SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DES
CINQ ACADÉMIES
MERCREDI 25 OCTOBRE 1967
PRÉSIDÉE PAR
M. JACQUES CHASTENET
de l’Académie française
PRÉSIDENT DE L’INSTITUT
Messieurs,
Le 3 brumaire de l’an IV — 25 octobre 1795 — la Convention, à la veille de se séparer, votait une loi sur l’Instruction publique dont le titre IV portait création d’un Institut national des Sciences et des Arts. C’est pour commémorer cette création qu’en 1871 la date, jusque-là variable, de notre séance publique annuelle fut définitivement fixée au 25 octobre.
L’Institut, tel que primitivement organisé, était divisé en trois classes : Sciences physiques et mathématiques, Sciences morales et politiques, Littérature et Beaux-Arts, chaque classe étant subdivisée en sections.
Dans la pensée de ses fondateurs, l’institution nouvelle devait remplacer les anciennes Académies dissoutes pendant la Terreur, mais avec une innovation d’importance : les classes, à la différence des Académies, étaient étroitement associées l’une à l’autre, les membres de chacune d’elles participant à toutes les élections. En outre l’Institut recevait une mission de haut enseignement.
Il entra en fonction en même temps que le Directoire, qui dota ses membres d’un traitement — l’inflation était alors galopante —évalué en myriagrammes de froment, autrement dit en sacs de blé. Je ne suis pas certain que le traitement qui nous est aujourd’hui alloué, même grossi des droits de présence, atteigne en valeur ces myriagrammes de froment.
En 1801 les membres de l’Institut reçurent un habit à broderies vertes dessiné par David. (Je crois que c’est Jean Cocteau qui nous qualifia de « sirènes à queues vertes ».) En 1803 une réorganisation fixa à quatre le nombre des classes : Sciences physiques et mathématiques, Langue et Littérature françaises, Histoire et Littérature ancienne, Beaux-Arts.
En 1806 le Palais Mazarin leur fut affecté. Sous la Restauration, une ordonnance de 1816 restitua aux classes le nom d’Académies et, du même coup leurs traditionnelles appellations. Il fut aussi décidé que les Académies prendraient rang entre elles d’après la date de leur fondation première. En 1832 fut créée une cinquième Académie, celle des Sciences morales et politiques.
Le retour partiel aux anciens usages ne supprima pas l’homogénéité de l’Institut qui resta et reste une personne morale distincte des parties composantes.
Notre séance publique annuelle, s’ajoutant à des réunions plénières périodiques, vient utilement rappeler cette homogénéité.
La parfaite égalité des Académies est soulignée par le fait que le bureau de chacune d’elles exerce, par rotation annuelle, la présidence du corps entier. Cette année le tour est venu de l’Académie française, ce qui me vaut l’honneur d’occuper ce fauteuil.
Me sera-t-il permis, profitant de cette très éphémère présidence, d’émettre le vœu que notre unité soit plus fréquemment et plus activement marquée ?
La plupart des Académies entendent des communications. Elles sont en général faites soit par un membre de la Compagnie intéressée, soit par une personne étrangère à l’Institut. Pourquoi chaque Académie ne ferait-elle pas plus souvent appel à un confrère membre d’une autre classe ? Les occasions sont fréquentes où cette collaboration viendrait très opportunément enrichir nos connaissances.
Il n’est pas, il est vrai, dans les usages de l’Académie française d’entendre des communications. Mais il lui arrive de consulter, à titre officieux, pour la définition d’un mot, tel ou tel confrère appartenant à une autre Académie. Je souhaiterais que cette pratique fût étendue et que ces confrères fussent, en toute déférence, invités de temps à autre à prendre part au travail du Dictionnaire.
Dans un temps où la spécialisation se montre de plus en plus étroite et de plus en plus envahissante, il est bon, et il est bien honorable pour la France, qu’il y existe une institution publique où les hautes spécialités se trouvent groupées dans un faisceau composé de leurs représentants les plus qualifiés. Encore conviendrait-il, selon moi, que les spécialistes ne s’enfermassent jamais dans une tour d’ivoire et qu’ils fissent largement profiter leurs confrères, sans distinction de discipline, du fruit de leurs travaux, de leurs réflexions, de leurs expériences et de leurs découvertes. Au-delà des confrères, le pays tout entier pourrait, par la radio, ou par la télévision, être, dans une certaine mesure, informé. Vulgarisation, diront certains. Voire. Mais je rappelle que, lorsqu’il fut créé, l’Institut de France avait vocation à l’enseignement. Et l’enseignement, quand il est bien conçu, n’est jamais vulgaire.
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C’est pour affirmer la solidarité unissant ses membres qu’un usage déjà ancien veut que, lors de la séance publique annuelle, hommage soit rendu aux académiciens morts au cours des douze mois écoulés.
Sans doute l’éloge de ces disparus a-t-il déjà été fait au sein des Académies auxquelles ils appartenaient. Mais il n’est pas, me semble-t-il, mauvais que leurs mémoires soient, derechef mais plus brièvement, évoquées, cette fois en face d’hommes qui, étrangers à leurs Compagnies, n’en étaient pas moins leurs confrères, en face aussi d’un public qui ne saurait rester indifférent à l’éclipse de figures qui faisaient honneur à la France.
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L’Académie française a perdu deux de ses membres. Et de quelle stature !
Il est à peine besoin de rappeler la glorieuse carrière du maréchal de France Alphonse Juin. Né en Algérie, il fit en Afrique du Nord la plus grande partie de cette carrière. Peut-être le sommet en est-il marqué quand, continuant l’œuvre de Weygand, il forge à l’insu des Allemands, une armée française de la plus solide trempe.
Sous son commandement, cette armée soutient en Tunisie le premier choc de l’ennemi et elle va mériter ce jugement du général Eisenhower : « Les Français, avec un équipement pauvre et désuet, ont effectué un magnifique travail. Leurs combats ont égalé ce qu’on peut attendre de la meilleure armée du monde. »
Devenu commandant en chef du corps expéditionnaire français en Italie, Juin joue un rôle décisif dans la conquête de la péninsule. On le voit ensuite successivement chef d’État-Major général de la Défense nationale, résident général au Maroc, commandant en chef des armées alliées du Centre-Europe. On pouvait attendre encore beaucoup de lui quand les événements d’Algérie le déterminèrent à un effacement prématuré.
En 1952 il reçut le bâton de maréchal : la même année l’Académie française lui ouvrait ses portes.
Académicien, ce héros s’affirma, jusqu’à ce que la maladie le vint abattre, le plus courtois, le plus obligeant, le plus jovial aussi des confrères. Tant il est vrai que simplicité et bonne grâce peuvent aller — j’allais dire : doivent aller — de pair avec la vraie grandeur.
Simplicité et bonne grâce n’étaient pas moins caractéristiques d’André Maurois. Et, chez lui aussi, elles s’alliaient à la grandeur.
L’œuvre de Maurois est immense. Il n’est guère de genre littéraire qui n’y soit représenté. Cependant, si prodigieusement diverse soit-elle, elle n’en présente pas moins une unité profonde : celle que leur confère la même philosophie à la fois sceptique et indulgente, la même manière de considérer les êtres, le charme aussi d’un style uniformément pur.
Lumineuse intelligence, observateur pénétrant, subtil moraliste, Maurois était encore, surtout peut-être, un homme du plus pur métal. Proverbiales étaient sa bonté, la libéralité avec laquelle il prodiguait ses encouragements et ses conseils. Proverbiale aussi sa gentillesse. Mais ici je crois qu’il faut préciser : Maurois était merveilleusement gentil dans le sens qu’a pris aujourd’hui ce mot : il ne l’était pas moins dans son sens ancien de noble et de chevaleresque.
Sa disparition a été douloureusement ressentie par tous ceux qui ont eu le privilège de l’approcher, soit physiquement, soit à travers ses écrits. Elle a creusé un vide qui ne sera point aisément comblé.
Non seulement à l’Académie française, mais à l’Institut tout entier, André Maurois lègue à la fois un très grand souvenir et un très grand exemple.
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L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a eu à déplorer la mort de deux membres titulaires et de deux associés étrangers.
André Mazon était un slavisant éminent. Successivement lecteur à l’université de Karkov, professeur de langues et de littératures slaves à l’université de Strasbourg et au Collège de France, président de l’Institut d’Études slaves, partout il sut unir science et don d’enseignement. Membre de plusieurs Académies des pays de langue slave, il contribua beaucoup au resserrement des liens attachant ces pays à la France.
Louis Poinsot était, lui, un spécialiste des antiquités d’Afrique du Nord. Directeur des Antiquités et Arts de Tunisie, il dirigea en cette qualité de très importantes fouilles, dont quelques-unes sous-marines, en même temps qu’il s’employa avec bonheur à la restauration de monuments déjà mis au jour. Ses publications, fort nombreuses, ont largement contribué à la meilleure connaissance de l’antique Province d’Afrique. On lui doit en partie la durable implantation de la culture française en Tunisie.
Les associés étrangers étaient Angelo Monteverdi et Martin Nilsson. Le premier, romaniste célèbre, était président de la vénérable Académie des Lincei, et ce seul titre témoigne de l’estime dans laquelle le tenaient les savants italiens, sentiment que partageaient les savants français qui eurent le privilège de l’approcher. Le second, professeur à l’université de Lund, en Suède, était un des maîtres contemporains de la philologie grecque, le mot étant pris dans son sens le plus large et le plus élevé. La haute valeur de ses travaux était universellement reconnue des adeptes de cette discipline qui ne connaît point de frontière.
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L’Académie des Sciences a été particulièrement éprouvée puisque sept des siens ont disparu.
André Danjon et Charles Maurain faisaient tous deux partie de la section d’Astronomie. Danjon, qui fut directeur de l’Observatoire de Strasbourg, puis de celui de Paris, témoigna à la fois d’éminentes qualités d’administrateur, d’un puissant cerveau scientifique et d’un indéniable talent littéraire. Maurain, directeur de l’Institut parisien de Physique du Globe, doyen de la faculté des Sciences, donna une impulsion très neuve à l’étude de la Géophysique. La mémoire de l’un et de l’autre restera chère aux cœurs de leurs nombreux disciples.
C’est à la section d’Économie rurale qu’appartenait Maurice Lemoigne. Il faut rendre grâce à ce savant, qui était aussi un confrère du commerce le plus agréable, de très importantes découvertes : la biologie, la physiologie végétales et les industries de fermentation lui doivent en particulier beaucoup. Son nom demeurera comme celui d’un des plus grands agronomes de notre temps.
J’évoque avec une mélancolie particulière le souvenir d’André Léauté. N’étais-je point, en 1916, sous-lieutenant dans une batterie d’artillerie qu’il commandait? Brillant ingénieur des Mines, il appartenait déjà au corps enseignant de l’École polytechnique. Mais ce ne sera que plus tard qu’il donnera toute sa mesure par les travaux très originaux qu’il poursuivra dans les domaines de l’électricité, du revêtement routier et de la mécanique de précision. Rarement une telle puissance de travail fut mise au service d’une aussi pénétrante intelligence.
Pierre Pruvost, membre de la section de Minéralogie, était une des personnalités les plus marquantes de la géologie contemporaine. Professeur à l’université de Lille, puis à celle de Paris, membre du Conseil supérieur de la Recherche scientifique, président de la commission des Recherches sahariennes, il publia près de cinquante études sur les problèmes de sa spécialité. Elles lui valurent, en même temps que l’admiration des connaisseurs, la médaille Wollaston de la Société géologique de Londres, médaille qui constitue la plus haute distinction internationale dans le domaine de la Géologie.
L’ingénieur général Barrillon, de la section de Géographie et Navigation, eut une carrière entièrement consacrée au service public.
Chargé, vers le début de cette carrière, de diriger la construction de plusieurs cuirassés, il fut ensuite directeur du Bassin d’essais des Carènes de la Marine, directeur de l’École du Génie maritime, président du Comité technique de la Société hydrotechnique de France. Dans toutes ces fonctions il sut se faire aimer de ses collaborateurs et de ses ouvriers parce que lui-même les aimait sincèrement. Il n’était pas seulement un parfait ingénieur, mais aussi un homme d’une rare culture historique et un ardent patriote.
Membre de la section de botanique, René Souèges, dernier en date des disparus de l’Académie des Sciences, fut le créateur d’une science nouvelle : l’embryogénie des plantes supérieures, et il indiqua la voie que suivront plusieurs générations de chercheurs. Ses multiples travaux lui valurent une notoriété mondiale. Il était un confrère aimé et respecté de tous.
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L’Académie des Beaux-Arts a eu à déplorer la perte de trois de ses membres appartenant respectivement aux sections de peinture, d’architecture et des membres libres.
Né à Montmartre et devant en conserver toujours le vieil esprit, Edmond Heuzé ne commença à peindre qu’après avoir traversé les milieux les plus pittoresques. Les observations qu’il y recueillit se reflètent dans ses toiles, vibrantes de mouvement et d’alacrité. Foncièrement indépendant, goûtant sous toutes ses formes le spectacle de la vie, il avait, à quatre-vingt-quatre ans, conservé une jeunesse que nombre de ses cadets lui enviaient.
Passionnément dévoué à son art était Roger Séassal. Premier grand prix de Rome, architecte des Palais nationaux, il fut, au cours de sa carrière, appelé à diriger, dans toutes les régions de France, de très importants travaux. Mais c’était pour la Provence, où il était né, qu’il avait une dilection particulière. Nice et ses environs lui doivent quelques-unes de leurs plus sûres réussites architecturales. En même temps que grand artiste, Séassal était homme de cœur et sa disparition laisse un vide chez tous ceux qui l’ont connu.
L’État moderne affirme sa vocation à protéger les Beaux-Arts et à les rapprocher de la masse. Double et difficile tâche qui demande, chez les exécutants, beaucoup de sérénité, de tact et d’application. Ces qualités, Jacques Jaujard les possédait à un rare degré. Secrétaire général des Musées nationaux, directeur général des Arts et des Lettres, secrétaire général du ministère des Affaires culturelles, partout il se montra administrateur hors ligne, homme de goût et conciliateur-né. En perdant celui qui savait si bien le servir, le rayonnement français à l’étranger a beaucoup perdu.
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L’Académie des Sciences morales et politiques a malheureusement été privée de deux de ses membres et de trois de ses associés étrangers.
Jean Lépine, qui appartenait à la section générale, avait été doyen de la Faculté de Médecine de Lyon sur laquelle il avait imprimé son sceau. Vint pour lui l’âge de la retraite, mais il n’en était point de possible pour sa prodigieuse activité. Établi à Nice, devenu conseiller municipal puis adjoint au maire, il travailla avec bonheur à l’épanouissement intellectuel et culturel de la ville. Son labeur méthodiquement poursuivi ne l’empêchait pas de manifester, dans les contacts humains, la courtoisie la plus attentive et la plus spontanée gentillesse. C’est un grand « honnête homme », au sens du XVIIe siècle, qui nous a quittés.
Robert Garric est mort peu de temps après son élection à la section de Morale. Elle avait été le couronnement d’une carrière singulièrement riche en valeurs humaines. Professeur, animateur des Équipes sociales, du Secours national et de l’Entraide française, missionnaire de la pensée française à l’étranger, directeur enfin de la Cité universitaire de Paris, partout le rayonnement de sa foi chrétienne, de son humanisme, de sa générosité souverainement désintéressée créèrent autour de lui une aura qui, aux yeux de ceux qui eurent le privilège de sa familiarité, brille encore au-delà du tombeau.
Très différent, mais également humain et sincère apparaissait l’associé étranger, de nationalité belge, Eugène Dupréel. Son œuvre philosophique, orientée surtout vers la Morale et la Sociologie, est considérable et on peut penser que son influence bravera victorieusement l’injure du temps.
Le général George Vanier était avant tout un homme d’action. Né à Montréal, il se bat héroïquement en Belgique et en France au cours de la Première Guerre mondiale. Passé ensuite du barreau à la diplomatie, il y exerce plusieurs hautes fonctions et laisse à Paris le souvenir d’un grand ambassadeur. Promu gouverneur général du Canada, il remplit avec une extrême dignité cette mission à la fois très honorifique et très délicate. Sans jamais oublier ses attaches avec le Canada de langue française, il s’emploie utilement à limiter l’effet des forces centrifuges menaçant la cohésion de la Fédération canadienne. Une parfaite courtoisie s’alliait chez lui à un haut sentiment du devoir et sa mémoire mérite de rester exemplaire.
Du chancelier Conrad Adenauer, que dire qui ne soit déjà bien connu ? Catholique pratiquant, rhénan dans les moelles, patriote allemand, passionné par l’idée européenne, administrateur sagace, profond politique, à la fois d’un indomptable courage et d’une subtilité merveilleuse, il présentait une figure d’une originalité dont l’Histoire offre peu d’exemples. Resté debout sous les assauts de la vague hitlérienne, il contribua largement après la guerre, au redressement de son pays; mais les Français doivent surtout se souvenir qu’il fut un des bons artisans du rapprochement franco-allemand, rapprochement qui reste sans doute la pierre angulaire du nécessaire édifice européen. L’Académie des Sciences morales et politiques s’honora quand elle l’appela à elle comme associé étranger.
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Les morts dont je viens trop brièvement d’évoquer le souvenir ont déjà, ou vont bientôt avoir, des successeurs non indignes d’eux.
Peut-être en sont-ils, ou en seront-ils, différents sur quelques points. Tout en restant sensible au charme de la continuité historique, l’Institut de France — et c’est là son devoir comme son honneur —demeure constamment accueillant aux nouveautés, à condition qu’elles répondent à un acquit certain, et ne soient point l’éphémère reflet de modes passagères.
C’est un fait que de nos jours, le champ des connaissances, celui aussi des sensibilités, vont s’élargissant à une vitesse jamais égalée. Les cinq Académies, chacune dans sa sphère, estiment de leur mission de collaborer à cet élargissement. Elles le font avec sagesse, mais sans timidité.
Qu’il me soit permis, Messieurs, de souhaiter que cette double disposition reste constante. Ainsi, au milieu d’un monde en pleine mutation, l’Institut de France sera-t-il fidèle à la vocation qui est propre ment la sienne et qu’on peut sans doute résumer en empruntant au positivisme la devise fameuse : Ordre et Progrès.
Les deux termes me paraissent indissolublement liés. L’Ordre en effet sans le Progrès n’est que stagnation stérile. Le Progrès dans le Désordre — ou, si l’on préfère, en l’absence de rigueur intellectuelle — risque fort de se révéler faux-semblant et décevante illusion.