SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi 17 décembre 1970
Discours sur les prix littéraires
PAR
M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel
Messieurs,
Je rappelais ici, l’an passé, les raisons d’être de ce discours traditionnel, de ce devoir qui délègue au Secrétaire perpétuel de notre Compagnie l’honneur de rendre compte, en son nom, de ses choix et de ses hommages. Les années qui s’ajoutent aux années, la commune fidélité qui nous réunit ici, comment n’affermiraient-elles pas en nous le sentiment d’une mission nécessaire, d’un engagement imprescriptible ? Le porte-parole que je suis tient à cœur, une fois de plus, d’affirmer cette certitude.
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C’est à M. Julien Green qu’est allé, cette année, le Grand Prix de Littérature de l’Académie française.
Sa situation, constate notre rapporteur, est exceptionnelle dans nos lettres. Né en 1900, il appartient exactement à la nouvelle volée d’écrivains qui commence à s’exprimer vers 1925-1930 et qui, par diverses voies, surréalisme, existentialisme, mystique révolutionnaire de droite ou de gauche, va consommer la rupture avec les traditions esthétiques, morales et politiques de l’humanisme bourgeois.
Or, à s’en tenir aux apparences, Julien Green semble d’abord continuer la génération précédente plutôt qu’exprimer un esprit nouveau : c’est un romancier psychologue et moraliste, qui fait son domaine de la vie intérieure, approfondissant des drames individuels selon des procédés tout classiques d’analyse et d’expression. Il publie ses premiers romans chez un éditeur traditionaliste, dans la collection du Réseau d’or, que l’influence de Jacques Maritain nuance même d’une discrète spiritualité catholique, et la critique académique lui est favorable. Romancier d’atmosphère préoccupé de questions spirituelles, partagé entre l’esprit de la terre et la nostalgie de Dieu, il a certainement subi l’influence de Gide, et il figure assez bien un Mauriac d’éducation protestante et d’imagination assombrie.
Cependant, Julien Green était bien un homme de sa génération, et il allait jouer son rôle dans la tragédie de la rupture. Sa faim des nourritures terrestres est en effet contrariée par un refus intime et fondamental du monde : refus métaphysique, en quelque sorte, comme il était théologique chez Bernanos, en qui se jouait le même conflit déchirant. Il y a le monde des actes, des gestes quotidiens et de la conscience claire, où sont constamment opprimées et trahies les tendances profondes et authentiques du moi : celles-ci, on doit les chercher aux marges de la conscience, la vraie vie n’étant pas celle de la pensée pure mais celle du conflit de la pensée avec l’instinct, ni celle du réel mais du rêve qui en est le mystérieux envers, ni celle du jour délicieux et cruel, mais de la nuit, effrayante et douce comme la mort. Ainsi cet analyste clair et parfait du monde intérieur finira par être un de nos seuls romanciers qui, en dehors de toute idéologie d’école, aura réussi à transférer dans une prose toute classique, les intentions et les intuitions du surréalisme.
Et voici une autre contradiction : cet enfant de parents américains, d’origine irlandaise et écossaise, qui a reçu sa première formation à Paris pour l’achever, jeune homme, en milieu universitaire anglo-saxon, possédant les deux langues et les deux cultures, pourra bien être, dans une certaine forme de son imagination, le témoin du génie de sa race, il n’en restera pas moins un de nos prosateurs français les plus purs, dans une ligne ascétique et sobre qui rejoint le goût de Gide par la concision du trait et par la recherche d’une perfection qui exclut toute affectation de singularité. Cela fut senti dès son premier roman, Mont-Cinère, si excellemment anglo-américain non seulement par le récit et le sujet, mais par la suggestion intense d’une atmosphère familiale, par le réalisme minutieux, d’où jaillit un tragique de tous les jours, par une violence des passions domestiques, éclatant en des querelles feutrées pour le renvoi d’un valet, pour un feu que par avarice on n’allume pas dans une chambre. Les Hauts de Hurlevent n’étaient pas loin derrière ce drame de la haine maternelle et filiale.
Pourtant, rien de plus français que la technique de ce récit ramassé autour d’une crise, dans les limites étroites de quelques semaines, avec trois protagonistes et quelques utilités, sans bavures dans le dialogue et la narration, sans descriptions étalées et sans taches. La transparence du style y est d’autant plus remarquable que, sous cette eau tranquille, la vie foisonnante et obscure de la conscience, les instincts mal réprimés et les passions mal refoulées se diffusent en traînées troubles et inquiétantes.
Mais pourquoi tenter de redire ce que l’écrivain lui-même a exprimé de la meilleure façon ? Il y a, en Julien Green, un critique penché sur le romancier, un introverti de génie qui a besoin du journal autant que du roman pour se délivrer de lui-même, tantôt plus explicite dans le journal parce qu’il y développe certaines circonstances de son drame et y définit certaines dimensions de son art, et tantôt plus expressif dans le roman parce qu’il ose, sous le voile des fictions et des symboles, y suggérer les choses les plus secrètes. Or voici ce qu’à la date du 13 juillet 1946, il écrivait dans son Journal : « Quand j’entends parler certains Français que j’estime le plus, j’éprouve quelque tristesse à me sentir moins rapide qu’eux. Sans doute ai-je reçu des dons qu’ils n’ont pas, mais leur agilité d’esprit a quelque chose d’admirable. Ils font, en se jouant, des huit sur la glace. Moi, quand je fais des huit sur la glace, j’entends presque aussitôt des craquements sinistres. Pourtant, deux reproches à faire à ces hommes. Le premier est qu’ils pensent trop vite, ils ignorent profondément que le plus court chemin d’un point à un autre n’est pas toujours la ligne droite. Le second est qu’ils ne voient qu’en plein jour et qu’ils deviennent à peu près aveugles au crépuscule. Ayant dit cela, j’ai à peu près tout dit. » Que pourrait-on ajouter, en effet ? Sans doute que l’idée strictement cartésienne que se fait Julien Green du génie français est plus exacte, dans la famille des romanciers de ce siècle, pour Radiguet et Chardonne que pour Proust et Bernanos. Mais enfin, voilà parfaitement déclaré le projet d’assouplir l’analyse de manière à cerner l’irrationnel, et avoué le goût d’une poésie de clair-obscur, à la frontière tremblante du jour et de la nuit.
Adrienne Mesurat, second roman de Julien Green, a paru en 1928, et la composition en remonte à l’année précédente. Il ne faut donc pas attendre du Journal, commencé en 1928, des éclaircissements sur l’élaboration de l’ouvrage.
Toutefois, au cours des années 1928-1929, le romancier, qui est confronté à la composition de Léviathan, fait, à propos de ce roman, certaines remarques qui semblent ouvrir des jours intéressants sur ses dispositions de moraliste et d’artiste à une époque à laquelle se rattache Adrienne Mesurat : je veux dire celle où le souci de saisir et de peindre exactement le réel équilibre encore la curiosité des gouffres et l’imagination fantastique qui n’apparaîtront dans toute leur force qu’autour de 1935, avec le Visionnaire et Minuit. Du 18 septembre 1928 : « Si l’on savait ce qu’il y a au fond de mes romans ! Quel effroyable chaos de désirs cachent ces pages soigneusement écrites ! Je prends souvent en dégoûts ces appétits furieux qui ne me laissent en repos que lorsque je travaille. » Et du 5 octobre : « Voici la vérité sur ce livre : je suis tous les personnages. » Impossible de manifester plus clairement que la création romanesque est ici inséparable de la vie intérieure du romancier, qu’elle se nourrit des troubles de son âme et de sa chair, et qu’elle accomplit même une sorte de purification psychanalytique en projetant dans une œuvre d’art les phantasmes de la conscience.
Dès les premières pages du Journal, précisément à la date du 15 novembre 1928, on trouve encore cette précieuse note : « Une dame catholique me disait que Léviathan est un tableau de la nature sans la grâce. Possible, mais ce n’est pas dans cet esprit-là que j’ai écrit mon roman. » Quelques mois plus tard, en avril 1929, recueillant l’épisode d’une visite à Gide : « Je lui ai parlé de la gêne que j’éprouve à être rangé parmi les écrivains catholiques. Maritain m’avait assuré que le Roseau d’Or, collection dans laquelle a paru Léviathan, n’avait aucun caractère confessionnel. Mais le malentendu était inévitable. À l’heure actuelle, trop de choses me séparent de l’Église pour que je pense à me dire catholique. Mais il ne me viendrait pas à l’esprit de mêler ces difficultés spirituelles à mon roman. Et quand même je serais catholique, il me semble que ce titre de romancier catholique me ferait toujours horreur. C’est galvauder la religion. » Voilà encore des aveux pleins de sens, qui éclairent le climat spirituel où sont nés les premiers romans et donc Adrienne Mesurat. Climat proprement irréligieux, avec une nuance d’hostilité contre l’Église. On sait que la première conversion de Julien Green, celle qui l’a fait passer du protestantisme épiscopalien au catholicisme, se situe autour de sa dix-septième année, en 1917, avant son engagement comme ambulancier volontaire. Dans les années suivantes, certaines difficultés dans la pratique de la morale sexuelle et les multiples influences subies dans le monde intellectuel de l’après-guerre éloignèrent Julien Green non seulement de l’Église catholique mais du mysticisme chrétien et biblique où il s’était formé. La plume qui écrit Mont-Cinère, Adrienne Mesurat, Léviathan, Épaves ne doit rien à la religion, et je pense, en effet, que l’on complique inutilement les questions quand, dans ces récits où l’instinct du mal tient une si grande place et triomphe si absolument, on veut déceler je ne sais quelle nostalgie de la grâce et de la foi.
Dans le passage de Mont-Cinère à Adrienne Mesurat, la nouveauté est à chercher du côté de l’ascétisme : le projet demeure de dégager un secret tragique d’un réalisme quotidien, mais celui-ci ne reçoit plus les couleurs d’un pittoresque historique et exotique, ne s’enveloppe plus des charmes d’une Amérique rurale et puritaine de la fin du siècle dernier ; le lieu de l’action est une petite ville des environs de Paris et, dans cette ville, un quartier triste et banal où des bourgeois en retraite alignent leurs villas d’un style prétentieusement laid. Dans une de ces villas, Adrienne, belle fille de dix-huit ans, vit ou plutôt végète entre un vieux père maniaque et tyrannique et une sœur aînée neurasthénique et hargneuse. L’épigraphe du livre, prise à Marivaux, annonce : « Nous qui sommes bornés en tout, comment le sommes-nous si peu lorsqu’il s’agit de souffrir ? » Et, en effet, d’une certaine façon, l’histoire d’Adrienne est celle d’une souffrance d’autant plus inexorable et intolérable qu’elle s’abat sur un être jeune, exceptionnellement privé de secours affectueux et de divertissements salutaires, et contraint par là à dériver vers le crime et à sombrer dans la folie. Mais le romancier qui ne craint pas de se détacher, à certains moments, de sa narration pour préciser ses intentions et juger ses personnages, écrira dans le texte même du roman : « Il y a quelque chose de terrible dans ces existences de province où rien ne paraît changer, où tout conserve le même esprit, quelles que soient les profondes modifications de l’âme. Bien ne s’aperçoit au dehors de l’angoisse, de l’espoir et de l’amour. »
Voilà donc le thème psychologique du roman bien éclairci : il s’agit de cette forme d’ennui, si intense qu’il devient douleur, et qui naît du mode d’exister qu’impose à certains individus la vie provinciale, immobile, régulière, vide d’événements, avec de grandes plages de recueillement qui favorisent la fermentation des passions compensatrices et leur intensification par l’idée fixe et le rêve. Sur ce point, la parenté est manifeste entre Thérèse Desqueyroux et Adrienne Mesurat : Mauriac, lui aussi, a expliqué que sa prédilection de romancier pour la province vient de ce qu’elle est le milieu naturel de la tragédie, et aussi du péché, fils de l’ennui, comme l’a si bien senti Baudelaire.
Il y aurait toutefois une certaine façon de lire Adrienne Mesurat qui gênerait par le sentiment de quelque chose de forcé, sinon d’invraisemblable, dans le dessin du caractère et dans l’évolution du drame. Lire, ainsi serait manquer le sens propre et profond du roman. À la différence des romanciers de la conscience libre et claire, Julien Green a l’ambition de suggérer un mécanisme beaucoup plus compliqué et beaucoup plus effrayant, car il est un déterminisme pur, une pesée des forces de l’hérédité, de l’habitude, de l’inconscient sous toutes ses formes, y compris celle qui se colore mystiquement d’on ne sait quelle influence extra-humaine, extra-physique, en somme démoniaque.
Ainsi Adrienne Mesurat nous offre déjà une première ébauche de ce qu’il y aura de plus remarquable, dans la psychologie de Julien Green, et qui apparaîtra mieux dans la suite de l’œuvre, singulièrement dans Moïra : une certaine façon ambiguë et profonde de suggérer pour les problèmes de l’âme un double schéma d’explication, psychanalytique et mystique. Des complexes, des refoulements, des instincts héréditaires produisent certains actes de violence, qui peuvent aller jusqu’au crime ; mais ce crime peut être appelé aussi par des forces mauvaises, transcendantes à la conscience de l’individu, et qui sont proprement les forces du mal.
De sorte que l’œuvre de Julien Green apparaît, autour de l’année 1930, comme une expression magistrale de l’esprit de révolte et de rupture de la nouvelle génération littéraire. Elle avait des racines en Gide, d’autres chez les romanciers du péché, mais elle proposait une image plus tragique d’une société corrompue jusqu’à l’os et d’une nature mystérieusement et profondément viciée, exposée aux plus troubles appels. Construite sur les marges de la conscience claire, elle recueillait les lueurs équivoques d’une seconde vie profonde et cachée, non vie de l’esprit mais de l’instinct, non sentiment du réel mais d’un rêve qui le double mystérieusement, non vérité du jour mais de la nuit.
Cette imagination ombreuse et fantomatique, à l’œuvre dès les premiers romans, allait accentuer ses effets dans Le Visionnaire, mais surtout dans Minuit, conte philosophique plutôt que roman, admirable par la beauté des descriptions, par le relief dramatique de certaines scènes et par cette couleur de velours nocturne qui recouvre une prose sobre et tendue, intensément lyrique. Dans tous les sens du mot, la nuit, chez Julien Green, captive l’être : elle lui est prison et charme, horreur et espoir ; elle l’entoure de monstres et de promesses. Le visible est décevant, futile ; seul importe l’invisible, qui est le domaine de la nuit, et aussi le domaine de la mort ; mais la mort n’est peut-être que le passage vers un grand ciel de clarté douce qui vaut mieux que le soleil. Ainsi se rencontraient, chez cet écrivain superbement isolé, le thème surréaliste de l’inconscient, mais traité dans la prose la plus classique ; le thème, que l’on allait bientôt admirer chez Kafka, d’une plongée dans un monde irréel, onirique, ayant sa logique et ses symboles ; et déjà le thème existentialiste de l’absurdité de la vie.
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Si beaux que soient les romans de Green, c’est peut-être dans son Journal qu’il faut chercher son titre littéraire le plus sûr et le plus précieux. Souvent égal à celui de Gide par la curiosité de la vie intérieure, le don de l’analyse, la pureté du style, il lui est supérieur par l’honnêteté. Le Journal est d’ailleurs indispensable pour suivre les évolutions d’une inquiétude spirituelle dont les romans ne sont souvent que la transposition poétique.
Il m’est arrivé d’énoncer des réserves contre le genre des confessions. Mais il ne s’ensuit pas, bien sûr, qu’il soit toujours vain de parler de soi, de faire un ouvrage au fil de sa pensée si d’aventure on pense quelque chose, ou de livrer immédiatement une expérience de vie ou de culture si elle vaut d’être exposée et transmise. Montaigne n’a pas fait un sot projet en voulant se peindre. Rousseau est resté plus frais dans les Confessions que dans la Nouvelle Héloïse, on bâille aux Martyrs et l’on est sous le charme avec les Mémoires d’outre-tombe.
De ces écrivains qui ont ainsi le droit de se portraiturer tout vifs et qui savent le faire sans rien perdre de leur dignité, Julien Green est un modèle. Les huit volumes de son Journal, qui couvrent, des Années faciles à Vers l’Invisible, près de quarante années d’existence et de réflexions ne rendent certes pas inutiles la dizaine de romans où l’auteur a déclaré lui-même qu’il avait déposé le plus secret, mais ils sont le commentaire irremplaçable d’une des hautes aventures spirituelles et littéraires de ce temps.
Le cas, en effet, est unique, de cet étranger, de cet américain de sang écossais qui, capable d’écrire en anglais une partie de son œuvre, s’est montré dans notre langue un de nos prosateurs les plus purs et un de nos romanciers les plus originalement surnaturalistes. Partir avant le jour marque un saut dans le passé. En deçà du Journal, qui commence en 1928, l’auteur ayant l’âge du siècle, c’est une gerbe de souvenirs situés entre 1906 et 1917.
Onze années de la vie d’un enfant, depuis environ la sixième année, où s’éveille la conscience d’exister, où s’ordonnent les premières impressions, où se fixent les premiers souvenirs, jusqu’à la dix-septième, où, achevée la crise de la puberté, l’adolescent fait ses premiers gestes d’homme. Durant cette période, la famille de Julien Green vit à Paris, dans les quartiers bourgeois du seizième arrondissement, ou au Vésinet, entre la demi-gêne et la demi-aisance selon les années, un peu en retrait des Français, plus familière avec un petit monde cosmopolite, d’ailleurs tendrement unie, affectueuse, sentimentale, dévote sans tristesse et puritaine sans pruderie. On trouve ainsi, dans Partir avant le jour, une peinture de milieu et d’époque assez piquante et charmante. Julien est le dernier-né avec, devant lui, cinq sœurs maternelles : on pense à l’éducation de Lamartine. Il a pour sa mère une tendre passion, et elle ne cache pas sa préférence pour ce petit garçon précoce, inquiétant à force d’imagination et de sensibilité ; et cette fois, c’est à l’enfance de Proust qu’on est bien obligé de songer. Le projet de Julien Green est d’ailleurs proprement proustien : il s’agit non seulement de retrouver le passé profond de son âme, « le fil plus fin qu’un cheveu qui passe à travers [sa] vie, de [sa] naissance à [sa] mort, qui guide, qui lie et qui explique », mais encore et davantage de chercher ce tuf de l’être personnel qui se compose par la première expérience de la vie, par la révélation du monde à l’enfant. Comme tant d’écrivains de ce siècle, l’auteur de Partir avant le jour est d’accord avec les psychologues et les poètes pour penser que, selon le mot de Wordsworth, « l’enfant est le père de l’homme » : la forme de la personnalité, le décret du salut peut-être, s’inscrivent dans la cire vierge d’une âme qui commence à sentir et à penser. « Si je pouvais revoir et bien observer l’enfant que j’étais à huit ans, je comprendrais mieux l’homme que je suis devenu. »
À travers ces ombres blanches, le drame profond d’une enfance et d’une adolescence se laisse parfaitement deviner, et la forme d’un génie se préfigure. Disons en peu de mots que cette jeune âme frémissante obéit simultanément à l’attrait d’une sensualité violente et trouble et d’une irrépressible ferveur religieuse. À huit ans, traumatisé par des tableaux vus au Luxembourg et par des gravures de l’Enfer de Dante, il dessine, en petit visionnaire obsédé, des nudités qu’il identifie à l’image du mal, et il ne mettra fin à ce jeu que sous l’empire d’un contre-choc, une scène d’exhibitionnisme au lycée. Un peu plus tard, une lecture de Boccace et la découverte d’un livre d’illustrations érotiques accroîtront la force et préciseront le sens d’une obsession qui se heurte aux interdits et aux refoulements imputables à l’éducation maternelle. D’où l’émotion provoquée par les beaux camarades et la découverte des plaisirs vicieux. Cependant, le Dieu de la Bible est toujours présent, adorable et redoutable, et l’autre aussi, le démon dont Green, depuis son premier âge, n’a cessé de se sentir suivi, inspiré, investi. Les Green, protestants épiscopaliens, se sentaient plus proches des catholiques que des calvinistes et, après la mort de la mère, le père s’était converti. À seize ans, Julien devient aussi catholique, il abjure et il communie « dans une trouble imbécillité, dans un état de froideur totale ». On a l’impression que ce qui lui plaît dans le catholicisme, c’est alors la commodité de la confession, le geste toujours possible qui ôte le poids insupportable de l’impureté. Mais il y a aussi un besoin, proprement religieux, d’exaltation au contact de l’absolu, une soif, une ferveur qui font que cet adolescent se sent toujours ivre, « ivre de Dieu, ivre d’amour, ivre d’orgueil... ».
Plus récemment, dans Terre lointaine, Julien Green a évoqué cette Virginie et cette Géorgie américaines d’où était sortie sa famille et où il passa — après l’épisode de sa campagne d’ambulancier et d’aspirant, plus touristique que vraiment guerrière, racontée dans Partir avant le jour — trois années d’études. Sous son aspect le plus simple, le livre est un chef-d’œuvre de discret exotisme. Le Sud que découvre le jeune Green, en 1920, a conservé tout son charme, fait de magnificence naturelle, de traditionalisme aristocratique et de génie pratique enveloppé de romanesque. Les souvenirs de la guerre de Sécession, dont tous les vétérans ne sont pas morts, sont oubliés ou tus ; mais un certain bonheur du XIXe siècle se survit, et le jeune homme, que déchire d’abord le regret de Paris, est pris peu à peu par cet envoûtement des choses et des mœurs. L’atmosphère de l’université virginienne, avec ses longues pelouses, ses feuillages somptueux, ses colonnes grecques, ses maisons pompéiennes, cette étonnante copie de l’antique, ce paradis de couleur et de sérénité dans un monde actif et passionné où la grammaire latine et la poésie grecque offrent à une jeunesse riche et oisive comme un refuge d’oasis, tout cela est admirablement évoqué par l’homme qui se souvient comme il faudrait toujours se souvenir : sans rien ajouter du présent, en retrouvant dans sa lumineuse plénitude une jeunesse ressuscitée. Le critique n’a ici rien à dire, rien à expliquer : la lecture donne tout, un paysage, une humanité, une époque. Et sans doute les faiseurs de thèses devront-ils recourir à Terre lointaine pour expliquer Mont-Cinère et Moïra. Mais ce n’est pas le plus important : ces belles plongées proustiennes dans un passé intensément ressaisi, ces suggestives images — « les sycomores agitaient leurs grandes mains d’or et de pourpre au-dessus de nos têtes comme des fous qui nous auraient bénis » — s’imposent par leur propre perfection.
La part la plus parfaite de l’œuvre de Julien Green c’est, à mes yeux, nous dit notre rapporteur, c’est ici, dans les huit volumes de son Journal et les trois volumes parus de ses Mémoires qu’il faut la chercher. C’est là que règne parfaitement cette lumière diffuse, discrète et pourtant pénétrante qui, dans la confidence à la fois la plus hardiment sincère et la plus élégamment retenue, révèle les détours et les obscurités d’une vie intérieure extraordinairement profonde sous l’apparente banalité des travaux et des jours. De la communion avec ce génie français, que nous évoquions tout à l’heure à travers ce qu’il en dit lui-même, il a gardé le goût de la litote et le souci de l’élucidation ; mais il n’a rien voulu sacrifier de ce qui est approfondissement des secrets et poursuites des songes ; il est ainsi parmi nous comme un peintre du clair-obscur et comme un musicien des mélodies sourdes. Un grand classique en vérité.
Ce rapporteur, il est temps de le nommer. Une épreuve de santé, heureusement terminée, l’a trop longtemps éloigné de nous. Belle occasion de dire les remerciements et l’amitié de ses confrères à M. Pierre-Henri Simon.
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Et voici, Messieurs, ce qu’écrit de notre grand prix du Roman notre rapporteur M. Maurice Druon :
Si l’une des vocations de l’Académie est d’apercevoir et de signaler des écrivains véritables, on se doit de constater qu’en ce qui touche la littérature d’imagination, elle y répond avec permanence et souvent avec éclat. Avec éclectisme aussi.
Notre seul grand prix du Roman, fondé en 1918, en fournirait la preuve. On retrouve à son palmarès, pour la période qui sépare les deux guerres, les noms de Pierre Benoit, Francis Carco, Émile Henriot, François Mauriac, Joseph Kessel, Jacques de Lacretelle, Henri Pourrat, Georges Bernanos, Jean de La Varende, Antoine de Saint-Exupéry. Parmi les lauréats des années plus récentes, nombre d’entre eux ont pris, tout comme ces devanciers célèbres, leur poids et leur dimension dans les Lettres.
De sorte que, si tant est qu’il nous eût jamais tourmentés, nous serions libérés du scrupule d’étouffer une carrière sous le poids de nos palmes. Encore mieux lorsque nous voyons de nouveaux lauriers couronner, dans une même quinzaine, et Michel Tournier et François Nourissier, que notre grand prix du roman avait distingués l’un et l’autre, voilà trois et voilà quatre ans.
C’est toujours le souci de reconnaître un écrivain de qualité qui, dans une saison fertile en talents, nous a fait porter notre dernier choix sur M. Bertrand Poirot-Delpech, dont l’ouvrage, La Folle de Lituanie, doit l’intérêt qu’il suscite chez le lecteur à l’art de l’écriture et au pouvoir de suggestion. L’intrigue n’y fait office que de support, ce qui pourrait ailleurs paraître faiblesse, mais ici est pleinement justifié puisque cette intrigue n’est que l’illusoire produit des évolutions d’une démence.
Aussi bien l’auteur a-t-il eu la sagacité de choisir la forme du roman par lettres, forme éprouvée depuis la « Nouvelle Héloïse » et qui reste de bon secours chaque fois que l’action et la péripétie ne constituent pas l’intérêt essentiel du récit. Le genre d’ailleurs est renouvelé par ceci : que les lettres sont sans réponse, le destinataire n’étant qu’un de ces phantasmes auxquels les esprits aliénés accrochent leurs obsessions.
M. Poirot-Delpech écrit une fort belle langue, ce qui n’a pas manqué de nous toucher ; une langue ferme, rapide, colorée, et pure. Il possède cette acuité d’observation, prônée par Flaubert, qui permet de décrire de manière neuve l’objet observé, fût-ce le plus banal. Il a ce rythme particulier dans l’association des idées qui fait un style. Il lui suffit de trois traits de plume pour planter un personnage et lui donner durée. S’il peint la mer, on en respire les embruns, et, quand il décrit un vieux toit, on en touche la mousse.
Sans jamais torturer ni dessouder la syntaxe classique, M. Poirot-Delpech introduit dans son écriture certains modes ou procédés nouveaux, tels que le monologue intérieur, ou encore, hérité du contrechamp cinématographique, le déplacement soudain de l’observateur, modes et procédés qui, utilisés seuls et systématiquement sont lassants parce qu’ils sont arbitraires, mais qui peuvent fournir à l’artiste sûr de son art de bons appoints.
Qui donc est cette folle, qui se voudrait de Lituanie ? Une femme qui a, comme on dit, tout pour être heureuse, et qu’accable la malédiction de ne l’être pas. Elle ne nous précise pas son âge, mais il est aisé de comprendre qu’elle a environ quarante ans, l’âge de l’auteur. Elle est un personnage, certes, mais elle est aussi une génération, et l’expression d’un milieu.
Cette démente à la fois figure et résume une génération bourgeoise honteuse de ses privilèges, mais impuissante à assumer les devoirs qu’ils lui imposent, et qui se hâte de détruire faute de parvenir à se réconcilier avec elle-même. On met le feu à l’usine pour se délivrer de la culpabilité de la posséder. On se déteste d’être ce que l’on est, mais sans cesser d’y être attaché, et l’on s’accule à la folie ou au suicide plutôt que de s’accepter ou de se réformer. Il y a dans cette génération une manière particulière d’être frère et sœur, mari et femme, mère et fille, amant et maîtresse, employeur, employé, citoyen, toujours affectée d’un sentiment social de faute originelle qui altère tous les rapports. La Folle de Lituanie, à cet égard, constitue un témoignage fort impressionnant et singulièrement lucide. Or que peut-on demander de mieux à un romancier que de témoigner ? Une prise de conscience, c’est souvent un exorcisme.
« La vieillesse commence, note l’auteur, avec la sensation de n’avoir plus qu’une seule existence à sa disposition. » Il se peut que M. Poirot-Delpech, quelque jeunesse qu’il prouve par son apparence, soit entré dans cette relative vieillesse, et qu’il ait choisi l’existence pour laquelle tout montre qu’il est fait, celle d’un écrivain, C’est en tout cas ce que nous voulons, et par ce prix même, lui souhaiter.
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C’est à M. Jean Follain que l’Académie a décerné son grand prix de Poésie.
Il est né en 1903, à Canisy, petit bourg au sud de Saint-Lô, et y a passé sa première enfance. À l’âge de dix ans, il entre au collège du chef-lieu. Quatre ans plus tard, la guerre marque pour lui « la rupture avec sa première enfance », dont la mémoire va désormais s’enrichir d’un nombre indéfini de détails ravivés par un retour constant vers ces années. Cette durée antérieure, mystérieusement préservée du temps qui court, sera plus tard pour le poète une source inépuisable, et presque la seule, d’inspiration et de re-création. Entre temps Jean Follain s’est installé à Paris, sans perdre le contact de la terre natale. Il est devenu avocat : il fréquente les poètes du groupe Sagesse, se lie avec Pierre Reverdy, Mac-Orlan, Léon-Paul Fargue, André Salmon, qui préface son premier recueil : La main chaude, paru en 1933. En 1939, il reçoit le Prix Mallarmé. Douze ans plus tard, il quitte le barreau et devient juge au tribunal de grande instance à Charleville, patrie de Rimbaud.
Il ne sera juge que pendant huit ans, et juge très compréhensif, du fait de l’ancienne sagesse qu’il doit à son enfance. Cette existence presque casanière est pourtant coupée, surtout après la retraite, de longs voyages autour du monde, que Jean Follain tient expressément à faire figurer dans sa biographie : le goût de l’exotisme sur le tard, complète ce qui manquait à l’enchantement de l’enfance.
L’œuvre poétique de Jean Follain se compose d’une quinzaine de volumes de poésie et de prose, auxquels s’ajoutent une charmante et insolite biographie de saint Jean-Marie Vianney, curé d’Ars, et un petit dictionnaire d’argot ecclésiastique, où le goût des vocables est aussi celui des traditions perdues. Henri Thomas a défini l’art de Jean Follain, c’est-à-dire à la fois son style et sa quête, comme « une attention presque superstitieuse envers les vestiges d’anciennes existences, marquées par des rites qui ne furent pas sans rapport avec les figures du style ». On ne saurait mieux distinguer chez le poète la part de création qu’implique la mémoire. Pour Jean Follain, se souvenir c’est créer, et créer, c’est se souvenir. Il s’ensuit que la meilleure introduction à son univers poétique est un petit livre de prose, précisément intitulé Canisy. Nous y ferons connaissance avec son grand-père maternel, Jean Heussebrot, le notaire, et surtout avec son grand-père paternel, l’instituteur. Nous y rencontrerons « Florentine, la servante, tout emplie de la vie des paroisses, gouvernée par un sens rural et chrétien » ; la mère Yon-Yon, née en 1830 et servante de la grand-mère Heussebrot ; la mère Aimée, qui, « un soir de la guerre de 1914, alors que les stratus s’étageaient à l’horizon », en vint à dire sur le seuil de la porte : « cette guerre ne sera pas aussi dure que celles de Napoléon, car c’était dur à la Bérézina quand les hommes et les chevaux mouraient en tas. J’avais un grand-oncle qui y était et qui nous l’a raconté ». Dans un tel monde, le temps des vivants est continu avec celui des morts, l’histoire est sans couture, sans rupture, le passé toujours présent. C’est, suivant la grave et tendre expression du poète, un « monde de souci, de douceur et de chrétienté légèrement gouverné par la vieille peur ».
À lire les quelque cent pages de ce livre exceptionnellement dense, on perçoit la raison d’être de l’opération, à la fois réaliste et magique, poursuivie par Jean Follain dans son œuvre entière. Il s’agit et de confirmer dans ses pouvoirs son enfance, et d’en briser l’envoûtement. Cette « enfantine royauté dont la qualité l’habite toujours et dont le poids l’oppresse encore », a développé singulièrement chez le poète les facultés qui gouvernent et étendent son royaume, et qui ne sont autres que les cinq sens. La vue, devenue intérieure, est photographique quant aux détails, magique dans son invention de l’espace. « La petitesse de cet homme qui contemple un horizon marin avec une ancienne jumelle fait frémir le passé. » L’intense impression d’étrangeté, d’éternité, de vastitude immobile, de distance timbrée d’échos, liée chez certains à la remémoration de l’enfance, on oserait presque en dire que c’est la spiritualité qui se dégage de la poésie de Follain. Qu’on en juge par cette phrase parmi tant d’autres. « Le sentiment d’une solitude déchirante et d’une certaine incommunicabilité du monde était parfois donné par la vue d’une brouette vide, encore chaude de la fumure transportée. » Avec une âpreté soudaine, caractéristique de son art, le poète arrache à l’objet le plus réaliste une signification, une dimension dans l’être, qui traduisent le rapport caché entre l’enfance et l’existence ultérieure, par-dessus l’abîme d’une rupture inacceptable mais consommée. Si une sensibilité très pudique se devine ici, elle ne connaît, aucune effusion sentimentale : dès le premier livre, l’auteur est certes constamment présent, mais il l’est au constat d’une réalité tout objective, celle du souvenir, tel qu’il surgit de l’effort soutenu de l’attention.
« La finesse des choses, dit Follain, donne sa noblesse à l’univers. Derrière chacune un mot de passe reste caché. Ces tasses si fragiles, ces verres de cristal, quel tranquille mouvement pour les remiser dans les buffets ! » Geste d’habitude, comme le sont la plupart de ceux du jour. Le secret de Follain consiste à ne choisir, dans la complexe trame sensorielle que l’homme tisse inconsciemment avec le monde autour de lui, qu’un petit nombre de mouvements, d’éléments, dont la simultanéité et la non-relation apparente imposent ce que le poète nomme excellemment « le poids du monde inéluctable ».
Partir de l’objet méticuleusement décrit dans sa modestie prosaïque, mais « poursuivant une ancienne durée » dans un calme immuable et pourtant vivant ; préserver ainsi de la destruction « le langage et le geste humain, celui des bêtes et de la paix vivante des végétaux comme aussi la rumeur de toutes choses », telle est, en somme, l’ambition que le poète a su réaliser.
En deux petits vers, sept mots en tout, il a résumé le don qui est le sien de saisir en même temps le réel et son au-delà dans l’âme humaine : « Tout fait événement pour qui sait frémir », sept mots formant le plus bel hommage qui puisse être rendu à Jean Follain.
Le rapport que je viens de lire est de M. Pierre Emmanuel.
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L’Académie, cette année, n’a pas décerné le grand prix Gobert, destiné, on le sait, à signaler un ouvrage d’histoire. Elle a, en revanche, attribué deux seconds prix Gobert, le premier à Mme Marianne Cermakian, pour son ouvrage sur la Princesse des Ursins, sa vie et ses lettres. Ce livre, nous dit M. Pierre Gaxotte, est une thèse de doctorat, sur un personnage dont il a été beaucoup parlé mais qui restait mystérieux par beaucoup de côtés, car, durant une grande partie de sa vie, la princesse est demeurée dans l’ombre et, même dans les années espagnoles, sous Philippe V, son rôle ne pouvait être joué que discrètement, en liaison avec Versailles, parfois contre Mme de Maintenon et même Torcy, lorsque aux plus mauvaises années de la guerre de succession d’Espagne le défaitisme animé par Fénelon et son groupe sévissait jusque dans le conseil et la chambre de Louis XIV.
Les recherches de l’auteur ont été extrêmement étendues (Archives des Affaires étrangères, archives nationales, archives de la guerre, de la Seine, de Chantilly, de l’Arsenal, de Versailles, de Charleville, de Rome, de Naples, de Madrid, de Simancas, British Museum, archives familiales…). On peut dire que la question est épuisée. L’auteur cite beaucoup son héroïne : c’est la meilleure façon de la faire connaître. Les jugements portés semblent parfaitement fondés et, à aucun moment, Mme Cermakian ne se laisse emporter par le travers de tant de biographes qui grandissent exagérément le rôle et l’importance de leur héroïne.
Assurément, cette thèse ne renouvelle pas totalement l’histoire de la période 1701-1714, mais elle précise beaucoup de points, en rectifie d’autres, remet bien des choses en place. C’est un très bon ouvrage, bien écrit, car l’auteur est emporté par les citations de Mme des Ursins qui est une épistolière remarquable.
Cette thèse est toute désignée pour un second prix Gobert.
L’autre second prix Gobert couronne l’Histoire de la seconde guerre mondiale, en deux volumes, dont voici ce que nous dit M. Jacques Chastenet : « C’est à une œuvre hérissée de difficultés que s’est attaqué M. Henri Michel lorsqu’il a entrepris d’écrire en deux volumes une Histoire de la seconde guerre mondiale. Non pas que les matériaux fissent défaut : ils étaient au contraire surabondants.
Innombrables sont en effet les documents, ouvrages, souvenirs et articles rédigés en de multiples langues et relatifs au sujet. Innombrables, mais aussi très souvent tendancieux, voire trompeurs. On peut ajouter que nombre de sources importantes sont encore cachées dans des archives qui restent fermées aux chercheurs.
M. Henri Michel, qui est secrétaire général du Comité d’histoire de la seconde guerre mondiale, a gagné un pari difficile.
Ses deux volumes s’étendent, le premier de septembre 1939 à janvier 1943, le second de janvier 1943 à septembre 1945. C’est dire qu’ils exposent, l’un les succès de l’Axe, l’autre la victoire des Alliés.
Tous deux ont le rare mérite d’être à la fois clairs et complets. Rien de première importance n’a été omis, les événements sont narrés avec précision, leurs causes comme leurs effets sont rapportés avec pertinence et sans inutiles digressions. Encore que l’auteur ne dissimule pas les battements de son cœur, son objectivité reste entière. Quant à son style il en faut louer la netteté et la sobriété.
Historien de la plus terrible guerre qui ait jamais secoué notre globe, M. Henri Michel termine la préface de son deuxième tome en souhaitant « la véritable victoire de l’humanité sur ses vrais adversaires : la matière, la faim, le froid, l’ignorance, l’injustice sociale, la misère ».
Qui ne s’associerait à ce vœu ?
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Notre septième prix Jean Walter a été décerné à M. Jean Raspail. Explorateur, cinéaste, journaliste, chroniqueur, conférencier, romancier, notre lauréat-Protée peut apparaître comme le type même du voyageur moderne. Héros de western à fière allure, sachant aussi bien manier la machine à écrire ou la caméra que le lasso ou la bride, M. Jean Raspail est un homme simple, discret, attentif, qualités qui, de plus en plus, s’apparentent au courage. On sait que c’est là une vertu dont Jean Walter entendait que nous fassions en quelque sorte la publicité.
À vingt-deux ans, en 1947, il réunit une équipe de jeunes gens de son âge que la contention des années de guerre ont rendus, comme lui, avides d’espace, de fraîcheur et de paix. En 1948, l’équipe Marquette (c’est le nom qu’elle s’est donnée en souvenir du missionnaire jésuite qui fut le premier découvreur du Mississippi) effectue un raid en canot qui la conduit de Québec à la Nouvelle-Orléans par le Saint-Laurent, les Grands-Lacs et le Mississippi. Ce voyage, long de dix mois, au cours duquel l’équipe fait plusieurs fois naufrage, vaut à notre lauréat les félicitations et les encouragements du président Auriol, au moment même où Mme Jacqueline Auriol, sa belle-fille, accomplissait les exploits que nous rappelions ici l’an dernier.
Une expédition en automobile, de la Terre de Feu à l’Alaska, va suivre ce premier succès. Ce que recherche déjà M. Jean Raspail, au-delà d’une performance sportive qui n’a d’ailleurs pas été renouvelée, c’est un lien, un contact avec des populations que l’on connaît mal et qu’il veut faire découvrir et aimer. C’est ainsi qu’il est amené à envoyer hebdomadairement à Paris un remarquable reportage radiophonique qui, diffusé chaque dimanche, ne manquera pas de susciter des vocations de voyageurs et, plus naturellement encore, des vocations d’homme.
Deux ans plus tard on retrouve Jean Raspail dans la Cordillière des Andes. Il séjourne plusieurs semaines sur les rives du lac Titicaca, partageant la vie des derniers Urus, peuple moribond établi sur des îles flottantes.
De tous ces voyages, notre lauréat rapportera des reportages écrits et filmés, des travaux ethnologiques, enfin des livres destinés à un plus vaste public, tels que Terre de Feu-Alaska ou Terres et peuples Incas.
Aucun de ces voyages, aucun de ceux qui les ont suivis, de 1966 à 1970, n’a été le fruit du hasard : ce qui passionne M. Jean Raspail, c’est de retrouver les traces et de conserver la mémoire de populations disparues ou en voie de disparition, soit qu’elles s’éteignent naturellement, soit qu’on les amène à disparaître, soit encore qu’on les y condamne. Où qu’il aille, au Japon, chez les Aïnos et les Akka, aux Petites Antilles chez les derniers Indiens Caraïbes (d’où il ramène un livre insolent, chaleureux : Secouons le cocotier), plus récemment en Amérique du Sud, en Chine, au Congo, au Proche-Orient, chez les Indiens Guarini, M. Jean Raspail se veut mémorialiste, intercesseur, témoin. N’est-ce pas, au fond, tendre tout simplement à être homme, homme encore et toujours davantage ? Et si, comme c’est le cas, le courage s’allie au talent, l’humour à la fraternité, la lucidité au goût de l’aventure, comment ne nous sentirions-nous pleinement justifiés d’avoir décerné à M. Jean Raspail un prix dont l’inspiration même semblait d’avance le définir ?
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Messieurs,
L’Académie a été, cette année, généreuse dans l’attribution de ses prix d’ensemble. Elle ne peut que s’en réjouir. Un seul prix du Rayonnement français, sans doute ; mais sept prix de la langue française.
Le prix du Rayonnement français a voulu distinguer la personne et l’œuvre de M. Italo Siciliano. Écoutons ici M. René Huyghe.
Pour prendre une vraie conscience du prestige des lettres françaises, il n’est que de mesurer l’écho qu’elles suscitent hors de nos frontières. L’œuvre de M. Siciliano en est un éclatant exemple. Cet universitaire italien, recteur de l’Université de Venise, enseigna à Grenoble et plus tard en Sorbonne ; il est d’ailleurs Docteur honoris causa de ces deux Universités et membre associé de notre Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Il ne s’est pas seulement consacré à notre littérature, avec une science inégalable, mais il a su, à maintes reprises, la célébrer en français, dans une langue aisée, fluide, alerte, langue dont le regretté Louis Gillet disait : « Monsieur Siciliano écrit notre langue comme beaucoup des nôtres ne l’écrivent plus et comme nous pourrions tous souhaiter d’être capables de le faire. » Cela rejoint cette autre appréciation de M. Raymond Lebègue, son collègue des Inscriptions : « Alors qu’on sabote chez nous l’enseignement de la langue maternelle, on pourrait proposer son français en modèle à nos collégiens. »
Il est peu de secteurs de notre histoire littéraire sur lesquels M. Siciliano n’ait jeté des lumières nouvelles. Abordant tour à tour le Classicisme à travers Racine, le Romantisme, de ses origines qu’il fait remonter à l’abbé Prévost jusqu’à ses prolongements trouvés en Sartre, enfin le Symbolisme par la transition que lui ménage Banville avec le romantisme, il n’a pas hésité à retracer en trois tomes l’évolution complète de notre théâtre des origines à nos jours, du Jeu d’Adam à Ionesco.
Mais c’est le Moyen Age qu’il a exploré avec le plus de dilection. Il l’a fait dans notre langue aussi bien pour son livre, paru voilà un an, sur les Chansons de Geste, que pour son magistral François Villon, en qui il a vu aboutir et scintiller d’un éclat encore inconnu tous les « thèmes poétiques du Moyen Age ».
Nous lui saurons gré d’avoir rendu sa prééminence à la théorie de Bédier sur les sources des Chansons de Geste, alors que de trop nombreux spécialistes avaient cru pouvoir lui substituer d’autres hypothèses. Les thèmes que traitent ces épopées, les valeurs humaines qu’elles reconnaissent relèvent d’un esprit déterminé incompatible avec une genèse exclusivement populaire : il s’agit d’œuvres déjà littéraires, de créations individuelles, même si leurs auteurs, inévitablement, sont imprégnés du « génie diffus » de l’époque. M. Siciliano, s’il a l’art de dissiper les doctrines trop catégoriques en les soumettant à l’ironie de son scepticisme, n’en sait pas moins imposer une conception personnelle. Tant pour les Chansons de Geste que pour Villon, aux deux extrémités du Moyen Age, il établit la juste balance, trop souvent faussée, des rapports qui relient l’âme collective à la part créatrice de l’auteur.
Il sait aussi affirmer sa foi dans la discipline qu’il pratique. « Je crois, a-t-il écrit, que la critique est poésie. » La sienne est faite, certes, d’une science inépuisable, d’une malicieuse vivacité qui sait passer au crible les thèses trop passivement admises, — mais surtout d’une chaleur vivante, où la lucidité voisine avec l’audace, et qui lui a valu d’être, par Maurice Allem qui lui reconnaissait du « feu et de l’esprit », comparé à l’abbé Brémond.
Il était juste que cet auteur, qui depuis longtemps avait retenu l’attention et suscité les éloges de maints des nôtres, de René Doumic et de Jacques Bainville à Émile Henriot, Robert Kemp ou Jérôme Carcopino, à qui au surplus, il y a trente-cinq ans, nous avions marqué notre intérêt en lui attribuant le prix Guizot, voie enfin l’ensemble de son œuvre récompensée par une distinction aussi éminente que ce Prix du Rayonnement français.
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Sept prix de la langue française, ai-je dit. Dont cinq médailles. Une médaille d’or, d’abord, à l’Institut néerlandais de Paris.
L’Institut néerlandais va entrer, d’ici quelques jours, dans sa quinzième année. C’est dire qu’il est encore jeune. Mais déjà, quels états de service ! Plus de cent expositions organisées dans son hôtel de la rue de Lille, plus d’un millier de manifestations diverses — conférences, concerts, projections de films — plus d’un demi-million de participants à l’ensemble de ces manifestations.
À l’instant où je rappelle ces succès, il m’apparaît impossible de ne pas évoquer la mémoire de celui sans qui rien de tout cela n’aurait pu être réalisé : je veux parler de Fritz Lugt, fondateur et animateur de l’Institut. Homme discret, apparemment un peu distant, Fritz Lugt était la passion, l’obstination et la générosité mêmes. L’idée de créer une maison néerlandaise à Paris était déjà vivante en lui lorsque, en 1922, jeune attaché à la conservation du musée du Louvre, il travaillait à l’inventaire des dessins des écoles du Nord conservés dans ce musée. Mais c’est seulement trente ans plus tard, après bien des déboires, qu’il réussit à acquérir l’immeuble où siège depuis lors l’Institut néerlandais.
Ce merveilleux amateur d’art, ce grand zélateur de Rembrandt, ce collectionneur sans égal a trouvé en M. Sadi de Gorter un continuateur fidèle et brillant, non moins attentif et non moins efficace, que nous sommes heureux de saluer ici. Trait d’union entre deux langues, entre deux cultures, entre deux peuples, l’Institut néerlandais de Paris est statutairement rattaché tout à la fois au Gouvernement des Pays-Bas et à la fondation créée par Fritz Lugt, la fondation Custodia. Comment ne pas voir, dans le choix de ce beau mot, plus qu’un simple signe ; un engagement, une promesse, un programme ? Prendre garde, prendre soin, veiller, orienter et conduire, voilà bien une entreprise digne de la médaille d’or du prix de la Langue française.
Une médaille d’argent a été attribuée à l’Association des Écrivains scientifiques de France, dont le Président d’honneur est notre confrère le Duc Louis de Broglie.
Nous le constatons tous les jours : le développement accéléré des sciences et des techniques a fini par déclencher dans le domaine du langage une sorte de gigantesque pollution contre laquelle on est resté trop longtemps impuissant. Qu’il ne soit pas possible, en médecine, en physique, en informatique, de parler français, c’est ce que nous contestons et ce que l’Association des Écrivains scientifiques de France conteste avec nous. Plusieurs membres de notre Compagnie militent depuis longtemps dans les rangs de cette association dont le président, M. François Le Lionnais, nous rappelait récemment cette réflexion d’Einstein « Il est de première importance que le grand public ait la possibilité de prendre conscience clairement et intelligemment des efforts et des résultats de la recherche scientifique. » Clairement et intelligemment, cela signifie : dans le langage de l’honnête homme cultivé, mais dans son langage propre, débarrassé des enzymes gloutons, des stress et des break-down, des cheek-up et des lifting, des hardware, by-pass et autres planning... Ils ne sont pas de la famille. L’Académie française s’y emploie, et M. Le Lionnais le sait bien, lui qui plusieurs fois déjà a été appelé à nous assister de sa compétence, scientifique et littéraire. Avec lui, c’est toute l’Association des Écrivains scientifiques de France que nous entendons honorer.
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Trois autres médailles sont allées à Mme Solange de la Baume, à M. Aage Schousgaard et à M. Paul Ginestier. À la première, Secrétaire générale de la Revue de Paris, pour avoir su maintenir contre vents et marées, et presque au-delà du possible, à force d’ouverture d’esprit, de goût littéraire et de courage, le prestige d’une revue dont on peut mesurer l’importance au vide que laisse sa disparition. Nombreux sont ceux d’entre nous qui tiennent à honneur d’avoir été ses collaborateurs.
Au second, parce que, Président depuis plus de quarante-cinq ans de l’Alliance française d’Aalborg, ce Danois professeur de français, prodiguant sans compter son dévouement et son enthousiasme, a su répandre autour de lui le goût de la culture française et le respect de notre langue.
Au troisième, M. Paul Ginestier, parce que ce professeur de littérature française à l’Université de Hull a voué son activité et son œuvre à des échanges culturels qui servent notre cause commune. Auteur d’ouvrages qui touchent aux lettres anglo-saxonnes, et d’autres qu’il a consacrés à Camus, à Bachelard, à Anouilh, il est un de ces bons artisans passionnés dont l’action nous est un réconfort.
C’est dans le même sentiment que nous avons voulu décerner deux autres prix de la langue française : l’un à Mme Suzanne Balous, pour son livre sur l’Action culturelle de la France dans le monde, tableau précis, complet et hautement méritoire d’une réalité française dont l’action et les moyens n’ont cessé de grandir, qui est devenue la Direction générale des relations culturelles, et qui sera nous l’espérons — étroitement solidaires que nous sommes — au souci qui a été le nôtre de saisir une si heureuse occasion de marquer cette solidarité ; l’autre prix à M. Alain Bey pour son livre Littré, l’humaniste et les mots. M. Rey a étudié Littré, nous informe M. Jean Mistler, « sur le double plan de la biographie et de la linguistique... Il a défini, en termes d’une parfaite justesse, le programme de Littré et sa réalisation. Littré s’est inséré dans la lignée des écrivains et des grammairiens qui ont cru à « la précellence du langage français ». Il s’est efforcé, non pas de fixer la langue ne varietur, à un point de perfection, d’ailleurs arbitrairement défini, mais de donner à tout écrivain et à tout lecteur cultivé le moyen d’exprimer sa pensée avec les mots les plus justes et les tournures les plus claires, à l’aide des définitions et des exemples amassés dans ses quatre in quarto. Le succès prolongé du Dictionnaire est dû, je crois, poursuit M. Mistler, au fait que les Français, même quand ils parlent fort mal leur langue, en conservent une certaine fierté, pareils aux héritiers d’un château qui le laissent tomber en ruine mais ne voudraient pas habiter les autres maisons du village...
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Comme chaque année, Messieurs, il me faut exprimer le regret de ne pouvoir rendre un personnel et convenable hommage à chacun de nos lauréats, dont je sais pourtant, qu’ils m’en croient, les mérites : à M. Chaix-Ruy dont notre prix Dupau a voulu distinguer l’ensemble d’une carrière de philosophe et d’historien de la pensée, d’une portée assez ample pour servir jusque hors de France la cause des lettres françaises. Sur Renan, sur Kierkegaard, sur Vico ce philosophe de l’histoire qu’admirait notre Michelet, sur Pirandello, sur Malebranche, sur la conception du surhomme, de Nietzsche à Teilhard de Chardin, sur le démoniaque ou l’absurde, de Jérôme Bosch à Kafka, la curiosité et la pénétration de M. Chaix-Ruy ont porté de vives lumières. Ainsi la présence de son œuvre n’a-t-elle cessé de s’attester dans l’ordre de la pensée et de la réflexion contemporaines.
Que me pardonnent d’être si bref M. Auguste Martin et l’Amitié Charles Péguy, inséparables l’un de l’autre ; Son Altesse impériale l’Archiduc Otto de Habsbourg, dont le prix Furtado veut marquer l’actualité (d’avance) et l’importance du pénétrant ouvrage : Bientôt l’an 2000 ; Mme Jacques Weygand, qui sait notre fidélité à une double mémoire, celle du fils unie à celle du père, comme dans le titre de ce très beau livre : Weygand, mon Père ; Mme Melchior-Bonnet, dont la médaille de cette année est comme un rappel de son grand prix Gobert ; Maurice Fombeure, chaleureux, savoureux, émouvant, vrai poète et poète vrai ; Gabriel Delaunay, moraliste aigu, tour à tour souriant et grave, lui aussi et à sa façon poète ; poète aussi Maurice Rheims, et poète le Baron Philippe de Rothschild, présentateur averti, traducteur si sensible et si juste des poètes élisabéthains. Que les uns et les autres, que tous nos lauréats comprennent et sentent mon regret.
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Messieurs, avant que M. René Clair donne lecture du palmarès, je voudrais, pour un dernier et bref instant, revenir avec vous au sentiment de continuité que je retrouve d’année en année, sous cette Coupole et à cette occasion. Je le marquais dès mes premiers mots, renouant ainsi avec l’an passé. C’est qu’en effet les inquiétudes que j’exprimais alors continuent de nous tourmenter ; un peu plus aiguës s’il se peut, car les réalités qui les causent accentuent de mois en mois leurs menaces et leur pression. Nous faudra-t-il chercher hors de France le souvenir du parler français ? Rappelons-nous ce qu’écrivaient, du pur français de M. Siciliano, Louis Gillet hier, aujourd’hui M. Raymond Lebègue. Celui-ci, en contraste, incriminait nos saboteurs. Et il n’est que trop vrai qu’ils existent, et qu’il y a, de leur part, intention. Mais le plus grave, à mon sentiment, tient au laisser-aller général qui leur est émule et complice. Quelle n’est pas cette contagion ! Elle nous guette, tous tant que nous sommes. L’indifférence, l’inattention rejoignent ici l’analphabétisme, pour ne rien dire d’une cuistrerie que je vous donne à reconnaître. Écoutez. Je cite scrupuleusement ; ce n’est anticiper qu’à peine : « Chacun, hélas ! dans cette dérive, risque de devenir unanime. Voici que l’on erronne les noms, que les conceptions globalisantes prennent le pas sur les culturisations privatisées. Des exemples ? Un seul suffira : à qui échappera-t-il que les plans de tourisme distractionnel, en quête de terrains constructibles, n’ont que trop souvent oublié que la calculation proprement dite consiste à évaluer prévisionnellement le degré d’économicité des décisions concernées ? Heureusement, la carte de crédit promotable intervient : pourquoi utiliser n’importe quel time-sharing quand il y a le S.L.A. ? Et que la branche hippie de la contestation ait osé mettre en question un système en somme questionnable, nous n’en savons pas moins où trouver le salut. Je ne vous apprendrai rien, Messieurs : il est, chacun le sait, dans les tables de profitabilité. En avant donc ! Drugstoriser, comme nous l’avons fait, les magasins, ce n’est pas seulement initier une nouvelle formule, c’est déjà donner le branle : demain, les robes atteigneront la cheville, les confiseries de papa deviendront des gourmandiothèques ; ainsi de suite, de proche en proche, et vive enfin, de l’école maternelle à la tombe, la créativité universelle ! »
Messieurs, cela vaut un serment, je n’ai fait que citer, je le répète et je le jure. Quel « savant nucléaire » nous fournira « l’exécutoire » qu’appelle cette effrayante débâcle ? Bon ! voilà que je cite encore... Je me reprends, mais je me sens perclus, douloureux. J’ai mal, Messieurs, à mon français. Vous aussi, et cela me rassure. Car si les maladies torpides sont sans doute les plus dangereuses, l’acuité qu’atteint celle-ci est peut-être de bon augure. Mais il faut, pour guérir, croire d’abord à la guérison. Et la vouloir. Et y aider. Comme nous faisons. Comme nous ferons.