Messieurs,
Une fois encore, en l’espace de quelques mois, notre Compagnie est frappée par la disparition d’un de ses membres les plus éminents et les plus chaleureux. Élu en 1972 au fauteuil de Louis Armand, Jean-Jacques Gautier a su gagner très vite l’estime, l’affection, l’admiration de tous ceux qui ont eu la chance de l’approcher. Étant son voisin à nos séances, j’ai pu apprécier, en maintes occasions, sa gentillesse, sa sensibilité, sa droiture, sa culture, sa courtoisie, son courage tranquille et la sûreté de son jugement. Quand il intervenait lors des réunions de nos commissions littéraires, pour donner son opinion sur un livre, c’était toujours avec une pondération et une probité exemplaires. À soixante-dix-sept ans, il avait gardé un enthousiasme juvénile qui électrisait les plus blasés d’entre nous.
Sa carrière fut double, et il connut le succès dans les deux voies qu’il avait choisies : la critique dramatique et le roman. Ses chroniques du Figaro firent de lui, dès 1944, le censeur le plus lu, le plus redouté, le plus suivi de l’univers théâtral. N’écoutant que sa conscience, il distribuait avec une égale autorité les éloges et les blâmes. Auteurs, acteurs, directeurs, metteurs en scène tremblaient à l’idée de lui déplaire. Qu’il me soit permis, à ce propos, de rapporter une anecdote personnelle qui le peint tout entier. En 1946, m’étant retrouvé, par le plus grand des hasards, Directeur littéraire d’un nouvel hebdomadaire, Cavalcade, dont notre Secrétaire perpétuel M. Maurice Druon dirigeait le département de politique étrangère, j’avais demandé à Jean-Jacques Gautier d’assurer la critique dramatique du journal. Or, j’avais écrit, entre-temps, une pièce, Les Vivants, que Raymond
Rouleau avait montée somptueusement au théâtre du Vieux Colombier. Le premier article de Jean-Jacques Gautier dans Cavalcade fut consacré à ce spectacle. Il m’adressa sa chronique et je constatai avec tristesse que c’était un éreintement magistral. Sans doute avait-il fallu beaucoup de fermeté d’âme à Jean-Jacques Gautier pour démolir ainsi le Directeur du journal où il faisait ses débuts. Mais il ne transigeait pas avec ses convictions. Dans une lettre accompagnant l’envoi il me disait simplement qu’il me laissait libre de ne pas publier son papier en raison du mauvais effet que ce jugement risquait de produire sur la clientèle de l’hebdomadaire. Or, ma décision avait été prise dès la première minute : il importait que le texte parût tel quel pour affirmer l’indépendance des collaborateurs de Cavalcade vis-à-vis de la direction. C’est ainsi que le plus mauvais article sur ma pièce fut publié dans les colonnes de mon propre journal. Mon amitié, mon respect pour Jean-Jacques Gautier datent de ce temps-là. Ils ne se sont jamais démentis depuis.
Jean-Jacques Gautier avait, pour le théâtre, une passion dévorante. « Pour moi, disait-il, le théâtre est une fête, une cérémonie, une chose de beauté, une entreprise de noblesse, un délassement, un ordre et une musique, une joie. » Pourtant, il n’écrivit jamais lui-même pour la scène. Son imagination foisonnante le portait vers le roman. Dès 1945, son premier récit, L’Oreille, d’inspiration fantastique, frappa les lecteurs par sa force et son originalité. L’année suivante, il obtenait le Prix Goncourt avec la très réaliste Histoire d’un fait divers. Suivirent Les Assassins d’eau douce, Le Puits aux trois vérités, La Demoiselle du Pont-aux-Anes, Mariala-Belle, Cher Untel, d’autres romans encore et notamment la merveilleuse Chambre du fond, qui lui valut le prix du Prince de Monaco en 1970. Tout récemment, il nous donna une œuvre étrange, intitulée Une Amitié tenace, qui alliait la pureté classique de la forme à l’ambiguïté noire, obsessionnelle, quasi dostoïevskienne du fond. Son dernier roman, Le Temps d’un sillage, renforçait chez le lecteur la notion du mystère que recouvre une prose en apparence limpide. Tout Jean-Jacques Gautier est là; correction, retenue, élégance et, au-dessous, l’abîme des pulsions secrètes. La discrétion masquait chez lui le tumulte des sentiments. Sa vie même fut un exemple de modestie et de dignité. Un père pharmacien en province, une enfance choyée, des études honnêtes, des années grises de captivité, une brillante ascension dans le journalisme, un passage remarqué au poste de Secrétaire général de la Comédie-Française, et puis des livres, des livres,
des livres, la consécration, l’Académie, toutes sortes d’honneurs dont aucun ne lui a tourné la tête. Depuis quelque temps, il pressentait sa fin prochaine, et, au dire de son entourage, l’attendait avec la grave sérénité de ceux qui ont hâte de « savoir ». Rongé par la maladie, il dominait sa souffrance pour ne pas affliger ses proches. A quelques jours de sa mort, il rassembla ses forces pour écrire encore un article étincelant destiné à son cher Figaro, sur notre nouvel élu, Bertrand Poirot-Delpech, dont il saluait l’entrée parmi nous. Ainsi, jusqu’à son dernier souffle, affirma-t-il son goût de la plume, son culte de l’amitié, sa passion pour l’honnêteté intellectuelle. Nous n’oublierons jamais sa silhouette élancée, ses cheveux d’argent coupés ras, son regard vif d’oiseau, son sourire narquois, ses interventions à l’accent souvent ironique et les petits billets de circonstance qu’il rédigeait, de sa belle écriture régulière, entre deux discussions, pendant les séances du dictionnaire. En le perdant nous avons perdu un grand écrivain et un grand ami de notre maison. Que sa femme, qui l’a veillé avec tant de tendresse et tant de dévouement, sache que tous, ici, nous partageons son deuil.
En souvenir de notre confrère, je vous demande, Messieurs, d’observer une minute de silence.