Rapport sur les prix de vertu 1956

Le 20 décembre 1956

Marcel PAGNOL

RAPPORT DE M. MARCEL PAGNOL
Directeur de l'Académie

SUR LES PRIX DE VERTU

Séance publique annuelle du jeudi 20 décembre 1956

 

Messieurs,

J’ai l’honneur de vous présenter le 135e rapport annuel sur les prix de vertu.

Ce n’est pas sans une grande inquiétude que j’ai entrepris ce travail, pourtant si honorable.

En effet, que peut-on dire de nouveau sur la vertu, après tant de moralistes, tant de philosophes, tant d’illustres prédicateurs, et surtout après 134 membres de notre compagnie ?

Du haut de cette tribune, Laplace, Cuvier, Sainte-Beuve, Guizot, Dumas, Renan, Coppée, Loti, Bourget, Hanotaux, Poincaré, Barthou, Valéry ont parlé de la vertu.

Que reste-t-il à dire après eux ?

Je suis allé fouiller nos archives, et j’ai lu quelques-uns de ces rapports.

L’élégance du style, la richesse de la pensée, la hauteur des sentiments, l’ingéniosité des comparaisons redoublèrent mon inquiétude. Puis, je fis réflexion que l’on retrouvait dans chaque discours plusieurs échos du précédent. À la lecture du quinzième, je fus presque de la commune, une coupe de champagne à la main, lui font présent d’une petite dot.

Cette vertu, d’ailleurs fort estimable, n’est cependant ni héroïque, ni agissante, et ce n’est point ce simple respect de soi-même que M. de Montyon a voulu signaler à l’attention publique.

Qu’est-ce donc que cette vertu que nous avons un si grand désir d’honorer et de récompenser ?

J’ai consulté un excellent ouvrage, qui parut en 1832, et qui compte 52 volumes.

C’est le Dictionnaire de la conversation, auquel collaborèrent un assez grand nombre de membres de notre compagnie.

Cet ouvrage définit d’abord la vertu comme « la propriété des grandes âmes », et il ajoute : « On la représente sous une robe de lin blanche et sans tache, assise sur un cube, parce qu’elle est inébranlable aux séductions. »

Suit une très longue description de ses attributs mythologiques, qui ne présente pas un très grand intérêt.

Nous avons ensuite une dizaine de pages qui contiennent, nous dit l’auteur, « les sommités de ce sujet : la nature de la vertu, son principe, son but, sa loi, ses collisions, son idéal, sa théorie, sa pratique, et ses manifestations ou modifications dans les phases successives de l’humanité ».

J’ai lu ces divers chapitres, qui m’ont paru assez obscurs, et nourris de peu de substance. (Vous avez compris tout de suite qu’ils n’ont pas été rédigés par un membre de notre compagnie.) Je commençais à me demander si les prix que nous décernons étaient bien des prix de vertu, lorsque je découvris enfin les lignes suivantes :

« Vertu est formé du latin virtus qui vient de vir, homme. Il se prend quelquefois en français dans le sens de force, de courage, et de valeur digne d’un homme ; mais il est peu usité en ce sens. »

Eh bien c’est tout justement dans ce sens peu usité que M. de Montyon l’a employé, et que l’Académie l’a compris.

La vertu que nous couronnons, c’est le courage.

Non pas le glorieux courage militaire, qui brille sur les champs de bataille. Celui-là nous révèle ses héros en quelques mois, en quelques semaines, en quelques jours, parfois en quelques heures : il a ses récompenses, aussi éclatantes et aussi promptes que les actions qui les méritèrent.

Mais il est un autre courage, qui s’approprie le malheur des autres ; le courage qui travaille et qui mendie pour des orphelins inconnus, ou pour des vieillards désespérés. Non pas dans l’ivresse d’une victoire, ou la rage d’une défaite, mais pendant de longues années, dans le silence et l’obscurité. Telle est la vertu efficace que nous récompensons aujourd’hui.

Votre commission, selon la volonté des fondateurs, a d’abord couronné quelques personnes d’un grand mérite.

La fondation Belle vous a permis d’accorder un prix de 20.000 francs à Mlle Marthe Stutel, qui a été, pendant de longues années, l’unique soutien de sa mère, et qui se trouve présentement hospitalisée dans un asile de vieillards : on ne peut s’empêcher de penser que sa carrière eût été autrement brillante et lucrative si elle avait eu le souci de ses propres intérêts.

La fondation Belmer a été attribuée à Mlle Suzanne Couret, qui a recueilli et élevé, avec le plus grand dévouement, six enfants abandonnés, et qui ne se découragea pas lorsque l’une des petites filles qu’elle élevait avec tant de soins, mit à sa charge cinq enfants de plus.

Enfin, M. Evrard, qui passa sa vie à se dévouer pour les autres, tant sur le plan familial que professionnel, reçoit de la fondation Darracq une somme de dix mille francs.

Je signale au passage le grand mérite de Mme Boitout, qui reçoit le prix Labiche, Mlle Marie Dir (Fondation Le Blanc de la Caudrie), Mlle Boutillier (Fondation Merice), Mlles Raynal et Trichard (Fondation Montyon) et Mme Collignon (Fondation Varat-Larousse). Je ne m’étendrai pas, faute de temps, sur chacun de ces cas : ils se ressemblent tous, et me forceraient à répéter cent fois quelques beaux mots de la langue française : dévouement, abnégation, courage et sacrifice.

J’ajouterai que ces modestes héros de la vie quotidienne ne nous ont jamais rien demandé, et qu’ils seront les premiers surpris d’être mis à l’honneur aujourd’hui. Il me semble donc juste de rendre hommage au corps des assistantes sociales, qui savent les rechercher, les découvrir, et qui les ont signalés à votre commission.

Passons maintenant aux prix qui ont été décernés à des œuvres. Le mérite de ces œuvres n’est pas plus grand que celui des bienfaiteurs solitaires dont nous venons de parler, mais leur action est plus puissante et plus durable. C’est pourquoi sans doute l’Académie leur réserve ses récompenses les plus importantes.

C’est sans étonnement que nous avons retrouvé cette année, sur votre palmarès, « Le Livre de l’Aveugle ».

Cette œuvre, qui entre dans sa quarantième année, est actuellement présidée par un grand philosophe chrétien, M. Gabriel Marcel, notre confrère de l’Institut.

Autour de son Comité, des copistes bénévoles ont déjà transcrit en Braille plus de 50.000 volumes. Il s’agit d’ouvrages de Mathématiques, de Physique, d’Histoire, de Philosophie, de Droit, de Littérature. Cette bibliothèque a permis de former des ingénieurs, des professeurs, des magistrats, des avocats. Elle est complétée aujourd’hui par des magnétophones, qui permettent d’enregistrer les cours des Universités.

C’est là une œuvre vivante et créatrice. Elle n’a point pour but d’adoucir d’incurables souffrances, ou de rendre moins cruelle une agonie inévitable, mais de donner la joie de vivre et d’être utile à des êtres qui en étaient privés par l’injustice de la nature ou la cruauté du Destin.

La fondation Bersia-Tourette vous a permis d’attribuer à cette œuvre un prix de 50.000 francs.

Voici maintenant l’Armée du Salut, qui fait tant de bien, et avec une si parfaite bonne humeur.

Nous savons tous qu’elle est la Providence des mendiants et des clochards, parce qu’elle les recrute sur les quais de la Seine. Ce que l’on sait moins, c’est qu’elle construit des pavillons pour ses colonies de vacances, qu’elle installe un peu partout en France des Camps de Jeunesse et des Postes de Secours, et qu’elle enseigne les travaux des champs à plus d’une centaine d’enfants, à la ferme de Morfonde, où ils sont nourris et logés par ses soins.

À cette armée de volontaires qui n’a d’autres armes que la patience et le dévouement, votre Commission a donné quelques munitions sous la forme d’un prix de 50.000 francs, provenant de la fondation Davillier.

Voici maintenant, une fois de plus, les Œuvres de Mlle Dubant. Maurice Genevoix en a déjà prononcé l’éloge sous cette Coupole. Mais comme il y a déjà quatre ans, vous pensez bien que Mlle Dubant ne s’est pas tenue tranquille pendant tout ce temps, et qu’il redevient indispensable de vous parler d’elle encore une fois.

Mlle Jeanne Dubant, à l’âge de treize ans, eut le grand malheur de perdre ses parents et de rester orpheline auprès d’une grand’mère infirme, accablée par la mort des siens.

Par bonheur, il y avait dans l’immeuble un ménage qui n’avait ni enfant ni grand’mère, et qui les adopta toutes les deux. Ces parents adoptifs n’étaient pas très riches : mais grâce à leur soutien moral et matériel, Jeanne Dublant, à vingt ans, put entrer dans l’Administration des Postes, qu’elle ne devait pas quitter jusqu’à l’âge de la retraite.

Sa vocation de bienfaitrice se révéla de très bonne heure.

Elle commença par prendre en charge, successivement, douze orphelins : voici ce que nous raconte un témoin.

« Evidemment, ce n’est pas avec ses seuls appointements qu’elle assuma ces charges matérielles. Pour le premier enfant adopté, fils d’un facteur et d’une femme de service, elle fit une collecte parmi ses collègues, et obtint de chacune une rente de cinq sous par mois.

Il lui arrive d’avoir sept convives à la fois au moment des vacances... Le soir, en rentrant du service, tout en tirant l’aiguille, les devoirs sont surveillés, les leçons apprises. La journée de travail en est plus longue, mais les enfants ont ainsi une éducation familiale sérieuse qui en fera plus tard des pères et des mères de famille conscients de leurs responsabilités... »

Mais le soin de ces enfants ne l’empêche pas de fonder une œuvre qui s’appelle l’Oasis. C’est une pension de famille pour les jeunes débutantes des Postes, qui arrivent en général de province. L’Oasis leur offre des chambres confortables, un restaurant, un cercle féminin, et surtout l’indispensable soutien moral.

Dès 1927, Mlle Dubant devance les réalisations de la Sécurité Sociale, en fondant l’Association « Tout à tous », qui comprend un centre médical, un Service Social et une section de Protection maternelle et infantile. Enfin, en 1937, elle fonde la Maison des Isolées, qui est à l’honneur aujourd’hui.

Cette œuvre a pour but d’offrir aux femmes seules, âgées ou infirmes, un refuge qui ne soit pas un asile de vieillards. Les personnes ainsi recueillies participent — quand elles le peuvent — aux frais de la maison. Mais leurs ressources sont toujours très modiques, et les cotisations de personnes charitables forment le principal du budget.

À travers la guerre, la réquisition, l’exode, l’occupation, les bombardements, l’œuvre a non seulement survécu, mais elle s’est agrandie : en ce moment même, elle termine la construction d’un bâtiment annexe, qui aura coûté quatorze millions, mais qui ajoutera vingt chambres aux quarante qui sont déjà occupées.

C’est à cette œuvre que votre commission vient d’allouer 80.000 francs de la fondation Debonnos.

Il me semble que l’activité de Mlle Dubant appelle deux remarques intéressantes. Mlle Dubant n’est pas de ces personnes qui ne sont émues que par la vue d’un ulcère ou d’un moignon et qui ne se penchent que sur des mourants.

Avant de s’intéresser aux agonies, elle a pensé qu’il fallait aider les orphelins, les jeunes filles solitaires, et les vieillards « économiquement faibles », qu’elle a sauvés de la misère avant qu’ils fussent inventés.

À la base de toutes ces fondations, il y a beaucoup de bon sens. Elles ne sont pas nées d’un élan aveugle : elles ont été pensées, mûries, construites, organisées. Elles vivent tout naturellement de leur propre force. On peut dire que la charité de Mlle Dubant est une charité bien ordonnée : mais au lieu de commencer par soi-même, selon le proverbe, elle a commencé par les autres.

D’autre part, ce qui est bien remarquable, c’est le nombre, la diversité et la durée de ces œuvres, qui prouvent la violence de son appétit de charité. Depuis le jour lointain où des voisins la recueillirent, elle avait décidé de rendre au centuple le bien qu’elle en avait reçu, et elle a poursuivi cette tâche avec une persévérance, une obstination, une passion qui font penser à une « vendetta ».

À cette bienfaitrice passionnée, je suis heureux de présenter, une fois de plus, les félicitations de notre compagnie.

Il me reste à vous parler d’une œuvre, qui ne porte pas le nom de son fondateur, car elle devrait s’appeler « L’Œuvre de l’abbé Roussel ».

Maxime du Camp, dans la Revue des Deux Mondes, nous a raconté, en 1883, sa naissance : comme il écrit mieux que je ne parle, je vais vous lire une page de son récit.

« Un soir, à la fin de l’hiver de 1865, l’abbé Roussel aperçut un enfant qui fouillait dans un tas d’ordures.

  • Que fais-tu là ?
  • Je cherche de quoi manger.

L’abbé prit l’enfant, l’emmena, le fit dîner et le coucha.

Le lendemain, il se mit en quête, trouva un autre vagabond ; huit jours après, il hébergeait six enfants perdus.

Mais ses ressources étaient modestes : souvent, on ne déjeunait que de pain sec trempé d’eau claire et, parfois, on se couchait sans dîner.

Alors, l’abbé Roussel s’établit mendiant, pour le rachat des petits vagabonds. Il subit bien des rebuffades : mais il eut l’orgueil d’éteindre en lui toute vanité et de se faire humble pour secourir les petits. Il put enfin acheter, à la rue La Fontaine, à Auteuil, une villa abandonnée, et il y installa, le 19 mars 1866, une œuvre qu’il appela d’abord « La Première Communion ».

Mais il comprit très vite que ce n’était là qu’une œuvre préparatoire, qui devait être complétée et prolongée par une école professionnelle. Avec plus d’espérance que de ressources, il créa des ateliers pour des menuisiers, des serruriers, des mouleurs, des tailleurs, des cordonniers... L’œuvre vivait au jour le jour... Avec une admirable imprudence, l’abbé Roussel emprunta. Sans regarder devant lui, il engageait sa signature, persuadé qu’aux jours d’échéance Dieu ne laisserait pas protester le sort des orphelins...

En 1878, l’Académie française lui accorda la plus forte récompense dont son budget lui permettait de disposer : un prix Montyon de 2.5oo francs (ce qui correspond à près d’un million d’aujourd’hui). Mais ce n’était pas grand-chose par rapport au chiffre de ses dettes, qui atteignait 200.000 francs !

Henri de Villemessant dirigeait alors Le Figaro, qu’il avait fondé. Il apprit la position redoutable de l’abbé Roussel, et il ouvrit une souscription.

De toutes parts, on s’empresse, on vient du salon, de la mansarde, de l’antichambre. De pauvres gens envoient quelques sous en timbre-poste, des invalides déposent leur obole qui figure à côté de grosses sommes versées par des banquiers. De simples soldats ont donné leur prêt ; des athées, des protestants, des israélites ont couru au prêtre catholique et ont ouvert leur bourse dans sa main : la souscription, en une semaine, produisit 331.167 francs et 35 centimes, soit cent trente millions d’aujourd’hui !

L’Orphelinat d’Auteuil était non seulement sauvé, mais solidement établi.

L’œuvre de l’abbé Roussel fut continuée, à partir de 1923, par le Père Brottier. Ce fut une âme de feu au service d’une grande cause, et un infatigable animateur. Le nombre des orphelins passa de 170 à 1.400.

Aujourd’hui, l’œuvre possède et nourrit vingt-trois orphelinats, où vivent et travaillent 3.500 enfants, et l’on peut affirmer que depuis sa fondation, l’œuvre de l’abbé Roussel a recueilli, élevé et préparé à une vie normale plus de 70.000 orphelins !

On peut dire, de cette œuvre énorme, qu’elle est le monument de la charité française, et exprimer le regret que la modicité de nos ressources ne nous ait pas permis de lui offrir plus de 50.000 francs.

Les autres prix d’œuvres ont été décernés à :

L’Aumônerie des Conservatoires Nationaux de Musique et d’Art Dramatique (20.000 frs sur la fondation Bersia-Tourette).

La Société des Amis de l’Enfance, où les Pères Salésiens, au service de la Jeunesse ouvrière délaissée, ont reconstitué une atmosphère familiale autour d’une centaine d’apprentis.

C’est la fondation Colombel qui nous a permis de leur donner go. 000 francs.

Vingt-cinq mille francs du prix Niobé récompensent l’œuvre des orphelins « Engagés volontaires », 10.000 francs de la Fondation Verdier-Coudert vont aux Petits Frères des Pauvres, et 30.000 francs sont attribués à l’Œuvre d’Orient qui vient de célébrer son centenaire.

La Ligue contre le Taudis qui aide au paiement des loyers, intervient auprès des propriétaires pour obtenir des arrangements à l’amiable, accorde des prêts aux jeunes ménages pour faciliter la construction des logements, a obtenu une médaille sur la fondation Montyon.

On dit souvent que la vertu porte en soi sa récompense : c’est peut-être pour se dispenser de lui en donner une autre, moins noble sans doute, mais plus tangible et mieux mesurable.

C’est précisément ce qu’a voulu faire M. de Montyon dont l’exemple a suscité bien d’autres générosités : la longue liste de nos donateurs en fait foi.

Ce qui nous étonne un peu, c’est la modicité de ces prix. 80.000, 50.000, 30.000, 10.000 francs...

Mais il faut bien dire qu’un grand nombre de ces fondations existaient avant la première guerre mondiale, dans une époque heureuse où le franc était roi. Un prix de 10.000 francs, c’était presque trois millions d’aujourd’hui. Les malheurs de la patrie — résultats imprévus de deux grandes victoires — ont dévasté les finances de l’Académie, et nos prix n’ont plus guère d’efficacité pratique : du moins leur reste-t-il la valeur d’un symbole, d’un signal et d’un appel.