Discours prononcé au cours de la séance du 25 avril 1963
par M. René Huyghe
Directeur de l'Académie
Hommage à Henri Bordeaux[1]
Henry Bordeaux, dont nous déplorons la perte, était un homme que nous entourions de respect, et je dirais volontiers, me fiant à mon sentiment personnel pour exprimer le vôtre, de vénération. Ce n’est pas seulement parce que cet aîné était, et de beaucoup, notre doyen d’élection, puisqu’il entra, comme successeur de Jules Lemaitre, à l’Académie, au lendemain de la guerre de 14, en 1919. Ce n’est pas seulement parce que, surtout au début de ce siècle, il avait été aux yeux de la France comme de l’étranger, une des figures les plus marquantes de notre littérature. C’est aussi parce que ce mélange de rectitude et de bonté qui était à la base de son haut équilibre en faisait une grande figure morale, dont il était impossible de ne pas subir l’ascendant, malgré l’extrême bienveillance qui en était la pudeur.
Il s’était fait du métier des lettres une conception extrêmement élevée. C’est toujours avec gravité qu’il évoquait « cette littérature où, disait-il, je suis entré pieusement comme on entre dans un ordre ». Cet ordre, il lui assignait une mission dépassant de beaucoup la perfection des œuvres. Il le définissait : « L’ordre sacré à qui est confiée la garde de cette forme et de cet esprit qui nous sont aussi nécessaires, pour être français, que notre sol, notre air et notre ciel. »
Né en 1870, il appartenait à une génération éprouvée par la défaite et qui, par-delà les jeux de l’individualisme, avait senti la nécessité de revenir aux vérités collectives, pour y trouver la justification du passé et l’espérance dans l’avenir. Barrès avait encore balancé et s’était presque déchiré entre les délectations passionnées du moi et le recours aux racines et à leur sève séculaire. Henry Bordeaux s’était voué exclusivement à ce qui fondait chacun sur les assises de tous : la famille, la patrie, la religion. Lorsqu’il y a trois ans il publia un livre de souvenirs, il leur donna tout naturellement pour titre « l’Amour de la terre et de la maison ».
Il était né en province, à Thonon, dans cette Savoie qu’il célébra si souvent. De la province, il eut la solidité, l’équilibre, les vertus — et aussi une certaine répugnance pour les aventures de l’esprit. Il était, il resta, il voulut rester provincial. Le bonheur c’était « quand, a-t-il dit, après les élégances et l’ironie de Paris, je sens autour de moi les vertus héritées, la patience et la bonté de cette race dont je suis ». Paris, pendant de longues années, l’a goûté pour lui avoir apporté ce qui lui manque, — puis, sur le tard, s’est quelque peu dépris de lui, en soulignant ce qui, à ses yeux, lui manquait.
Lauréat, dès l’âge de 14 ans, de l’Académie de Savoie, pour ses premiers vers, venu à Paris faire son droit, avocat dès 19 ans, un des plus jeunes de France, il se révéla avide d’ouvertures nouvelles. Son premier livre en 1894 s’intitulait Ames Modernes et étudiait aussi bien Bourget, qui allait être son maître spirituel, France ou Loti qu’Ibsen. Il fréquentait Maurras, Mallarmé, Moréas et se liait déjà avec Boylesve, dont son ultime volume de souvenirs a retracé les derniers moments avec une saisissante intensité.
Mais, en 1896, la mort prématurée de son père, avocat, laissant sept autres enfants, l’obligea à rentrer à Thonon pour lui succéder et assurer la charge familiale ; il s’en acquitta jusqu’en 1901 où un de ses frères devint apte à prendre sa relève. Il n’avait pas, pour autant, renoncé à la carrière des lettres : ces cinq années d’expériences psychologiques lui apportèrent d’ailleurs une matière vécue qui profita à son œuvre ultérieure. Il tenait déjà une chronique littéraire dans la Revue Hebdomadaire et préparait son premier roman qu’il intitula : Le Pays Natal.
Alors commence cette suite de romans annuels, dont les titres restent présents dans les mémoires : depuis La Peur de vivre ou Les Roquevillard, La Croisée des Chemins ou La Neige sur les Pas jusqu’aux plus récents Yamilé sous les Cèdres et Le Barrage et ce tout dernier Les Mémoires secrets du Chevalier de Rosaz, produit en son grand âge et qui a surpris par son alacrité. Il y avait en lui de cette « jeunesse éternelle » dont il a écrit, car il en savait bien la source, qu’elle « vient de la simplicité intérieure ».
Car cet homme, que d’aucuns voulaient rendre solidaire d’une époque révolue et de ses idées qu’on jugeait dépassées, a toujours réussi à deviner les grandes valeurs nouvelles : d’un regard calme et sûr il a reconnu Proust, Claudel, Mauriac, de même qu’il a tenu à contribuer à l’élection parmi vous d’Henry de Montherlant.
La nouveauté ne l’effrayait pas ; c’était l’absence de qualité morale qu’il ne pouvait accepter. S’il la soupçonnait dans le conformisme, il n’hésitait pas à condamner le conformisme : on le vit bien le jour où il prit, presque seul, la défense d’une parricide, Violette Nozières : il entra en lice pour juger les juges et l’opinion publique qui, pressés de honnir, fermaient les yeux sur la responsabilité de la société et de ceux qui se faisaient accusateurs.
Capitaine en 14, témoin des Derniers jours du Fort de Vaux, auquel il consacra un livre, il s’émut également de rencontrer dans le destin des soldats anonymes ou du héros légendaire, qu’il incarna en Guynemer, ce dépassement de l’individu par le sacrifice consenti à quelque chose de plus grand et de plus vaste que soi. Il savait aussi bien le reconnaître dans les chefs et c’est la source de cette admiration que, jusque dans les dernières pages, récemment publiées, de l’Histoire de ma Vie, il témoigna à tant de reprises pour le général Weygand.
Les générations qui l’ont suivi se sont éloignées d’Henry Bordeaux. L’énorme mue que vivent les hommes d’aujourd’hui et qui les font passer d’une civilisation ancienne, dont il entendait, lui, maintenir les valeurs, à une civilisation nouvelle, qui est encore à l’état d’aventure, engendre l’angoisse, le scepticisme, la fanfaronnade de la négation. Il faut le comprendre. Faut-il pour autant y voir une supériorité ?
L’essentiel, quelle que soit la direction où l’on s’est engagé, c’est de garder la règle d’or formulée par Henry Bordeaux et faute de quoi les affirmations d’hier ou les doutes de demain seraient également vains : il voulait que la pensée et son expression ne se confondissent jamais, selon ses propres termes, « avec le verbiage, avec la rhétorique » ; il voulait qu’elles comportassent avant tout, je le cite encore, « cet élément de sincérité complète et profonde », sans quoi toutes les idées ne seraient qu’un jeu inutile.
René HUYGHE,
de l’Académie Française.
[1] Décédé le 29 mars 1963.