Réponse au discours de réception de Henri Troyat

Le 25 février 1960

Alphonse JUIN

     Monsieur,

     Tandis que j’écoutais, il y a un instant, le chaleureux remerciement qu’il vous appartenait, selon l’usage, d’adresser à notre Compagnie, je ne pouvais m’empêcher de penser à l’étrange destinée, servie par les meilleurs dons, qui a fait de vous, aujourd’hui, l’un des plus jeunes et des plus charmants de nos confrères.

     Ces qualificatifs n’ont trait, bien entendu, qu’à ce que l’on voit d’abord de votre personne. Cette taille imposante de chevalier-garde, qu’on eût aimé voir gravir les degrés menant à votre pupitre, revêtue d’un de ces somptueux uniformes de la vieille armée russe, que la nouvelle a pris d’ailleurs grand soin de conserver ; ou, mieux encore, de la longue tunique caucasienne bien sanglée sur le poignard de la ceinture et les brillantes cartouches pectorales qui lui donnent une note guerrière. Nul doute que, sous le bonnet d’astrakan noir, votre avenante physionomie qui attire invinciblement la sympathie eût ainsi mieux fait valoir l’air de force tranquille et de modestie qui tout ensemble s’en dégage.

     Il n’est en effet que de vous approcher pour savoir que vous n’êtes pas un auteur qui se laisse déformer par le succès. Vous faites fi de l’encens et des flagorneurs ; et l’on est assuré en vous regardant que, quoi qu’il vous advienne désormais, vous serez toujours le même dans ce bel habit vert qui, sans être celui des chevaliers-gardes ou des gens du Caucase, ne vous en est pas moins fort seyant comme du reste à tous ceux qui le portent.

     Je dois maintenant à la vérité de vous rappeler, Monsieur, que vous n’étiez pas, à l’origine, candidat au fauteuil de Claude Farrère dont vous venez de faire un si brillant éloge. Les circonstances dans lesquelles se présentait la compétition et sans doute aussi quelques raisons indéchiffrables dont s’entoure habituellement le mystère de nos consécrations avaient fait porter votre choix ailleurs. Ce n’est que lorsque tous les candidats à un fauteuil que vous aviez d’abord délaissé, se furent subitement volatilisés comme par enchantement, que vous avez jugé bon de vous y présenter ; et non pas tant, j’imagine, pour imiter la nature qui, prétend-on, a horreur du vide, que pour adoucir l’amertume des mânes de notre cher et regretté Farrère qu’un pareil abandon avait peut-être mortifiées.

     Vous ne pouviez cependant obéir à plus heureuse inspiration, puisque votre élection fut de celles qu’on a coutume d’appeler dans cette Maison une élection de Maréchal, c’est-à-dire au premier tour et à la quasi-unanimité des voix déposées dans l’urne. Je veux dire « à l’unanimité », puisque mon éminent confrère, M. Marcel Pagnol, a déclaré récemment ici même que tout nouvel académicien, une fois élu, devait toujours être considéré comme tel.

     Prenons garde toutefois de parler trop haut de votre élection de Maréchal, le mot faisant naturellement songer au bâton et à ses retours. J’ai des raisons de croire que vous n’en serez jamais menacé à moins qu’il ne vous prenne fantaisie d’écrire un jour un ouvrage dans le genre de cette « Lolita » qu’un de vos congénères de langue anglaise, pour lequel je ne suis pas sans admiration, a lancé il y a quelque temps comme une pierre de scandale dans le public en vue d’effaroucher quelques critiques sourcilleux.

     Je ne pense pas que vous en arriviez là, n’étant pas homme, que je sache, à offrir votre subconscient au scalpel de lecteurs avides d’y découvrir des tendances inconnues.

     Vous êtes, en effet, entré dignement dans notre Compagnie ; comme un triomphateur non épuisé du stade et encore dans tout l’éclat et la plénitude d’un talent prometteur de bien d’autres performances. Ne venez-vous pas de nous en donner une preuve formelle en nous montrant qu’un créateur de fictions, c’est-à-dire un romancier, peut faire à l’occasion un excellent critique ? Nous le savions déjà en ce qui vous concerne ; mais vous avez mis dans le portrait que vous avez tracé de votre devancier une telle ferveur, qu’emporté sans doute par cette imagination qui n’abandonne jamais le romancier, vous nous l’avez présenté comme un des vôtres, ou plus exactement comme si vous étiez vous-même de sa lignée.

     Je ne suis pas éloigné de le croire, ce qui d’ailleurs décuple la joie et la fierté que j’éprouve à vous recevoir aujourd’hui. Au temps de ma jeunesse, Farrère me fournissait des motifs d’exaltation à telle enseigne que j’eusse voulu, comme lui, me faire marin, et les circonstances n’ont fait de moi qu’un soldat alors que lui, plus heureux, a senti toutes choses à la fois comme un marin et comme un soldat.

     Deux hommes de lettres, aux noms inoubliables, semblent avoir exercé une influence prépondérante sur la vocation de Farrère. C’est d’une part, Pierre Loti, qui fut son chef à Constantinople, son « pacha », comme l’on dit dans la Marine, sur l’aviso « Le Vautour » où le sort avait voulu qu’il fût embarqué ; et Pierre Louÿs, d’autre part, qui l’avait encouragé dès ses premiers essais comme « Fumée d’Opium » et « Les Civilisés », cet étrange et audacieux roman qui lui avait valu en 1905 le Prix Goncourt.

     Loti fut certainement son initiateur en matière d’exotisme. Il lui en insuffla le goût et, sans doute aussi sa manière de le sentir et de l’exprimer. Mais les deux hommes différaient dans leur sensibilité profonde, dans leur « subjectivité » oserai-je dire, et il apparaît bien que Pierre Louÿs se soit trouvé à cet égard plus proche de Farrère et en communication plus directe et plus confiante avec lui.

     On découvre des traces de cette affinité dans l’évocation de certaines déviations d’esprit liées à des perversités, celles-là mêmes qui ont fait dire à mon éminent confrère, le Professeur Mondor, que « Les Civilisés » lui avaient paru, en leur temps, « hiérarchiser, avec beaucoup de talent narratif, quelques-unes des capiteuses délectations d’un voluptueux ».

     Fort heureusement, Claude Farrère n’était pas qu’un voluptueux. Son âme n’allait point à la dérive, retenue qu’elle était par une ancre solidement affermie sur un fond d’espérance et de foi chrétienne.

     Une fois dissipée la fumée de ses rêves ou la griserie de ses bordées à terre, il retrouvait à son bord, avec l’air vivifiant de la mer et les responsabilités de son métier, sa vraie nature de marin chevaleresque, attentif à maintenir son pavillon haut et à ne jamais déchoir.

     Qu’on relise les dernières pages des « Civilisés », celles où son héros, dégrisé lui aussi, engage, après avoir descendu la Rivière de Saïgon, son torpilleur à l’attaque d’un cuirassé ennemi, avec l’intention bien résolue, sous les projecteurs et le feu meurtrier de son adversaire, de ne lâcher sa torpille qu’à bonne distance d’efficacité. Il n’en est pas de plus belles ni de plus exaltantes pour un homme de guerre. Qu’on relise aussi « La Bataille », cette admirable fresque où l’on ne voit que des ressorts tendus par une interrogation anxieuse sur le destin de la Patrie, et des personnages hors série qui savent se décider et se sacrifier tout en demeurant profondément humains. On en est tout saisi, comme on l’est également à la lecture de cet autre chef-d’œuvre qu’est « L’Homme qui assassina » où le cas de conscience soulevé par la révolte devant la lâcheté et l’ignominie est délibérément tranché par la notion d’une justice qui ne s’embarrasse pas de savoir si ses moyens sont légitimes ou non.

     Tout Claude Farrère est dans cette individualisation du courage généreux et désintéressé chez des êtres d’exception. Et c’est bien par ce côté que son œuvre a séduit et enflammé en France des légions de futurs combattants avant l’heure des grands holocaustes, prolongeant ainsi sur le plan de l’énergie individuelle l’effort entrepris par Barrès sur celui de l’énergie nationale.

     Il a disparu voici plus de deux ans, atteint depuis longtemps d’un mal implacable et douloureux qui avait fini par désarticuler petit à petit son corps naguère si vigoureux. Il n’était plus qu’un grand arbre ployé et tordu par les vents de mer ; mais son visage avait conservé son expression de mâle noblesse avec sa barbe coupée drue, sa crinière léonine argentée et son regard de feu. Aussi l’Académie qu’il illustra vous sait-elle gré d’avoir fait revivre aujourd’hui le souvenir de cet écrivain de haute volée qui fut aussi un grand Français et par d’autres voies que celles de l’écriture : celles du cœur et de l’action.

     Et maintenant, Monsieur, parlons un peu de vous puisque tel est, à l’heure présente, mon propos. Vous l’avouerai-je ? Lorsque je fus assuré, en vertu de la règle établie dans notre Compagnie, que j’aurais l’honneur de vous accueillir sous la Coupole, mon premier réflexe fut de jeter les yeux sur ces cadastres tenus à jour que sont les bibliographies d’auteurs et où l’on peut, à première vue, se faire une idée sinon de leur talent mais de leur fécondité. La vôtre me stupéfia. Vous n’étiez pourtant pas tout à fait un inconnu pour moi. Car il m’arrive encore de lire, à mon âge, et même de relire lorsque j’en ai le loisir. Au cours des vacances d’un certain été, la Maréchale, pour la désigner par son titre, m’avait tendu les premiers volumes de la suite d’Amélie « Les Semailles et les Moissons », en me disant qu’elle avait découvert là un romancier né, un de ceux qui savent le mieux discerner et expliquer ce qui se passe dans le cœur des femmes, — le cœur signifiant ici la passion. Elle avait aussi ajouté, non sans une nuance d’ironie, que vu le peu d’intérêt que je paraissais prendre à ces sortes de sujets, elle doutait que j’éprouvasse un plaisir quelconque à lire les romans de M. Troyat.

     Piqué au vif, j’avais alors dévoré d’un seul trait toute la geste des Mazalaigue et, charmé de bout en bout par ce roman fleuve remarquablement écrit où s’affrontaient des gens simples de mon Pays, faciles à comprendre, je l’avais fait suivre de la geste des Danoff, celle de « Tant que la Terre durera » parue précédemment, heureux d’y retrouver une évocation sublime et d’un souffle encore plus prodigieux ; heureux aussi de voir les deux gestes se rejoindre dans le finale, sur notre propre sol, malgré la différence de leurs origines et l’écart des chemins parcourus.

     J’avais eu également l’occasion de lire votre premier petit roman « Faux Jour », et puis « La Sainte Russie » parue dans les Cahiers Verts, mais j’étais loin de me représenter, avant de consulter votre bibliographie, tout ce que j’aurais encore à absorber et à digérer pour rassembler les matériaux d’une harangue à votre sujet.

     Songez donc ! Votre œuvre se chiffrait déjà à trente-cinq ouvrages pour le moins, dont plusieurs d’un impressionnant format, et constituant pour la plupart autant de chefs-d’œuvre. Tout ceci ne vous avait demandé que vingt-quatre années à peine d’un labeur acharné et dénotait chez vous un génial touche-à-tout ayant en quelque sorte essayé de tous les genres d’expression. N’aviez-vous pas été en effet journaliste, auteur théâtral, reporter savoureux d’impressions de voyage, puis critique littéraire des mieux avertis en matière de littérature russe avant de vous fixer dans le roman, et le grand roman de préférence qui demeure sans conteste le genre de votre prédilection ? Comment allais-je pouvoir dans les cinquante minutes qui me sont accordées, analyser et présenter avec quelque sérieux les produits de l’étonnante et rare fécondité que vous sembliez incarner ?

     À la rigueur, j’aurais pu me contenter d’énumérer seulement vos œuvres en les délayant dans un contexte académique propre à donner le change sur l’indigence de ma pensée. Mais c’eût été vraiment, à propos d’une œuvre aussi féconde que la vôtre, une fécondation bien humiliante pour ne pas dire stérile. Aussi ai-je préféré ne parler que de vous-même et des secrets de votre art après vous avoir présenté à notre Compagnie, ce qui m’est du reste chose facile pour la raison que vous n’avez jamais fait mystère de vos origines et de votre identité dans les touchants souvenirs que vous avez publiés.

     Vous êtes né à Moscou en 1911 dans une famille aisée appartenant à la riche bourgeoisie tzariste. Votre père, qui portait le nom de Tarasoff, était né à Armavir (Caucase), bourgade mi-arménienne et mi-circassienne, où il possédait quelques terres et des comptoirs de textiles. Votre mère était originaire d’Ekaterinodar (aujourd’hui Krasnodar). Vos parents s’étaient fixés à Moscou peu après leur mariage, de sorte que les souvenirs de votre prime enfance ont rapidement fait place aux impressions plus vives que vous deviez garder de la terrible aventure introduite dans votre vie à partir de l’âge de quatre ans par la guerre et la Révolution.

     Quel bouleversement dans le rythme et les habitudes de votre maison ! Les rues de Moscou, autrefois si tranquilles sous la neige, sont maintenant sans cesse troublées par des émeutes et des combats où s’affrontent rouges et blancs. Puis, c’est bientôt l’exode vers le sud dans l’entassement et la promiscuité hostile et malpropre des wagons à bestiaux, toute une nouvelle existence traversée d’inquiétude où il vous faut passer à travers les lignes gardées par les troupes rouges, répondre aux interrogatoires soupçonneux, surmonter la fatigue, les privations, la maladie. Quel martyre pour une malheureuse famille errante, tenaillée par la crainte de lendemains navrants, la hantise d’une séparation et même de la misère devant des ressources diminuant graduellement ! Vous étiez fort heureusement à cet âge où les fortes émotions s’émoussent devant l’inconscience et la faculté d’évasion propres à l’enfance. Vous ne pouviez cependant pas les oublier.

     Après maintes tribulations que vous nous avez retracées, vous deviez, avec votre famille, abandonner votre patrie par suite de la pression des Rouges sur les Blancs de Wrangel pour aboutir enfin à Paris en passant par Constantinople et Venise. Vous n’aviez que huit ans bien sonnés en débarquant dans notre capitale et par bonheur vous y parliez le français aussi bien que le russe grâce à une gouvernante en provenance de la Suisse romande, possédant bien notre langue, qui vous l’avait enseignée scientifiquement et mieux sans doute qu’on ne l’enseigne communément chez nous aux plus jeunes. Vous fûtes mis au Lycée Pasteur à Neuilly et, après avoir passé vos baccalauréats, vous préparâtes votre licence en Droit, non sans avoir auparavant caressé le rêve d’entrer aux Beaux-Arts, de faire de la peinture et même du théâtre ou de la littérature. Le droit ne pouvait vous mener qu’à un concours donnant accès à une carrière administrative, en l’espèce celle de rédacteur à la Préfecture de la Seine, comme c’est le cas pour bien des jeunes gens de France appartenant à d’humbles familles et pressés par la nécessité. Vous y fûtes nommé à l’issue de votre service militaire accompli à Metz dans l’artillerie, ayant entre temps obtenu la naturalisation française.

     Singulier début pour un futur grand écrivain que ce métier de rond-de-cuir, et surtout au service du budget auquel vous fûtes affecté ! Mais pourquoi en médirait-on, comme le fit Courteline ? N’était-ce pas un marchepied souhaitable pour un jeune homme désireux de ne pas quitter Paris ? Il permettait d’y vivre, chichement bien sûr, mais avec des loisirs pour lire, rêver, fureter dans les bibliothèques et les musées. Bien d’autres avant vous l’avaient pratiqué, comme Huysmans qui y avait développé son talent et dont les œuvres emplissaient peut-être vos tiroirs.

     Vous n’en aviez d’ailleurs nul besoin, trouvant déjà votre inspiration en vous-même, une inspiration abondante nourrie des meilleurs sucs : ces souvenirs soigneusement recueillis et classés, soit qu’ils portassent encore le reflet des impressions dures et fugitives qui avaient marqué votre enfance malheureuse au temps de la révolution et de l’exode, soit que, bien plus riches, ils eussent été arrachés à vos chers parents par votre inlassable curiosité. Il ne se passait pas de jour, pas de veillée autour de la lampe de leur petit appartement de Paris, que leur mémoire, tenue en éveil par vos questions, ne vous eût livré avec attendrissement des fragments d’images évoquant la patrie perdue.

     Vous nous avez avoué qu’ayant consigné, dans un journal intime, tous ces souvenirs et images qui vous semblaient de plus en plus merveilleux au fur et à mesure que le volume s’en augmentait, vous aviez vécu longtemps de l’espoir de rencontrer un jour un écrivain qui fût capable d’en tirer un livre surprenant. Vous incarniez en vous seul, à cette époque, tous ces comédiens en quête d’un auteur qu’on voit s’agiter dans une pièce de Pirandello. Mais ayant eu la surprise de constater dans vos premiers essais que votre écriture ne manquait pas de métier, vous vous avisâtes que vous pourriez bien être le grand écrivain anonyme que vous aviez si ardemment souhaité.

     « Faux Jour », votre premier roman, édité en 1935 à l’âge de vingt-quatre ans, avait réalisé ce miracle. Il avait fait sensation tant par la qualité du style que par le sujet traité et avait obtenu le Prix populiste. Dès sa publication, il avait semblé qu’un autre Raymond Radiguet, cet enfant de génie infortuné qui avait, dans son « Diable au Corps », étonné la critique par son langage et une psychologie volontaire visant à recréer un monde, venait soudain de réapparaître sous les traits du jeune militaire que vous étiez encore à cette époque. Votre roman n’était-il pas, lui aussi, une fiction se donnant carrière dans un libre choix et sans arrière-pensée de reproduire quoi que ce fût ? Il campait un père hâbleur et clownesque, surprenant par sa verve, mais incapable, par manque de pragmatisme et de suite, de tirer le moindre parti des fruits de son imagination, — le type même du raté, qui ruine les siens, les achemine, le verbe haut, vers la misère et que son fils, désabusé, finira par juger sévèrement en le découvrant sous son vrai jour.

     Puis ce furent coup sur coup « Grandeur nature » de la même veine : un père, vieil acteur ayant raté sa carrière, qui devient jaloux, à en souffrir cruellement, de son jeune fils effleuré par la gloire ; « Le Vivier », « La Clef de Voûte », tous deux remplis d’images hallucinantes qui vous font obtenir le Prix Barthou de notre Académie. Enfin, « L’Araigne », roman d’un réalisme saisissant, projetant sa lumière sur un mal aimé, existentialiste avant la lettre, entraîné par son égoïsme dans un sombre pessimisme dont il mourra sans même l’avoir souhaité, simplement par inadvertance en employant une dose trop forte, dans le simulacre d’un empoisonnement.

     Déjà alléchée par vos précédents ouvrages, l’Académie Goncourt avait tenu à récompenser cette production hybride où l’on ne faisait pas le départ entre ce qui pouvait être d’inspiration russe ou balzacienne et sans trop se préoccuper de ce que vous aviez pu y mettre de vous-même.

     À la vérité, il n’y avait rien de tout cela, rien d’autobiographique ni même qui vous ressemblât. Vous vous étiez seulement attaché à peindre dans une langue qui plaisait des caractères répondant au goût d’une génération penchée sur un monde hypersensible et se délectant souvent de ses désordres. Et peut-être les aviez-vous un peu trop forcés au point de laisser supposer que vous étiez obsédé par l’étude des personnages anormaux, car d’aucuns, et certainement des envieux, prophétisaient déjà que vous n’alliez pas tarder à vous gâcher dans le roman noir.

     C’était bien mal vous connaître. Pendant la guerre et l’occupation, replié sur vous-même dans l’attente anxieuse des malheurs toujours prêts à fondre sur les vaincus, j’imagine que, par une sorte de choc en retour, un reflux nostalgique dut vous envahir, vous poussant irrésistiblement vers vos sources. D’ailleurs votre Pays perdu allait être bientôt, lui aussi, saisi à la gorge par une main aux ongles de fer cherchant à l’étrangler chaque jour davantage, et le labeur méthodique et acharné auquel vous étiez déjà habitué vous fut en cette circonstance un salutaire dérivatif. Vous eûtes à cœur de compléter votre documentation sur la littérature russe. Un ouvrage sur Dostoïevski que vous teniez déjà prêt, parut en 1940. Sans doute Dostoïevski, cet étrange obsédé, semble avoir cherché dans son œuvre l’exorcisation des mauvais instincts qu’il portait en lui-même ; il se soulageait et se purifiait, selon votre jugement, en s’accusant par l’intermédiaire de ses personnages. Mais vous aviez décelé en lui, malgré ce travers, une âme de juste et je ne doute pas qu’il n’ait exercé une grande influence sur vos premiers travaux.

     Après lui, vous nous avez ébloui par une copieuse biographie de Pouchkine, qui devait paraître en 1946, et où vous le présentez comme le véritable initiateur de la littérature russe du XIXe siècle, ne s’étant pas contenté de lui forger sa langue mais lui ayant aussi tracé ses directions essentielles. Le génial poète de Boris Godounov se situe également à l’avant-garde d’un vaste mouvement de rapprochement de la pensée occidentale européenne, étant aussi familier avec les langues de l’Europe qu’avec la sienne. Mais, étant demeuré farouchement national, comme notre Péguy, et ayant connu un destin tragique, il est resté pour cette Europe, vers laquelle il se sentait porté, prisonnier de ses frontières.

     Après votre Pouchkine, vous avez publié une étude sur Lermontov, son meilleur disciple, lequel fut, lui aussi, tué en duel. En ces temps où le lyrisme s’inspirait surtout de l’impétuosité de Lord Byron, les pistolets intervenaient trop souvent, hélas ! en Russie, dans le feu des passions. Vous avez réuni également la documentation de ces notes plus brèves qui devaient paraître plus tard dans les Cahiers Verts sous le titre de « La Sainte Russie », sur Gogol, Tolstoï et Tchekhov.

     Gogol est certainement l’auteur qui vous a le plus frappé dans votre enfance studieuse par sa manière originale de présenter ses personnages, des démoniaques le plus souvent, sous des traits caricaturaux, comme ce Tchitchikov des « Âmes mortes », qui devait amener chez Gogol un divorce tragique entre l’homme et l’artiste, celui-ci crucifiant celui-là qui était cependant un juste tout comme Dostoïevski. C’est vous dire combien le public vous saurait gré de biographies semblables à celles que vous lui avez déjà livrées sur Dostoïevski et Pouchkine, et ayant cette fois pour sujet Gogol et aussi Tolstoï, cet autre juste, mais peut-être plus compliqué et d’une impressionnante et même accablante grandeur.

     Les temps de malheur qui s’abattent sur une nation ont ceci de particulier qu’ils la détournent de la recherche du plaisir et de l’émotion pour l’orienter de préférence vers le morbide ou le macabre. Comme ce n’était point là votre goût en dépit des craintes qu’avaient pu faire naître vos premiers romans, vous n’eûtes souci jusqu’à la Libération que des travaux concernant vos sources et de la mise en chantier de votre œuvre capitale : la grande fresque sur la Russie de 1885 à la deuxième guerre mondiale, où déjà apparaissaient des récits imagés aux chatoyantes couleurs, tirés de votre mémoire et de vos cartons. Mais avant d’en faire l’analyse, je voudrais citer deux autres petits romans qui ne paraîtront qu’en 1951 et 1952 « La Tête sur les Épaules » et « La Neige en Deuil » qui marquent le tournant que vous allez prendre désormais, — deux livres qui respirent la santé et font preuve d’une option courageuse, d’une réaction contre l’existentialisme et toutes les philosophies dominées par le pessimisme, réaction qu’on s’est plu, dès lors, et à juste titre, à regarder comme votre lettre de naturalisation la plus authentique.

     Au sujet de votre trilogie sur la Russie, qui ne pouvait être réalisée que par vous, nous savons par vos confidences que vous vous étiez promis de vous servir de l’Histoire. Promesse hasardeuse, quand on sait de quoi l’Histoire est souvent accusée. Valéry n’a-t-il pas dit d’elle « qu’elle est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines ».

     Je le crois bien volontiers d’autant plus que l’histoire est généralement faussée au moment même où elle se fait et qu’elle ne saurait avoir la prétention d’aller toujours dans un sens irréversible. Notre chétive humanité, et de plus en plus démente à la regarder de près, donne plutôt l’impression d’être entraînée dans une chaîne sans fin où les civilisations se détruisent les unes les autres et pas tant pour réaliser un progrès que pour se rapprocher du zéro des premiers âges.

     Il faut reconnaître néanmoins qu’il y avait intérêt à vous servir de l’histoire comme d’une trame épisodique de fond sur laquelle vous auriez projeté la vie de vos héros en vous efforçant toutefois, comme vous l’avez bien précisé, de ne jamais sacrifier leurs histoires à l’Histoire ou, plus exactement, de ne montrer l’Histoire qu’à travers leurs histoires. Vous n’avez point fait mystère non plus des méthodes employées pour traiter vos personnages, et d’abord pour les choisir. Comme il ne pouvait être question pour vous de reproduire de mémoire les souvenirs de vos parents, complétés par ceux qui vous étaient personnels, vous avez préféré, et cela se comprend, faire un large appel à votre imagination, — mentir un peu, autrement dit, en présentant des personnages inventés de toutes pièces dans un heureux mélange de fiction et de réalité où l’on a peine à séparer le vrai du faux, ce qui est éminemment souhaitable pour s’éviter des ennuis avec sa famille ou avec ses amis.

     Et ces personnages, bien qu’appartenant à un même groupe se situant à mi-chemin entre le peuple et l’aristocratie pour qu’ils ne soient pas trop marqués par l’une ou l’autre de ces extrémités et que vous puissiez leur appliquer, sans provoquer l’étonnement, les souvenirs pleins de sincérité dont vous étiez lourdement chargé, vous les avez fait éclater, dès le départ, sur des directions différentes. Puis vous les avez abandonnés à eux-mêmes, chacun étant nanti de ce bagage d’hérédité, de croyances, de sentiments et d’habitudes constituant les facteurs essentiels de tout déterminisme humain, et libre de s’orienter désormais à sa guise, sans intervention extérieure.

     N’exagérons rien, car s’il est admis que ces protagonistes ont toute latitude pour fixer leur comportement et leur démarche, vous n’en êtes pas moins obligé, vous leur créateur, d’intervenir de temps en temps, par un coup de pouce donné par-ci, par-là, pour qu’ils se maintiennent tant bien que mal sur leurs trajectoires, et surtout pour obéir aux lois de la vie, je dirai même de l’harmonie interne du monde, afin qu’ils ne se présentent pas tous vivants, en fin de course, sur ce long parcours de trois générations où vous allez les lâcher. Et pour ce faire il faut que vous en tuiez quelques-uns de temps en temps et en fassiez rebondir d’autres par une impulsion ou un infléchissement imprimé au bon moment sur la toile de fond où vous les projetez.

     Mais c’est là un labeur immense et de tous les instants pour le démiurge qui a mis en mouvement tous ces personnages et qui, au fond, doit toujours penser pour eux et les téléguider par les fils de son imagination. Son premier souci, ne sera-t-il pas de faire en sorte que leur démarche ne soit pas trop déviée de la ligne que devraient leur dicter les facteurs d’autodétermination dont il les a dotés ? Et son autre souci, ne sera-t-il pas de reproduire avec le plus d’exactitude possible les moindres détails des scènes exposées afin que les lecteurs s’y retrouvent et ne soient pas tentés de l’accuser de les vouloir tromper ? D’où votre activité diligente à vous informer auprès de ceux qui savent et que vous ne craignez pas de harceler de questions ; et ce ne fut pas là, sans doute, une des moindres tâches de votre mise en condition initiale.

     Le plus surprenant dans une entreprise de cette envergure, C’était qu’elle se proposait de nous faire voir et entendre ce que vous n’aviez jamais vu ni écouté, c’est-à-dire bien des événements s’étant passés avant que vous ne fussiez au monde, et d’autres seulement entrevus dans un rapide éclair au temps de votre prime enfance. Pour faire revivre en des milliers de pages la Russie torturée et agonisante depuis plus d’un demi-siècle, il eût fallu les artifices ensorceleurs d’Asmodée. Or vous n’aviez à votre disposition que des souvenirs pompés à des mémoires, mais aussi, pour vous guider, l’instinct de votre race joint à l’amour passionné pour votre terre natale qui s’était fortifié dans l’exil et infailliblement vous conduisait tout droit à la vérité. Une âme nouvelle avait surgi en vous, tout imprégnée de slavisme authentique, qui maintenant se complaisait dans la steppe aride où la neige tournoyait dans le vent et savait déchiffrer les complexes inattendus de fatalisme et de résignation des autres âmes slaves, ses sœurs.

     Manifestement, à lire « Tant que la Terre durera », on ne trouve plus en vous qu’un homme de la terre russe. Et si vous ne l’êtes pas redevenu pour tout de bon au fond de vous-même, c’est que sans doute Asmodée vous a doté d’une étrange puissance de dédoublement.

     Il n’est pas jusqu’au choix de vos personnages et au destin que leur tracez où l’on ne retrouve la marque de l’instinct de votre race.

     D’abord ils se situent sur des plans d’idées et d’actions différents, tout en restant dans l’ensemble des personnages moyens, plongés dans la masse, dont aucun n’émerge comme chef de file. On ne trouve en effet parmi vos héros aucun de ces généraux ou chefs politiques jouant un grand rôle. Mais si les uns fréquentent des milieux révolutionnaires cependant que d’autres demeurent farouchement attachés à leur foi — pour Dieu, pour le Tzar, pour la Patrie —, le deus ex machina que vous êtes se défend bien de les juger. Au contraire, il se donne l’air d’épouser leurs passions, leurs amours et leurs haines au fur et à mesure qu’elles se manifestent et, ce faisant, il faut reconnaître qu’il en tire le meilleur effet. Et s’il en est qui ne rendent pas au bout d’un certain temps et pour lesquels vous êtes une Parque impitoyable, combien d’autres qui vous séduisent et auxquels vous vous attachez à donner un extraordinaire développement.

     C’est le cas de ce tout mauvais et abject Kisiakoff, dont vous ne dissimulez aucune des tares physiques et morales. Tous vos lecteurs ont éprouvé une invincible répulsion à le voir errer dans votre livre « comme un semeur de maléfices, au pas lourd, au regard huileux » passant le plus clair de son temps à pervertir des êtres faibles et désorientés qu’il abandonne ensuite, « tels des emballages vidés de leur contenu ». vous ne le lâcherez pas de longtemps tellement vous vous montrez avide de savoir jusqu’où vous pourrez le mener et en tirer parti. Vous le faites enfin disparaître, comme il le méritait, mais à regret, semble-t-il, puisque vous finissez par avouer vous-même que « si vous aviez à récrire votre livre, vous ne tueriez pas Kisiakoff ».

     C’est aussi le cas de ce Malinoff, un écrivain russe assez falot dont vous ne vouliez, à l’origine, que nous donner une caricature comme reporter de guerre, et que vous prolongez également, de mésaventure en mésaventure, pour nous le montrer, une fois en exil, dans toute la possession de ses moyens, et même capable de génie, mais incompris et voué à l’oubli parce que déraciné et n’ayant plus derrière lui la masse vivante de la communauté nationale.

     Et c’est ainsi que par une transposition originale de votre riche collection de souvenirs, la suite de « Tant que la Terre durera » a déployé devant nous les scènes animées et chaudement colorées de ce que fut la terrifiante agonie de la Russie des Tsars : toute l’histoire des premières flammes d’une révolution qui couve, de la guerre japonaise perdue pour avoir été acceptée au bout du monde, et qui préparera ainsi, avec les déceptions d’une autre guerre encore plus violente aux frontières de la Russie d’Europe, l’explosion révolutionnaire subversive se développant suivant le processus rigoureusement défini par d’habiles théoriciens doctrinaires. C’est alors, après ces scènes de bataille que vous décrivez comme l’eussent fait Genevoix ou Dorgelès, car les tranchées de la mort sont hélas les mêmes en tous lieux, les images hallucinantes de l’effondrement en chaîne de toute une société bourgeoise et même intellectuelle, bien incapable de se défendre ; scènes d’émeute, de carnage, ou d’exode massif, décrites avec un art unanimiste d’une saisissante intensité où le roman ne s’individualise que chez quelques humains d’une même famille mêlée aux horreurs de cette grande tragédie nationale.

     L’effet produit sur le lecteur est bien, Monsieur, celui que vous aviez souhaité, à savoir « qu’il participât à l’usure de l’âme et de la chair de vos personnages, qu’il saisît la transformation de leur caractère de crise en crise, d’année en année, qu’il se sentit mûrir et vieillir avec eux, sans secousse, régulièrement, inexorablement ».

     Marcel Proust avait-il désiré autre chose en faisant remonter à la surface de son « temps retrouvé » des impressions enfouies depuis longtemps dans les basses eaux de sa mémoire ou de son être sensoriel en des temps révolus et plus dépouillés de violence et d’âpreté que ceux que vous avez fait défiler devant nos yeux ?

     D’aucuns eussent préféré, oh ! bien gentiment et sans y attacher d’ailleurs beaucoup d’importance, que votre fresque s’achevât sur son deuxième volume « Le Sac et la Cendre », une fois consommée la terrifiante agonie de la Russie. Dans l’exil, sur notre propre sol, vos personnages émigrés mêlés à notre propre vie ne pouvaient évidemment évoquer que des événements bien connus de nous-mêmes. Je crois, cependant, que le troisième tome « Étrangers sur la Terre » fut au contraire bien nécessaire pour saisir les douloureux problèmes de l’exil, au moment où la deuxième guerre mondiale a fait refluer sur l’Occident européen bien des personnes déplacées dont le troupeau errant et désespéré s’augmente chez nous depuis quelques années de tous les émigrés français et amis de la France frappés d’ostracisme en Afrique du Nord et ailleurs.

     Barrès avait déjà analysé pour nous la psychologie de quelques déracinés provinciaux aventurés à Paris sur des chemins semés d’embûches. Ce n’était rien à côté du drame affreux de ceux qui ont dû fuir leur pays et éprouvé mille déboires pour se recaser et se réadapter dans un milieu totalement différent. Plus nombreux qu’on ne le pense sont ces étrangers sur notre terre qui finissent, las d’espérer, par mourir du mal du Pays, quand ce n’est pas dans le dénuement le plus complet.

     Ce n’est que dans les générations suivantes, quand elles survivent, qu’on peut constater un progrès dans la réadaptation par ce miracle de renouvellement que procure la jeunesse. Boris Danoff devenu Français et accepté comme tel en est un exemple. Un exemple tentant qui vous a induit à l’unir à une fille de France, cette tendre et violente Élisabeth, issue de la cellule des Mazalaigue, qu’on a vue grandir dans la suite des « Semailles et des Moissons », meurtrie par bien des déceptions sentimentales dans son pénible apprentissage de la vie, entre les deux guerres. Ayant enfin rencontré Boris Danoff, un animal de la même espèce, généreux et dynamique, militant dans la résistance, elle s’attachera de plus en plus à lui pour ces seules raisons et par affinité sensuelle.

     Certes, « Les Semailles et les Moissons » n’ont pas le même souffle que « Tant que la Terre durera » bien qu’inspirées de la même phrase de la Genèse. On y voit des gens simples et peu saillants de chez nous, dont les réactions ne sont pas, à la vérité, imprévisibles, tout au moins en ce qui concerne les deux premières générations. Au surplus cette suite des Mazalaigue se profile sur un fond historique tout en grisaille et tellement assombri par notre défaite qu’elle ne s’éclaire qu’à la fin aux heures exaltantes de la Libération.

     Nous sommes loin des impressionnantes images de la Russie agonisante, de ses chevauchées et combats souvent héroïques des rives du Pacifique à celles de la Baltique, de ces scènes unanimistes de l’action révolutionnaire avec ses carnages et ses pitoyables exodes et ses personnages se détachant en saillie et portés au maximum de lâcheté ou de courage, voire de fureur érotique.

     Mais si les deux gestes diffèrent dans leur couleur et leur mouvement, elles ont cependant ce trait commun de s’imposer toutes deux par la qualité d’un style limpide et sobre qui dit exactement et en peu de mots ce qu’il entend signifier. Cette forme et cette correction se retrouvent dans tout ce que vous écrivez. Elles rappellent Maupassant comme conteur et surtout Flaubert inlassablement acharné à limer ses phrases pour atteindre à la plus grande perfection, sans toutefois nous donner vous-même l’impression d’aller jusque-là. Vous ne cherchez pas non plus à imiter Balzac que son talent, tenu sans doute par les exigences du mode de publication en feuilletons, emportait souvent dans un foisonnement, une efflorescence faisant étalage de sa riche et luxueuse culture. Vous savez vous maintenir, Monsieur, dans les justes proportions d’une plaisante sobriété : des phrases courtes qui n’altèrent en rien la fluidité de votre écriture et un emploi intensif mais nuancé du dialogue donnant à toutes vos pages le frémissement de la vie au point de s’achever parfois en un pathétique soliloque comme celui du mauvais père de « Faux Jour » au moment de son agonie.

     Et ce dialogue qui vous permet d’entrer de plain pied dans votre sujet, vous ne l’interrompez que pour permettre à votre lecteur de reprendre haleine ou pour un court métrage afin de décrire un paysage, une ambiance, un état d’âme. Vous ne vous attardez pas à discuter de la portée philosophique de votre œuvre. Comme Tchékhov qui haïssait, — vous nous l’apprenez —, cette forme d’expression que, de nos jours, on désigne sous le nom de « littérature engagée », vous vous méfiez des philosophes qui se déguisent en romanciers. Aussi, toujours comme Tchékhov, vous contentez-vous de ne peindre que des caractères faisant seulement ressortir les constantes de l’humain dans la vie fugitive des individus.

     Quant à ces caractères individuels, ils sont d’une infinie variété dans le choix que nous découvre votre imagination. « La Neige en Deuil », par exemple, tranche d’une manière saisissante sur les thèmes déjà si variés de vos autres romans. C’est une symphonie pastorale, un drame émouvant se jouant à haute altitude entre deux frères et où il n’y a même pas une femme si ce n’est une malheureuse étrangère tombée du ciel, et déjà morte.

     Après une telle floraison qui vous a valu de nombreux lauriers — quatre grands prix — et l’Académie de surcroît, c’est-à-dire l’immortalité non considérée comme une fin en soi mais comme un perpétuel renouvellement, où donc votre beau talent va-t-il désormais s’exercer ? Peut-être sera-t-il tenté par le théâtre ? On n’en aurait nulle surprise sachant votre maîtrise dans le maniement du dialogue. Mais peut-être n’abandonnerez-vous pas aussi facilement le roman, votre genre de prédilection  ?

     Au reste, il en est un que vous avez récemment entrepris et qu’il vous faut finir. Vous l’avez paré d’un beau titre : « La Lumière des Justes » et nous voici tenus en haleine par le premier tome « Les Compagnons du Coquelicot », titre plus énigmatique, que la suite attendue nous expliquera sans doute. Il s’agit en vérité d’une nouvelle fresque historique, débutant en 1814 à l’entrée des Coalisés à Paris après la défaite de Napoléon et qui nous transporte dans un passé déjà lointain, en plein romantisme, à l’époque de la Restauration.

     J’avais d’abord pensé, avant d’en commencer la lecture, que j’allais y découvrir une version à rebours de « La Guerre et la Paix » de Tolstoï, espérant même que vous seriez gentil pour notre Napoléon, « l’antéchrist » que Tolstoï n’avait pas ménagé dans son œuvre.

     Il m’aurait été agréable en réponse à la désastreuse campagne de Russie de 1812 de trouver sous votre plume un portrait du prodigieux vaincu faisant face à ses adversaires sur notre sol, avec des moyens insignifiants, et leur infligeant même de retentissantes défaites. Oui, j’aurais aimé que vous nous montriez jusqu’où aurait pu le conduire son incomparable génie dans cette circonstance malheureuse, s’il n’avait pas été trahi. Mais votre roman n’en parle pas. Il commence seulement après le dernier combat aux barrières de Paris parce que probablement cette histoire lointaine n’a jamais regardé que nous.

     Mais peut-être pourriez-vous songer, sans abandonner la forme du roman et la peinture des caractères, à aborder maintenant des thèmes russes au delà de ce que vous nous avez déjà montré dans « Tant que la Terre durera » : la Russie en guerre, par exemple, au cours de la deuxième guerre mondiale, et la gloire qu’elle s’est taillée dans la victoire commune.

     Il est fort regrettable que vous ne soyez jamais plus retourné dans cette Russie lointaine, au temps surtout de son héroïque résistance. Vous l’eussiez certainement mieux sentie et exprimée qu’aucun autre. Plus heureux que vous, j’ai eu l’occasion de la traverser en pleine guerre en accompagnant le général de Gaulle à Moscou. Un détour par Stalingrad nous avait permis d’évoquer en pensée les affreux carnages auxquels avait donné lieu la défense de la cité. Les opérations de Stalingrad avaient marqué en effet un tournant de la lutte en Russie soviétique et représentaient pour nous Français l’unique équivalent de ce qu’avait été Verdun dans la guerre précédente. Même résonance, même héroïsme et mêmes sacrifices. Vision lugubre toutefois, dans un froid noir, que l’aspect fantomatique de cette ville sur les bords d’un fleuve sinistre, la Volga, où l’on avait tué jusqu’aux pierres ! et cependant cette ville respirait encore et même se ranimait. Des hommes, des femmes, mal protégés du froid, s’évertuaient dans leurs usines éventrées, en plein vent, à reconstruire des tracteurs.

     À Moscou, où nous arrivâmes ensuite à travers un univers de neige et de boue glacée d’une désolation infinie, j’avais observé de près ce peuple dont je pressentais les souffrances indicibles et cependant unanimement tendu de toute sa volonté et de toutes ses forces vers la victoire, sans jamais faire entendre le moindre murmure. Suprême avantage de l’organisation soviétique, dans les temps durs de la guerre, que cette unité résultant d’une idéologie où l’individu est placé « perinde ac cadaver » entre les mains de l’État et ramené seulement à l’espérance par l’annonce des victoires nationales célébrées la nuit sur la Place Rouge par des coups de canon et des embrasements.

     Vous pourriez également, Monsieur, prendre pour toile de fond certains drames qui constituent l’histoire de notre pays depuis la Libération, mais ce n’est peut-être pas encore le moment d’en parler, même sous une forme romanesque. Il reste cependant un thème plus général et qui appartient à tout le monde. C’est celui du retour de la barbarie dans notre univers inquiet, du fait d’une idéologie tendant à nous imposer un asservissement social de plus en plus rigoureux et visant à faire disparaître tout individualisme ; du fait également d’une science sans humanisme qui nous prépare des désintégrations massives et ne nous a rien appris sur l’inconnaissable et l’universel que nous ne sachions déjà, à savoir que tous les vivants sont appelés à s’y défaire à plus ou moins longue échéance.

     Devant ce retour à la barbarie susceptible d’assombrir nos jours et d’incliner les hommes au pessimisme, sinon au désespoir, la lumière des justes, celle-là même que vous invoquez et dont les rayons vous touchent, serait, croyez-le bien, d’un précieux secours à ces malheureux humains. Vous êtes, en effet, Monsieur, de cette race d’hommes au cœur pur qui, ayant dépouillé leur moi de tous les apports introduits par des barbares au sens où l’entendait Barrès, n’y laissent plus apparaître, sans relâcher pour autant leur volonté de vivre, que les inépuisables ressources de justice et de bonté dont leur âme est remplie.

     Aussi bien, les hommes de cette sorte, — la vôtre —, sont-ils prédestinés à prendre place dans notre Compagnie une fois en possession de tous leurs moyens. Leur disposition d’âme n’est-elle pas cette vertu que notre Académie recherche tout particulièrement et s’efforce chaque année de glorifier ?

     Mon infortuné compatriote Albert Camus, mort tragiquement il y a plus d’un mois, faisait lui aussi partie de cette phalange des justes. Révolté par nature contre l’iniquité, il n’avait souci que de secourir l’innocence et de sauvegarder la dignité de l’homme. Il n’en était pas moins resté fidèlement attaché à sa terre et à ses frères d’Algérie par des liens en quelque sorte charnels. Seulement, étant agnostique, il butait constamment sur un ordre humain qu’il invoquait et dont il eût souhaité recevoir des réponses qui, toutes, eussent été humaines. Il différait en cela de Dostoïevski, cet autre juste que vous nous avez dévoilé et qui nous a montré, comme vous-même, que le bien et le mal se partagent à des degrés divers le cœur de toute la créature, mais qu’il suffit d’un rien dans l’âme la plus déshéritée, d’un souffle de miséricorde ou d’un élan d’universelle pitié pour la justifier au regard de Dieu.