INAUGURATION D’UNE PLAQUE
sur la maison de
JOSEPH PESQUIDOUX
à Perchède, le 11 septembre 1971
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel de l’Académie française
Mesdames, Messieurs,
Il y a tantôt un quart de siècle que j’ai eu le grand honneur, justement ressenti, je crois, de succéder, jeune académicien, à Joseph de Pesquidoux. L’année d’après, suivant le rite séculaire, j’avais celui de prononcer, sous la Coupole, son éloge académique.
Aujourd’hui, je ressens comme une fierté le privilège qui m’échoit celui de m’associer à l’émouvant hommage que ses admirateurs et ses fidèles ont voulu lui apporter là où il convenait qu’il le fût : ici même, dans sa province d’Armagnac, dans ce domaine où d’autres fidélités, familiales et ferventes, prolongent et nous rendent sa présence, où la terre qui fut la sienne, les horizons, la lumière, les arbres et les pierres mêmes se souviennent avec les vivants.
Double fierté, et à un double titre : le sentiment d’appartenance qui nous assigne une place dans une très longue continuité, entre l’aîné qui transmet et l’inconnu qui reçoit, avec cette fois, peut-être, un caractère plus intime, pour des raisons que j’essaierai de dire. Et secondement la mission qui m’incombe de représenter ici l’Académie française et de prendre la parole en son nom.
Je me rappelle, Messieurs (comme cela, ici, m’est facile !)... Le regret que j’exprimais alors de n’avoir point personnellement connu Joseph de Pesquidoux, je le retrouve ; mais, avec lui, étrange et vive comme au premier jour, la conviction, illusoire peut-être alors, que je le rejoindrais néanmoins. À cause de ce regret, j’évoquais ce qui aurait pu être (ce qui avait été, qui sait ?) quelque rencontre vers les Hauts de Meuse, entre les Jumelles d’Ornes et la hauteur de Combres, ou aux Éparges. Et encore, dans une quête que le respect et l’admiration ne faisaient que mieux fraternelle, les dilections et les fidélités communes qui avaient confondu le retour des guerriers meurtris, l’aîné et le cadet, chacun vers sa terre d’origine, semblablement et réellement ensemble, qui avaient confondu ce retour avec des retrouvailles émouvantes et graves, une prise de conscience très profonde, où s’affirmerait une fois pour toutes la certitude d’une vocation.
Illusion ? Je l’ai pensé naguère. Je ne le pense plus aujourd’hui. Ou si je le crois encore, c’est autrement : car cette quête dont je parlais, ce tâtonnement un peu anxieux sur une trace qui s’effacerait peut-être, ils avaient d’avance trouvé.
Je voudrais dire, très simplement, au-delà d’un respect humain qui ne peut plus être de mise, quelques-unes au moins des raisons qui prêtent à ma présence ici, après un quart de siècle écoulé, ce caractère plus proche, plus intime et pour moi presque pathétique, auquel je faisais allusion tout à l’heure.
L’homme dont nous honorons la mémoire a laissé l’un de ces témoignages dont les hommes, môme s’ils ne le savent plus ou s’ils ne le savent pas encore, ont et auront toujours besoin. Les dons qu’ils ont reçus en partage, de sensibilité plus subtile, de pénétration plus intuitive, de réflexion plus aiguë, de musicalité intérieure, de rythme implicite et secret, les artistes, les écrivains de cette race, de cette lignée, s’ils les ont cultivés en eux, ce n’a jamais été pour les utiliser temporellement, pour les mettre au service d’une actualité éphémère, d’une mode, d’un snobisme, d’une -de ces curiosités grégaires qu’entraîne avec soi le scandale; ç’a été au contraire, ce n’a jamais été que pour se mieux rejoindre eux-mêmes, les hommes qu’ils sont dans leur vérité la plus vraie, celle qui leur ressemble au plus juste dans ce qu’ils ont de particulier, de singulier, non pour se singulariser en effet, se séparer, mais bien pour mieux rejoindre d’autres hommes dans leur propre vérité, dans ce que nous avons tous, sous les changeantes apparences, de commun et d’universel.
À cet égard, le témoignage de Joseph de Pesquidoux devient, à mes yeux, exemplaire. Exemplaire, pareillement, ce travail d’artisan, si noble, cet art de dire qui cherche, lui, sa perfection, son propre accent irremplaçable, aussitôt reconnaissable, outil rétif et merveilleux qu’il va falloir rendre docile puisqu’il s’agit désormais d’exprimer, de traduire au plus juste encore, afin de mieux partager.
Je ne m’accorderai pas, Messieurs, serait-ce pour votre plaisir et le mien, une plongée à travers son œuvre qui serait une démonstration. Il me suffit de renvoyer à cette œuvre. Ce que je voudrais ajouter, votre présence me le dicte, et ces arbres, et cette « longue » maison, et l’air que l’on respire ici. La qualité des hommages qui viennent d’être rendus, le prestige, l’autorité morale et littéraire des Compagnies au nom desquelles ils l’ont été, peut-être ne serait-ce là que gloses si nos paroles n’étaient que ce qu’elles sont. Mais vous êtes là, qui n’êtes pas ici délégués, qui êtes d’ici, et qui témoignez. Morniès, Toujun, Magnan, Perchède, Le Houga, l’Armagnac même, son cœur même, témoignent au-delà des paroles. Si une voix s’élève des pages qu’il nous a léguées, nous la reconnaissons ici. Je la reconnais aujourd’hui après vingt-cinq ans écoulés et j’atteste qu’elle n’a pas vieilli.
Qu’est-ce à dire ? Que l’œuvre de Joseph de Pesquidoux survit à sa présence mortelle. Qu’elle lui survit parce qu’elle est entrée sur des réalités durables. Et que cela est juste, équitable et réconfortant. Les générations passent, l’histoire — on le dit — s’accélère. Mais sous ces remous de surface, si violents ou bouleversants qu’ils soient, quelque chose perdure et demeure.
Ainsi, par sa maison familiale, par les siens, comme hier autour de lui réunis, par ses voisins eux aussi rassemblés, soyez-en sûrs, c’est l’écrivain Joseph de Pesquidoux qui nous accueille. Comme il y a vingt-cinq ans, je le vois et le reconnais :
Il va, s’arrête, cause avec l’un sous le tauzin, avec l’autre au bord de la vigne. Une rumeur vivante l’entoure. Elle est bornée par les collines, elle monte de ce « petit univers » qui est le sien et qu’il a voulu sien. Mais elle ne meurt pas à ses rives. Il le sait, cette conscience le pénètre. « Provençal ou Normand (je le cite), Lorrain ou Gascon, le paysan de France est partout le même en ses traits essentiels. » Ainsi dit-il, et il a raison. Il parle de ce qu’il « connaît bien », avec la « certitude » (ce sont encore ses mots) d’atteindre ainsi à l’universel. Dans son travail et dans ses joies, dans son besoin de croire et d’espérer, devant la découverte du monde, devant l’amour, devant la mort, l’homme se retrouve dans sa condition d’homme.
Ces vérités, peut-être les hommes d’hier, peut-être encore ceux d’aujourd’hui, les avaient-ils, les ont-ils, trop oubliées. Je suis sûr qu’ils les retrouveront, et qu’ils les retrouveront bientôt, parce qu’ils en ont besoin. Les modes passent, les engouements se lassent, les fleurs de serre se fanent vite. Mais en définitive, et Dieu merci, c’est le sage et ses livres qui ont toujours et à jamais « raison ».