Funérailles de M. François Albert-Buisson, en Notre-Dame-de-Grâce de Passy

Le 26 mai 1961

Jacques CHASTENET

Funérailles de M. François ALBERT-BUISSON
Chancelier de l’Institut

En NOTRE-DAME-DE-GRACE DE PASSY
Paris, le 26 mai 1961

 

L’Académie française est aujourd’hui en deuil, et chacun de ses membres l’est personnellement. Il n’est pas l’un de nous qui n’estime avoir perdu, avec François Albert-Buisson, non seulement un confrère du commerce le plus agréable, mais un sûr conseiller et un ami fidèle. C’est un très grand vide, un vide qui sera malaisément comblé, que la mort vient de creuser au sein de notre Compagnie.

François Albert-Buisson lui appartenait depuis six ans. Son élection fut le couronnement d’une carrière en quelque manière exemplaire, vivante illustration de ce à quoi permettent d’atteindre, dans une démocratie libre, l’intelligence et le talent quand ils s’allient au goût du travail, à la persévérance et au jugement.

Notre confrère est né en 1881, dans la solide province d’Auvergne, d’une famille respectée mais de très modeste condition. Un labeur acharné et une rare vivacité d’esprit lui permettent vite de surmonter les obstacles inhérents à cette origine et d’acquérir les connaissances les plus étendues. Très jeune encore nous le trouvons déjà docteur de l’Université de Paris, docteur en droit, lauréat de l’Académie des Sciences, lauréat de l’Académie de médecine.

Simultanément — car ni sa situation de fortune, ni son besoin d’activité ne l’autorisent à se consacrer à des études purement spéculatives — il s’oriente dans la voie des affaires. Très tôt il se voit placé à la tête d’une société de produits chimiques qui, sous son impulsion, acquerra une extraordinaire importance et deviendra l’un des fleurons de l’industrie française.

Mais être industriel, voire grand industriel, ne saurait suffire à qui a la passion du bien public. Assumant allégrement toutes les charges supplémentaires qu’on lui propose pourvu qu’elles lui permettent de travailler à ce bien public, Albert-Buisson accepte de siéger au Tribunal de commerce de la Seine dont il deviendra ensuite président ; il accomplit à l’étranger diverses missions officielles d’ordre économique ; il devient maire d’Issoire, sa ville natale, puis conseiller général du Puy-de-Dôme et enfin sénateur du même département. On vous dira avec quel éclat il remplit toutes ces fonctions. J’ajoute que les Mercuriales présidentielles dont il rétablit l’usage au Tribunal de commerce et qu’il tint toujours à prononcer lui-même restent des modèles à la fois de science juridique, de finesse psychologique et d’élégante convenance.

En 1936 il est élu membre de l’Académie des Sciences morales et politiques ; en 1953 il est appelé au poste, créé pour lui, de Chancelier de l’Institut de France, poste dans lequel, grâce à ses qualités d’administrateur et de diplomate, il rend à ce grand corps de signalés services. En 1955 enfin, il obtient à l’Académie française le fauteuil rendu vacant par la mort de l’illustre historien de l’art Émile Mâle.

C’est une des traditions de notre Compagnie, essentiellement chargée de maintenir le bon usage de la langue française, que d’appeler à elle, à côté de gens de lettres proprement dits, de hauts dignitaires de l’Église, de grands soldats, des diplomates, des politiques, des juristes, d’éminents administrateurs, bref des hommes pouvant utilement concourir, par la pratique qu’ils en ont, à définir ce bon usage. Ainsi, avec les seuls titres que j’ai rapidement énumérés, Albert-Buisson pouvait-il déjà sembler mériter de compter parmi les Quarante. Mais à ces titres il en ajoutait un autre, plus conforme au principe de notre institution : c’était un écrivain distingué et un historien de valeur.

Quand il fut élu, il avait publié trois ouvrages du plus vif intérêt un Chancelier Duprat, un Michel de l’Hospital, et un Cardinal de Retz.

Qu’Albert-Buisson ait été attiré par les hautes et un peu austères figures de Duprat et de l’Hospital, rien d’étonnant à cela. Comme lui tous deux Auvergnats, ils furent comme lui des juristes, des politiques et de grands serviteurs de l’État. Aussi, avec quelle sympathie et quelle justesse de traits notre confrère sut-il, dans un style où la précision s’alliait à la souplesse, ressusciter ces figures. La biographie historique est, quoi qu’en pensent certains, un genre difficile. Du premier coup Albert-Buisson s’y affirma maître.

Fut-ce en contraste avec les deux sévères jurisconsultes, passionnés auxiliaires du pouvoir, que notre Confrère fut ensuite tenté par l’ondoyant et quelque peu anarchiste Cardinal de Retz ? C’est possible. En tout cas le portrait qu’il en dressa, tout en nuances, subtilités et raffinements de coloris, devrait être considéré comme définitif si, en Histoire, quelque chose était jamais définitif.

Membre de l’Académie française, Albert-Buisson en remplit les devoirs avec son zèle et son exactitude accoutumés. Assidu à nos séances, n’y prenant la parole qu’à bon escient et toujours pour présenter des remarques pertinentes, il était, malgré tant d’autres et écrasantes occupations, un académicien modèle. De son attachement à notre Compagnie, au passé comme au présent et à l’avenir de celle-ci, on trouve témoignage dans le sujet de son dernier ouvrage : Les Quarante au temps des lumières, petit livre dont l’agrément et le tour plaisant ne font point qu’il ne soit riche d’enseignements et ne fournisse matière à profitables réflexions.

Ayant évoqué la carrière et l’œuvre d’Albert-Buisson il me faudrait maintenant parler de l’homme. Le temps me manque pour le faire avec l’ampleur convenable. Qu’il me soit seulement permis de rappeler la bonne grâce de notre confrère, son tact, sa sagacité, sa délicate courtoisie, sa dignité exempte de morgue, sa constante bienveillance et surtout sa bonté.

Cette bonté, il lui arrivait de la dissimuler par pudeur sous des dehors teintés d’ironie : elle n’en était pas moins profonde et sincère. Jamais infortune ne lui fut révélée qu’il ne tentât discrètement d’y porter remède, jamais avis ne lui fut demandé en cas difficile qu’il ne s’ingéniât à le donner avec toute l’opportunité et l’efficacité possibles.

Cet homme de bien, ce bon patriote, ce parfait académicien n’est plus. Mais sa mémoire, les siens en peuvent être assurés, demeurera vivante parmi nous et, à l’occasion, il arrivera à beaucoup d’entre nous de se demander : « Qu’eût dit, qu’eût conseillé, qu’eût fait François Albert-Buisson ? »