Hommages à M. Eugène Ionesco[1]
et à M. Henri Gouhier[2]
prononcés en séance le 14 avril 1994
Est-ce la double appartenance d’Eugène Ionesco au pays qui l’a vu naître, la Roumanie, et à celui où s’est épanoui son génie, la France, qui lui a donné le sentiment d’être à la fois de ce monde et d’ailleurs ? Toujours est-il que, dès ses premières pièces, le décalage est saisissant entre l’univers qu’il dépeint et celui où nous respirons. Ses personnages se meuvent parmi des meubles qui ont plus de consistance qu’eux-mêmes. Leur dialogue est une enfilade de banalités monotones, qui crèvent, l’une après l’autre, comme des bulles d’eau gazeuse. Au premier abord, ils semblent, dans leur nullité et leur verbiage, n’avoir rien de commun avec nous. Et cependant, peu à peu, engourdis par le ronron de leurs conversations, nous nous reconnaissons en eux. Quand il avait treize ans, Eugène Ionesco était, disait-il, fasciné par l’art de Flaubert dans Un cœur simple. N’est-ce pas plutôt parmi les pages de Bouvard et Pécuchet qu’il a puisé son goût de l’absurde ? Cependant, à y regarder de plus près, les tristes héros de Flaubert sont très différents de ceux de Ionesco. Alors que, dans les aphorismes de Bouvard et Pécuchet, s’affirme la sotte prétention de s’instruire de tout et d’en instruire les autres, il n’y a dans La Cantatrice chauve, dans Les Chaises, dans Comment s’en débarrasser que la vanité des mots et l’inutilité des gestes. Ce n’est plus à la représentation d’une réalité comique que Ionesco nous convie, mais au cauchemar burlesque d’un dormeur qui est nous sans être nous.
Et le plus surprenant, c’est que ce festival de platitude, cette caricature de la mesquinerie humaine, a fini par conquérir un public innombrable. Des milliers de spectateurs, au cœur bien accroché et au cerveau lucide, se sont engoués pour ces aventures délirantes où les hommes se transforment en rhinocéros, où les cadavres ne cessent de grandir, où des dizaines de chaises attendent des derrières qui ne viennent pas. Sans doute trouverait-on, chez les plus sensés d’entre nous, un enfant qui sommeille et qui, réveillé en sursaut, se réjouit des loufoqueries de ce cruel montreur de marionnettes.
Mais cette vision bouffonne de la condition humaine a aussi un côté noir, qui nous oblige à réfléchir sur notre destin terrestre. C’est ce mélange de cocasserie et de désespoir métaphysique qui donne à l’œuvre de notre ami sa saveur amère. L’idée de notre misère charnelle et du gouffre insondable de la mort éclate dans ses dernières pièces, du Roi se meurt à Macbett.
Il a été l’auteur le plus joué de notre temps, et cela sur toute l’étendue de la planète. Des Français aux Japonais, des Américains aux Allemands, toutes les nations ont été subjuguées par son théâtre anti-théâtral. Sur le tard, il a délaissé la scène pour attaquer, dans ses écrits, la politique totalitaire de certains gouvernements et notamment des Soviets. Ce faisant, il retrouvait ses racines roumaines, la haine du dogmatisme, de la propagande, du lavage de cerveau, du culte de la personnalité. Au fond, cet inadapté, ce citoyen de nulle part, était un ami de la paix, de la tolérance, de la logique et du bon sens. Il fustigeait la médiocrité sur scène et il rêvait d’une société libre, responsable, baignée par l’amour du prochain, et où chacun pourrait s’exprimer selon ses convictions. Après s’être longtemps moqué de ses semblables, il était arrivé à une espérance spiritualiste, à une croyance mystique qui n’osait pas dire son nom. Ce sont ces contradictions d’un esprit clownesque et d’un cœur généreux qui feront que l’œuvre d’Eugène Ionesco, comme son souvenir, ne périront jamais.
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Trois jours après Eugène Ionesco, le 31 mars 1994, c’est notre doyen d’âge, Henri Gouhier, qui rendait le dernier soupir. Je le revois encore, à l’une de nos dernières séances — petite silhouette fripée et frêle, gagnant sa place à pas comptés. Il écoutait nos discussions les plus passionnées avec patience et effacement. Mais, quand on faisait appel à son opinion sur un point de linguistique, d’histoire ou de philosophie, son œil s’allumait, ses épaules se redressaient et il répondait avec une éblouissante pertinence. Docteur en philosophie, professeur à l’université de Lille, puis à la Sorbonne, il avait été élu à l’Académie des Sciences morales et politiques avant de l’être chez nous. Les honneurs qui avaient marqué sa carrière n’avaient jamais entamé sa modestie. On eût dit qu’il se plaisait dans la pénombre, qu’il redoutait les feux aveuglants de l’actualité. Tout en lui était gris, son costume, ses cheveux, son regard, sa voix. Mais, derrière cette apparence estompée, se dissimulaient une intelligence, un savoir, dont l’ardeur, à quatre-vingt-quinze ans, était celle de la jeunesse. Toujours calme, souriant et courtois, il donnait, à chacun, par sa gentillesse extrême, l’impression de s’intéresser à lui seul et de mieux le comprendre que quiconque.
Toute son œuvre, riche de quelque trente volumes, exprime sa curiosité de philosophe et d’historien. Élève d’Étienne Gilson, à qui il a succédé chez nous en 1979, il s’attache à éclairer tour à tour la pensée de Descartes, de Malebranche, de Pascal, de Fénelon, de Rousseau, de Maine de Biran, d’Auguste Comte, de Bergson. Mais il ne se contente pas d’analyser leurs travaux; il replace chacun de ces chercheurs d’absolu dans le milieu intellectuel de l’époque et décrit les interférences qui existent entre l’environnement culturel et le cerveau isolé du créateur. Ce qui le captive par-dessus tout, c’est l’influence du sentiment religieux sur les maîtres qui en paraissent les plus éloignés. Il s’efforce de démontrer que même les tenants de l’explication purement scientifique du monde sont en réalité des croyants qui refusent d’avouer leur angoisse devant l’inanité des chiffres et des expériences. Quelle que soit la valeur de ces savants de l’âme, le moment vient où ils doivent s’incliner devant un mystère qui les dépasse et qu’ils ne perceront qu’à leur entrée dans la mort. « L’univers remis à neuf par la science, l’homme ressuscité par la foi, telles sont les deux sources, continuellement récréatives, de la pensée
philosophique », écrit Henri Gouhier. Et cette simple phrase résume la permanente et féconde méditation de toute une vie.
Mais ce serait méconnaître une partie de son personnage, si on oubliait d’évoquer son amour du théâtre. Dès son enfance, il a été passionné par la scène et ses artifices. Il en avait découvert la magie grâce à sa grand-mère, qui l’emmenait au chapiteau d’Auxerre pour applaudir les exploits du Capitaine Fracasse. Cette fringale de spectacles l’a poursuivi même dans son grand âge. Son éclectisme le poussait à voir toutes sortes de pièces, des comédies de boulevard comme des tentatives d’avant-garde. Jean-Jacques Gautier me disait qu’il avait aperçu, avec surprise, Henri Gouhier, se rendant au fin fond d’une obscure banlieue pour découvrir une jeune actrice ou un metteur en scène aux innovations hardies. Il prouvait par cette démarche qu’un même esprit peut se délecter à lire du Malebranche ou à écouter du Feydeau... j’allais dire du Ionesco !
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Ainsi nos deux confrères, morts à trois jours d’intervalle, ont-ils, malgré des œuvres profondément différentes, un point commun qui mérite d’être signalé ici : l’indépendance intellectuelle, une grave préoccupation mystique et le goût du théâtre. Que Madame Henri Gouhier reçoive l’assurance de notre affliction à tous et de notre sympathie dans l’épreuve qu’elle traverse avec tant de dignité.