Obsèques d'Henry Bordeaux, à Cognin

Le 3 avril 1963

Marcel ACHARD

Obsèques d'Henry Bordeaux

de l'Académie française

Discours prononcé à Cognin

le 3 avril 1963

par M. Marcel Achard

Dircecteur de l'Académie

 

C’est au nom de l’Académie française et de vos innombrables admirateurs que je viens vous saluer pour la dernière fois, mon cher bon maître, mon noble ami.

Nous nous étions habitués à ne plus nous occuper de votre santé. En janvier 1940, nous avions fêté votre jubilé et, il y a trois ans, vos soixante-dix ans de vie littéraire.

Vos investigations perpétuelles et votre passion de la vie nous empêchaient de penser qu’un jour, vous seriez aussi, vous, le grand vivant, atteint de la terrible difficulté d’être.

Ainsi que vous l’avez dit, vous avez été à 19 ans le plus jeune avocat de France, à 25 ans le plus jeune maire de France, à 49 ans le plus jeune académicien français, j’ajouterai, à 93 ans, le plus jeune en même temps que le plus ancien des gentilshommes de lettres.

Vous donniez des lettres de noblesse à notre qualité d’immortels.

Vous aviez composé, il y a vingt-trois ans, votre petite prière de septuagénaire, d’une élévation et d’une simplicité merveilleuses : « Mon Dieu, disiez-vous, accordez-moi une vieillesse saine, laborieuse et bienfaisante. »

Vous n’aviez pas osé ajouter « heureuse », parce que, vous rappelant le mot de Louis XIV au maréchal de Villeroi après une défaite, « A notre âge, Monsieur le Maréchal, on n’est plus heureux », vous estimiez déjà que seul vous intéressait le bonheur des autres.

Dieu vous a exaucé.

Votre vie a été laborieuse. Vous avez eu tous les honneurs, toutes les gloires. Mais ne se croient arrivés que ceux qui n’espèrent pas aller plus loin. Vous alliez loin. Et, il y a trois ans, vous écriviez un de vos chefs-d’œuvre, un livre preste, ironique et charmant, Quarante ans chez les Quarante, dans lequel vous alliiez malicieusement le blâme et l’éloge.

A tous nos confrères qui se demandent anxieusement comment s’achèvera leur vie spirituelle, vous donniez ce réconfort et cet exemple.

Votre fille Paule, qui a hérité de vos dons, a écrit

« La jeunesse est donnée aux uns jusqu’à la fin, refusée aux autres dès l’adolescence. Ce don merveilleux lui a été accordé : jeunesse du cœur, curiosité insatiable de l’esprit et des yeux, faculté de s’enthousiasmer, de s’indigner, de se passionner, vigueur d’une production jamais ralentie, jeunesse du cœur et jeunesse de l’âme. »

Cette jeunesse, vous en avez donné la recette.

« Ah ! les visages des hommes, disiez-vous, et ceux plus doux et clairs, plus lisses et délicats des femmes, comme nous les connaissons mal dans la vie quotidienne ! Comme nous savons peu les interroger, les pressentir, les comprendre ! Ceux des passants et des passantes que nous frôlons, nous n’en apercevons le plus souvent que la médiocrité, quand un peu de patience et de divination nous révélerait en eux l’empreinte humaine et la ressemblance divine. »

La plupart de vos admirateurs ne connaissent de vous que le romancier. Comment les en blâmer, puisque dans « Les auteurs juges de leurs œuvres » vous n’avez pas hésité à écrire :

« Mes romans sont trop nombreux pour que je les commente. »

Mais aussi quel romancier ! Je cite au hasard : La Neige sur les pas, La Robe de laine, Les Murs sont bons, La Peur de vivre, L’Ecran brisé, Les Yeux qui s’ouvrent, Yamilé sous les cèdres, La Chartreuse du reposoir, La Croisée des chemins, j’en passe sinon des meilleurs.

Tous — ou presque tous — sont liés à votre terre natale.

En établissant le décor de La Robe de laine, vous avez dit à peu près : « Si je ne précise pas davantage, chacun pensera que l’histoire se passe en Savoie. »

C’est que la Savoie et ses montagnes sont au cœur même de votre œuvre.

Un chasseur de chamois vous a dit pourquoi, un jour que vous cheminiez avec lui sur les cimes : « La montagne, c’est l’antichambre de Dieu. »

C’est dans un parc, au bord du lac, au pied de Thonon, proche le village de Rives, disiez-vous, « oui, c’est dans ce parc abandonné sous ma ville natale, que je voudrais que vous pensiez à moi, vous qui m’avez aimé, ne fût-ce qu’une seconde, pour une phrase, pour un frisson, pour un paysage, pour un visage de femme, pour votre ,jeunesse, pour le goût et la force de vivre que vous avez retrouvés en me lisant. Vous me reprocherez peut-être un jour d’avoir trouvé la nature et les femmes trop belles et les hommes trop bons. C’est un reproche qui n’est pas déshonorant et que, pour ma part, j’accepte avec plaisir, car il m’est facile de répondre : Que voulez-vous ? Je suis né en Savoie et j’ai fréquenté les Savoyards ».

Mais l’amour de la terre natale ne suffit pas à faire un romancier de votre envergure.

Pierre Benoît, qui s’y connaissait, dans une longue étude qu’il vous a consacrée, disait :

  • Du véritable romancier, il possède les deux vertus éminentes la fécondité de la vie, la vie c’est-à-dire cette puissance mystérieuse qui lui permet de saisir son lecteur par la main, de le conduire où il veut, de ralentir sa marche et de sentir la marche de l’autre qui se ralentit, d’aller plus vite et de sentir qu’il va plus vite et de ne lui rendre enfin sa liberté que là où il a décidé de l’amener, vaincu, brisé, reconnaissant. »

Vous avez eu, pour votre métier d’écrivain, plus qu’une vocation un culte.

« Je suis entré dans la littérature, disiez-vous dans votre discours de réception, comme on entre dans les ordres. » Et vous ajoutiez :

« Il faut rendre à ce grand mot de littérature trop souvent profané son plein sens. On a osé le confondre avec le verbiage, la rhétorique, quand il est appropriation, justesse des pensées, probité de la langue, raison, grâce et lumière. »

Votre œuvre justifie pleinement cette profession de foi. Elle est volontaire et préméditée, sous une apparence de facilité et de douceur. Elle se signale par une complète absence de mélancolie et une magnifique sérénité.

En 1900, vous disiez, avec quarante ans d’avance, « La tristesse et le désenchantement de nos aînés ne nous suffisent plus. »

Vous aviez un sens très aigu de vos responsabilités d’écrivain, un grand respect de votre lecteur. On a beaucoup admiré la solidité de vos thèmes. Vous nous avez confié que vous la deviez aux années que vous aviez passé au barreau.

Les Roquevillard, Le Chêne et les Roseaux, Le Lac noir, Le Carnet d’un stagiaire, Murder-Party, Valombré, L’Affaire de la rue Lepic et Cas de Conscience en témoignent.

Vous avez toujours désiré être utile sur le plan familial, social, moral, français ; vous avez pris grand soin de ne pas fourvoyer les esprits et les âmes.

Henri de Régnier disait de vous que vous étiez un romancier moral. Mais un grand écrivain anglaisa plus justement affirmé que vous étiez « le grand chemin français ».

On a beaucoup parlé de votre droiture et de votre dignité. Notre dignité n’est pas seulement ce que nous faisons, mais ce que nous comprenons. Vous avez merveilleusement compris votre époque, une longue époque, qui va de 1890 à 1963.

On a beaucoup attaqué votre œuvre et, il faut bien le reconnaître, en se servant du mot d’Henri de Régnier. Mais nous savons depuis Oscar Wilde que l’on accuse d’immoralité — ou d’excès de moralité — les écrivains que l’on veut perdre. C’est le cas aujourd’hui où la moralité est hors la loi.

La santé de l’écrivain, celle qui permet de peindre la vie avec des couleurs claires, a mauvaise presse. On a tant étudié de monstres, on en a tant fait des héros de romans, que l’homme de bien est lentement devenu une espèce de monstre.

Vous nous montriez de fort honnêtes gens aux prises avec la passion, tour à tour la dominant ou dominés par elle.

Vous disiez souvent : « Que voulez-vous ! Si j’ai peint de braves gens, c’est que j’en ai connus. »

Aux forces qui dissolvent, vous avez préféré celles qui conservent. Vous avez chanté ce que vous appeliez « la chère autorité de la terre natale ».

Mais les mots de patrie, de famille, d’honneur, de probité, de sacrifice, de pureté sont devenus hors d’usage et votre œuvre en a souffert momentanément.

Dans ce monde nouveau, l’héritage que vous aviez reçu et que vous avez transmis semble perdu.

Mais si j’en crois votre prédiction de 1960, notre monde n’est pas mort. « Un jour ou l’autre, écriviez-vous, il arrivera que ce monde nouveau, lassé du bruit, de l’industrie et des villes, redécouvrira le silence, la demeure cachée dans les bois, la marche à pied, la pérennité des champs et le sens de la famille. J’ai confiance en mes livres qui célèbrent la Maison, symbole de la durée sur le même sol... et dont les générations nouvelles auront la nostalgie. »

Ainsi sera-t-il !

Et vous ajoutiez

« Nous marchons devant. En raison de notre âge, pas de notre héroïsme. Puissions-nous quand même être suivis et dépassés. » Ceux qui vous pleurent aujourd’hui le savent.

Reposez en paix, mon bon maître. Votre œuvre reprendra sa place. Vous l’avez dit, les murs sont bons.