui a reconquis la force du scandale authentique. La preuve en est là, dans le fait qu’il est de bon ton d’en dauber ou de la nier, et si fructueux d’exploiter son contraire. Hier encore il était méritoire et urgent de la repenser, de la débarrasser d’une gangue de convenances et de conventions ; l’heure présente réclame qu’on la revendique. Peut-être est-ce le moyen qui reste pour arriver encore à choquer.
Aussi la tâche annuelle qui incombe à un académicien d’entreprendre son éloge a perdu le caractère de pensum qu’on était tenté parfois de lui attribuer. Elle n’a plus à craindre la menace de la routine. L’actualité lui donne une valeur combative et presque exaltante, qui laisse loin derrière elle l’échappatoire de l’ironie et de l’esprit. Et d’ailleurs quand on compulse les dossiers de ceux dont l’Académie a fait ses lauréats, quand aussi on étudie ceux parmi lesquels il lui faut, hélas, choisir pour les prix Cognacq-Jay, on ne conçoit pas comment on pourrait aborder avec légèreté l’éloge de la foi tacite et profonde à laquelle des vies se sont sacrifiées totalement et dans toute leur durée. Les trop brefs moments que nous consacrons à leur rendre hommage doivent nous faire sentir le poids et la portée de ces exemples qui ne se cherchent d’autre éloquence que d’être. Il y a là une terrible force muette qui ne se veut même pas un reproche au monde qu’elle traverse et qu’elle rachète ; dans sa pureté, elle l’ignore sans doute et peut-être ne saurait-elle le concevoir. Cette humilité appelle la nôtre — et un grand respect.
Alors que tant d’intellectuels, renonçant à ce devoir de direction qui justifie l’esprit, ne visent qu’à multiplier par leurs paraphrases persuasives les incertitudes et les inquiétudes d’un temps qui se cherche, ne travaillent qu’à agiter la poussière des ruines sur lesquelles il importerait de rebâtir et se grisent d’une illusion de puissance parce qu’ils ajoutent la panique des idées au désordre d’un monde en gestation, — quelle éloquence ne prennent pas les actes qui démontrent la vertu en la pratiquant ! Que légers sont les mots qui doutent, qui nient ou qui détruisent en face de cette calme évidence ! La confusion et l’angoisse, dont tant de cerveaux contemporains se font maintenant une délicieuse et ostentatoire torture, prennent visage de jeux morbides au regard de cette constance ferme de ce qu’il y a de bon et de positif dans l’homme.
Il suffirait de prendre quelques exemples dans les dossiers rassemblés avec un soin attentif et exemplaire par les services de l’Institut pour que ces plaintes, ces lamentations complaisantes n’apparaissent plus que ridicules en comparaison. Voici Mlle Germaine Depoux : à soixante-treize ans, elle se trouve seule après avoir tout consacré d’elle-même à ses parents, puis à deux frères infirmes et restés simples, qui, si elle ne les avait pris à charge, auraient échoué dans un hospice. Elle a fait plus que de leur consacrer trente années de soins souvent pénibles, « elle sauve en eux, selon les termes de M. Henri Guitton, la dignité humaine ».
Voici Mlle Elisabeth Merle : elle aussi a dépassé soixante-dix ans, dont la presque totalité a été consacrée à soigner une mère immobilisée dans un fauteuil roulant, puis un père paralysé, un frère terrassé par l’ataxie locomotrice, à aider deux sœurs qui luttent contre le rhumatisme déformant.
Voici Mlle Le Gac : depuis sept années, elle gagne sa vie en donnant ses soins à quatre enfants et à une octogénaire malade. Que trouve-t-elle qui l’attend lorsque, le soir venu, elle rejoint sa famille ? Une maison privée de tout confort et même d’eau, où elle aura à se prodiguer pour une sœur adolescente, aveugle et déficiente, pour un père qui relève d’une douloureuse opération, pour une mère dont l’état nerveux, irritable, requiert de successives hospitalisations... Pour ces êtres dont elle est le soutien, elle a renoncé aux espérances de la vie. Depuis déjà quatorze années — la moitié de son existence — elle n’a connu d’autre tâche. Peut-être, elle, aurait-elle quelque droit à laisser percer cette lassitude, cette rancœur dont nos contemporains ne nous ménagent pas les accents. Or que nous disent les rapports : ils nous la montrent « toujours souriante, aimée de toutes les compagnes de son âge » ; ils concluent : « son mérite est d’autant plus grand qu’il est exempt d’amertume et se pare d’un courageux sourire... »
Encore plus jeune est Mlle Jacqueline Renault : lorsque sa mère mourut, il y a quinze ans, elle quitta son emploi pour se consacrer à ses sept frères et sœurs mineurs, ainsi qu’à son père dont la maladie limitait l’activité ; non seulement elle subvint aux besoins de tous, mais elle arriva à supprimer en deux ans un arriéré de dettes relativement lourd. Et là encore que vois-je évoquer ? des « physionomies souriantes ».
Quant à Mlle Catherine Cauchon, depuis un demi-siècle, elle s’est dévouée au service de l’illustre historien d’art Henri Focillon, puis après sa mort, dans l’exil à New York, où elle l’avait suivi, au service de sa famille. Auparavant, orpheline de mère dès onze ans, elle avait fait l’apprentissage de l’abnégation en se vouant à son père et à sa sœur. Qu’on aime l’entendre évoquer par ceux à qui elle a associé sans réserve sa vie et qui parlent à son propos « d’une amitié sans ombre » : « Elle ne vieillit pas. Elle aime et comprend les jeunes et s’en fait aimer. Elle n’aspire à rien. Elle ne demande rien... Ne prenant jamais souci d’elle-même, sans exigence, sans envie, devinant le moindre souhait », elle « s’intéresse à tout, apprenant, progressant, toujours gaie ».
Le secret du bonheur serait-il de ne pas le chercher, sinon pour les autres, et de parvenir à le leur donner ? Le vrai bonheur est-ce donc celui que l’on peut voir parce qu’on l’allume dans les yeux qui nous regardent ?
Et, d’ailleurs, Custine, avec son intelligence pénétrante, l’avait bien observé en des lignes que Delacroix, célébré avec ferveur cette année, se complaisait à recopier en son « Journal » : « Le bonheur, écrivait-il, n’est pas le but de la mission de l’homme. Le but... c’est le perfectionnement moral, la lutte et la victoire. » Luttes et victoires perpétuellement recommencées, qui font rebondir le but à mesure qu’on pense l’atteindre ! Seul parmi tous les êtres vivants, l’homme est entraîné par une inextinguible aspiration à aller au-delà de ce qu’il rencontre. La notion du bien, de la tache assignée et remplie, on peut l’inculquer aux animaux supérieurs. Mais c’est leur limite. L’homme réclame la notion du mieux. Il est trop conscient de sa durée pour n’éprouver pas le besoin de la justifier. Il se voit marcher au long des jours, au long des ans. Quel ennui, quel désespoir s’il fallait se résigner, de la naissance à la mort, à une simple répétition de pas ! Il n’est qu’un remède : aller en avant, progresser, se rapprocher d’un but. Mais que serait un but final qu’on pourrait atteindre avant d’avoir achevé sa vie et qui en clôturerait la raison d’être avant qu’elle ait cessé d’être ? Tant que nous mettrons un pied devant l’autre, il faudra que ce soit vers quelque chose. Or il n’est de but matériel qui ne puisse se rejoindre ; il découvre alors le vide qu’il dissimulait derrière lui, au-delà de lui. Il n’y a que l’horizon, cette fausse limite de l’infini, à exercer une inépuisable attirance, parce que, toujours visible, il recule à mesure que nous avançons. Le mieux, c’est-à-dire le sentiment de l’insuffisance du bien, n’existe que dans la tête et dans le cœur de l’homme. Tout serait satisfait de ses désirs qu’il souhaiterait encore d’autres désirs pour ne pas s’arrêter et ne pas entendre, alors, la mort qu’il porte en lui et qui guette son essoufflement.
Ce besoin dont l’homme seul témoigne, car il n’en est vraiment aucun signe autour de lui, cette soif du mieux ne s’éteignent jamais : ils sont comme le feu qui s’avive de tout ce qu’on y jette pour le rassasier.
Je ne connais que deux activités qui puissent leur ouvrir, dans un monde clos, la trouée illimitée : celle de l’art, celle de la morale. Car l’une et l’autre perdent leur sens quand elles se bornent à répéter une leçon apprise, à appliquer des règles formulées : elles exigent, de toute première nécessité fondamentale, la création. L’art crée par les œuvres ; la morale, c’est-à-dire en ce sens initiateur, la vertu, crée par les actes. L’un et l’autre n’existent et ne valent que par un effort pour accéder à un niveau supérieur, auquel on aspire d’abord sourdement mais qui n’existe pas encore avant qu’on l’ait atteint, comme si on l’instaurait en y parvenant. On l’expérimente en même temps qu’on l’invente. Et la réalité se découvre alors enrichie d’un apport qu’elle ne soupçonnait pas. Le chef-d’œuvre, comme l’acte de haute vertu, sont fruits d’un surpassement de soi en même temps que d’un surpassement de ce qui est.
Bien qu’il ait écrit l’Immoraliste et échauffé les ardeurs égotistes de Nathanaël, bien qu’il ait cru à la contradiction de la Vertu et de l’Art plutôt qu’à la mystérieuse analogie du Bien et du Beau, André Gide a entrevu, un jour, le secret lien qu’assure entre eux la nécessité commune de « dépasser ». Face à Saint-Exupéry et à son Vol de Nuit, il a eu cette réflexion que je voyais rappeler récemment : « Les faiblesses, les déchéances de l’homme, nous les connaissons de reste et la littérature de nos jours n’est que trop habile à les dénoncer ; mais ce surpassement de soi qu’obtient la volonté tendue c’est là ce que nous avons besoin surtout qu’on nous montre. »
La jeunesse le sait bien, tant qu’elle garde intacts en elle son espérance et son instinct. Condamner cette complaisance au vice qui pourrit sourdement notre temps et qui s’affiche partout où la facilité est confondue avec la liberté, où la flagornerie des relâchements veut se faire prendre pour l’audace, ce n’est pas, comme d’aucuns le croient, aller à l’encontre des nouvelles générations. La jeunesse d’aujourd’hui, de même que toutes les jeunesses, porte en elle et apporte avec elle ce besoin de surpassement de soi ; mais, parce qu’elle voit mal où l’assouvir, parce qu’elle trouve trop rarement une incitation à le cultiver ou même simplement à le proclamer, elle s’égare parfois dans le découragement ; elle transforme en force aveugle, dépensée en violences ou en frénésies stériles, cette puissance qui lui est propre et qui ne trouve plus son emploi. Interrogez les plus fermes des jeunes : ils viennent d’instinct frapper à la porte des aînés dont la leçon est exigeante. Aux livres d’un Saint-Exupéry précisément, d’un Montherlant, d’un Malraux, ils demandent de maintenir l’appel de l’énergie, d’inculquer l’effort pour aller jusqu’au bout de soi-même et pour se dépasser. On leur reproche d’en priser presque exclusivement les exemples physiques ; n’est-ce point qu’on leur en propose trop peu l’emploi moral ? S’ils vacillent et se détournent parfois vers une amertume négative, ne faut-il pas l’imputer à la carence des maîtres à penser qui hésitent à ouvrir une direction aux forces encore neuves et ardentes ? Jusques en politique, à droite comme à gauche, ce qui à l’origine ne se justifiait que par un élan généreux, vire trop facilement à l’amertume et à la haine. Quant aux esprits détachés de ces luttes ils se piquent d’être éclairés simplement parce qu’ils ne croient plus à rien ou, tout au plus, à des solutions de renoncement ou de reniement. Ayant éliminé des cadres de pensée vieillis et, on l’accorde, périmés, ils se bornent à dresser un constat de carence désabusé et à raffiner sur la destruction.
Cette vertu qui, loin de la scène publique et de ses projecteurs, persévère dans l’inlassable cheminement des actions humbles, on voudrait qu’elle vînt au secours des puissances de l’esprit. Car, ainsi que l’observait Kafka en son Journal intime, « l’instant décisif de l’évolution humaine dure toujours ». Qui ne le ressent singulièrement aujourd’hui où nous nous voyons emportés par le jaillissement irrépressible d’une civilisation encore inconnue et qui sous nos yeux peine à se constituer ? Au sortir de longs siècles, de millénaires, au cours desquels l’homme, au sein des sociétés agraires, a vécu et s’est lentement organisé en harmonie avec les lois naturelles, qu’il s’est borné à utiliser, à aménager, à perfectionner, nous venons de nous découvrir le pouvoir de violenter le monde et de le transformer. La science, après avoir patiemment élucidé la démarche de la Nature, après s’être assuré son concours, son alliance, est parvenue à la maîtriser jusqu’à lui faire transgresser son fonctionnement normal. Attaquant ses secrets, atteignant sa constitution même, elle libère ses énergies cachées, elle les détourne, elle les transmue pour les mettre à notre service. Il en résulte une ivresse, mais aussi une terreur de notre propre pouvoir, soudain décuplé, multiplié à l’infini, désormais libre de s’élancer à son gré, et même à l’aveugle. Or cette puissance ne s’est confrontée qu’avec l’univers de la matière ; de lui seul elle a tiré les ressources qui l’alimentent et le vertige qui la grise. Comme elle se borne, réciproquement, à s’exercer sur lui, elle en est obsédée. Elle rétrécit à ses bornes tout le champ de notre activité et de notre attention. Constats matériels, moyens matériels, résultats matériels, progrès matériels, — le XXe siècle est absorbé par ce domaine, où il fonde ses réussites et son renouvellement. Il est comme hypnotisé par la vitesse de ce manège où il tournoie ; il se laisse enfermer dans ce cercle ; il finit par croire que sa limite marque celle de la réalité. Aussi, quelles que soient les pudeurs ou les concessions oratoires dont il la voile encore parfois, il met sa foi la plus directe, la plus spontanée dans le matérialisme. Là commencent son malaise et son déséquilibre.
Car dans le monde de la matière l’homme ne trouvera jamais la liberté qui est sa plus profonde aspiration. Le perfectionnement pratique ne fait que multiplier les fatalités qui l’enlacent et dont il est l’esclave. L’illusion du progrès par les biens physiques qui a dupé le XIXe siècle aboutit à la faillite morale du XXe. Par nos appétits simplement organiques à quoi arrivons-nous, sinon à nous soumettre plus étroitement au monde de la matière et à subir le déterminisme qui le régit ? Or de tout son instinct l’homme se refuse à être un simple rouage passif dans un mécanisme aux enchaînements inéluctables et prévisibles. Tant qu’il adhère au plan du réel concret, tant qu’il rampe la face contre le sol, il peut, certes, s’avancer dans toutes les directions, mais non pas s’élever. Il peut même faire ainsi le tour complet de la sphère terrestre et décréter alors qu’il a fait celui des réalités. L’espace ouvert reste au-dessus de lui, dans son dos. Il ne verra s’ouvrir l’espoir d’une issue et d’une évasion que s’il est capable, en se redressant, de s’arracher à la surface où il se colle et de créer ainsi une nouvelle dimension : celle qui élève. Cette dimension inconnue, immatérielle et sans limite est celle qu’ouvre la qualité, et on ne peut y progresser, y monter que par deux voies : la qualité morale des actions ou la qualité esthétique des œuvres.
Cette quête de la liberté qui la fonde fait la supériorité de la vertu sur la morale de même que celle des œuvres d’art sur l’esthétique. Car la morale et l’esthétique se constituent par des théories aboutissant à des règles qui entendent être appliquées. La vertu et la création artistique ne se manifestent, elles, que par des actes. Toutes deux n’ont plus de sens quand on entend les réduire à l’application des principes qu’on croit pouvoir tirer d’elles. Telle est la preuve la plus forte de la liberté dont elles sont le refuge qu’elles ne peuvent être que le fruit d’une initiative, d’une invention ardentes, conçues hors de toute recette et de toute routine. Elles jaillissent d’une intuition dont notre volonté s’empare et qu’elle réussit à inscrire dans le monde des faits concrets. Et peut-être la vertu est-elle une expression plus libre encore puisqu’elle ne s’accomplit pleinement que par le sacrifice, donc en transgressant, en niant même nos instincts les plus spontanés et les plus impérieux, ceux de l’égoïsme, de la préservation de soi. La vertu est la liberté suprême de la vie puisque, enfreignant sa loi même, elle peut aller jusqu’à la sacrifier pour mieux la mériter.
Je voudrais souligner que nombre des prix que nous remettons vont à des actes de dévouement total qu’aucune obligation ne motivait, mais le libre choix. Mlle Marie Boisneuf, depuis l’adolescence, a renoncé à toute vie personnelle. Ce fut d’abord pour soigner sa mère malade, puis sa sœur aveugle et infirme. Mais ensuite elle chercha autour d’elle à quoi étendre son secours et après avoir été le pilier des œuvres charitables du quartier de Pointe-à-Pitre qu’elle habite, elle a constitué un foyer pour de nombreux orphelins. Elle a maintenant quatre-vingt-sept ans !
Par quelle vocation, par quel choix Mlle Antoinette Hurtrel, qui travaillait à l’Association des Aveugles, a-t-elle décidé, à plus de soixante ans, malgré ses ressources des plus médiocres, malgré les crises cardiaques qui la minent, d’adopter une malheureuse enfant qu’à six ans ses parents avaient abandonnée ; paralysée d’un côté, infirme mental, celle-ci voyait s’ouvrir devant elle la morne existence de l’hôpital. À quatorze ans elle ne savait ni lire ni écrire. La voici maintenant qui, sous le souffle de cet amour, s’épanouit et approche de la vie normale.
Ce n’est pas à un seul être que se donne Mlle Henriette Dreulette, malgré la modestie du commerce qu’elle gère : elle crée un ouvroir, une cantine de réfugiés durant la guerre ; elle élève plusieurs orphelins et, pour les enfants qu’elle ne peut entourer de soins directs, elle réunit les fonds nécessaires à la création d’une école.
Et cette abnégation peut entraîner jusqu’à risquer la mort. C’est ce qu’a fait le jeune Jean-Jacques Quillac qui, auteur déjà de plusieurs sauvetages à dix-neuf ans, est accouru du village où il avait entendu sonner la trompe d’alarme : il s’est jeté dans la mer pour le salut d’un adolescent qu’entraînait le flot contre lequel il luttait, épuisé, depuis trois quarts d’heure, sans que le service de surveillance de la plage eût cru devoir se porter à son secours.
Si ces cas exemplaires, l’Académie se doit de les faire connaître, il lui appartient d’encourager aussi les œuvres collectives, qu’alimente la bienfaisance commune et que soutient souvent le dévouement d’un ou de quelques animateurs. Les unes, tel le patronage Sainte-Mélanie, déjà appuyé par nous, se met au service des jeunes ; les autres, telle l’Association à toute détresse, se portent au secours des familles misérables, que la vie moderne rejette sur son passage et qui n’ont que le précaire refuge des bidonvilles. Mais dans les classes dites aisées, il existe des souffrances et des privations qui se dissimulent : à leur aide se consacre l’œuvre des « détresses cachées ». Il est une autre nuit, celle des aveugles. Des associations, l’Amicale des aveugles protestants ou le Livre de l’Aveugle, par exemple, tentent d’y apporter les seules lumières possibles, celles de la lecture, cènes aussi d’une compassion fraternelle...
Tels sont, Messieurs, les cas sur lesquels vous vous êtes penchés cette année. À travers eux nous comprenons mieux pourquoi le ternie de « Vertu » était jadis synonyme de force et de courage. N’est-ce pas à juste titre que nous revendiquions pour eux la seule véritable audace, en un temps où ce mot couvre si complaisamment les pires facilités ? La vertu, elle, n’a besoin de s’appuyer sur aucune référence, aucune approbation extérieures. Calmement, sans provocation, elle est ce qu’elle croit devoir être pour aller jusqu’au bout de son élan. « La vertu, observait déjà avec profondeur Balthazar Gracian, n’a besoin que d’elle-même. » Peu lui chaut le jugement des autres, leur approbation ou, parfois, hélas, leur ironie. Elle sait seulement qu’elle monte et c’est en regardant en elle et non alentour qu’elle le vérifie.
Elle est l’audace qu’on ignore et qui s’ignore, celle qui, à la différence de tant d’autres auxquelles on applaudit bruyamment, est le contraire d’une carence devant la responsabilité de la vie. Elle n’a pas besoin de nous pour poursuivre sa route mais nous, nous avons besoin d’elle pour avoir foi en l’homme. Et nous qui la récompensons, nous sommes, profondément, ses débiteurs.