POSE D’UNE PLAQUE SUR LA MAISON
DE CLAUDE FARRÈRE
A ERROMARDIE (SAINT-JEAN-DE-LUZ)
le 3 septembre 1958
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. MAURICE GENEVOIX
de l’Académie française
Mesdames, Messieurs,
C’est, je crois bien, en 1936, que Claude Farrère lui-même, élu à l’Académie française et reçu solennellement, selon l’usage, le rite et l’expression consacrée, sous la Coupole, que Claude Farrère donc a exprimé son sentiment personnel sur certaines indiscrétions, — de parole ou de plume, — concernant la personne des écrivains.
Il tenait que le créateur d’une œuvre n’appartenait que par cette œuvre à cette masse anonyme, curieuse, volontiers cancanière, que l’on appelle « le public ». Il protestait, que dis-je ? il se hérissait contre la manie, les travers ou les vices d’une certaine critique sans pudeur, moins innocents qu’il ne paraît dès lors qu’ils s’avèrent profitables. Et il fallait, Messieurs, que ce sentiment fût bien fort pour qu’il l’exprimât dans une pareille circonstance, fût-ce en style académique, et contre son prédécesseur même ! À propos des Amours d’un Poète, toujours si mon souvenir ne me trompe pas.
Je me rappelle, pour ma part, certaine phrase de Mallarmé que Farrère eût applaudie. Elle est à peu près celle-ci : « Ordonner en fragments intelligibles et probables la vie d’autrui est tout juste impertinent ». Je la mets, en tout cas, en exergue aux quelques paroles qu’il me revient de prononcer. Dans la mesure même où j’ai connu Claude Farrère, où j’ai pu m’honorer de son amitié, je ne rappellerai, de sa vie, que ce que tout le monde en peut savoir.
Par contre, je ne chercherai pas d’explication, ni de justification à ma présence à cette réunion d’amitié et de fidélité. Je sais, j’ai parfaitement conscience qu’avant moi et à ma place, deux autres hommes eussent dû lui apporter l’hommage de l’Académie française : Léon Bérard le Pyrénéen, votre voisin, son contemporain, son ami, le lettré subtil et fin, l’orateur incomparable ; et Pierre Benoit, son ami de toujours, qui le précéda Quai Conti, qui l’y reçut, que ce pays avait séduit comme lui, qu’il rappelait et retenait, comme lui, par des liens secrets et forts. Messieurs, des circonstances contraires, ou douloureuses, les en ont l’un et l’autre empêchés. Plus heureux, j’ai pu me rendre à Saint-Jean-de-Luz et je m’en suis, je vous l’avoue, réjoui, — étant bien entendu à mes yeux et, je l’espère, aux vôtres, que je ne remplace personne.
Pourquoi je me suis réjoui ? Mon Dieu, cela est évident. Par amitié, comme vous ; par fidélité, comme vous. Comme vous toujours, par admiration.
C’est une admiration très ancienne, qui date des premiers livres de Farrère. Livres d’homme jeune, lus par un adolescent, presque un gamin. Mais les gamins ne lisent pas mal, si j’en crois mes souvenirs d’aujourd’hui. Lycéen, étudiant, fervent des choses de l’esprit, — accordez-moi, ici, une confidence, — j’avais déjà goûté d’une certaine formation scolaire, lycéenne, estudiantine, suffisamment pour être prémuni, du même coup, contre une certaine culture, solennelle, gourmée, pédantesque ; fausse culture, à vrai dire, mais cela m’entraînerait bien loin.
Je savais gré, d’instinct, à Claude Farrère, de n’être pas un « penseur », de ne pas nous livrer de message, de corps de doctrine, de système du monde, de « farrérisme ». Conscient de ses propres dons, il a eu en effet l’honnêteté de ne point forcer son talent. Ni Platon, ni Descartes, ni Bergson, et le sachant, il a donné carrière au conteur qu’il se sentait être. Ainsi l’a-t-il été avec un naturel, une richesse et un bonheur constants.
Pour moi, poussé sans doute par les velléités d’une vocation encore obscure, rien ne me semblait plus enviable que ces dons merveilleux du conteur, de l’inventeur, du diseur d’histoires, de belles histoires exaltantes, entraînantes, portes ouvertes sur le rêve, sur les horizons du monde, sur la beauté de cette terre des hommes sous le ciel qui nous est donné.
Joignez à cela les dons de l’expression, les prestiges de la langue et du style, la cadence, le nombre, la couleur. Et puis, et puis... Il y avait sans doute, il y avait sûrement autre chose.
Je n’oublie pas ce que j’ai dit d’abord. Je veux me garder des interprétations un peu sollicitées, des incursions un peu téméraires dans un domaine qui est de l’homme et ne peut se confondre avec celui des cérémonies publiques. Mais j’ai le sentiment qu’il s’agit, là encore, de l’œuvre. Car c’est l’œuvre seule, je le crois, le mouvement, le ton, l’accent de l’œuvre, — si fier, si ombrageux qu’en fût l’auteur, — qui laissaient transparaître à mes yeux la silhouette, la stature, la haute taille et le port d’un homme.
Les jeunes lecteurs — et Dieu merci ! — ont de ces témérités. Comment empêcher le gamin que j’étais de se plaire à imaginer, à construire une personne vivante à partir de ce qu’un auteur lui livrait ?
Ainsi, l’œuvre de Claude Farrère, même aux yeux d’un lecteur inconnu, rayonnait la chaleur d’une présence, la réalité d’une voix. Et rien n’aurait pu faire que ce jeune lecteur inconnu ne sentît dans cet accent, dans cette présence, de la noblesse, de la force, de la santé, de la bonté, de la générosité.
C’est ainsi que lorsque j’ai, plus tard, connu personnellement Farrère, l’homme Farrère, je l’ai trouvé... comment dire ? ressemblant. Ressemblant à ce point que je n’ai jamais eu à le confronter réellement à la belle image enfantine que je m’étais formée de lui. C’est une épreuve dangereuse et que peu de grands hommes, si grands soient-ils, peuvent affronter sans dommage. Chez Claude Farrère, rien de tel : net, carré, franc de contour, direct, clair, courageux, loyal, lui-même enfin jusqu’au bout des ongles, comment eût-il pu être question, à propos de lui, de quelque dualité que ce fût, comme c’est le cas pour tant d’hommes doubles, qui ne cessent de jouer un rôle, pour tant de malades atteints de ce narcissisme spécifique que tant de gens de plume, loin d’en souffrir, cultivent avec délectation ? Le personnage de Farrère (et il existe, certes, avec une puissance magnifique), c’est lui-même, intégralement, pleinement, simplement et bellement lui-même.
Je pourrais désormais me taire. On vient de rappeler ici le marin, l’écrivain combattant, le camarade. C’est l’académicien que, pour ma part, je devrais évoquer à mon tour. Mais il en est de l’académicien, encore une fois, comme de Claude Farrère lui-même : la même franchise, la même loyauté, le même culte désintéressé de ce qui est noble et beau.
Combattant ? Certes. Mais si décidément, pour ma part, j’avais à choisir un mot, un seul mot qui le désignât le mieux, ou le moins imparfaitement, celui que je choisirais, je crois bien, c’est le mot de « chevalier ». Jeune chevalier du Vautour, chevalier des chars d’assaut, chevalier de 1932 qui se jetait, d’un élan, au-devant des balles d’un assassin, ardent à vivre autant qu’à offrir son sang, voilà Farrère, Messieurs, et c’est un homme. Un homme bien né, un chevalier, c’est tout dire. Admirablement spontané, naturel ; admirablement ressemblant.
Avant la dernière guerre, un jour d’été, au hasard d’une promenade de vacances, je passais sur cette route où nous sommes. Je savais que dans ces parages, face à la mer, Farrère avait, depuis quelques années, jeté l’ancre. Mais, de toutes ces claires villas d’Erromardie, laquelle au juste était la sienne ? Je conduisais lentement, hasardant un regard d’une façade à la suivante. Et tout à coup, je l’aperçus. Il était à cette fenêtre-ci, accoudé, les yeux perdus vers l’horizon marin. J’arrêtai, descendis, l’interpellai avec l’indiscrétion à quoi me poussait ma joie même
— Bonjour, Farrère !
Une ombre vive passa sur ses traits. Quel était l’importun, le fâcheux ?... Mais déjà il m’avait reconnu. Son visage s’éclaira. Il vint m’accueillir sur sa porte : ce fut une belle heure d’amitié.
Aujourd’hui, c’est ainsi que je me plais à l’évoquer, solitaire, méditatif, penché à cette fenêtre comme à la passerelle d’un bateau et les yeux perdus sur la mer. Mais ce n’est point hasard si cette évocation va rejoindre l’image du marin que ma jeunesse avait aimée.
Depuis, je l’ai souvent revu. Nombreuses sont les images de lui que je retrouve dans ma mémoire. Les dernières sont mélancoliques ; et pourtant je ne puis les taire.
Les malheurs de son pays l’avaient cruellement déchiré. Parallèlement, des épreuves physiques douloureuses avaient miné, peu à peu ruiné ce grand corps, si robuste. Néanmoins, nous le voyions parfois reparaître, la main tendue, le visage souriant, toujours chaleureux, amical, soucieux des destinées d’une compagnie à laquelle il avait la fierté d’appartenir, de son prestige, de son rayonnement, fixant d’avance son choix sur les futurs élus, sur les hommes d’une relève qui lui tenait profondément au cœur ; déterminant ce choix, toujours, selon la haute idée qu’il avait de ce prestige et de ce rayonnement, lesquels se confondaient, à ses yeux, avec le rayonnement et le prestige de son pays.
Encore une image, la dernière. Celle du mort, du grand mort devant lequel je m’inclinai à l’hôpital du Val-de-Grâce : solitaire et comme méditatif, perdu dans quelque songe immense, bien au-delà de l’horizon marin. Un pansement lui ceignait le front, qu’un peu de sang avait taché. Plus que jamais, on .eût dit quelque chevalier, vieux chevalier meurtri dans un dernier combat, mais apaisé, baigné, illuminé par une sérénité splendide.
C’est cette dernière image que je retrouve ici, Messieurs, ressemblante elle aussi, plus ressemblante que celle de l’homme tourmenté et souffrant. Elle rejoint les plus vivantes. Elle prête son émouvante paix, sa lumière à celle de l’homme qui vécut ici, penché devant la mer, en cet endroit, à cette fenêtre que voici, tel qu’il apparut à mes yeux un jour d’un lointain été, et tel que je le revois, devant nous, ce matin où son souvenir nous réunit.
Et j’ai envie, comme ce jour-là, levant la main vers cette fenêtre pour le môme salut joyeux, de prononcer les mêmes mots, comme s’il devait encore les entendre, comme s’il les entendait réellement
— Bonjour, Farrère !... Vos amis sont là.