SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi 21 décembre 1967
Discours sur les prix de vertu
PAR
M. MARCEL ACHARD
Directeur de l’Académie
Messieurs,
Après cent quarante-sept membres de notre Compagnie, j’ai le noble privilège de faire ici mon rapport sur les Prix de Vertu. Cet honneur qui nous incombe une fois l’an, chacun à son tour de bête, certains de mes confrères — et des plus grands — ont réussi à s’y dérober pendant vingt-sept années, tant il est redoutable.
Mais, comme l’a dit Gagarine, si j’en crois La Pravda, « à notre époque, les choses dangereuses sont les plus amusantes ».
Moi, je n’aurai tenu que neuf ans. Pourtant, je n’étais pas particulièrement désigné pour cette tâche.
Comme Jean Rostand, je suis un autodidacte de la vertu. J’ai commencé mes études très tard et j’ai eu peu de temps pour les exercices pratiques.
En outre, je reconnais que je n’étais pas doué.
J’aurais voulu, comme tant de mes prédécesseurs, m’efforcer de vous enthousiasmer par quelques cas saisissants de vertu indiscutable.
Malheureusement, en 1967, je ne peux guère que prononcer une oraison funèbre, à l’instar de l’Aigle de Meaux.
« Mes frères,
La vertu se meurt, la vertu est morte ! »
Mais, Monseigneur, quoi de plus naturel ?
Ovide disait déjà :
« La vertu n’est rien si elle n’est pas difficile » et Cicéron que « la seule récompense de la vertu est la vertu ».
Comment pratiquer une qualité dont les difficultés sont la seule récompense ?
Robert de Flers déclarait, de cette même place :
« La vertu, c’est comme la Bretagne : c’est beau, mais c’est triste. »
J’ajouterai : « La vertu, c’est comme l’Antarctique, c’est beau, mais, c’est désert. »
Pas tout à fait cependant.
En effet, vous le savez, Messieurs, notre Compagnie va, par vents et marées, à travers les bourrasques fétides du vice, à la recherche de ces mammouths, de ces ptérodactyles, de ces iguanodons, de ces derniers vestiges d’une époque révolue que sont les gens vertueux.
Et, comme elle a la foi et la tradition pour elle — et aussi des relations — elle en déniche quelques-uns.
Je vous parlerai tout à l’heure des plus remarquables d’entre eux
Horace disait :
« L’argent a moins de prix que l’or, l’or moins de prix que la vertu. »
J’ajouterai qu’avec le temps, étant devenue de plus en plus rare, elle a infiniment plus de prix que le diamant.
Et c’est là, Messieurs, que le bât nous blesse : malgré la générosité de M. de Montyon, c’est en monnaie de billon et non en sacs de diamants que nous pouvons sinon la récompenser, du moins l’honorer.
*
* *
Il m’a paru que la seule façon de mener à bien ce discours était de me rappeler que j’avais été journaliste. Et qu’au lieu d’une brillante dissertation philosophique, je pourrais peut-être m’en tirer en faisant, sur la vertu en 1967, une mise au point, une espèce de reportage.
En effet, la vertu, si elle est démodée, est tout de même d’actualité. On en parle toujours.
Pour en rire, mais on en parle.
Jusqu’ici, elle distillait un ennui dont la qualité ne masquait pas la profondeur.
Maintenant, elle fait rire parce qu’elle est synonyme de niaiserie.
Oui, nous en sommes là.
Le temps est proche où, comme elle, les fleurs nous paraîtront ridicules parce qu’elles sont jolies.
*
* *
Mais les Français sont-ils doués pour la vertu ? On peut se poser sérieusement la question.
Personnellement, j’y répondrai par la négative. La beauté leur a toujours inspiré moins de respect que le désir.
Les mignons d’Henri III, la gaillardise d’Henri IV, les écarts de jeunesse de Louis XIV, le Parc aux Cerfs de Louis XV, sans remonter jusqu’à Marguerite de Bourgogne, dont notre confrère Maurice Druon a si vertement dévoilé les turpitudes, ne leur proposaient pas beaucoup de modèles édifiants.
Jusqu’au XVIIIe siècle, autant dire que la vertu ne les occupe guère.
Madame de Sévigné écrivait d’un de ses amis « Il ne manque à ce garçon que quelques vices pour être tout à fait agréable. »
C’est Jean-Jacques Rousseau, lequel ne prêchait pourtant pas d’exemple, qui l’a mise à la mode.
Toutes les Eglises, dans un œcuménisme spontané, le secondèrent habilement et nous avons atteint tant bien que mal, plus ou moins vertueusement, le milieu de ce siècle.
Hélas ! comme toutes les autres, cette mode s’est démodée et, depuis dix-sept ans, à une vitesse grand Y.
Plus le V de « Vitesse » devient grand, plus celui de « vertu » diminue, suivant une équation dont M. Leprince-Ringuet pourrait, s’il y consentait, nous donner les variables...
Il faut en prendre son parti : c’est encore dans l’amour qu’on a le plus de chance, comme jadis, de rencontrer la vertu.
Je suis de ceux qui pensent que, quand il y a amour, il y a forcément vertu.
En effet. Aujourd’hui, deux êtres s’aiment.
Supposons un homme et une femme.
En 1967, c’est déjà une supposition.
Dans ce cas particulier, c’est à elle qu’on réclamera de la vertu, surtout si elle est jolie.
Au Moyen Age, on disait déjà :
« Une femme laide est mieux défendue qu’une église. C’est un droit d’asile dont on ne profite pas. »
Supposons donc une femme jolie.
La vertu lui est plus difficile qu’à une autre, étant donné qu’elle ne peut pas satisfaire tous les désirs qu’elle inspire. Et qu’elle n’a pas toujours envie d’y résister.
L’abondance de la demande entraîne la surenchère. Et telle qui résiste vingt fois succombe à la vingt et unième.
On chantait déjà sous le Directoire :
Pourquoi nous marier
Quand les femmes des autres
Pour être aussi les nôtres
Se font si peu prier ?
Au temps de Georges Feydeau, notre grand comique pouvait écrire que les femmes honnêtes respiraient la vertu, mais qu’elles étaient tout de suite essoufflées.
C’est qu’en vérité une femme inconstante, si elle n’a pas beaucoup de chance d’être vraiment heureuse, n’est jamais vraiment malheureuse non plus.
Ce qui constitue le plus fâcheux des encouragements.
Il fut d’ailleurs un temps où la résistance d’une femme n’était pas toujours une preuve de sa vertu, mais de son expérience.
Ninon de Lenclos, qui a été adorée jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans et qui, par conséquent, avait son idée de la chose, faisait, en technicienne, cette réflexion à la fois féroce et désenchantée : « L’amour ne meurt jamais de faim, mais souvent d’indigestion. » Aujourd’hui, comme on ne lui laisse pas le temps de désirer, il meurt souvent d’indigestion avant d’avoir connu la faim.
La faute en est un peu aux femmes.
Rassurez-vous, Messieurs, je ne vais pas dire du mal d’elles. Michelet affirmait :
« Les femmes sont une religion. »
Je suis un fidèle fidèle de cette religion-là.
Seulement, elles nous ont fait croire longtemps, grâce à des costumes vaporeux et des poses alanguies, qu’elles étaient des personnages de rêve.
Elles ont décidé récemment, de nous prévenir qu’elles avaient les pieds sur la terre.
Sur leur ordre, l’homme ne s’agenouille plus devant elles. Elles ne veulent plus être des déesses, mais des égales ou même des supérieures.
Un pilote peut être amoureux de Mademoiselle son moniteur ; un cultivateur de Madame l’ingénieur agronome : un avocat de Madame le Juge de première classe,
J’en ai eu l’exemple indiscutable à New York.
Un homme et sa fiancée avaient rendez-vous Central Park.
Il était soldat, probablement de deuxième classe, elle capitaine. Il a dû la saluer avant de l’embrasser sur la bouche.
En nous égalant, les femmes nous obligent à renoncer à cette humilité qui était l’orgueil de l’amour.
C’est parce qu’elles sont nos égales que j’ai pu entendre une ravissante jeune fille dire très tendrement à un petit jeune homme qui l’avait raccompagnée — politesse déjà un peu tombée en désuétude :
— Ah ! mon petit Jean-Louis, quelle merveilleuse soirée nous avons passée ! Je ne regrette pas les dix mille francs que je t’ai prêtés !
*
* *
Les amoureux d’aujourd’hui, écœurés des contradictions et des commentaires poétiques auxquels l’amour a jusqu’ici donné lieu, ont décidé de ne plus parler leur amour.
Assez de paroles, des actes !
Si on en parle, on en parle après.
Seulement, en 1967, — même après — on s’exprime par onomatopées. On ne dit plus jamais « Je t’aime », mais « Tu es du tonnerre », « Tu es vachement sympa », « Tu es nuptiale », ou, plus simplement encore : « Ce soir, la clé sera sous le paillasson. »
Dans un film sur la jeunesse, sorti il y a deux mois, on entendait des dialogues comme celui-ci, éclairant les conceptions sociales des adolescents :
— Si tu continues à me dire « vous », je finirai par penser que tu es bizarre.
Ou encore :
— Tu la connais vraiment bien ?
— Ben dis donc ! il me semble : je l’ai draguée hier soir ! Ou celui-ci, dépeignant des mœurs d’insectes :
— Tu es vierge ?
Et la fille de répondre :
— Non, mais il ne m’est jamais arrivé de me réveiller à côté d’un homme autre qu’un copain. (Elle n’employait pas le mot « réveiller ».)
Cette phrase enfin, qui donne la mesure de leur inconscience et de leur cynisme :
— Je n’ai jamais vu un rôti aussi grand !... En tous cas, pas depuis Jeanne d’Arc !
Les ruptures se font dans la vie sur le même ton que dans ce film.
On ne dit plus jamais :
— Tout est fini.
mais
— Bye bye !
A la rigueur « Ciao ! »
On n’ose plus se quitter dans sa langue maternelle.
*
* *
Comme on ne parle plus, on ne compte positivement que sur son physique. Il y a seulement deux ans, on avait supprimé la coquetterie. Etre beau ne plaisait pas. C’était plutôt une mauvaise note.
Mais s’efforcer d’être vilain ne suffisait pas non plus. Il fallait encore être sale. Les filles se maquillaient à la poussière et les garçons au charbon de bois.
On était dégoûtant par snobisme.
C’est fini, ça.
Les hommes vont chez Alexandre et chez Cardin.
Les femmes ont décidé que le meilleur moyen de faire apprécier leurs attraits était d’en montrer le plus possible.
La mini-jupe est encore un rideau, mais qui ne nous prive guère que d’une toute petite partie du spectacle.
La briéveté est l’âme de la mode.
Le strip-tease est dans la rue et la pudeur pour les femmes, c’est savoir jusqu’où on peut aller trop loin.
Elles sont allées si loin que je crains la famine chez les mites.
Au début du siècle, la meilleure amie d’une coquette disait : « Hier, elle avait une robe qui la masquait complètement. On ne voyait rien d’elle. Heureusement ! »
La meilleure amie d’une coquette d’aujourd’hui dirait : « On pouvait presque voir sa jupe hier. Mais à peine. Ce qu’elle est imprudente... »
Pour intéresser le public à ses charmes, une actrice n’a qu’à se mettre en prise directe.
Et se présenter « légèrement vêtue », « largement dévêtue » ou « pas vêtue du tout » suivant la curiosité qu’elle a l’intention de susciter.
Elle n’a pas besoin d’avoir recours au subterfuge de Gipsy Rose Lee, la célèbre danseuse nue qui, en 1920, dans le même but publicitaire, se faisait précéder à l’hôtel Pierre de trente-sept valises... vides !
La vertu est, si j’ose dire, attaquée sur tous les fronts.
« Où s’arrêtera cette escalade, cette fameuse escalade sexuelle que nous sommes censés effectuer ? » demande avec beaucoup d’exquise ironie une jeune journaliste, Monique Pantel.
« Les uns disent : la liberté sexuelle est à son apogée. Nous vivons une époque de jambes en l’air. Les autres : la différence entre les sexes diminue de jour en jour. La sexualité disparaît au profit de la copinerie. »
Et elle ajoute :
« Autant de problèmes encore plus insolubles que ceux des robinets de mon enfance, où une baignoire se vidait en même temps qu’une autre se remplissait et où il fallait calculer l’âge de la bonne qui les manœuvrait... »
Monique Pantel a raison.
L’escalade dont elle parle fait des bonds prodigieux au théâtre, au cinéma et dans le roman.
Une héroïne de feuilleton, aussi vertueuse qu’elle soit, ne garde sa fidèle clientèle de lecteurs que si elle est violée au moins une fois tous les deux numéros.
C’est le cas de Caroline chérie, d’Hortense 14-18 et de l’Indomptable Angélique.
Au cinéma aussi, le viol fait recette.
Citons pour mémoire le célèbre viol japonais de La Source, celui, très américain du Penthouse, et enfin, le viol bien français de Jacques Doniol-Valcroze.
Alfred de Vigny, en émettant sa sombre prédiction d’Eloa :
« Et les sexes mourront chacun de leur côté... » faisait — oh ! bien involontairement, — la publicité de l’Escalier, comédie de Charles Dyers.
Cette pièce qui remporte un grand succès est l’histoire d’un couple d’homosexuels vieillissants.
Rien ne nous est épargné de leur médiocrité, de leurs querelles lamentables et sordides, de leurs frivoles et misérables secrets.
Au cinéma, The Servant nous avait déjà proposé ce thème, mais avec un mystère, un tact, et aussi une sournoiserie que M. Charles Dyers, en en faisant bon marché, a rendus caducs.
Dans sa comédie, le rire tout-puissant pulvérise les préjugés et dissipe la gêne. Par le rire, le spectateur arrive à la pitié. Et, par la pitié, à l’indulgence.
Charles Dyers donne à son couple tant d’excuses, qu’on sort du théâtre tout étonné d’admirer encore les femmes et d’être resté normal.
L’amour qui n’osait pas dire son nom, au temps d’Oscar Wilde et d’André Gide, le crie maintenant sur les toits.
Et la voix est claire.
Et elle porte.
*
* *
L’inceste, lui, n’est pas encore dans sa période comique.
La faute en revient probablement à Sophocle, qui l’a sublimé.
Un grand critique de l’Angleterre actuelle, celle des Beatles et de Carnaby Street, (qui n’est plus, il faut l’admettre, celle de Victoria) s’étonnait
« Je ne comprends rien à ces livres d’aujourd’hui. Qu’ils soient anglais, américains, français ou allemands, ils n’ont ni commencement ni fin, seulement un petit inceste au milieu. »
« J’en ai trente-deux sur ma table », ajoutait-il, « quatorze entre le frère et la sœur, onze entre la mère et le fils ; seulement quatre entre le père et la fille, je ne sais pas pourquoi ; un seul entre la mère et la fille — le plus croustillant — ; un entre le père et le fils, très banal ; et le dernier, qui est parvenu à me choquer, entre le grand-père et sa petite-fille... »
L’inceste ne sévit pas que dans la littérature.
Il a gagné le cinématographe.
Dans Ma sœur, mon amour, de Vilgot Sjoman, avec la seule excuse du xviii’ siècle, Charlotte peut soupirer à son frère Jacob, qui revient après une courte absence :
— C’est ton odeur qui m’a le plus manqué...
Et elle peut, à la suite de cette réflexion, avoir un enfant de lui sans susciter d’étonnement à réactions dans la salle !
Ingmar Bergman, par deux fois, s’est intéressé au problème. La première, timidement, dans Comme dans un miroir, la seconde de plus près, dans Le silence.
Là, une sœur aime sa sœur, qui ne l’aime pas et la torture si bien que la pauvrette pense au suicide.
Les Italiens n’ont pas voulu être en reste.
C’est Lucchino Visconti qui tente de damer le pion à Bergman avec Sandra, dont l’héroïne, déçue par son mari, se jette, tout naturellement, dans les bras de son frère.
La France a voulu aussi dire son mot — et par le pape du nouveau roman soi-même.
M. Jacques Garai considère que Transeurop Express, d’Alain Robbe-Grillet, ne mérite guère qu’un accessit de sadisme. Mais je le trouve bien sévère.
Il est évident que les Américains on fait mieux avec Les Anges sauvages. Mais ils sont trop carrés pour s’intéresser à l’inceste et se contentent naïvement de profanation de sépulture et de viol dans un temple...
J’imagine une suite d’Œdipe, dans laquelle celui-ci serait peut-être blâmé par quelques esprits chagrins pour le meurtre de son père, mais félicité par tous les Thébains pour s’être donné des petites sœurs.
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* *
Le vice sous toutes ses formes n’est plus un objet de répulsion.
Il est comme certaines personnes très laides : plus on les regarde, plus elles vous plaisent parce qu’on s’y habitue. Comme on voit le vice partout, on ne peut pas ne pas s’y habituer.
D’une faute grave, dont on disait encore il y a deux ans
« Oh ! c’est horrible ! »
on dit aujourd’hui :
« Oh ! que c’est vilain... »
Le bien et le mal baignent dans une lumière crépusculaire. Jean-Paul Sartre refuse le Prix Nobel, mais réclame à cor et cris de faire partie d’un Tribunal.
Jean Genet est notre Villon. Et plusieurs de nos bons auteurs de romans policiers ont passé des années sur la paille humide des cachots de droit commun. Ce qui en fait, sinon des Alexandre Dumas, du moins des abbés Faria.
On se dit :
« Je ne peux tout de même pas perdre mon temps à gagner de l’argent... »
Alors, on cherche — et on trouve souvent — des moyens de s’en procurer à loisir, c’est-à-dire dans une vie de loisirs.
Travers, dont le nom aurait dû inquiéter ses dupes, a détourné plusieurs milliards sans s’appliquer la semaine de quarante heures. Mais on n’a pas porté plainte contre lui, ses victimes n’étant elles-mêmes pas tout-à-fait en règle et ayant essayé de se procurer « l’ardent métal » par des moyens proches des siens.
Avouons-le : même sur une plus petite échelle, même entre amis, il vaut mieux donner que prêter, cela revient au même. L’argent coûte cher.
Mais il n’est pas le seul.
L’honneur aussi.
Un homme d’honneur voulait, récemment, vendre les lettres d’amour que lui avait écrites une femme de lettres célèbre.
Il trouva un autre homme d’honneur pour lui en offrir deux mille dollars.
Seulement, on a de l’honneur ou on n’en a pas : le premier homme d’honneur estima que de telles lettres, avec une telle signature, en valaient au moins cinq mille.
C’est la vertueuse raison pour laquelle l’affaire ne s’est pas faite. La publicité suit les mêmes règles.
C’est ainsi qu’une marque de cigarettes n’hésite pas à proclamer « Fumez les cigarettes W. C’est tellement bon que c’est presque un péché. »
La politesse obéit aux mêmes impératifs.
Exemple : un gentleman n’a pas le droit de frapper une femme en gardant son chapeau sur la tête.
L’homme qui a un peu de vertu — et je le sais pour en avoir eu deux ou trois fois dans ma vie — en tient, au jour le jour, une comptabilité sourcilleuse.
Il sait, à un centime ou à un plaisir près, ce qu’il lui en a coûté de ne pas avoir fait de bêtises ce jour-là.
C’est cette épouvantable pagaille d’actions et de sentiments qui creuse, d’année en année davantage, le fossé entre les parents et les enfants.
Il y a dans chacun de ceux-ci un Poil de Carotte qui sommeille et qui pourrait s’écrier :
« Donnez-moi de l’argent, puisque j’aime ma mère ! » Seulement voilà : en 1892, quand Villiers de L’Isle Adam ricanait cet alexandrin, c’était pour parodier François Coppée. La parodie en est évanouie.
Le Tout le monde ne peut pas être orphelin de Jules Renard n’est pas encore dans les cœurs, mais il est déjà dans les conversations.
Le fossé n’existe d’ailleurs pas qu’entre les parents et les enfants. Il est aussi entre les générations.
La génération actuelle, qu’on ne peut pas accuser d’être abrutie par l’alcool, comme le furent certaines précédentes, peut compéter victorieusement avec elles en buvant du lait et des jus de fruits.
L’exemple déplorable de leurs aînés — Culpa nostra, culpa nostra, maxima culpa nostra —, la liberté des mœurs mal entendue, (les surprises-parties et les caves par exemple) et, il faut bien le dire, l’indulgence des parents qui est devenue LE système d’éducation, l’argent de poche trop généreusement dispensé créent une espèce de climat presqu’anarchique, qu’André Roussin a stigmatisé en un raccourci saisissant :
« Ils se foutent même de ce qui les intéresse ! »
La contagion est telle, que la conversation des gosses, à la sortie de l’école communale, devrait être interdite à tous les autres moins de dix-huit ans...
*
* *
Heureusement, un proverbe yiddish dit très justement Par exemple n’est pas une preuve.
En effet, j’en étais là de ma peinture à la lumière noire, lorsque je m’avisai de lire le rapport de mon illustre prédécesseur, François Mauriac.
Il écrivait
« Notre époque n’est pas plus corrompue qu’une autre. Il est remarquable que toutes les époques ont eu la prétention d’exceller dans le mal. Toutes se sont comparées au Bas-Empire. »
Et il concluait :
« En réalité, le mal, dans ce monde de la chute qui est le nôtre, est continu et égal à lui-même. »
Mais sa conclusion est de 1960 et en sept années, les choses ont subi une détérioration assez rapide.
Cependant, des œuvres comme « Le Groupement des Intellectuels Aveugles » de la rue Duroc, « L’Aide à toute Détresse » de Noisy-le-Grand, « L’Orphelinat des Arts » de Courbevoie et « Le Mouvement pour les villages d’enfants » de Levallois-Perret donnent raison à François Mauriac.
Et que dire de la vertu qui ne sait pas qu’elle est la vertu, celle qui combat en franc-tireur, celle de Marie-Louise Bertuit, d’Odette Olivier, de Louise Gargadennec, de Françoise Stephan et de Mme Faguet ?
Toutes ces merveilleuses femmes ont renoncé à vivre pour assumer l’existence des autres. Elles s’en sont faites volontairement responsables.
Certains de ceux dont elles répondent ne sont pas toujours dignes d’intérêt et paient leur bonté de mauvais traitements et d’ingratitude.
Mais rien ne décourage ces héroïnes, ces James Bond de la Charité.
Elles mettent une telle ingéniosité, une telle habileté à couper un sou en quatre, à être partout à la fois ; un tel mystère aussi, avec la seule approbation de leur curé, du commissaire de police et de leur conscience, qu’on a honte : Qui d’entre nous accepterait cette vie ?
Malheureusement, toutes, quoique sanctifiées par la charité, sont d’un âge assez avancé.
Et comment pourrait-il en être autrement ? puisque c’est toute une vie exemplaire qu’on leur demande pour que leurs vertus soient reconnues.
Un demi-siècle de vertu, surtout si on a débuté dans le sacrifice à quinze ans, comme ce doit être long !
La fondation de M. de Montyon avait pour but, de son aveu même, de « tirer les vertus de l’obscurité et de jeter dans le public la semence des mœurs ».
Programme édifiant et qui réconforte, mais bien difficile à suivre ! Car si le vice est contagieux, la vertu est plus chancelante que communicative.
Certains apprentis, qui ne demanderaient pas mieux que de s’y essayer, ne sont-ils pas rebutés par la perfection même de nos lauréats ?
La très grande vertu ressemble à une fresque de Delacroix, dont nous ne sommes, pour la plupart, guère capables que d’esquisser de vagues esquisses de brouillons...
Je sais bien qu’avec son joli sourire, André Maurois nous disait « La vertu, c’est l’habitude d’être bon. »
Mais c’est une habitude difficile à prendre !
On prend facilement des habitudes de paresse, l’habitude de fumer pendant les repas, l’habitude de remonter sa pendule, de se coucher en chien de fusil, l’habitude du L.S.D., l’habitude de déjeuner avec des amis le dimanche, l’habitude de chanter dans sa baignoire... Mais la bonté devient rarement une seconde nature.
On est bon par foucades, ou, si vous voulez, par coups de cœur.
Or, ce qui est difficile, c’est d’être aussi bon à dix-neuf heures quinze qu’à midi dix, comme les saintes femmes que je vous ai citées.
Il ne s’agit pas de réussir de grands coups de bonté dont on parle dans l’histoire, comme celui de saint Martin, mais d’être à l’affût des petites occasions de bonté. Et il y en a !
On peut être bon de toutes les façons.
Avec de l’argent, c’est facile.
Mais on peut parfois suppléer à son absence par l’imagination, ainsi qu’en fait foi l’histoire du poète et de l’aveugle du Pont des Arts.
Un beau matin d’avril, l’aveugle du Pont des Arts agitait vainement sa sébille devant les passants indifférents.
Une heure, deux heures, trois heures s’étaient écoulées sans que personne jamais s’arrêtât...
Survint un poète, qui lui dit :
— Mon pauvre vieux, je ne peux rien pour toi. Je suis aussi démuni que toi : mes poches ne sont pas seulement vides, mais percées.
Il allait s’éloigner, lorsqu’il se ravisa
— Dis donc, je suis idiot ! Je peux tout de même t’aider, attends !...
et il écrivit quelques mots sur l’affichette par laquelle le malheureux recommandait aux promeneurs son infortune.
Et s’en alla.
Alors, à la stupeur de l’aveugle, les dons affluèrent dans sa sébille bientôt pleine.
Il voulut savoir les raisons de cette générosité subite et il interrogea sa dernière donatrice :
— Mais qu’y a-t-il donc d’écrit sur ma pancarte ?
Et la dame répondit :
— On a écrit : « Je suis aveugle. C’est le printemps et je ne peux pas le voir. »
*
* *
Je sais bien que de bons esprits estiment que nos citations à l’ordre de la vertu sont par trop traditionnelles, académiques ; pour préciser leur pensée, rétrogrades ; que la vertu, en 1967, ne peut se contenter de l’amour des parents, de la famille et du prochain, ou du dévouement des serviteurs à leurs maîtres.
Notre temps exigerait des vertus plus imprévues, plus fraîches et plus violentes.
Les normes de la société évoluent et, avec elles, les critères de la morale.
Si nous admettons ce point de vue, où trouver la relève ?
Eh bien ! je crois, avec François Mauriac, que le jardin miraculeux du sacrifice, tout envahi qu’il soit par les mauvaises herbes, n’en produit pas moins des fleurs éclatantes, dont nous ne renoncerons pas à être les jardiniers, peut-être maladroits, mais de bonne volonté.
On parle de l’âge, de plus en plus tendre, des enfants perdus. Mais on ne souligne pas assez la précocité des garçons et des filles qui sauvent du feu, de l’eau et d’innombrables périls, d’autres enfants et parfois même des adultes.
Il y en a, plusieurs fois par jour.
On les évoque brièvement, dans les entrefilets des journaux, tandis qu’on réserve les gros titres aux jeunes monstres.
Or, en montrant l’horreur du crime, on n’en réduit pas la fascination. Mais, au contraire, on peut créer l’émulation du courage. Le rugby, c’est bien ; le secourisme, c’est mieux.
A qui aime son demi d’ouverture, bravo ! A qui étend cet amour aux inconnus, bravissimo !
L’idéal serait de considérer le monde entier comme son équipe.
La relève, je la vois dans les infirmières qui, dans des hôpitaux vétustes, au milieu de difficultés matérielles incroyables, gardent l’amour de leur métier et de leurs malades.
Je la vois dans les assistantes sociales, qui vont, pour essayer de le secourir à la recherche du malheur, sans espérer, les unes ni les autres, une récompense de Dieu.
Je la vois dans ces chercheurs, qui s’efforcent de découvrir dans des laboratoires glacés, les données fondamentales de la vie et de la maladie.
Je la vois dans ces étudiants, qui consacrent leurs vacances à reconstruire des villages et des châteaux, à réparer les dégâts causés par les inondations à Venise ou à Florence, ou ceux causés par les tremblements de terre d’Agadir ou de Skoplje.
Je la vois dans la nouvelle génération studieuse, qui se bat pour avoir une place dans un amphithéâtre ; dans ces jeunes gens avides de savoir qui, malgré les épouvantables ravages du progrès, croient encore au progrès, dans cette jeunesse qui entend affirmer sa personnalité autrement que par le scandale et qui nous donne une grande leçon d’espérance en croyant à l’avenir, alors qu’il semble y avoir si peu d’avenir.
Quand je compare tristement mon rapport à ceux d’Ernest Renan, de Paul Valéry et de tant d’autres profonds philosophes, je me rends compte que ce qui aurait dû être une page d’anthologie n’est guère qu’un instantané photographique, que son actualité le condamne au provisoire et qu’au lieu d’une dissertation, c’est un appel au secours.
C’est aussi un bulletin de santé, comme je souhaiterais qu’en établît chaque année celui de mes confrères qui occupera cette place.
Seul, un bulletin de santé nous permettra d’améliorer notre moyenne.
Je sais bien que Jean Rostand, en 1962, imaginait qu’après les « tranquillisants », nous aurions les « moralisants », que des médicaments suffiraient à modérer l’envie, calmer l’ambition, éteindre la soif des honneurs et que nous pourrions devenir parfaits grâce à des pastilles de dévouement, des comprimés de mansuétude et des pilules d’abnégation.
Je ne crois pas qu’il en soit besoin : nous devrions être capables de secréter l’autovaccin qui les rendrait inutiles.
Tout en ayant appris de Cicéron que la seule récompense de la vertu est la vertu, nous devrions être vertueux sans effort, nous devrions pratiquer les plus belles qualités humaines parce que nous ne pourrions pas nous en empêcher.
Il faudrait que cet autovaccin nous contraignît à la patience, à la bonté et au sacrifice.
J’ai fait souvent ce rêve étrange et pénétrant qu’à force de vertu, nous en arrivions à ne nous occuper que des autres par égoïsme.
C’est la grâce que je me souhaite, Messieurs, ainsi qu’à nos intrépides auditeurs.