Réception de M. Henri Troyat
M. Henri Troyat, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Claude Farrère, y est venu prendre séance le jeudi 25 février 1960, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Depuis le temps que de nouveaux élus, raidis dans leur costume, aux broderies végétales, se dressent à cette même place, pour vous dire, la gorge serrée, leur fierté et leur reconnaissance, vous seriez en droit de montrer quelque fatigue à être si souvent remerciés. La persistance de cet usage à travers les siècles témoigne à la fois de votre courtoisie et de la fraîcheur d’âme de ceux qui, grâce à vous, accèdent aux mortels plaisirs de l’immortalité. Le propre de cette distinction, généralement réservée à l’âge mûr, est, en effet, de donner à celui qui en est l’objet une seconde jeunesse, ou du moins une seconde candeur. Comme un adolescent découvrant l’amour s’imagine qu’il est le premier au monde à en goûter les transports, ainsi l’académicien de la dernière couvée croit volontiers que personne avant lui n’a connu le bonheur de prendre rang parmi vous. Les discours de réception que j’ai lus ou relus, afin de former mon esprit aux façons de votre compagnie, m’ont révélé que, parmi tous mes illustres prédécesseurs, c’était à qui se sentirait le plus profondément et le plus sincèrement votre obligé. Sans méconnaître les motifs personnels de leur gratitude, je prétends que, dans ce concours, je les dépasse tous.
Mon émotion à moi se mesure, messieurs, à la distance qui sépare mon lieu de naissance du lieu où me voici. Calculez le trajet en kilomètres ou en verstes, vous conviendrez qu’il est long ! Quand, à l’âge de six ans, je me promenais avec ma nounou du côté du Kremlin, les coupoles que je voyais n’avaient aucun rapport avec celle sous laquelle j’ai l’insigne privilège de me trouver aujourd’hui. Le petit garçon, qui, fuyant, avec ses parents, son pays déchiré par la guerre civile, débarqua à Paris, au début de l’année 1920, se figurait qu’il ne resterait pas plus que quelques mois dans cette grande ville inconnue. Il allait au lycée, en attendant de reprendre le train pour Moscou. Mais le temps passait, les événements politiques isolaient la Russie, et le charme des amitiés françaises, de la pensée française, de l’art français opérait sur l’enfant étranger, qui ne demandait qu’à se laisser séduire par sa nouvelle patrie. Bientôt, la France le saisit tout entier. Ce fut comme si mille liens ténus, mille branches souples, se fussent enroulés autour de lui pour le retenir, et j’en vois les dernières ramifications en bordure de cet habit.
Ne croyez pourtant pas que l’existence d’un jeune émigré soit exempte de soucis dans une contrée aussi hospitalière que la France. Il vit un roman d’amour avec son pays d’adoption et, comme tous les romans d’amour, celui-ci est traversé de doutes et d’exaltations, d’orages et d’embellies. Alors même que le nouveau citoyen a l’illusion de s’être fondu à la masse de la nation, un événement fortuit lui rappelle qu’il n’est pas né sur cette terre, qu’il vient d’ailleurs... Pour ma part, ce fut le 6 mai 1932 que j’éprouvai le plus brutalement l’impression d’être un intrus parmi ceux que je considérais comme mes compatriotes. Souvenez-vous de la bousculade dans les rues, du visage indigné des passants, des titres énormes dans les journaux : « Assassinat du président Doumer... Le président Doumer a été tué pendant sa visite à la vente des Écrivains Combattants... Le meurtrier du président Doumer est un Russe blanc !... » À cette nouvelle, je fus éclaboussé de sang et de boue. La faute d’un émigré rejaillissait sur toute l’émigration. Il suffisait d’avoir un nom à consonance étrangère pour se sentir indirectement responsable du deuil qui frappait la France. Ma tristesse, ma honte, ma colère d’autrefois, je les retrouve toutes chaudes dans ma mémoire. Et aussi l’admiration que m’inspira un homme, un écrivain célèbre, qui, au péril de sa vie, s’était précipité pour protéger le président Doumer et avait été blessé de deux balles au bras. J’enviais son courage, son abnégation. Je me disais que j’aurais voulu être à sa place. J’y suis aujourd’hui, messieurs, dans des circonstances qui augmentent mon humilité.
Par une nuit chaude et immobile du mois de juillet 1896, dans le dortoir du navire école le Borda, un élève, tourmenté d’insomnie, sauta de son hamac, s’habilla en silence, et, laissant ses camarades assoupis dans leurs nacelles de toile, telles des chauves-souris suspendues au plafond, alla se réfugier dans l’amphithéâtre des conférences. Assis, seul, au fond de la vaste salle déserte, aux pupitres luisants, il ne pouvait croire encore qu’il avait réussi son examen de sortie – dix-huitième sur soixante-quinze – et que, le lendemain, il quitterait le vieux vaisseau pour n’y plus jamais revenir. Derrière lui, les souvenirs de deux années d’études ardues, de corvées monotones, de branle-bas, de soupes à l’eau de vaisselle, de maniement d’armes et d’ascensions périlleuses dans les agrès, devant lui, déployés comme un éventail de cartes postales en couleur, les cinq continents dont il ne se lassait pas d’imaginer les merveilles. Il ouvrit un des sabords de la batterie haute et regarda la mer. La lune était ronde et blanche, et les feux des navires à l’ancre se reflétaient en écailles d’argent dans l’eau noire. Au loin, par delà Crozon, le phare d’Eckmuhl balayait le ciel de son lent pinceau lumineux. La calme majesté de ce spectacle s’accordait si bien avec les pensées du jeune homme, qu’il en oublia l’heure et le règlement. Penché au sabord, il voyait, dans la pénombre, tout son avenir, les êtres et les choses qu’il rencontrerait, les nobles actions qui marqueraient sa carrière. Plutôt mourir à vingt ans, songeait-il, que d’avoir une existence grise. Certes, il était né le 27 avril 1876, à Lyon, ville terrienne par excellence, mais tout, jusqu’à son nom, Frédéric-Charles Bargone, le prédestinait à la marine. Bargone venait de l’italien « barcone », grande barque. Pouvait-on s’appeler « grande barque » sans aimer aller sur l’eau ? Et, parmi ses ancêtres, du côté paternel, tous d’origine corse, que de rudes navigateurs, que de vaillants soldats ! Son arrière-grand-père, le capitaine corsaire Dominique Bargone, avait fort utilement rançonné les navires anglais pour le compte de la jeune République française ; son grand-père, Joseph-Marie Bargone, avait été l’un des premiers à commander un pyroscaphe en Méditerranée ; son père, Pierre-Dominique Bargone, sans être un marin, avait servi comme officier dans l’infanterie de marine, s’était illustré au Sénégal sous les ordres du général Faidherbe et avait formé la première compagnie de troupes noires. Comme cet homme de devoir eût été fier de saluer son fils en uniforme d’aspirant ! Mais il y avait quatre ans déjà que le colonel Bargone était mort d’une embolie, laissant face à face un adolescent inquiet du lendemain et une femme très digne, très douce et très discrète, qui n’avait plus pour vivre qu’une maigre pension de veuve. « Maintenant que tu es seule, lui avait dit son fils, je ne serai pas marin. » Elle avait exigé qu’il continuât ses études, sans se préoccuper de leurs embarras d’argent, courageuse décision qui la condamnait à se restreindre et lui à réussir. Quand, enfin, il avait été reçu au concours de l’École Navale, sa mère, qui le couvait, s’était mise en tête de s’installer près de lui, à Brest. Il lui avait bien expliqué qu’il embarquerait sur le Borda, mouillé en grande rade, et qu’il n’aurait la permission de sortir qu’une fois par mois, de midi au coucher du soleil ; elle lui avait répondu, avec une tendre obstination, qu’elle ne souhaitait pas autre chose que pouvoir contempler, à distance, le bateau sur lequel il se trouverait. Et le jeune homme se dit que, sans doute, en cette minute même, penchée à la fenêtre de sa chambre, elle rêvait comme lui de l’avenir, en regardant le clair de lune. Mais, lorsqu’il lui apprendrait son succès, la joie qu’elle en éprouverait ne serait-elle pas tempérée par la tristesse de le voir bientôt repartir ? Comme tous les aspirants, il quitterait la France, au mois d’octobre, pour une campagne d’un an, sur la frégate mixte, à voile et à vapeur, l’Iphigénie. Madère, les Canaries, la Louisiane, les Açores, Malaga, des noms qui lui tournaient la tête ! Il avait un appétit d’ogre devant la vie. Et, pourtant, il ne voulait pas transiger avec les principes de l’honneur. Au cours de cet examen de conscience nocturne, il se jura, une fois de plus, de servir son pays jusqu’à la mort, de défendre la vérité en toute circonstance, et, si possible, de rester pur jusqu’à vingt-cinq ans. Ce dernier serment était le défi lancé par un jeune homme fier de sa force d’âme à toutes les compromissions de la société moderne. Enfermé dans sa chasteté comme dans une armure, il songeait à la femme idéale, surnaturelle, angélique, qui, un jour, le délierait de son héroïque promesse.
La cloche du bord piqua huit pour quatre heures du matin. Le ciel pâlit à l’orient. Les rayons du soleil levant touchèrent le navire et éclairèrent, dans l’encadrement du sabord, le visage d’un adolescent pensif, aux grands traits virils et à la barbe courte et drue. Sans le vouloir, par cette méditation solitaire, il venait d’accomplir le vieux rite de la veillée d’armes, cher aux paladins des chansons de gestes. Il ne savait pas encore que le temps de la chevalerie était passé pour tout le monde, sauf pour lui.
Le grand jour arriva, exalté par une longue attente. Le 5 octobre 1896, l’Iphigénie quitta le port de Brest, avec tous ses midships bombant le torse, sous leur uniforme neuf à galon d’or, légèrement – oh ! le plus légèrement possible ! – strié de bleu. Il faut reconnaître qu’à première vue rien ne distinguait Bargone de ses camarades, qui, comme lui, vouaient à la mer un amour violent et professionnel. Rien, si ce n’est le soin, tout à fait inhabituel, qu’il mettait à tenir son journal de relâche et de traversée. Alors que ses voisins peinaient sur leur devoir, lui notait d’une plume alerte : « Ce soir, nous avons le plus radieux coucher de soleil que j’aie vu de ma vie. Un tourbillon aérien a balayé les nuages autour d’une sorte de cratère qui laisse voir le ciel sanglant. Au-dessous, la mer, parfaitement calme, s’illumine d’une infinité de taches vieux-rose... » Un tel lyrisme n’allait-il pas contrarier la vocation militaire de l’auteur ? Ses chefs le craignaient un peu. On le notait 18 sur 20, mais on l’avait à l’œil. D’autant que, sans se soucier du règlement, il s’était constitué, en secret, une petite bibliothèque personnelle. Une perquisition promptement menée permit de découvrir à bord : Manon Lescaut, le Disciple et les Demi-Vierges. Les autorités se saisirent de ces charmants passagers clandestins. Quant à Bargone, il écopa de deux jours de prison, avec félicitations du commandant pour l’excellence de son choix littéraire.
Il était dit que ce gaillard au front têtu ne ferait rien comme les autres. Ainsi, revenu en France au mois d’août 1897, s’il eut envie d’écrire, ce ne fut pas, comme il est d’usage, pour imiter de grands auteurs, mais pour confondre un petit journaliste. Celui-ci avait publié, dans le Salut public de Lyon, un article semé d’erreurs sur les exercices de tir d’une escadre. Flambant d’indignation, Bargone, « le Magnifique », comme l’appelaient ses camarades, adressa une lettre au directeur de la gazette pour rétablir la vérité, en tant que marin. Ce fut à cette occasion, je pense, qu’intervint pour la première fois dans sa vie un personnage invisible et tout-puissant, un génie malicieux échappé à quelque conte des Mille et Une Nuits, une sorte de djinn, qui, prévoyant déjà l’enthousiasme du jeune homme pour les êtres et les choses d’Orient, avait résolu de le prendre sous sa protection magique. Par les soins de ce djinn, la lettre de protestation, qui aurait dû normalement finir, comme tant d’autres, dans un panier, retint l’attention de son destinataire. Deux jours plus tard, Bargone, ayant oublié sa foucade, eut l’étonnement de lire sa prose imprimée en bonne place dans le Salut public de Lyon. Les caractères typographiques donnaient à sa pensée un air endimanché, qui l’emplit de déférence envers lui-même. Devenu son propre lecteur, il reconnut, avec une impartialité un peu vaine, que l’auteur avait du talent. Ce devait être aussi l’avis du rédacteur en chef, qui le pria de lui envoyer des chroniques sur la marine et sur la politique étrangère. Bargone n’hésita pas. Grâce aux impressions qu’il avait rapportées de son voyage, il composa une étude prophétique sur l’avenir de Cuba, que se disputaient l’Espagne et les États-Unis. Pourtant, une autre ambition lui montait déjà au cerveau, avec l’odeur de l’encre d’imprimerie, et nous sommes plusieurs, ici, à savoir que c’est le symptôme d’une maladie incurable. Oui, Bargone rêvait d’écrire un roman. Mais qui dit roman dit héroïne, et qui dit héroïne dit amour. Or, à vingt et un ans – bâti en athlète, le teint halé, et l’œil dominateur, – notre aspirant, fidèle à sa promesse, ignorait tout du commerce des femmes. De même qu’il avait dénié à un journaliste lyonnais le droit de rédiger des articles sur les tirs d’escadre sans posséder la moindre notion d’artillerie, de même il craignait, par une honnêteté peu commune, de se tromper en parlant des entraînements de la chair et de l’âme avant d’y avoir goûté. Une si grande conscience professionnelle mérite considération et nul ne sait comment se fût terminé pour Bargone ce combat entre le souci de préserver son innocence et celui de dissiper d’obsédants mystères, s’il n’avait reçu l’ordre de rejoindre la division navale d’Extrême-Orient. Il devait prendre le train pour Marseille et, de là, le bateau pour Hong-Kong. Sa mère l’accompagna à la gare, pâle, les traits tirés, un vague sourire aux lèvres. Tandis que le convoi s’éloignait, il regarda, les yeux brouillés de larmes, diminuer et disparaître cette petite silhouette noire, dressée à la frontière de son enfance.
Sa dernière nuit à terre, il la passa chez des amis marseillais. Trop excité pour dormir, il prit, sur la table de chevet, un petit volume à couverture jaune citron. Ç’aurait pu être un roman estimable de Jean Lorrain ou de Georges Ohnet. Mais le djinn bienveillant fit un tour de passe-passe et le livre que Bargone trouva, ce soir-là, à la portée de sa main fut l’Aphrodite, de Pierre Louÿs. Dès les premières pages, il fut conquis. Naissant des mots comme jadis elle était née de l’onde, Aphrodite surgit devant lui, nue et lascive, aussi pure qu’un marbre antique, aussi chaude qu’un corps vivant. Fallait-il croire qu’à partir d’un certain degré de perfection la beauté désarmait la morale ? En tout cas, pour Bargone, ce roman était l’œuvre d’un génie. Balayés, – Stendhal, Balzac, Flaubert, Maupassant ! Refoulés, – Racine, Corneille et La Bruyère ! Pierre Louÿs vint prendre place à côté de Pierre Loti dans l’admiration du jeune homme, et il s’assoupit avec ces deux fées moustachues penchées sur son berceau de futur romancier.
Le lendemain, il était en pleine mer. Après quarante jours de navigation, les premières villes aperçues le plongèrent dans une ivresse d’odeurs et de couleurs. Shanghaï, capitale du plaisir, toute en festons et en astragales, Saïgon, enfoncé dans un océan de feuillages et de fleurs, Hong-Kong, avec son dédale de rues pareilles à des escaliers de cave, son grouillement de visages jaunes, ses policiers sikhs, gigantesques sous leurs turbans rouges, ses rixes de matelots, ses rires de filles et son parfum de menthe poivrée. L’aspirant Bargone fut affecté sur le Bayard. Quand il descendait à terre, pomponné, astiqué, superbe dans son uniforme bleu noir à passementeries d’or mat, il avait fort à faire pour résister aux tentations. Boire entre amis, tirer sur une pipe d’opium, plaisanter avec des femmes faciles, cela, en vérité, n’engageait à rien. Mais voici que, dans cette contrée tumultueuse et chaude, où toutes les conditions semblaient réunies pour le naufrage des cœurs, il fit la connaissance d’une jeune fille d’excellente famille, belle à ravir et dotée d’un prénom qui ajoutait à son mystère. Ses parents, ayant trop lu Maeterlinck, l’avaient surnommée Sélysette. Bargone fut envoûté. Et, comme il avait déjà tous les défauts d’un écrivain, il décida que ce premier amour servirait de thème à son premier roman. Pendant les deux ans, ou presque, qu’il passa dans les eaux indochinoises, il rendit de fréquentes visites à la jeune fille, qui habitait Haïphong, mais ne lui avoua jamais ses sentiments, si bien qu’avec la logique désarmante de son sexe elle en épousa un autre. Quant au récit, dont elle était l’héroïne, l’auteur – inconsolable et par conséquent inspiré – le commença sur le Bayard et le continua sur le Vauban, le Surprise, le Pascal, le Descartes. Il écrivait à la sauvette, caché dans un poste en toile du faux-pont, dans une soute à voiles désaffectée. Lorsqu’il rentra en France, après sa campagne d’Extrême- Orient, il avait déjà un paquet de pages noircies dans son sac. Il acheva son œuvre en 1900, sur le Masséna, en escadre du Nord, l’intitula les Énervés, la relut avec une lucidité féroce et, mécontent, l’enferma dans un tiroir. Mais les fibres paternelles d’un écrivain sont trop sensibles pour qu’il abandonne un de ses enfants sans lui avoir donné la chance de réussir. Un jour, le roman, dûment empaqueté, fut expédié à l’adresse d’un éditeur. Celui-ci le repoussa, avec enthousiasme. Un deuxième éditeur se montra plus élogieux encore, mais aussi ferme dans son refus. Les compliments du troisième eussent tourné la tête à l’auteur, si, par une farce du djinn, il n’avait trouvé, entre les pages du manuscrit renvoyé, la note du lecteur ainsi conçue : « Ce roman, qui a pour cadre l’Indochine et la mer, est totalement idiot et n’a aucune chance de plaire au public. »
Bargone douta longtemps avant de reprendre la plume. En 1901, il se trouvait en rade d’Hyères, sur un vaisseau transformé en école de canonnage, quand il apprit qu’une gazette de Paris, le Journal, organisait un concours de contes, dont les meilleurs seraient publiés et primés. Malgré la condamnation de trois éditeurs coalisés, l’écrivain releva la tête : un conte, n’était-ce pas plus facile à rédiger qu’un roman ? Sa mémoire débordait d’histoires extraordinaires entendues dans les fumeries d’opium. Ne fût-ce que pour rendre hommage à la merveilleuse invention chinoise, qui allégeait le corps et lavait l’esprit de toute la boue des soucis quotidiens, il décida de tenter sa chance dans la compétition. À cette époque, la drogue n’était pas encore officiellement proscrite. Plus tard, pour la défendre contre ses détracteurs, Bargone devait affirmer que c’était là un tonique moins dangereux que la cigarette ou le petit verre de chartreuse et que seuls les tenanciers de bars avaient intérêt à déconsidérer une charmante habitude orientale qui les privait d’une partie de leur clientèle. En tout cas, pour marquer, dès le début, sa gratitude aux vertus du pavot, il inscrivit comme devise réglementaire en tête de sa nouvelle, le Cyclone, ces quatre mots : « Vie-rêve ; opium-réalité. »
Six semaines plus tard, en dépliant le journal, il ressentit un choc. Son conte figurait dans la liste des gagnants, à la troisième place. Il en était encore à savourer la joie de cette victoire, quand il reçut la lettre suivante :
« Monsieur,
Vous avez envoyé au concours du Journal une nouvelle qui est absolument remarquable et que je préfère à toutes les autres. Voulez-vous me permettre de vous demander si vous avez déjà écrit ou publié d’autres pages ? Il me semble que j’aurai désormais un plaisir très rare et très nouveau à lire ce qui paraîtra sous votre signature. Agréez, Monsieur, l’expression de ma sincère admiration. »
Il jeta un regard au bas de la page et le plancher se déroba sous lui : la lettre était signée Pierre Louÿs. Cette fois, le djinn amateur de rencontres inattendues avait fait bonne mesure. Étonné par l’ampleur de sa chance, Bargone se demanda quelle succession de hasards avait conduit l’homme qu’il admirait le plus à siéger dans ce jury, à distinguer ce conte parmi des centaines d’autres et à rechercher son auteur. N’y avait-il pas un miracle dans ce contact brusquement établi entre un petit officier de marine, inconnu de tous, perdu en pleine mer, sur un bateau fouetté par les pluies d’automne, et le romancier célèbre qui, à Paris, devait mener une existence luxueuse, dans un appartement bien chauffé, orné de livres et de fleurs ? Pour répondre à l’invite de Pierre Louÿs, Bargone lui envoya, non sans appréhension, son vieux roman, les Énervés. Condamné par trois éditeurs, il se pourvoyait en appel devant un écrivain. C’était de bonne guerre !
Quelques mois plus tard, il alla s’informer du verdict, à Paris. Pierre Louÿs, qui l’avait prié à déjeuner, lui apparut comme un homme d’une trentaine d’années, aux traits fins, aux longues moustaches blondes, vaporeuses, et au doux regard bleu, plein d’intelligence et de réserve. « Voici votre manuscrit, lui dit Pierre Louÿs. Il n’est pas si mauvais que vous le croyez. Il n’est pas excellent non plus. Tel quel, je me charge de le faire publier tout de suite par un de nos éditeurs les plus sûrs. Mais, à votre place, je recommencerais... »
À la fois déçu et ravi, Bargone promit de tout raturer, de tout récrire. Pour aider son confrère dans ce travail, Pierre Louÿs, déambulant dans son cabinet, les mains derrière le dos, laissa filtrer des conseils édifiants à travers sa moustache : « Jamais de plan. Ce n’est pas vous qui faites le roman. Le roman se fait lui-même, ou, quelquefois, ce sont les personnages qui décident ce qui doit être écrit... D’ailleurs, votre titre, les Énervés, est très mauvais... Vous avez pensé aux énervés de Jumièges... Le public prendra le mot dans un autre sens... » Sur son conseil, Bargone remplaça les Énervés par les Civilisés. Ayant rebaptisé le livre, Pierre Louÿs décida de rebaptiser l’auteur. « Le nom qu’on trouve sur un acte de l’état civil est une calamité pour cent personnes contre une, dit-il. En tout cas, il ne convient jamais à l’œuvre. Spinoza est un nom de danseur et Ingres est horrible à prononcer. » Bargone avança timidement qu’il eût aimé signer Claude Ferrare. D’autorité, Pierre Louÿs inversa deux lettres. Ce fut ainsi que, pour la première fois, notre jeune écrivain entendit résonner à ses oreilles un nom qu’il allait rendre illustre : Claude Farrère.
En quittant Pierre Louÿs, Claude Farrère se sentait gêné aux entournures comme dans les vêtements d’un autre. Il n’eut point de cesse qu’il ne se fût regardé dans un miroir. « Claude Farrère ! se répétait-il avec étonnement, Claude Farrère ! » Il dut reconnaître qu’il y avait la même énergie dans ces cinq syllabes claires que dans ce masque de lutteur inspiré.
Maintenant qu’il avait un pseudonyme, il ne lui restait plus, somme toute, qu’à publier des livres. Au lieu de s’atteler à l’énorme travail que représentait la correction des Civilisés, il écrivit d’autres contes inspirés par la drogue et les réunit en volume sous le titre de Fumée d’Opium.
Là, le mariage de l’extraordinaire avec le réel est si intime, que le lecteur, envoûté, allégé, désincarné, finit par se prendre à son tour pour un fantôme. En me replongeant dans ces récits, j’ai reconnu l’enchantement de ma première lecture, à cette différence près que j’avais treize ans alors, et que, pour goûter moi-même aux plaisirs défendus, je m’étais enfermé dans ma chambre et avais allumé une cigarette orientale à bout doré ! Je ne puis penser à Fumée d’Opium sans retrouver ce parfum douceâtre sur ma langue et, au fond de ma mémoire, la crainte d’entendre le pas de mon père se rapprocher dans le corridor.
Enthousiasmé par le livre, Pierre Louÿs jura qu’il s’occuperait de sa publication, tandis que Claude Farrère, redevenu Frédéric-Charles Bargone, était affecté au petit croiseur le Vautour, servant de stationnaire à l’ambassade de France, près le Sultan-Calife, à Constantinople. Sur ce bateau, par un beau soir de pourpre et d’or, il reçut le contrat d’un éditeur parisien. En lisant la formule : « l’éditeur s’engage à verser à l’auteur... » il se crut le jouet d’un songe. Allait-on vraiment le payer pour si peu de chose ? Malheureusement, Pierre Louÿs, qui lui envoyait le document, avait écrit quelques mots en marge : « Très mauvais traité. À ne signer sous aucun prétexte. Répondez de votre main que vous n’acceptez pas. » Dégrisé, Claude Farrère se dit qu’en obéissant à son ami – et pouvait-il ne pas lui obéir ? – il pousserait à bout la patience de l’éditeur et compromettrait la seule chance qu’il avait d’être publié. Mais le djinn facétieux descendit sur la Rive Gauche et brouilla les idées de l’éditeur, au point que celui-ci, perdant la tète, répondit à la lettre de refus en offrant de meilleures conditions. C’est là, messieurs, reconnaissez-le, une preuve irréfutable des interventions surnaturelles dans la vie de mon prédécesseur. Le livre fut imprimé. Quelques critiques le louèrent modérément. Au bout d’une année, l’auteur émerveillé apprit que son ouvrage s’était vendu à six cent cinquante exemplaires.
Entre temps, il s’était mis courageusement à corriger et à recopier les Civilisés. Son travail fut interrompu, au début du mois de décembre 1902, par une dépêche du ministère de la Marine enjoignant an Vautour de partir immédiatement pour la Crimée, afin de présenter au tsar Nicolas II, qui se trouvait à Yalta, les compliments de la République française à l’occasion de sa fête patronymique. La Saint-Nicolas tombait le 6 décembre. On était le 4. Au risque de faire éclater ses vieilles chaudières, le Vautour fit route rapidement vers Yalta et entra dans le port à l’aube du grand jour. Là, un aide de camp de Sa Majesté apprit aux visiteurs qu’ils étaient quelque peu en avance sur le programme des cérémonies. En effet, comme le calendrier orthodoxe retardait de treize jours sur le calendrier grégorien en usage dans les autres pays d’Europe, le 6 décembre en France correspondait au 23 novembre en Russie. On n’y avait pas pensé, à Paris, au ministère de la Marine. D’ailleurs, par une sorte de fatalité dans l’histoire de ces deux peuples, les Français n’ont jamais su s’ils étaient en avance ou en retard sur les Russes. Cette bévue diplomatique précipita Claude Farrère dans l’indignation. Homme d’un autre siècle, il détestait les politiciens, qui ne manquaient pas, disait-il, une occasion de ridiculiser la France. Qu’une si belle marine, une si belle armée, fussent entre les mains de quelques bateleurs de tribune lui paraissait le comble de l’absurdité. Il ne fallut rien de moins que l’accueil bienveillant du tsar et de la tsarine pour atténuer cette blessure d’amour-propre.
Enfin, le Vautour rallia Constantinople et Claude Farrère put respirer de nouveau les effluves parfumés de son cher Bosphore. Il avait trouvé là sa seconde patrie. Tout ce qui était turc le jetait dans un enthousiasme forcené. Les villes turques le charmaient par leur pittoresque, les femmes turques par leur beauté, les hommes turcs par leur caractère. Il suffisait qu’il vît une mosquée pour croire en Allah et un fez pour imaginer dessous une somme de bonté, de noblesse et d’intelligence. Par amusement, il se costumait lui-même en émir, en vizir, sinon en mamamouchi. Ses lettres et ses livres étaient datés selon la chronologie musulmane : an 1321 ou 1322 de l’hégire, ce qui, entre nous, était plus compliqué encore que la chronologie russe dont il venait d’être la victime. Quant aux adversaires de l’Islam, il les traitait en ennemis personnels à défaire sur l’heure. Ainsi écrivait-il qu’il avait horreur du « christianisme pouilleux de l’Orient », que les Grecs, les Arméniens, les orthodoxes étaient une « sale engeance, ignoble de cruauté, d’intolérance, de rapacité », et que jamais un Turc ne battait « une femme, ni un enfant, ni un esclave, ni un chat, ni un chien », affirmation que même un sujet d’Abd-ul-Hamid eût tenue pour excessive. En vérité, le tempérament tumultueux de Claude Farrère l’empêcha toute sa vie de marquer des nuances dans ses jugements. Il adorait ou il détestait en bloc, avec le même entrain. Et ce n’était certes pas la fréquentation des plus jolies femmes de Stamboul qui pouvait modifier son opinion sur les splendeurs de la Porte ottomane. Sa grande crainte était que le Vautour ne dût quitter ce pays paradisiaque pour le triste Toulon.
Le Vautour resta sur les lieux, ce fut le commandant seul qui reçut l’ordre de départ. Pour le remplacer, le ministère de la Marine avait le choix entre une dizaine d’officiers. Mais le djinn fureteur se glissa dans les bureaux de la rue Royale, remua des dossiers, jongla avec des fiches, et, le 9 septembre 1903, en allant saluer son nouveau commandant à bord du paquebot qui l’avait amené de France, Claude Farrère se trouva devant Pierre Loti.
Après l’auteur d’Aphrodite, celui de Madame Chrysanthème ! C’était à rendre fou le débutant qui les avait élus tous deux pour ses maîtres ! Pierre Loti lui apparut comme un homme petit et sec, dont le nez saillait en bec d’aigle sur une grosse moustache couleur de châtaigne brûlée. Ses yeux fixes, phosphorescents, étaient ceux d’un oiseau nocturne. Claude Farrère, trop généreux, trop impulsif, ne fut jamais à l’aise devant ce personnage dont l’extrême réserve forçait l’estime, certes, mais décourageait les confidences. « Il me prend une angoisse religieuse, notait-il dans son Journal, à regarder cet homme que je sens au-dessus des hommes de son époque, au-dessus des hommes de presque toutes les époques... » Invité à la table du commandant du Vautour, il n’osa même pas lui dire combien il admirait son œuvre. De son côté, Pierre Loti semblait ignorer que l’enseigne de vaisseau Charles Bargone fût un écrivain. Sans doute n’existe-t-il pas d’autre exemple au monde de deux hommes de lettres se voyant chaque jour et ne parlant jamais de littérature. Ils se rattrapaient en communiant dans l’adoration délirante du sultanat, car, en fait de turcophilie, Pierre Loti rendait des points à son cadet.
Ce fut six ans plus tard qu’un incident les rapprocha véritablement l’un de l’autre. En 1909, une gazette toulonnaise ayant accusé Pierre Loti d’être un marin d’opérette, Claude Farrère, de retour en France, courut au bureau du journal, gifla le rédacteur en chef, lui envoya ses témoins et obtint un procès-verbal d’excuses. Averti de l’affaire, Pierre Loti écrivit à son défenseur : « Mon cher camarade, mais vous avez donc du cœur ! Dire que j’ai vécu deux ans avec vous sur notre cher Vautour et que je vous ai si mal connu ! Figurez-vous que je vous croyais sec et infatué... Pardonnez-moi cette longue méprise ! » L’année suivante, Claude Farrère rendit visite à Pierre Loti dans son étrange maison de Rochefort. Le maître y avait fait reconstituer une somptueuse mosquée avec des éléments de marbre, d’albâtre et de mosaïque, rachetés aux démolisseurs syriens. Après le dîner, les deux anciens compagnons d’armes s’assirent sur des tapis, les jambes repliées, le dos appuyé à des sarcophages vides, et restèrent sans prononcer un mot jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Telles furent, entre eux, les heures de la plus grande intimité.
À cette époque, Claude Farrère était déjà un écrivain connu. La célébrité lui était venue avec son livre, les Civilisés, qui avait été publié en 1905, grâce à l’appui de l’infatigable Pierre Louÿs. Dans ce roman, haut en couleur et en courage, l’intrigue amoureuse de l’officier de marine Jacques de Fierce avec la pure Sélysette servait de prétexte à une violente critique du colonialisme, tel qu’il se pratiquait au siècle précédent. Exotisme, érotisme, opiomanie, culte du drapeau, accouplements entre tigres, brumes de la baie d’Along, combats dans les alcôves et combats sur mer, tout y était rendu avec la même sûreté dans l’observation et la même fougue dans l’écriture. Quelques lecteurs se scandalisèrent, d’autres applaudirent. Claude Farrère n’entendit ni les protestations ni les louanges. Au mois de novembre 1905, il se trouvait au large de Toulon, sur le Saint-Louis, pour une école à feu sur but mobile. À la tombée du soir – les tirs finis, – du dernier des marins au plus haut des gradés, tous avaient les oreilles emportées par le bruit de la canonnade et ressentaient l’envie de dormir. Dans le carré des officiers, on jouait au bridge, sans entrain : sûrement que l’amiral signalerait un branle-bas de nuit entre neuf et dix ! Tout à coup, le djinn de service, qui avait pris soin de se déguiser en timonier, entra et tendit à l’enseigne de vaisseau Bargone un télégramme venant de terre : « Vous avez obtenu le prix Goncourt. » Au lieu de pousser un hurlement de victoire, comme il est d’usage en pareil cas, Claude Farrère se demanda si le fait méritait d’être annoncé par la voie des ondes, ni plus ni moins qu’un ordre de l’Amirauté. Il faut dire à sa décharge que cette distinction littéraire, décernée pour la troisième fois, ne s’accompagnait pas alors de la même publicité qu’aujourd’hui.
Le lendemain, l’escadre à peine mouillée sur rade, une avalanche de dépêches et de lettres persuada le lauréat que le prix Goncourt avait tout de même son importance. Parmi ces messages de congratulation, celui qui le toucha le plus était signé Pierre Louÿs : « C’en est fini pour vous des apprentissages. Vous voilà quelqu’un définitivement et pour toujours. » Pierre Louÿs parlait en homme qui n’a jamais eu le prix Goncourt. Pour ma part, j’ai de bonnes raisons de penser que les « apprentissages » ne se terminent pas avec la décision d’un jury et que, tout au contraire, cette brusque lumière projetée sur un écrivain le paralyse dans la crainte de ne pouvoir justifier ensuite la réputation qui lui est faite sur le moment. Du reste, il arrive que les votes en apparence les plus spontanés soient fondés sur une méprise. C’est ainsi que Lucien Descaves, toujours prêt à défier l’armée, s’était entiché des Civilisés parce qu’il avait cru voir dans ce livre une profession de foi antimilitariste. Quant à la féministe Rachilde, dupée par le prénom de Claude, elle avait mené une farouche campagne pour Farrère, en le prenant pour une consœur.
Dans la gloire comme dans l’ombre, ce fut Pierre Louÿs qui servit de guide à son protégé. Rappelé à Paris pour fonder à l’État-Major Général une section historique, Claude Farrère prit l’habitude de se rendre chaque soir, à sept heures, au hameau de Boulainvilliers, où l’auteur d’Aphrodite habitait « une petite maison sous de grands arbres » et de n’en repartir que vers quatre heures du matin. L’extraordinaire science de Pierre Louÿs, qui avait tout lu, tout étudié, tout approfondi, qui parlait le latin, le grec, l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’italien, l’arabe, qui avait des notions d’écriture chinoise, qui se promenait à travers l’Histoire du monde comme dans sa chambre et qui pouvait dessiner sans erreur n’importe quelle carte de géographie, subjuguait et enrichissait Claude Farrère. Grand lecteur lui-même, et doué d’une mémoire sans défaillance, il acquit au contact de son ami une culture plus vaste et le goût des discussions intellectuelles.
Pour son troisième livre, Pierre Louÿs lui conseilla de jouer de nouveau la carte de l’exotisme. Docile, Claude Farrère se rappela une aventure qu’il avait eue à Constantinople, la transposa sans effort et, d’une plume joyeuse, écrivit l’Homme qui assassina. Commencé à la manière d’une relation de voyage, le roman, soudain, change de rythme. On croit s’amuser encore aux descriptions du Bosphore, des vieilles rues de Stamboul, des petites mosquées cachées sous la garde d’un iman vénérable et probablement magicien, mais, déjà, l’intrigue policière se précise. Dans les dernières pages, la sécheresse mathématique du dénouement laisse le lecteur étonné, avec un cadavre sur les genoux. Ce récit connut, en 1907, un immense succès de librairie. La faveur du public ne se détourna pas de l’auteur, lorsqu’il abandonna les horizons lointains pour évoquer, en 1908, avec Mademoiselle Dax, sa ville natale de Lyon, brumeuse, industrieuse, énigmatique, et les souffrances d’une jeune fille étouffée vivante par les conventions provinciales. Décidé à poursuivre sa croisade contre l’hypocrisie bourgeoise, Claude Farrère donna, en 1910, dans un genre plus léger, les Petites Alliées. Encore un triomphe, malgré les protestations que souleva dans certains milieux bien pensants la complaisance de l’écrivain envers des créatures elles-mêmes trop complaisantes ! Si ces premiers romans de Claude Farrère lui furent inspirés par des événements authentiques, il inventa de toutes pièces le sujet et les héros de la Bataille. La passion secrète d’Herbert Fergan pour Mitsouko, la jalousie froide et digne du marquis Yorisaka, le tragique duel d’artillerie de Tsou-Shima demeurent inoubliables pour ceux qui, dans leurs jeunes années, se sont penchés sur ce beau livre. Tout ébranlé par les derniers coups de canon de la bataille, le public de Claude Farrère espérait une autre histoire de la même veine, où l’Honneur, l’Amour et la Mort échangeraient leurs masques dans un décor japonais, mais ce diable d’homme s’était juré de ne jamais offrir à ses lecteurs les livres qu’ils attendaient de lui. En 1911, du réalisme de la Bataille, il passa au fantastique, avec la Maison des Hommes vivants, conte philosophico-macabre, où l’on voit d’ingénieux vieillards capter l’énergie vitale des jeunes gens pour accéder à l’immortalité, ce qui prouve bien qu’à l’époque l’auteur n’avait aucune ambition académique. Puis, en 1913, il explora le passé et en ramena la brillante imagerie de Thomas l’Aqnelet, corsaire aux prouesses sanglantes. Encore un changement de genre, un changement de cap devrais-je dire, et nous voici, en 1914, devant les Dix-Sept Histoires de Marins, admirable série de tableaux, dont les personnages savent être simples dans la grandeur.
À mesure qu’il avançait dans son œuvre, Claude Farrère se sentait plus enclin à être l’écrivain de la santé, de la clarté et de l’énergie. Il divisait l’humanité en deux parties bien distinctes. Du côté de l’ombre, grouillaient les « pékins », les « rastas », les « snobs », les financiers, les épiciers, les bureaucrates, les politiciens ; du côté de la lumière, se trouvaient les fous, les purs, les illuminés, les soldats, les marins. Par goût naturel de la perfection, il s’efforçait de n’accueillir dans ses romans que des gens robustes et propres, des caractères taillés à la serpe. « La plupart des Russes, disait-il, côtoient la folie. Dostoïevsky s’en est très bien accommodé. Pour nous, il n’y a rien de plus effroyable... » Ainsi, pas de névroses dans le monde « farrérien », pas de louches désirs, pas de haines recuites, pas de remords délicieux, pas d’enfer à saveur de paradis ! Quand il lui fallait des traîtres, il les peignait bien noirs, afin que nul ne s’avisât de leur découvrir des circonstances atténuantes.
D’ailleurs, s’il disait vertement leur fait aux rares personnages antipathiques de ses livres, il se montrait plus intolérant encore à l’égard de ceux qu’il rencontrait dans la vie. Loin de lui apprendre la diplomatie, son séjour au ministère de la Marine, rue Royale, ne servait qu’à l’exaspérer contre les hommes au pouvoir. Outré par l’absurdité des programmes de construction navale, il estima qu’il devait, au risque de se compromettre, dénoncer à l’opinion publique la mauvaise utilisation des crédits. Le djinn des entreprises folles lui parla à l’oreille et, le 7 février 1911, Claude Farrère publia, dans le Journal, un premier article sur la détérioration et l’abaissement de la flotte française. Le lendemain, l’Officiel annonça que le lieutenant Charles-Frédéric Bargone ne faisait plus partie de l’État-Major Général. Sa carrière d’officier était brisée net. Fièrement, il demanda un congé de longue durée, sans solde, et l’obtint.
Il savait qu’il ne tarderait pas à reprendre du service. Son besoin de boire sec, de manger gras, d’aimer fort, de fumer beaucoup, d’écrire vite, était une réaction inconsciente de tout son être contre la certitude que la menace allemande allait bientôt s’abattre sur le monde et le défigurer. En 1914, à la déclaration de la guerre, il éprouva le terrible soulagement que procure l’arrivée d’un malheur longtemps attendu. Le voici de nouveau sous l’uniforme, de nouveau sur un navire. Mais cet homme de grande bravoure, capable d’affronter les dangers à visage découvert, supportait mal la menace sournoise et permanente des mines. Son imagination surexcitée lui représentait jour et nuit mille pièges flottants dans les profondeurs de la mer. Il enrageait de frôler la mort à tout instant, sans avoir le moindre adversaire en vue. Épuisé par des veilles consécutives, il eut une dépression nerveuse et dut être débarqué.
À peine rétabli, il fut versé, sur sa demande, en décembre 1916, dans les chars d’assaut. Là, il pensait prendre sa revanche dans des combats loyaux et clairs, en face d’un ennemi qui assumerait les mêmes risques. Les chars Schneider, où il fit son apprentissage, étaient des boites rectangulaires, en tôle trop mince, dont le canon, portant à deux cents mètres, était dépourvu de tout système de direction. On pointait en tournant la machine entière. Claude Farrère baptisa son char « la Bête à Bon Dieu », parce que, disait-il, « je n’ai jamais rien vu de plus inoffensif ».
Ce fut pourtant avec ce petit char inoffensif qu’il participa, le 23 octobre 1917, à la bataille de la Malmaison. Le djinn qui l’accompagnait, pas à pas, sous l’uniforme bleu horizon, le préserva des balles et poussa la fantaisie jusqu’à faire décorer ce grand marin pour son courage sur la terre ferme. Claude Farrère reçut la croix de guerre, avec la citation suivante : « Commandant un char, au combat du 23 octobre 1917, l’a conduit bravement à l’attaque, triomphant des difficultés d’un terrain détrempé et bouleversé. Son char s’étant trouvé immobilisé par une panne, ne l’a pas quitté jusqu’au lendemain, malgré les bombardements. » Le 3 août 1918, il fut promu capitaine de corvette. Après l’armistice, il donna sa démission.
Il revenait de la guerre avec un visage profondément marqué, une crinière d’argent, une barbe grisonnante et un regard d’une jeunesse intacte. Plus que jamais, le besoin d’écrire était pour lui une manifestation du besoin de vivre. Après avoir évoqué la guerre de 14-18 dans la Dernière Déesse, il entraîna ses lecteurs en Amérique, avec les Condamnés à Mort, vision prophétique et naïve des conséquences du machinisme ; en 1921, il leur conta l’Extraordinaire Aventure d’Achmet Pacha Djemaleddine ; en 1922, traversant la Méditerranée, il célébra l’œuvre de Lyautey au Maroc dans les Hommes Nouveaux ; puis il s’amusa à égrener, en 1923, les Histoires de très loin ou d’assez près, les Histoires d’ailleurs, et celles de Shahrâ Sultane. Un ou deux volumes par an. De gros tirages. Quelques pièces de théâtre, aimablement accueillies. Les salles de Paris, de province et de l’étranger ouvertes au prestigieux conférencier dont le regard d’aigle et la voix métallique subjuguaient les dames ! Le succès qu’il remportait partout ne grisait pas Claude Farrère. Bien qu’étant devenu un écrivain professionnel, il se détachait de tous les littérateurs en chambre par son allure de belluaire, son mépris des intellectuels tourmentés et sa nostalgie de la grandeur française.
En 1921, il se rendit en pèlerinage auprès de Pierre Loti, qui, à demi paralysé, aux trois quarts mourant, le reçut dans sa mosquée d’importation, où brûlaient deux cierges et une lampe funéraire. Assis dans une chaire de bois poli, sous un dais de palmes sèches, le vieux maître était une momie roide, menue et fardée, aux cheveux gris de fer et au regard vitreux. D’après ses familiers, lorsqu’il avait recouvré la parole après une attaque, son turc lui était revenu plus vite que son français. Il s’éteignit quelques mois plus tard, En 1925, ce fut Pierre Louÿs qui disparut, solitaire, presque aveugle, usé par des années de maladie, de pauvreté et de déconvenues sentimentales. Depuis dix-neuf ans, il n’avait rien publié. Pour Claude Farrère, une telle rétention de copie était inconcevable ! Il courut relayer son ami mort, lui prit la plume des mains et, d’une seule traite, écrivit les dernières pages de Psyché, roman que Pierre Louÿs n’avait pu se résoudre à terminer lui-même.
Si nul ne songea, sur le moment, à souligner l’influence de Pierre Louÿs sur Claude Farrère, bien des journalistes le présentèrent comme un héritier spirituel de Pierre Loti. N’avaient-ils pas servi tous deux dans la marine, n’avaient-ils pas tous deux parcouru le monde, n’avaient-ils pas été séduits tous deux par l’Islam ? Cet apparentement facile à l’auteur d’Aziyadé, Claude Farrère en souffrit tout au long de sa carrière. En fait, leurs œuvres étaient aussi dissemblables que leurs natures, celle de Pierre Loti, féminine, raffinée, secrète, celle de Claude Farrère, virile jusqu’à la rudesse. Alors que Claude Farrère était un écrivain d’action, combinant des intrigues mouvementées, brossant des décors réalistes, entrechoquant des personnages francs, Pierre Loti, lui, déployait un style magnifique afin de raconter, d’un livre à l’autre, l’histoire du voyageur qui arrive dans une contrée étrangère, se prend d’amour pour le site, le climat, les coutumes, – parfois même pour une femme ! – et s’en va. Aux yeux de Claude Farrère, possédé du désir d’apprendre, de comprendre, les pays avaient une existence propre ; aux yeux de Pierre Loti, toujours en quête de lui-même, les différentes escales n’avaient d’intérêt que dans la mesure où elles renouvelaient son émotion. Dans les pages de Claude Farrère, il y avait de la chair et du sang, des hommes, des bêtes, des coups de théâtre, l’illustration d’une certaine grandeur laïque, dans celles de Pierre Loti, il y avait Pierre Loti songeant à des fantômes chers devant une glace. Et, cependant, la vénération de Claude Farrère pour Pierre Loti fut telle, qu’en 1929 il lui consacra un livre d’hommage et de souvenirs.
L’année suivante, en 1930, pressé par ses amis, Claude Farrère, malgré ses nombreux travaux, ses conférences, ses voyages, accepta d’assurer la présidence de l’Association des Écrivains Combattants. Encore deux ans et, le 6 mai 1932, ce fut, dans les salons de l’Hôtel Salomon de Rothschild, au cours de la huitième « Après-Midi du Livre », l’atroce, le stupide assassinat du président Doumer dont j’ai déjà parlé. Cette fois, par distraction ou par calcul, le djinn ne vola pas au secours de son protégé, et Claude Farrère, qui avait traversé la guerre de 14-18 sans une égratignure, fut grièvement blessé dans une pacifique réunion d’écrivains. Il est vrai que le djinn se racheta en lui conservant la vie sauve, ce qui était une manière de miracle. Transporté chez lui, Claude Farrère dut garder la chambre pendant près de deux mois, sans que les pouvoirs publics se préoccupassent de le remercier officiellement pour son acte de courage. Tant d’ingratitude n’était pas pour le surprendre, lui qui rendait la République responsable de tous les malheurs de la France ! Pourtant, dans ce pays qu’il proclamait empoisonné jusqu’à la moelle par le régime parlementaire, il voyait encore une institution – la dernière – digne de respect : c’était, messieurs, l’Académie française.
Il s’y présenta à trois reprises et, en 1935, l’auteur de Mademoiselle Dax, jeune fille fut élu contre l’auteur de la Jeune fille Violaine. On m’assure que ce ne fut pas une bataille de jeunes filles. Selon une coutume qui me paraît solidement établie, quelques amis du nouvel académicien exprimèrent la crainte que les honneurs et les obligations de son état ne l’empêchassent de continuer son œuvre. Dîners en ville, présidences diverses, prix de vertu, funérailles, inaugurations de plaques commémoratives en province, discours en plein soleil ou sous un parapluie, ceux qui énumèrent ces menaces à nos oreilles ignorent qu’il est difficile de faire lâcher la plume à un véritable écrivain.
Claude Farrère le prouva bien, qui, de 1935 à 1939, publia une dizaine d’ouvrages, dont le premier tome de sa monumentale Histoire de la Marine française. La guerre, la défaite, les noires années de l’occupation, qu’il passa, terré au pays basque, attristèrent le patriote qu’il était sans le détourner de sa tâche. Il perdit sa femme, l’actrice Henriette Roggers, qu’il avait épousée en 1919, et, brusquement, autour de lui se creusèrent une solitude, un silence inhabituels. Les restrictions alimentaires endurées loin de Paris achevèrent de miner sa santé. La paix revenue, il se mit à souffrir d’une arthrose de la hanche. À partir de 1954, il ne quitta guère son appartement. Le djinn, qui l’avait suivi jusque là, comprit que rien de bizarre ne pouvait plus arriver à un homme de cet âge et l’abandonna, d’un bond léger, pour aller s’amuser ailleurs. L’inattendu que lui refusait l’existence, Claude Farrère le demanda à son œuvre. Ceux qui venaient le voir trouvaient le colosse lourdement assis, en pyjama blanc et kimono noir, devant un bureau couvert de paperasses. La peau de son visage, dorée, diaphane, était sans une ride ; ses cheveux et sa barbe de neige avaient le soyeux des postiches de théâtre ; ses yeux semblaient des billes de verre, comme celles qu’utilisent les naturalistes pour donner l’apparence de la vie aux animaux empaillés ; et sa voix, quand il ouvrait la bouche, sonnait avec la violence aigre d’une trompette. À demi vieux, à demi jeune, à demi présent, à demi absent, il était le personnage d’un conte fantastique, à la manière de Claude Farrère. Une cigarette fumait au bout de ses doigts déformés et jaunis, Sa main droite tenait fermement une plume. Il écrivait encore : romans, souvenirs, nouvelles, articles... Il écrivait, alors qu’il pouvait à peine se traîner, en s’appuyant sur deux cannes, de son divan à sa table de travail. Lui qui avait parcouru tant de mers, visité tant de pays, connu tant d’aventures, son horizon se bornait maintenant à quelques arbres du square Henry-Paté, entrevus par la fenêtre. Il les contemplait, comme autrefois, adolescent pressé de vivre, il contemplait, par un sabord du navire école, la rade de Brest étalée au clair de lune. Mais, jadis, il pensait au départ en attendant le lever du soleil. Aujourd’hui, son voyage était terminé. Seules les images du passé avaient le don de l’émouvoir encore : ses camarades de promotion, son père, sa mère, Pierre Loti, Pierre Louÿs. Il était temps de les rejoindre. Au mois de mai 1957, une maladie cutanée lui infligea de telles douleurs, qu’il fallut le transporter à l’hôpital du Val-de-Grâce. Sa faiblesse était extrême, mais son esprit demeurait vif. Il étonnait les infirmières en leur récitant de mémoire tous les poèmes de Musset qui avaient enchanté sa jeunesse. Un jour, il ne put se rappeler le début de la Nuit de Décembre et la crainte se peignit sur son visage. La littérature était si étroitement associée à sa vie, qu’en perdant le souvenir d’un vers qu’il aimait, il se sentit livré, sans défense, aux forces de la destruction. Il mourut, pieusement, calmement, dans sa quatre-vingt-unième année, le 21 juin 1957.
Pareil aux vieux conteurs arabes qu’il avait rencontrés, Claude Farrère a voulu, jusqu’à son dernier souffle, imaginer des fables et les répandre autour de lui pour notre délassement. À une époque où trop d’écrivains croiraient déchoir s’ils n’apportaient au monde un message politique, mystique, esthétique ou social, il a eu le naïf courage de n’être qu’un romancier. Si certains de ses héros manquent de poids, si une psychologie sommaire les anime, si des péripéties invraisemblables les poussent vers la conclusion, l’espèce d’entrain chaleureux que met l’auteur à écrire ses livres lui gagne plus d’une fois la sympathie du lecteur. Que ceux qui jugent sévèrement la littérature dite d’évasion interrogent bien leur mémoire : il n’est personne, ou presque, qui, à un moment de sa vie, n’ait été charmé par un roman, par un conte de Claude Farrère, personne qui, à l’âge des vocations hésitantes, ne lui soit redevable d’une envie de voyage, d’un rêve japonais, turc ou indochinois, d’un élan d’héroïsme ou d’amour, personne dont l’univers intérieur ne porte sa marque, à l’étage des belles illusions de l’adolescence.
Le discours que je prononce s’appelle un remerciement. Permettez-moi, messieurs, contrairement à l’usage, de l’adresser, par-dessus vos têtes, à l’infatigable inventeur d’histoires dont je viens d’évoquer le souvenir.