SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES
JEUDI 25 OCTOBRE 1962
PRÉSIDÉE PAR
M. JEAN DELAY
directeur de l’Académie française
PRÉSIDENT DE L’INSTITUT
Messieurs,
Nous nous réunissons, ce 25 octobre, comme chaque année, pour commémorer le décret de la Convention Nationale qui a créé l’Institut et ses classes. Mais, cette année, le 25 octobre n’est pas seulement pour nous le jour de la rentrée des classes, c’est celui du retour à la maison. Loin d’elle, l’Institut, cette grande personne morale, souffrait de nostalgie et dans les salles de l’autre rive errait comme une âme en peine. Nous voici revenus au palais Mazarin qui, pendant nos deux ans d’exil, a rajeuni, et de trois siècles. Restaurer l’œuvre de Louis Le Vau dans sa beauté originelle, en éliminant les adjonctions et les contrefaçons ultérieures, tel fut l’objet de l’architecte, M. André Gutton. Chacun peut maintenant admirer le succès de son entreprise. Il fut aidé par d’excellents ouvriers qui, ces temps derniers, ont redoublé d’efforts pour que l’inauguration puisse avoir lieu à la date prévue. Comme on félicitait l’un d’eux, M. Louis Bacchi, maître-maçon qui ne prit pas de vacances, d’avoir tant de cœur à l’ouvrage, il répondit : « J’aime la pierre. » C’est le travail de tels artisans, bien fait parce qu’il le fut avec amour, qui a construit Paris.
La salle parait agrandie depuis qu’on a enlevé en bas le double plancher qui nous élevait trop au-dessus du sol, en haut la toile marouflée qui cachait la coupole. Cette fameuse coupole, face intérieure du dôme, il faut avouer que depuis cent soixante ans personne ne l’avait vue. Aujourd’hui elle s’ouvre sur un horizon incontestablement bleu. Ainsi Eupalinos nous a rendu le ciel tout en nous rapprochant de la terre, et le changement physique des lieux paraît d’heureux augure si l’on admet, comme l’affirmait Cabanis dès la naissance de l’Institut, l’influence du physique sur le moral.
Un autre événement est le retour sous la coupole du mausolée de Mazarin qui n’y était pas revenu depuis la Révolution de 1789. Or c’est lui qui donnait à tout l’édifice sa signification première. Jadis, au deuxième étage du Louvre, au-dessus de la salle des Sept-Cheminées, le cardinal occupait un appartement. Quand il allait à ses fenêtres — et peut-on imaginer qu’Italien il n’allât pas à la fenêtre ? — il voyait en face, sur la rive gauche de la Seine, l’emplacement où nous sommes aujourd’hui et qui était alors situé entre la Tour de Nesles et le Pré-aux-Clercs. Sentant venir sa fin il décida de faire don de sa fortune pour construire un Collège des Quatre Nations où seraient élevés soixante jeunes gentilshommes, nés dans les provinces conquises sous son ministère, aux dépens de quatre pays limitrophes. Ainsi rappellerait-il aux Français, assurément frondeurs et peut-être oublieux, qu’il laissait la France agrandie, de l’Alsace au Roussillon. Avait-il lui-même choisi l’emplacement actuel, son testament ne le dit point, mais sans doute le testateur avait-il des raisons de ne pas le dire. N’était-il pas audacieux de prétendre édifier le palais d’un ministre, fût-il défunt, en face du palais des rois ? Toujours est-il qu’après sa mort, Colbert, confident de ses desseins, sut faire accepter le projet par Louis XIV.
Le mausolée, représentant le cardinal avec ses mérites, ses emplois et ses armes, fut placé, selon les indications de Mansart, non pas au centre de la chapelle mais dans la pénombre de la travée du fond, à l’ouest, là où il est aujourd’hui. Or, au cours des récents travaux de nettoyage, apparut autour de la corniche centrale, sous d’épaisses couches de peinture, une inscription en lettres d’or. C’était une phrase empruntée à un psaume d’Ezéchiel : Sedebit sub umbraculo ejus in medio nationum (Il siégera sous son ombre au milieu des nations). L’inscription, choisie et merveilleusement puisqu’elle le fut par Charles Perrault, concerne Mazarin reposant dans son Collège des Quatre Nations. Il en fut expulsé à la Révolution qui réquisitionna les locaux de cette ancienne chapelle pour en faire un grenier à blé, puis une prison pour les suspects. C’était le temps où Dupont de Nemours, auteur de la Philosophie de l’univers, trouvait ici-même une cachette, incommode mais salutaire, en se réfugiant là-haut, dans l’espace compris entre la coupole et le dôme, avec la complicité d’un astronome.
Donc le mausolée a repris la place qui fut à l’origine la sienne, mais pour reloger Mazarin il fallait déloger Napoléon. On conçoit la perplexité de l’architecte, respectueux des privilèges de l’ancienneté mais informé des sentiments d’une Compagnie qui doit beaucoup à Napoléon Ier, puisque c’est lui qui fit de cette demeure celle de l’Institut de France. Le jeune général qui signait volontiers ses proclamations de la campagne d’Égypte « Bonaparte, membre de l’Institut », avait été élu dans la section de Mécanique où il succédait à Lazare Carnot, victime de l’épuration de Fructidor. Il ne fut pas un académicien assidu, mais il s’intéressait à certains travaux de ses confrères, en particulier à ceux de Laplace. « La mécanique céleste, lui écrivait-il le 17 prairial An XIII, me semble appelée à donner un nouvel éclat au siècle où nous vivons », et sa prévision s’est réalisée au siècle suivant, le nôtre, qui vit sous le signe vertigineux des mécaniques célestes. La compagnie dont il faisait partie ouvrit en 1805 une souscription entre ses membres pour avoir une statue de l’Empereur, et ce fut le Napoléon de Rolland, qui vient précisément de poser un délicat problème de préséance. Il a été résolu, semble-t-il, de façon pertinente, en rendant à Mazarin l’ombre qu’évoquait l’inscription choisie par Charles Perrault, et en mettant Napoléon en pleine lumière, à la meilleure place qu’on ait pu trouver, face au public et vis-à-vis du siège traditionnellement réservé au chef de l’État.
La vieille demeure du quai Conti étant ce qu’elle est, comment n’y aurait-on pas le culte du souvenir ? S’il était nécessaire d’en rénover le cadre, il ne l’était pas moins de respecter les symboles et les fantômes illustres qui l’habitent. C’est dans cet esprit qu’a été menée l’œuvre de restauration, et c’en est, entre bien d’autres, une preuve que le souci de mettre à la place où elles devaient être les deux grandes ombres qui dans l’histoire de la maison figurent les donateurs.
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Selon une belle et ancienne coutume, nous devons maintenant rappeler les noms de ceux qui nous ont quittés au cours de l’année écoulée. Depuis le 25 octobre dernier la compagnie a connu une longue suite de deuils et perdu vingt-quatre de ses membres. Chaque classe a été éprouvée et principalement l’Académie des Sciences.
Paul Portier était un maître de la physiologie comparée. Ses travaux sur les animaux aquatiques, les insectes, en particulier, les insectes marins, la comparaison des milieux intérieurs, les phénomènes de symbiose font autorité. Il s’attachait à montrer que la solution d’un problème général de physiologie est facilitée si l’on choisit comme sujet d’étude des animaux présentant des dispositifs anatomiques particuliers. On lui doit ainsi qu’à Charles Richet la découverte de l’anaphylaxie. En 1901, au cours d’une croisière dans la région des Canaries, Portier et Richet eurent l’occasion d’étudier les poisons sécrétés par des coelentérés flottants : les physalies, qui ont la propriété d’immobiliser et d’anesthésier leurs proies. Revenus à Paris ils poursuivirent leurs recherches sur les toxines des actinies, qui présentent à peu près le même pouvoir, et ils essayèrent de vacciner des chiens contre l’actino-toxine. Mais ils constatèrent alors un phénomène tout à fait imprévu. Les chiens qu’ils avaient tenté de vacciner étaient rendus plus sensibles au poison ; non seulement ils n’étaient pas immunisés mais au contraire devenaient sensibilisés. « Tous les animaux, écrivait Portier, ayant reçu une dose non mortelle de poison depuis un temps suffisamment long, étaient foudroyés par l’injection d’une dose presque sans effet sur l’animal neuf. » Cette grande découverte dont Charles Richet montra les premières applications à la pathologie, valut à la France en 1913 un prix Nobel de physiologie et médecine.
Pol Bouin était avant tout un histologiste, voué aux études de cytologie générale et de morphologie tissulaire. Mais il pensait que « l’histologie ne peut pas se suffire à elle-même et doit aboutir à la physiologie ». Il a illustré cette conception en devenant le fondateur d’une discipline nouvelle, l’histo-endocrinologie, qui étudie les rapports entre les structures des tissus et les sécrétions des hormones. En 1904, il avait montré avec Ancel que l’apparition des caractères sexuels secondaires est sous la dépendance de la glande interstitielle du testicule, et cette découverte marque une date dans la science des glandes endocrines. Lorsque, après la victoire de 1918, Strasbourg fut rendue à la France, Pol Bouin fut chargé d’y créer un institut d’histologie moderne où il a formé une remarquable école à laquelle appartint le propre secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, M. Robert Courrier.
Christian Champy, professeur d’histologie à la Faculté de Médecine de Paris, était lui aussi un biologiste au sens large. En témoignent, parmi bien d’autres, ses recherches sur le chondriome et les mitochondries, la multiplication cellulaire dans les tissus cultivés in vitro suivant la technique d’Alexis Carrel, les variations des caractères sexuels secondaires sous l’action des glandes génitales qui conditionne le développement des plumes chez les oiseaux, des bois chez les cervidés, des crêtes chez les gallinacés, et de divers appendices chez de nombreux insectes. Ces investigations dans le domaine de l’endocrinologie le menèrent à la très suggestive notion des dysharmonies de croissance ou, comme on dit aujourd’hui, des croissances allométriques. Homme courageux, il l’avait montré au cours des deux guerres, Christian Champy apportait à la défense de ses idées une ardeur combative et la manifestait encore récemment en soutenant devant l’Académie de Médecine son audacieuse hypothèse sur le mécanisme biochimique des agressions cancérigènes.
Depuis qu’en 1905 Gabriel Bertrand avait été appelé par Émile Duclaux à l’Institut Pasteur, il était resté fidèle à cette glorieuse maison où il a continué de travailler bien après sa retraite et presque jusqu’à sa mort, survenue à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Dès ses premiers travaux sur le xylose, préludant à ses autres études dans le domaine des glucides, et sur les venins, qui devaient aboutir à la vaccination antivenimeuse, il était prévisible que Gabriel Bertrand apporterait une contribution importante à la chimie biologique. Il fut un des pionniers de l’enzymologie, science des diastases et des co-diastases, et on lui doit la notion d’oligo-éléments, qu’il avait entrevue dès 1897. « Désormais, écrivait-il alors, il faudra tenir compte dans l’étude des ferments solubles non seulement de la substance organique et très altérable à laquelle nous attachions jusqu’ici toute l’idée du ferment soluble, mais encore de celle qu’on pourrait appeler co-ferment, ici minéral, ici peut-être organique, qui forme avec la première le système véritablement actif. » La découverte de l’influence du manganèse sur le développement des organismes vivants fut le prologue d’innombrables recherches sur l’importance biologique de tel ou tel métal ou métalloïde. À titre d’exemple de l’efficacité de ses travaux, rappelons les services qu’il a rendus à l’agriculture, en arrêtant l’épizootie des moutons de la Nouvelle-Zélande par la simple introduction dans le sol du cobalt, ou en jugulant une maladie de la betterave sucrière par l’apport du bore dans les engrais. Gabriel Bertrand eut la meilleure récompense d’une vie de savant, celle de voir une idée qu’il avait eue dans sa jeunesse se vérifier et se révéler féconde dans ses applications pratiques.
La métallurgie est une branche de la chimie, mais si le produit chimique est défini par sa composition, le produit métallurgique l’est par sa valeur d’emploi. C’est à ces valeurs d’emploi que s’est attaché Albert Portevin, membre de la section des Sciences appliquées à l’industrie. L’ensemble de ses travaux porte sur la structure des métaux et alliages en vue de leur utilisation et s’inscrit dans le cadre de deux grands problèmes : celui des aciers inoxydables, où dans les vingt premières années de ce siècle il fut à la pointe des recherches, et celui de la trempe des aciers. L’importance de ses novations dans ce dernier domaine a été reconnue par tous ceux qui se sont préoccupés de rendre complètement automatiques les opérations de trempe. Il en est résulté une possibilité d’accroître la production des industries mécaniques. Le célèbre métallurgiste américain Bain, inventeur de la trempe étagée, a rendu un juste hommage à Albert Portevin en le désignant comme le précurseur de la technique moderne du traitement des aciers.
Joseph Pérès, Doyen de la Faculté des Sciences de Paris, a largement contribué à la création du Centre d’Orsay et à l’édification de la nouvelle Faculté du quai Saint-Bernard. Mathématicien hors ligne, parti du domaine de l’analyse pure, où ses travaux sur les fonctions permutables et sa théorie de la composition sont devenus classiques, il a peu à peu évolué vers la mécanique rationnelle, qu’il professa à la Faculté de Marseille où il mit sur pied un laboratoire d’analogies électriques aujourd’hui rattaché à l’Institut Blaise-Pascal, puis vers la mécanique des fluides en vue d’applications immédiates à l’industrie aéronautique. Il construisit un « calculateur d’ailes », qui permet de déterminer rapidement les efforts aérodynamiques, en donnant leur répartition suivant l’envergure d’une aile d’avion. À l’heure actuelle, nombreux sont les types d’appareils aériens dont la construction doit ses principales qualités aux recherches de Pérès et de son groupe. En octobre dernier, au congrès de Washington, il était élu à l’unanimité président de la Fédération Internationale d’astronautique.
La section des mathématiques a aussi perdu deux de ses membres associés étrangers les plus distingués : Charles de la Vallée-Poussin, de l’Université de Louvain, dont les recherches sur la répartition des nombres premiers ont abouti à une découverte qu’ici-même M. Paul Montel a qualifiée d’« éclatante », et Francesco Servi, ancien recteur de l’Université de Rome, qui a donné sa structure actuelle à la théorie des surfaces algébriques.
Charles Jacob appartenait à la section de géologie où il avait succédé à Pierre Termier. Sa thèse sur Le crétacé moyen des Alpes françaises et des régions voisines prit une importance particulière en raison de la richesse de ces terrains en ammonites. Les Alpes françaises furent pour ce savoyard un champ d’études de prédilection. Il continua ses recherches tectoniques dans les Pyrénées dont il analysa la structure depuis le versant méridional, en Catalogne et en Aragon, jusqu’au versant septentrional. Ses explorations ne se limitèrent pas à la France métropolitaine. Il dirigea le service géologique de l’Indochine, contribuant à l’analyse stratigraphique et paléographique du nord Annam, du Tonkin, du Haut-Laos et il établit un schéma structural de l’Indochine du Nord au 1/1.000.000eet au 1/500.000e. L’Algérie fit appel à ses conseils techniques pour la construction des grands barrages, la Tunisie pour un programme de recherches pétrolifères. Pendant plusieurs années, Charles Jacob, éminent représentant de la science de la terre et du métier de géologue, avait été le Directeur du Centre National de la Recherche Scientifique.
Fils d’un forestier, Philibert Guinier a beaucoup développé la science des forêts et les progrès de la sylviculture. Botaniste, attaché aux rapports entre les plantes et le milieu dans lequel elles poussent, il a très tôt dirigé ses recherches écologiques vers les végétaux ligneux. Il a approfondi l’anatomie de diverses essences de bois, les problèmes de régénération, les applications de la génétique à la culture forestière et, grâce à ces données, put contribuer efficacement aux méthodes actuelles de reboisement basées sur les caractères biologiques des essences, les données de l’écologie, l’implantation d’espèces exotiques. Il a montré l’importance de ce qu’il a appelé le plan ligneux, c’est-à-dire « l’ensemble des particularités de nature et de disposition des éléments histologiques », en vue des essais auxquels on doit soumettre le bois pour caractériser sa valeur de matériau. La brièveté d’une vie ne permet pas souvent à l’homme qui élève un arbre de le voir arriver à maturité, mais le professeur que fut Philibert Guinier forma des élèves dont il eut le temps de voir s’affirmer la maîtrise. Ils continuent une œuvre dont lui sont reconnaissants non seulement les techniciens des bois mais aussi les amis des forêts.
Zoologiste, Émile Roubaud s’était spécialisé de bonne heure dans la connaissance des insectes. Au cours de ses longues missions en Afrique équatoriale et dans l’Ouest africain, il a éclairé de façon définitive le rôle joué par les glossines ou mouches tsé-tsé dans la transmission de la maladie du sommeil, en montrant que les trypanosomes, agents de cette redoutable affection, trouvent dans la salive de la mouche un milieu de développement spécifique. En prospectant lui-même huit mille kilomètres de terre africaine, il a établi la carte de répartition des différentes espèces de tsé-tsé et des trypanosomes qu’elles transmettent. Recherchant les moyens de protection contre les anophèles, moustiques du paludisme, il avait constaté que la plupart des insectes vecteurs d’une maladie humaine peuvent être détournés de l’homme par le voisinage d’animaux qui leur sont des hôtes plus favorables. La prophylaxie des maladies transmises par les insectes fut l’objet de son enseignement d’entomologie médicale à l’Institut Pasteur. Par ailleurs, Emile Roubaud a fait d’étonnantes trouvailles dans l’analyse physiologique des mœurs et du psychisme élémentaire des insectes, leurs mémoires ou leurs habitudes, leurs rythmes de veille et de sommeil, leurs torpeurs hivernales qui ne sont pas directement engendrées par le froid. En comparant les habitudes des guêpes solitaires et des guêpes sociales de l’Afrique, il mit en évidence une relation directe entre leurs instincts alimentaires et leurs comportements psychologiques. Dans la compréhension des sociétés de guêpes, comme dans celle des sociétés de fourmis et de termites, il considérait que le lien alimentaire était le fondement du lien familial et, plus généralement, du lien social. Les observations de ce grand entomologiste sont pleines d’intérêt pour la psycho-physiologie et la psycho-sociologie comparées aux différents niveaux de l’échelle animale.
Armand de Gramont, douzième duc du nom, descendait d’une maison qui a compté dans l’histoire de France et, plus encore, dans celle de la Navarre. Les enfants de cette province dont je suis ont entendu conter de bien belles légendes sur le château des Gramont, princes de Bidache, gouverneurs de Bayonne. Par sa naissance et ses alliances, le duc appartenait au symbolique « côté de Guermantes », dont Marcel Proust, son ami de jeunesse, s’est fait le romancier, mais on chercherait en vain dans cette chronique du Temps perdu un personnage comme le sien, un de ces gentilshommes qui ajoutent aux services rendus par leurs ancêtres des titres conquis dans le domaine des sciences les plus modernes. Ses premiers travaux portèrent sur l’aérodynamique, objet de sa thèse de doctorat, et il fut pendant la guerre de 1914 membre du Conseil supérieur de l’aéronautique militaire. Mais c’est dans l’optique, dans l’étude de la lumière et de la vision des couleurs qu’il a trouvé sa voie. En 1920, avec l’aide de Paul Painlevé, il fonda l’Institut d’optique théorique et appliquée afin de faciliter la liaison entre le savant et le constructeur. Lui-même a créé la technique de la télémétrie monostatique, le gastroscope qui permet de photographier l’intérieur de l’estomac, un rétinographe enregistrant les images de la rétine, et il a contribué à la microscopie électronique qui a révolutionné la connaissance de l’infiniment petit. Vers l’infiniment petit est le titre d’un de ses ouvrages, écrits en une langue précise et claire. Cultivé sans se piquer de rien, peintre à ses heures, simple de manières et d’une politesse qui ne se faisait pas remarquer tant elle lui était naturelle, feuilletant volontiers quand on l’en priait le livre de ses souvenirs sans pour autant songer à l’écrire, ce physicien d’aujourd’hui était un honnête homme d’autrefois.
L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a perdu trois de ses membres libres : René Vallois, Georges Marçais, Roger Grand, et un de ses membres titulaires, Jacques Zeiller.
C’est vers Délos, l’île d’Apollon et du sanctuaire d’Artémis, que René Vallois a orienté ses savantes enquêtes d’archéologie et d’histoire. Il a étudié le portique de Philippe, roi de Macédoine, la Salle Hypostyle où se déroulaient près du port les transactions commerciales, les itinéraires des intendants d’Apollon qu’il a suivis pas à pas. Dans son Architecture hellénique et hellénistique à Délos jusqu’à l’éviction des Déliens, il a montré comment le génie grec avait su harmoniser les courants contradictoires qui s’étaient concentrés sur l’archipel. Si l’île apollinienne demeura son champ de prédilection, il a apporté à bien d’autres sujets, tels que les origines des jeux olympiques, le culte de l’arbre sacré en Crète, le théâtre de Dionysos à Athènes, les multiples compétences qui faisaient de lui un helléniste complet.
C’est vers l’Afrique du Nord et surtout l’Algérie, que Georges Marçais, directeur de l’Institut des Études orientales à Alger, dirigea ses investigations, suivant l’exemple de son frère William, arabisant illustre, qui fut lui aussi un membre très regretté de l’Académie des Inscriptions. Sa Berbérie au Moyen Age est une grande fresque d’histoire qui va de l’effondrement de la domination byzantine et de l’islamisation des indigènes jusqu’à l’arrivée des Turcs. Son œuvre sur l’architecture musulmane d’Occident s’étend à tous les pays méditerranéens où l’Islam a laissé son empreinte, en particulier l’Espagne. Sous les ombrages du parc de Galland, il veillait sur le musée des antiquités algériennes parmi les témoins des civilisations successives qui ont composé cette contrée. Georges Marçais avait un talent d’écrivain qui apparaît bien dans son charmant livre sur Tlemcen, ville dont William Marçais avait dirigé la Medersa, maison de culture et de culte, à la fois université et séminaire. Ce n’est pas sans émotion que l’Institut réunit aujourd’hui dans un même sentiment l’œuvre des frères Marçais, tout entière vouée à la connaissance sympathique d’un pays qui les avait conquis, car elle est un bel exemple de ce que la civilisation française donna à l’Afrique du Nord.
« On ne fait pas le droit, il se fait ; il est le résultat des faits économiques et sociaux. » Tel était le principe qui guidait l’enseignement très concret que donnait Roger Grand à l’École des Chartes dans la chaire d’histoire du droit civil et du droit canonique. Il y a de l’imprévu dans la carrière d’un archiviste paléographe devenu agronome, sénateur, historien, sociologue. Le trait le plus constant de ce celte fut son robuste attachement à la terre maternelle. Il a parcouru la Bretagne en tous sens, multipliant les recherches archéologiques et historiques sur une province qu’il connaissait par cœur. Son ouvrage sur l’Agriculture au Moyen Age, de la fin de l’empire romain au XVIe siècle, est une somme pour tout ce qui concerne les agricultures française et britannique. Agriculteur lui-même, il connaissait bien les besoins de la paysannerie dont il a défendu les intérêts comme syndicaliste de la première heure et comme sénateur du Morbihan. Disciple de Frédéric Le Play, il souhaitait une société à prédominance agricole dont l’économie aurait été fondée sur le régime de l’exploitation familiale. « Laissez-moi à mes champs », répondait-il à ceux qui le sollicitaient d’accepter des fonctions qui l’eussent éloigné de la Bretagne à laquelle il était toujours pressé de revenir, « comme un lièvre au gîte », disait-il, et où il repose désormais.
Jacques Zeiller se destina d’abord à la philosophie puis entra à l’Ecole française de Rome où il fut sinon dirigé du moins conseillé par Mgr Duchesne qui se défendait de diriger personne. Ses recherches d’épigraphie, d’archéologie et d’histoire, ont porté sur les inscriptions latines d’Afrique relevées par les officiers des brigades topographiques opérant en Algérie et en Tunisie, sur Spalato, le palais que Dioclétien s’était fait construire sur les bords de l’Adriatique, mais surtout sur les origines chrétiennes en Dalmatie et dans les provinces danubiennes de l’empire romain. En 1938 parut son ouvrage L’Empire romain et l’Église, qui va jusqu’à la paix constantinienne ; il y a renouvelé l’histoire des persécutions par l’analyse de leurs fondements juridiques et de la prohibition, sous le règne de Néron, du « nomen christianum ». Savant d’une scrupuleuse probité, Jacques Zeiller était aussi un homme profondément religieux. 11 a donné une grande partie de sa vie aux œuvres de charité et fut le président général des Sociétés de Saint-Vincent-de-Paul qui groupent 200 000 membres répartis à travers le monde. Devenu aveugle, il supporta l’épreuve avec un tranquille courage, car cet historien du christianisme primitif, doux et modeste jusqu’à l’effacement, avait l’âme des premiers chrétiens.
L’Académie des Beaux-Arts a vu disparaître dans sa section de composition musicale Jacques Ibert, et dans la section des membres libres son doyen Paul Léon.
Dès les débuts de Jacques Ibert, Gabriel Fauré avait remarqué Le Poète et la Fée qui valut au jeune musicien, jusqu’alors pianiste dans un petit théâtre de Montmartre, le Grand Prix de Rome. Et ce fut le premier départ pour la Villa Médicis qui devait devenir par la suite le cadre habituel de sa vie. Après un Persée et Andromède inspiré des Moralités légendaires de Jules Laforgue, et une Ballade de la geôle de Reading inspirée d’Oscar Wilde, ses brillantes Escales le rendirent célèbre. Il a beaucoup écrit pour le théâtre, l’opéra et l’opéra-comique où il a donné entre autres Le Chevalier errant, Diane de Poitiers, Angélique, l’Aiglon en collaboration avec son intime ami Arthur Honegger, pour le cinéma aussi car, le premier en France à composer des musiques de films, il avait compris tôt l’importance de cet art de notre temps. La variété de ses dons lui permettait de réussir dans des genres très différents, de l’écriture discrètement humoristique des Petites Cardinal à l’austérité de sa Symphonie concertante pour hautbois, chef-d’œuvre de ses symphonies. Dans sa musique de chambre, plus encore qu’au Quatuor à cordes, il tenait au Trio pour harpe, violon et violoncelle dédié à sa fille dont la jeune vocation avait autorisé de grands espoirs.
Par la clarté et l’ordonnance de sa composition, Jacques Ibert relevait d’une certaine définition de l’art français considéré sous toutes ses formes comme une école de dessin. Les prestiges de l’obscur, les développements excentriques, les facilités et l’outrance n’étaient pas le fait de ce musicien net dont la sensibilité restait contenue à l’intérieur du trait. L’économie des moyens et la modération de son style étaient bien dans la ligne de ces classiques français qui cherchent à obtenir le plus avec le moins de mots ou de notes. Directeur de l’Académie de France à Rome pendant dix-sept ans, il ne s’en exila que pendant les années d’occupation pour vivre dangereusement. Il était dans le maquis lorsque la radio de la Libération lui apprit qu’il était recherché pour prendre la direction des théâtres lyriques nationaux, mais il préféra alors revenir à la Villa Médicis. Il en avait fait un foyer de rayonnement culturel où il accueillait volontiers ses compatriotes de passage. Nombre d’entre eux continueront d’évoquer dans les jardins du Pincio le beau visage sérieux de Jacques Ibert, son élégante et droite silhouette qui était à l’image de son caractère.
À la direction des Beaux-Arts où il demeura longtemps, Paul Léon fut un de ces grands commis qui exercent un ministère plus durable que celui des ministres. De son poste, il put observer de près les rapports étroits, trop étroits, entre l’art et la politique, qu’il a évoqués non sans un grain de sel dans ses Mémoires : Du Palais-Royal au Palais-Bourbon. Ses travaux sur les monuments historiques et leur restauration lui valurent d’être élu professeur au Collège de France dans la chaire d’Histoire d’Art monumental fondée par la Ville de Paris. Il avait été l’un des principaux organisateurs de l’exposition des Arts Décoratifs de 1925 et le délégué général de l’Exposition Internationale de 1937. Constamment mêlé à la vie des arts et de la société parisienne pendant un demi-siècle, il passa ses années de retraite en compagnie d’un haut fonctionnaire des Beaux-Arts du siècle précédent, observateur ironique et lucide de la société du second empire, et dans Prosper Mérimée et son temps il a fait revivre ce modèle des écrivains sobres avec la sorte de familiarité que donne un commerce assidu.
L’an dernier, Joseph Hamel présidait cette séance en qualité de, directeur de l’Académie des Sciences Morales et Politiques. Nul n’aurait pu se douter, tant il était resté vif d’esprit et d’allure, que son activité infatigable allait être brusquement arrêtée. Il avait commencé à enseigner le droit après la guerre de 1914-1918 pendant laquelle, deux fois blessé, sa belle conduite au front lui avait valu plusieurs citations. Sa carrière de professeur se déroula successivement à Caen, à Strasbourg, à Lille, puis à partir de 1931 à la Faculté de Paris dont il devint le doyen. C’est à lui qu’incomba la charge d’appliquer la réforme des études de licence et de doctorat. Son œuvre est celle d’un éminent spécialiste du droit commercial, qu’il concevait comme une discipline autonome, indépendante du droit civil. La vente et l’échange, les opérations bancaires, les sociétés d’investissements, les formes internationales des crédits, furent les principaux sujets de ses ouvrages. Une compétence indiscutée l’avait fait appeler à siéger dans les instances internationales, à l’Académie de La Haye, à l’Institut de Rome pour l’unification du droit privé. Ses missions dans les universités étrangères d’Europe et d’Amérique ont porté haut et loin la renommée de la science juridique française.
Pour les fidèles de l’église balzacienne, Marcel Bouteron était devenu une sorte de pape, bien qu’il s’en défendît, prétendant ne pas être infaillible. Les quatre-vingt-dix-sept livres du prodigieux romancier de La Comédie Humaine qui voulut porter dans sa tète toute une société, de la fin de l’ancien régime à l’avènement des temps modernes, n’avaient guère de secrets pour cet érudit impeccable. Tant par ses éditions critiques des romans et des correspondances que par ses innombrables apports aux Balzaciana, il a vraiment renouvelé la connaissance de l’œuvre et de l’homme. Ce travail d’une vie fut mené avec la rigueur du chartiste. Inspecteur général des bibliothèques et des archives, puis directeur des Bibliothèques de France et de la Lecture publique, Marcel Bouteron avait été jusqu’en 1941 le conservateur de la bibliothèque de l’Institut. C’est dire que depuis longtemps il avait ici des amis.
Plus encore qu’un historien, Daniel Halévy était un philosophe de l’histoire, doué d’une clairvoyance et même d’une voyance qui donnent à certains de ses ouvrages un caractère prophétique. Ainsi de ses essais sur La décadence de la liberté et sur L’accélération de l’histoire. Une sagacité de clinicien l’aidait à discerner dans les troubles ou les vicissitudes d’une époque les symptômes essentiels, les changements décisifs qui permettent un diagnostic et un pronostic. Il s’intéressait avant tout aux tournants, aux moments critiques, et les analysait avec la lucidité qui apparaît de façon particulièrement aiguë dans sa Fin des notables. Il avait été l’un des premiers en France à lire et à traduire Nietzsche dont il a donné une remarquable biographie. Mais tandis que le philosophe de la volonté de puissance, farouche contempteur du monde moderne, voyait dans le christianisme et dans l’idéal humanitaire des causes de décadence pour l’homme occidental, Daniel Halévy était plein de sympathie pour le christianisme, du moins pour le christianisme d’un Péguy, pour le socialisme, du moins pour le socialisme d’un Proudhon. On ne peut douter du sentiment sincère que cet ardent patriote portait au peuple de France, au peuple des ouvriers dont l’auteur de l’Essai sur le mouvement ouvrier et l’animateur des universités populaires cherchait à se rapprocher, au peuple des paysans comme en fait foi son admirable Visite aux paysans du Centre. Il y avait une générosité vraie chez ce notable issu d’une des familles les plus brillantes de l’élite intellectuelle et artistique. Placé par ses origines au carrefour des trois confessions nationales, partagé entre des courants contradictoires qui le menèrent du dreyfusisme au maurrassisme, sans qu’on ait jamais pu le situer exclusivement à droite ou à gauche, il échappait aux classifications habituelles parce qu’il tenait avant tout à préserver son indépendance d’homme libre. Cet intellectuel-né qui vivait dans la compagnie des grands esprits faisait dans le siècle figure de solitaire, mais il était attentif à ses contemporains et le demeura jusqu’à la fin. Le fondateur des Cahiers verts savait découvrir les talents, et il suffit de considérer les noms des jeunes écrivains qu’il y publia à une heure incertaine pour voir qu’il ne s’était pas trompé. Quand s’éteignit dans la maison du quai de l’Horloge, au cœur de la Cité, sa flamme tenace, beaucoup d’entre nous ont compris que venait de disparaître une des forces intègres de ce pays.
La semaine dernière, l’Académie des Sciences Morales perdait en Gaston Bachelard un philosophe dont l’œuvre et la personne inspiraient de ferventes sympathies. C’est une carrière peu ordinaire que celle de cet ancien employé des Postes devenu à trente-cinq ans professeur de physique et chimie au lycée de Bar-sur-Aube, sa ville natale, puis professeur de philosophie à la Faculté des Lettres de Dijon, et enfin titulaire de la chaire d’Histoire et philosophie des sciences à la Sorbonne. L’ensemble de ses travaux épistémologiques, depuis sa thèse sur La Connaissance approchée jusqu’à ses études sur Le Matérialisme rationnel, forme une suite qui a pu être comparée à l’œuvre d’Émile Meyerson ; il y montre comment le dialogue entre la raison et l’expérience aboutit à une science en train de se faire, particulière et relative, car il n’y a pas de vérité générale et absolue, et tout discours de la méthode n’est qu’un discours de circonstance. Chez lui, le logicien de la connaissance scientifique se doublait d’un esthéticien de la création poétique. Ses ouvrages sur La Psychanalyse du feu, le terme de psychanalyse étant pris ici dans l’acception générale d’exploration de l’inconscient, sur L’Eau et les rêves, L’Air et les songes, La Terre et les rêveries de la volonté, La Terre et les rêveries du repos, représentent une vaste enquête sur la symbolique des quatre éléments et la phénoménologie de l’imaginaire. L’enseignement de Gaston Bachelard exerçait une sorte de charme auquel contribuait toute sa personne. Sa barbe blanche de patriarche et ses cheveux en broussaille, ses yeux étincelants et souriants, son parler bonhomme, sa verve, sa façon familière d’aborder les sujets ardus avec des comparaisons d’une simplicité socratique, étaient populaires parmi les étudiants. On aimait cet explorateur des songes qui dans la vie de tous les jours restait attentif aux choses les plus humbles et apportait dans les relations humaines une chaleur et une authenticité qui ajoutaient à son rayonnement.
Bien qu’il soit d’usage d’évoquer d’abord les disparus de la plus ancienne de nos classes, en tant que membre de l’Académie française j’ai cru ne devoir parler qu’en dernier de Pierre Benoît et d’Henri Mondor.
Dans l’allégresse de la victoire de 1918, tandis qu’après cinq années terribles toute une génération fut rendue à la joie de vivre, une héroïne nouvelle parut à l’horizon romanesque. Tout Paris eut pour Antinéa les yeux du lieutenant de Saint-Avit. La reine du Hoggar était irrésistible et d’ailleurs il eût été dangereux de lui résister. Les portes s’ouvraient toutes seules devant elle, y compris celle de l’Académie française qui donnait à Pierre Benoit son Grand Prix du Roman. Le duo ou le duel entre une femme plus ou moins fascinante et un homme plus ou moins fasciné, il l’a souvent repris sous des cieux diversement exotiques. Réputé nomade, il avait le goût des départs plutôt que celui des voyages, et ne descendait guère aux escales, préférant au réel l’imaginé. Il rendait étonnamment vraisemblables les descriptions des pays où il n’était pas allé, de l’Allemagne de Kœnigsmark à l’Amérique du Lac Salé. L’auteur de la Chaussée des géants, roman de l’Irlande en révolte, poussait le goût de la couleur locale jusqu’à faire annoncer, au grand émoi de ses admiratrices, qu’il venait d’être enlevé par les Sinn Feiners. Romancier d’aventures d’une rare fécondité, il écrivait pour distraire, et l’hypocrite lecteur qui faisait semblant de ne pas s’y laisser prendre était pris. Pierre Benoît avait l’art de conter, et de façon si captivante qu’on ne pensait pas à remarquer en chemin l’ordonnance du récit, très composé sous la nonchalance apparente, ou la qualité du style, il fallait arriver au mot « fin », puis s’en consoler par la certitude que l’an prochain apporterait une nouvelle évasion, aux Antilles ou à Zanzibar. Mademoiselle de la Ferté manifeste un autre aspect de son talent, et non le moindre. Cette vigoureuse peinture de caractère, située dans la province des Landes dont sa famille était originaire, révèle un romancier psychologique de premier rang. Je lui demandais un jour s’il ne reviendrait pas à cette voie. « Non, répondit-il, c’est pour Mauriac », puis, avec une lueur de malice : « Moi, j’écris pour les enfants. »
Pierre Benoit portait à l’Académie française un amour si exigeant qu’il l’eût voulue composée uniquement de ses amis. Pour arriver à ses fins, il n’hésitait pas à troubler les nuits du secrétaire perpétuel, utilisait le téléphone comme une arme automatique, ourdissait des conspirations florentines, et si elles échouaient, châtiait durement la Compagnie en la privant de sa présence. Mais nul ne pouvait lui en vouloir de ses caprices car il avait la fantaisie, la gaieté, le goût de l’amusement poussé parfois jusqu’à celui de la mystification, le don de raconter des histoires peu croyables mais si bien agencées que lui-même semblait y croire. De quels échos joyeux, auxquels se mêlait le rire charmant de sa femme, retentissait sa maison basque d’Allegria sur le port de Ciboure, près du fort de Socoa ! La longue maladie de celle qu’il aimait, puis sa mort, le laissèrent désemparé. Je n’oublierai pas la tristesse de son regard, frappante dans un visage de bon vivant, lorsque je le vis pour la dernière fois dans la maison devenue silencieuse, d’où l’allégresse s’était enfuie.
L’Institut a été doublement éprouvé par la mort d’Henri Mondor, qui appartenait à deux de ses classes. À l’Académie des Sciences il avait succédé à René Leriche, comme pour rappeler les dialogues qui avaient parfois uni et souvent opposé, rue de Seine ou rue Bonaparte, ces deux chirurgiens si différents par leurs tempéraments, si semblables par leur maîtrise, et que tous écoutaient. Tous deux avaient exploré sans spécialisation précoce le champ entier de leur discipline, mais l’un s’était tourné vers la recherche biologique, l’autre vers la clinique chirurgicale. Davantage que le champ opératoire, la science clinique était le domaine d’élection de Mondor. Un coup d’œil aigu et un regard très exercé, un esprit prompt et sagace dont les intuitions étaient solidement contrôlées par le discernement, qui est ici la qualité maîtresse, faisaient de lui un grand clinicien. Il a transmis le meilleur de son expérience dans ses Diagnostics urgents de l’abdomen, livre salutaire parce qu’en évitant beaucoup d’erreurs il a sauvé beaucoup de vies. Chef d’école comme l’avait été son maître Paul Lecène, il avait l’art d’enseigner et de résumer l’essentiel dans des formules brillantes mais exactes qui frappaient l’étudiant. Il a formé toute une génération de chirurgiens des hôpitaux dans son service de la Salpêtrière qu’il menait d’une main ferme. On n’y souffrait pas le dilettantisme et on s’y souvient encore de la colère du Patron quand il crut qu’un de ses élèves « donnait dans la littérature ».
Un écrivain du même nom que le chirurgien habitait le même homme, mais ils vivaient séparés, et il faudra de l’ingéniosité au biographe pour les raccorder. Certes, ses livres scientifiques eux-mêmes portent la marque d’une rare justesse d’expression, mais il y a un monde entre le talent de style d’un homme de métier et la vocation d’homme de lettres qui existait, à n’en pas douter, chez Henri Mondor. Il est vraisemblable que s’il avait connu à vingt ans, aux mardis de la rue de Rome, auprès de Mallarmé, l’enthousiasme sacré qu’y connurent un Gide ou un Valéry, sa destinée eût été autre et qu’il eût donné à la création la ferveur que plus tard il donnerait à l’admiration. La passion d’admirer ceux qui osèrent tenter la haute aventure, ceux surtout dont le rêve hermétiquement défendu contre les curiosités hâtives par la beauté sibylline d’une forme ne livre ses secrets que lentement, fut la noble revanche d’un homme que ni la réussite professionnelle ni les honneurs ne satisfaisaient. Il devait au poète d’Hérodiade le sentiment de la beauté absolue et ne cessa de lui rendre un culte, attesté par une dizaine d’ouvrages qui sont d’un hagiographe. Il aimait à citer ces lignes de Paul Valéry évoquant l’état d’âme des jeunes disciples de la rue de Rome : « Notre dieu inconnu et incontestable était celui qui se manifeste par les œuvres de l’homme en tant qu’elles sont belles et gratuites. » C’était bien là le dieu que le sceptique Mondor adorait en Mallarmé. « Avec celui-ci », a-t-il écrit dans ses derniers jours, « j’ai passé quarante ans sans que cessât de grandir le plus pur, le plus haut des enchantements. Le grand amour sans fin n’est donc pas chimérique. »
Mener deux vies en apparence incompatibles, celle d’un chirurgien voué à l’action urgente, celle d’un écrivain voué au plus symboliste des poètes du rêve, dut exiger d’âpres contraintes et un rude labeur. Mais il prenait précaution de ne pas le laisser voir. En société il se montrait enjoué, désinvolte, volontiers frivole, prodigue en anecdotes prestement ou lestement contées, masquant sous le tour d’esprit d’un libertin son caractère sérieux. « J’ai quelquefois pensé, me disait-il, écrire une histoire qui s’appellerait L’autre. » Il devenait très différent de son personnage parisien le soir, dans sa librairie, loin des bruits de la vie, parmi les manuscrits, les autographes fragiles, les éditions rares, recueillis tout au long du chemin, tandis que ses dessins de coquillages et de fleurs mêlaient leurs formes inquiètes. Déconcertant Mondor ! Quand arrivait une grande enveloppe où se reconnaissait sa fine écriture, on ne savait si elle contenait une étude de science ou de littérature, mais non, c’était une de ces roses qu’il dessinait parfois pour ses amis. Qu’il tînt le crayon eu le scalpel, qu’il prît la plume ou la parole, c’était toujours en homme de qualité.
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À résumer aussi brièvement les travaux d’une vie, on éprouve le sentiment de laisser échapper ce qui en fit la valeur. Les vingt-quatre confrères dont je viens de citer les noms ont tous apporté, dans le champ qui leur fut imparti, quelque chose d’utile, ou de vrai, ou de beau, et la simple énumération des disparus fait trop clairement apparaître les vides qui se sont produits dans nos rangs. Aucun n’aura de remplaçant, chacun aura un successeur, selon notre loi interne qui assure par une libre cooptation la continuité. Cette continuité dure depuis cent soixante-sept ans, et c’est beaucoup dans le monde moderne. Mais précisément l’idée qui a présidé à la création de l’Institut est essentiellement moderne.
Colbert avait pensé à réunir, « en les réconciliant », ajoutait-il, les sciences, les lettres et les arts, et ce projet avait échoué par suite de l’opposition de l’Académie française. Mais en 1795 l’esprit avait changé sous l’influence du XVIIIe siècle considéré dans son développement comme le siècle de l’Encyclopédie. L’innovation capitale ne consistait pas seulement à fédérer l’ensemble des classes en un organisme représentatif de l’unité de la culture, mais à introduire entre les sciences de la nature d’une part, les lettres et les arts d’autre part, une classe de sciences morales et sociales, ou, comme on dit depuis peu dans les Facultés des Lettres, de sciences humaines. C’était affirmer que l’esprit de l’homme et celui de la société, qui ont de tout temps constitué l’objet de la littérature et de la philosophie, pouvaient être abordés par des méthodes proprement scientifiques, c’est-à-dire objectives, qui ne se distinguent pas foncièrement de celles en usage dans les sciences de la nature. Cette idée-là est fille de l’Encyclopédie, mais pour l’instituer, ou en quelque sorte la légitimer, il n’avait fallu rien moins qu’une révolution. Si l’expression d’humanisme moderne a un sens, par rapport à l’humanisme classique défini par les humanités, c’est bien pour désigner la promotion de la science et surtout son extension à des domaines considérés, jadis ou même naguère, comme inaccessibles à une connaissance positive.
La notion de l’unité de la culture est aujourd’hui développée à l’échelle du monde, et avec des moyens considérables par des organismes internationaux. Mais l’Institut de France a sa vocation propre. Composé de compatriotes, nés ou enracinés dans le même sol, issus du même peuple, formés jusque dans leur façon d’être par la même langue maternelle qui leur permet de s’entendre à demi-mot, sans interprètes et sans casques, ils se sentent étroitement solidaires des destinées de la nation, de son passé, de son présent, de son avenir. Il n’est qu’une collectivité démographiquement négligeable mais fidèle à la mission que lui confia la Convention Nationale, celle de représenter et de défendre, dans chacune de ses classes comme dans son ensemble, la clarté de la civilisation française et son rayonnement.
Dans l’histoire de notre patrie, même aux jours où il paraissait raisonnable d’être découragé, celui qui n’a pas perdu courage a toujours eu raison. Chacun connaît le jugement de Richelieu sur le peuple de France qui, disait-il, « ne se tenant jamais au bien revient si vite du mal ». Cette vertu de rebondissement, on l’a appelée le miracle français, mais un miracle est une dérogation aux lois de la nature, et lorsque le même phénomène se reproduit avec une sorte de régularité, il apparaît bien plutôt comme la conséquence d’une loi naturelle, inscrite dans le caractère même d’une nation. Tôt ou tard, dans le cours d’une existence, collective ou individuelle, apparaît ce que Conrad le navigateur appelait « la ligne d’ombre », le passage difficile, quand le chemin devient obscur. Nous vivons dans un temps où beaucoup ont le sentiment d’affronter ce passage, et des augures vont répétant que notre civilisation est en péril. Mais l’important est de penser, de vivre et d’agir, comme si elle ne devait et ne pouvait périr.
De cette vieille maison, toute proche du quartier des Ecoles où se préparent les vocations de demain, comment ne pas penser à celle dont dépend tout l’avenir, à la jeunesse ? Elle ne se soucie guère de l’Institut ou même le traite avec désinvolture, mais, parce qu’il est composé d’hommes suffisamment avancés dans la vie pour se préoccuper de ce qui viendra après eux, il ne saurait lui rendre la pareille. Et c’est avec espoir qu’il voit se lever dans la génération montante une dure élite. Dans les universités, dans les laboratoires, ou dans la solitude, elle s’exerce aux longues patiences nécessaires aux découvertes et aux œuvres qui garderont à la culture française son empire. Faisons-leur confiance, à ces jeunes hommes qui, dans une époque où tout conspire à distraire ou à désemparer, tiennent fermement leur gouvernail. Ils franchiront la ligne d’ombre et, comme toujours dans la suite de notre longue histoire, ce qui semblait en péril sera sauvé.