Discours de réception de Robert d'Harcourt

Le 28 novembre 1946

Robert d’HARCOURT

M. le comte d’HARCOURT, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le Maréchal FRANCHET d’ESPÉREY, y est venu prendre séance, le jeudi 28 novembre 1946, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

C’est par l’expression tout ensemble d’une réelle confusion et d’une reconnaissance profonde qu’il est de mon devoir de commencer. Reconnaissance pour le grand honneur que vous faites à un très modeste germaniste en l’accueillant aujourd’hui dans une assemblée qui compte tant de gloires des lettres, des arts et des sciences. Confusion pour celui que vous recevez d’avoir à prendre place dans un fauteuil qu’ont illustré tant de noms éclatants. Il est des successions qui, cruellement, font sentir les distances...

Cette distance, comment ne pas la mesurer au moment d’évoquer la figure du dernier titulaire de ce fauteuil ? Parler d’un maréchal de France, qui fût l’un des principaux ouvriers de notre victoire dans la guerre précédente, est pour tout homme une lourde tâche. La difficulté s’aggrave du sentiment de l’indignité, quand, à la responsabilité de l’orateur, vient s’ajouter le juste sentiment de son incompétence. Celui qui se propose d’éclairer les traits d’un des meilleurs stratèges de notre époque ignore tout de l’art de la guerre. Par un caprice du destin, l’éloge d’un maréchal de France échoit à un simple sergent, car ce modeste grade fut le sommet de la carrière militaire de l’homme auquel est aujourd’hui confié l’honneur redoutable de parler du vainqueur des Balkans.

Il est des insuffisances qui dictent des devoirs. Trop conscient de mon incompétence technique, je mettrai, dans ma toile, plus de lumière sur les vertus du caractère que sur la science du chef de guerre, m’attachant à l’homme plus qu’au tacticien. L’humanité des grands hommes est un terrain de découvertes presque aussi riche que leurs talents.

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Les premières traces de la famille de Franchet d’Espérey nous les trouvons en Franche-Comté, puis dans le Forez. En 1737 un Franchet, trisaïeul du maréchal, épouse Mlle Lucrèce d’Espérey, fille d’un receveur des octrois de Lyon, et reçoit l’autorisation légale de joindre à son nom celui de sa femme. L’ascension sociale de la famille se marque dans la personne de François Franchet d’Espérey, grand-père du maréchal. Secrétaire d’ambassade au congrès de Vienne, il est ministre d’État sous Louis XVIII et Charles X.

Le dévouement au roi est de tradition chez les Franchet d’Espérey. Le père du maréchal, Louis, a pour marraine la duchesse d’Angoulême et pour parrain Louis XVIII. Très jeune, il est tenté par cette carrière des armes qui attire tous les membres de la famille. Il s’engage à dix-sept ans au 4e chasseurs sur cette terre d’Afrique qui, elle aussi, a toujours exercé sur les Franchet d’Espérey une irrésistible attraction. Il y mène une vie rude et nomade de soldat ballotté de garnison en garnison.

En 1856 il a un fils : Louis-François, qui sera maréchal de France.

« Je suis né, écrit Franchet d’Espérey, et ce sont les trois premières lignes de ses Mémoires, tout ensemble d’une précision toute militaire et d’une charmante fraîcheur, je suis né à Mostaganem où mon père commandait le 8e escadron du 4e chasseurs d’Afrique dont les quatre premiers escadrons étaient en Crimée. C’était le jour de la Fête-Dieu. Ma mère avait suivi pieusement la procession et j’arrivai au monde peu après sa rentrée. »

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En dépit des fréquents changements de résidences militaires de son père, instabilité qui eût pu et qui eût dû jeter le trouble dans sa formation scolaire, l’enfant fait de solides études : il a une merveilleuse mémoire qu’il conservera toute sa vie et sur laquelle les années ne mordront pas ; il est intelligent ; il est volontaire. Sur ce visage, il y a très tôt ce pli de résolution, ce fameux froncement de sourcils que tant d’hommes craindront plus tard.

Ajoutons, pour être juste, que ces belles qualités sont servies par un admirable capital de santé. Bien pris dans sa petite taille, constamment alerte et dispos, doué d’un appétit magnifique, toujours prêt et qui ne se démentira dans aucune circonstance de la vie, il est fait du meilleur acier. Il en a la résistance, il en a la souplesse. Jusqu’au bout de sa longue course, il ignorera ces deux ennemies de l’effort humain : la maladie, la fatigue.

Bachelier ès lettres à seize ans, il doit faire choix d’une carrière. Un d’Esperey n’a jamais besoin de s’interroger longtemps sur sa vocation. Il sera soldat. Il préparera Saint-Cyr à l’école fameuse de la rue des Postes qui a donné à la France tant de généraux glorieux et dont il fera lui-même l’éloge, dans le style lapidaire qui est sa manière : « Les règlements y étaient sévères et les professeurs excellents. »

Il va se charger d’illustrer lui-même la qualité de l’enseignement qu’il y reçoit en entrant à Saint-Cyr à dix-huit ans avec le n°6, classement qu’il gardera à sa sortie. Belle continuité des traditions militaires dans une famille : celui qui sera le maréchal d’Espérey entre sixième à Saint-Cyr en 1874, son petit-fils y entre, premier en 1946. La rude vie de l’École spéciale militaire ne lui laisse que de bons souvenirs, et voici avec quelle reconnaissance et en même temps quelle fraîcheur d’humour, cinquante ans plus tard, il en fait le bilan dans ses Mémoires : « Mes deux ans de Saint-Cyr passèrent fort bien. Je n’eus jamais de punitions sérieuses ; et, de tous mes grades, y compris celui de maréchal de France, ce fut celui de sergent-major qui me fit le plus de plaisir : commander sa section dans toutes les prises d’armes, être traité avec considération par les officiers et les adjudants, bref être quelqu’un. »

Ces lignes sont tracées à plus de soixante-dix ans.

Il y a toujours, à l’heure des regards jetés en arrière, plaisir à constater qu’à l’entrée dans la vie on ne s’est pas trompé de route. Choisie depuis l’enfance, celle-ci sera droite de bout en bout.

Jeune sous-lieutenant, il demande l’Afrique et est affecté au 1er tirailleurs algériens à Blida. Cependant la vie active ne fait pas tort chez lui à la vie de l’esprit. L’art militaire, il l’apprend sur le terrain, mais aussi dans les livres, et les deux enseignements se complètent en se vérifiant.

En 1881 il est reçu au concours de l’École de guerre avec le n°5, et ici se place un trait qui déjà l’éclaire bien. Il vient d’être reçu à un concours difficile ; un bel avenir s’ouvre devant lui dans la haute carrière des armes. Mais des opérations sont en cours. Son régiment doit être engagé dans la campagne de Tunisie. Quittera-t-il la terre d’Afrique dans un tel moment ? Poser la question pour un Franchet d’Espérey, c’est déjà la résoudre. Les armes passent avant les cours. L’École, de guerre, c’est d’abord sur la terre d’Afrique qu’il la fera. Il demande un sursis d’entrée et l’obtient. Durant cette année de délai il aura donné la mesure de ses vertus militaires, de ses qualités de mordant, de son jeune tempérament de chef.

Sorti de l’École, dans un rang brillant, il ne résiste pas à l’appel de l’aventure. Il part pour l’Indochine, participe aux opérations de l’Annam et du Tonkin. Capitaine en 1885, chevalier de la Légion d’honneur à titre exceptionnel, il revient à Paris où nous le trouvons pendant quatre années à l’état-major.

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État-major, campagnes — cette alternance entre l’étude et l’action va se poursuivre. Elle est une des caractéristiques de cette carrière. Quand il y a une préférence à accorder, nous devinons d’avance dans quel sens elle se dessine. Franchet d’Espérey aime le métier des armes pratiqué et goûté tout vif sur le champ même de la guerre. Ce métier, il n’ignore point qu’il doit être appris. Il sait trop ce que peut coûter à un pays la lutte mal préparée et témérairement engagée. Il n’a pas oublié l’amère leçon de 1870. Il ne négligera jamais le savoir théorique, ses enrichissements précieux, l’énorme coefficient qu’il représente pour les vertus du soldat. Il est dès l’origine, et il restera l’homme de guerre, le mot étant compris dans sa plénitude de sens qui ne disjoint pas la puissance d’exécution de la puissance de préparation. Franchet d’Esperey n’est pas un reître, il est  un grand capitaine. On fausse sa figure en ne montrant en lui quel l’homme des coups de boutoir, fonçant droit devant lui avec la rudesse du sanglier dont son personnage physique, massif et broussailleux, évoque involontairement l’image. Les simplifications sont des déformations.

Cela dit, qui doit être dit, il y a en lui un goût primitif et foncier de la bataille. Quand elle l’appelle, il a tôt fait d’envoyer promener les cartons verts et le travail sous la lampe. « Je regagnai mon régiment, écrit-il, sous-lieutenant en Afrique en 1879, bien content de quitter l’état-major et ses dossiers. Les papiers n’ont jamais été mon fort. » Ces lignes écrites à vingt-trois ans valent pour toute une vie.

De cette rapidité d’option entre les cartons verts et la bataille, nous avons un exemple quand, avec le grade de lieutenant-colonel conquis à quarante-deux ans, il est nommé commandant en second à l’École spéciale militaire. Belle tâche cependant pour une âme d’officier et de chef : être le guide de cette jeunesse ardente, la former à l’amour de la carrière des armes et au culte des vertus guerrières. Mais on se bat en Chine, et Franchet d’Espérey n’hésite pas. Il quitte Saint-Cyr et s’en va guerroyer contre les Boxers.

Nous le trouvons plus tard dans des garnisons de l’Est, à Besançon, à Toul, à Chambéry. Mais nous le trouvons aussi par une sorte de prédestination dans les Balkans, en Bosnie, en Dalmatie, en Thessalie, où il fait des voyages d’études et où il récolte toute une moisson d’observations qui demain le serviront.

Toujours ce souci d’éclairer la leçon par la chose. Franchet d’Espérey ne se contente pas des livres : il aime voir ; il sait voir. Son œil enregistre tout. Sa mémoire n’oublie rien.

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Sa carrière cependant se poursuit, rectiligne, sans une pause. Chef de bataillon à trente-six ans, colonel à quarante-sept, général de brigade à cinquante-deux, de division à cinquante-six, de corps d’armée à cinquante-huit. Il enlève les étapes sans effort, de son pas régulier de fantassin.

Nous savons son goût de la guerre et de l’Afrique.

Lyautey, qui le connaît, l’appelle en septembre 1912 au Maroc, où il lui confie le commandement des troupes des provinces occidentales. Il dirige brillamment les opérations de Marrakech, de Fès, de Mogador, de Dar-Auflous. Revenu en France au début de 1914, il est nommé au commandement du premier corps d’armée à Lille.

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C’est là que l’atteindra la guerre. Elle le trouvera en pleine possession de ses moyens intellectuels et physiques. Il grisonne à peine, il est infatigable, il est ambitieux, il aime la bataille. Il a dans la main toutes ses chances. Le destin lui fait une faveur ; il connaît cette fortune si rarement accordée à l’homme : la rencontre entre une heure grave de l’Histoire et l’heure du maximum des disponibilités personnelles. Il va écrire la première grande page de sa vie.

La guerre a commencé. Sous quels aspects tragiques pour nos armes, on ne l’a pas oublié. Après la bataille des frontières, la retraite générale de nos forces a été décidée. Dure retraite exténuante à laquelle n’échappe pas le Ier corps de d’Esperey, mais qu’il sait, par son énergie de chef, empêcher de prendre l’aspect du désordre. Qu’il sait même, à certains moments, interrompre par de courtes actions offensives qui ont un double objectif : impressionner l’adversaire, porter aide aux corps voisins plus durement attaqués. Cette camaraderie dans la bataille, notons-la tout de suite comme un des beaux traits de son caractère.

La Ve armée commandée par Lanrezac et harcelée par Bülow depuis la bataille des frontières, a pris position le 28 août sur la rive sud de l’Oise à Guise. Sa situation est mauvaise. Le 29, le Xe corps qui en fait partie, a été bousculé par Bülow et se replie, en direction du sud. Une grande confusion règne dans les troupes dont une partie retraite, tandis que l’autre, non avertie des changements stratégiques, poursuit sa progression. C’est là que d’Esperey fait merveille. Il se multiplie, est sur tous les points à la fois, arrêtant les fuyards, regroupant des forces désagrégées, communiquant à tous son invincible foi dans l’issue de la lutte. La vertu merveilleuse d’une voix de chef aux heures d’indécision, on la voit bien alors ! Au soir de cette journée du 29, la fortune des armes a changé de camp et les rôles sont retournés. C’est Bülow qui est si rudement contre-attaqué qu’il est contraint d’appeler à l’aide l’armée de Kluck, alors dans la région d’Amiens.

L’armée du duc de Wurtemberg ne connaît pas un meilleur sort. Durement pressée sur la Meuse par de Langle de Cary, elle aussi appelle à l’aide une armée allemande voisine, la IIIe armée de von Hausen. Tout le plan Schlieffen, le plan d’enveloppement de notre aile gauche, s’effondre. Paris n’est plus menacé. La masse allemande glisse à l’est de notre ville qui va pouvoir respirer. De la contre-attaque de Guise et de sa réussite, c’est Franchet d’Espérey qui porte l’honneur.

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Joffre se connaît en hommes. Il vient de voir d’Espérey à l’œuvre. Le 3 septembre il lui demande à brûle-pourpoint s’il se sent de force à prendre le commandement de la Ve armée. Et la réponse vient tout de suite, merveilleuse de simplicité, de sûreté de soi, de robustesse : « Tout comme un autre », répond d’Esperey, sans hésiter. « Plus qu’un autre », répondra l’Histoire. Il a, en effet, les qualités qui manquent à Lanrezac auquel il succède, l’élan, le dynamisme, l’optimisme surtout. Lanrezac est trop le théoricien de la guerre. Il a su avec une adresse consommée dégager son armée en Belgique, mais nos premiers revers, la retraite, ont porté un coup à son moral : il ne croit plus à la possibilité d’une stabilisation rapide du front et du coup d’arrêt prochain porté à l’adversaire. Franchet d’Espérey entre en jeu avec sa magnifique confiance, son esprit d’offensives à toute épreuve. Il n’ignore pas dans quelles terribles circonstances il a pris son commandement, il sait quel effort il va demander à des hommes qui reculent sans arrêt depuis des jours dans les pires conditions de dépression matérielle et morale et qui sont parvenus aux limites extrêmes de la résistance humaine. Qui donc a dit que c’est avec des troupes exténuées que l’on gagne les batailles ? Il demande beaucoup à la troupe. Il exige encore plus des chefs, auprès desquels il se fait très vite une solide réputation de caractère intraitable. Il exige le plein de l’effort, la dépense sans compter, le sacrifice de tout ménagement. Il a en horreur les atermoiements, la discussion qui affaiblit l’action en l’énervant. Il ne connaît pas lui-même l’hésitation ; il ne la tolère pas chez les autres. Le récit des prises de commandement dans la Ve armée, que nous trouvons dans ses Mémoires, l’éclaire mieux que bien des pages. « La situation de notre aile gauche était délicate. Le repli précipité, des Anglais la laissait en l’air... Mais il faut agir, et ce n’est pas en se lamentant qu’on se tirera d’affaire. X... (le nom du chef d’état-major), toujours correct, cherchait vainement à le faire comprendre au général commandant le 18corps, mais n’arrivait pas à le convaincre. Ennuyé de ces discussions oiseuses, je prends le téléphone : « Allo ! Allo ! à l’appareil, général d’Esperey. Je viens de prendre le commandement de l’armée. Pour faire votre mouvement, vous n’avez qu’à le commencer tout de suite. Du reste, maintenant, il ne s’agit plus de discuter. La consigne est : marche ou crève. » Et je raccroche. Je n’en ai plus entendu parler. Ce furent, du reste, mes seules relations avec cet officier général qui, dès ce moment, était déjà virtuellement relevé. Un homme aimable, intelligent, ficelle même, mais sans commandement. » Voilà comment d’Espérey exécute le chef qu’il juge inégal à sa tâche. L’opération est radicale, la manière nette et sans bavure. Avec ces méthodes-là on se fait craindre et obéir, on ne se fait pas beaucoup aimer. « Charmant homme, écrit-il, quelques jours avant, d’un autre officier supérieur, mais trop aimable pour bien faire la guerre ! » Voilà un défaut qu’à lui on ne sera pas tenté de reprocher. Il suit la devise de Clemenceau, il « fait la guerre ».

Il a pris son commandement le 3. Le 4, il déclare qu’il va passer à l’offensive le 6. Il tient parole et de quelle manière !

Il va réaliser un tour de force : attaquer à la fois en deux directions. Au nord avec sa gauche, pour disloquer les éléments de cavalerie ennemie qui ont reçu pour mission de masquer la brèche ouverte entre les deux armées de Bülow et de von Kluck. À l’est avec sa droite, pour dégager l’aile gauche de Foch aux prises dans le sud des marais de Saint-Gond avec les furieux assauts du centre allemand. Et ici nous retrouvons cet esprit de camaraderie dans le combat que nous avons déjà noté comme un de ses plus beaux traits.

Il tient la gageure. La double opération réussit. De puissantes attaques prononcées contre le flanc ouest de l’ennemi dégagent l’aile gauche de Foch. En même temps, la progression vers le Nord s’accomplit. Le 18e corps, dans une irrésistible avance, bouscule les corps de cavalerie Marwitz et Richtofen puis, exploitant son succès, la droite extrême de Bülow. Dans la brèche de quarante kilomètres qui s’ouvre béante entre Kluck et Bülow vont s’engoufrer les troupes anglaises et françaises. Von Kluck recule vers le Nord. La bataille de la Marne est gagnée.

Quel rôle y revient à Franchet d’Esperey ? Les Mémoires de Joffre nous le diront. Comment Joffre parle-t-il de l’homme auquel, dans une inspiration‑éclair il a, à une minute décisive, confié la Ve armée ? « Venant de prendre quelque vingt-quatre heures auparavant le commandement d’une armée en retraite, et passablement flottante, Franchet d’Espérey a fait preuve d’une intelligente audace qui ne se trouve que dans l’âme des vrais chefs de guerre. Comprenant admirablement la situation, il n’a pas hésité à répondre oui à une question qui eût fait reculer beaucoup d’autres. C’est lui qui a rendu possible la bataille de la Marne. »

Franchet d’Espérey n’est pas des hommes que grise le succès. Il garde son œil clair. Au milieu de la victoire, il voit les obstacles qui restent à surmonter le long de la route. Rentré à son quartier général de Montmirail, voici l’ordre du jour qu’il adresse à des troupes victorieuses auxquelles, au lendemain même d’épuisantes fatigues, il a le courage de demander un nouveau crédit d’effort : « Le premier succès n’est qu’un prélude. L’ennemi est ébranlé, il n’est pas abattu. Vous aurez encore à supporter de lourdes fatigues, à faire de longues marches, à combattre de rudes batailles. Que l’image de votre patrie, souillée par les barbares, reste toujours devant vos yeux. »

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Après avoir lu cet ordre du jour, un autre grand Français, Albert de Mun, écrivait dans l’Écho de Paris du 29 septembre des lignes vibrantes de reconnaissance : « Oui, mon général, l’image de la patrie est devant nos yeux comme devant ceux de vos soldats. Elle nous soutient sur le rude calvaire que nous montons, les regards tournés vers les champs où vous semez de la gloire dans les sillons creusés par nos pères. C’est elle qui marche au-devant de nous comme la gardienne de nos âmes. Je m’excuse de cette émotion. Le soldat que j’ai nommé me le pardonnera. Peut-être n’a-t-il pas oublié le capitaine de cuirassiers qui jadis salua son épaulette de saint-cyrien. Moi, je vis de ces souvenirs et il me semble que la gloire des jeunes de ce temps-là est pour nous, les anciens, comme une réparation de l’Histoire. »

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Cependant le drame va se poursuivre, s’éterniser. C’est un autre effort que celui des « longues marches » prévues par d’Esperey, que la France va avoir à fournir. L’ennemi s’enterre. La guerre de la boue succède à la guerre de mouvement.

Après avoir gardé son commandement à la cinquième armée jusqu’au 31 mars 1916, Franchet d’Espérey, en pleine bataille de Verdun, est placé à la tête du groupe d’armées du Nord.

Douloureuse période pour lui. Il perd son fils et son frère. Son fils, fidèle à la voix qui appelle tous les d’Espérey sous l’uniforme, s’est engagée à dix-sept ans, il tombe sous-lieutenant à dix-huit ans, le 21 octobre 1916, atteint d’une balle au moment où, entraînant, sa section, il monte à l’assaut du fort de Douaumont.

Deux mois plus tard, c’est le frère du général, le lieutenant-colonel Franchet d’Espérey, qui meurt à la tête de son régiment.

Le destin le frappe sans le faire chanceler. Son visage se contracte sous la douleur quand il apprend la nouvelle ; pas une larme ne s’échappe de ses yeux : il a son métier de guerre à faire.

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Deux années passent et d’Espérey va écrire la seconde grande page de sa vie. Nommé le 9 juin 1918 commandant en chef des forces alliées en Orient, il débarque le 19 juin à Salonique. La tâche qu’on lui confie est faite pour lui : de rudes obstacles, un bel outil. L’obstacle, c’est le pays où il va avoir à guerroyer, vrai carquois de pics et de rochers, terrible pays, coupé de ravins vertigineux, sans chemins carrossables, d’une altitude qui atteint 2.000 mètres et, ne descend nulle part au-dessous de 700 mètres. Mais la compensation c’est l’outil qu’il a dans la main : une magnifique armée de 600.000 hommes bien aguerris, bien équipés.

Il faut attendre avant d’attaquer, et d’Esperey ronge son frein. Il connaît bien ce dur pays. Il sait ses hivers précoces, les grosses tombées de neige rendant impossible toute opération militaire. Il est pressé et les bureaux de Paris ne le sont pas.

Il va avoir deux batailles à mener : contre la Bulgarie, mais, d’abord, contre les hommes qui, à Paris, retardent et entravent son action. La plus difficile des deux n’est pas celle qui vise l’ennemi.

Il se heurte à une inertie et plus encore à une incompréhension tenace. Manifestement, l’offensive sur le front d’Orient ne revêt pas aux yeux du conseil suprême interallié et du haut commandement une importance de premier plan. Elle est, par les hommes que d’Esperey appelle dédaigneusement « les augures », strictement subordonnée aux opérations sur le théâtre principal de la guerre. Le front d’Orient n’est pour eux qu’un abcès de fixation. Il retient des forces ennemies et soulage d’autant le front de France. Dépasser ce rôle serait un danger pour la conduite générale des opérations.

Clemenceau, le premier, ne croit pas au front de Salonique, et son erreur se prolonge au delà des limites prévisibles. Le 25 septembre, à l’heure même où Franchet d’Esperey cueille la victoire, la veille du jour où la Bulgarie, effondrée et aux abois, va implorer une suspension d’armes, n’allons-nous pas le voir, dans une singulière ignorance de l’événement et de sa portée, qui étonne chez cet homme au regard infaillible, soumettre à Poincaré un projet tendant à arrêter la campagne d’Orient, à arrêter des armées en pleine victoire qui, tous barrages rompus, dévalent en ruée torrentielle vers leur but ?

À peine débarqué à Salonique, d’Esperey prend connaissance du plan d’opérations officiel en Orient.

« Il ne correspondait pas du tout à mes intentions », note-t-il dans une petite ligne sèche et péremptoire de ses carnets de campagne. Quelques jours plus tard, les 29 et 30 juin, prise de contact capitale avec le prince régent de Serbie Alexandre qu’il rejoint au poste de commandement de première ligne. Conversation décisive. Les deux hommes ont gravi l’observatoire de Floka, d’une altitude de 2.300 mètres, d’où leur regard, embrassant un large secteur du front bulgare, porte jusqu’au massif du Kosiak qui domine la situation stratégique. Les deux chefs s’entendent : c’est bien là, en plein cœur de montagne, que doit se jouer la partie. Lisons les carnets de Franchet d’Esperey à cette date : « longue conversation sérieuse avec le prince. J’arrête les bases de notre opération après avoir vu le terrain. Au lieu d’une opération locale, ce sera une attaque décisive à laquelle participera toute l’armée serbe renforcée de deux divisions françaises qui briseront la croûte. L’accord est complet. »

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L’accord est complet entre les deux hommes de guerre. Il ne l’est pas du tout avec les chancelleries de Paris. Pendant que d’Esperey, revenu à Salonique de son inspection du front, se plonge dans la préparation de son plan d’attaque, il voit entrer dans son bureau un officier de liaison dépêché de Paris, porteur d’un projet d’opération qu’au premier coup d’œil il juge parfaitement « idiot » (nous lui empruntons son vocabulaire énergique). « Ces gens-là, écrivait-il bien plus tard, avaient le toupet de me donner des conseils sur la façon de diriger les opérations, conseils que je m’empressai de ne pas suivre. Sans cela, j’aurais avancé comme en France de cent kilomètres au lieu de six cents. »

Soyons francs : les « mirifiques » suggestions de Paris et de « l’aréopage du Trianon-Palace de Versailles » ne le troublent pas beaucoup. Il a son idée qu’il poursuit avec l’imbrisable ténacité qu’il met à tout. Foudroyant dans l’action, il est, comme tous les grands réalisateurs, minutieux dans la préparation. L’idée c’est l’attaque au point jugé le plus inaccessible du front, au cœur de la difficulté, en plein massif de la Moglena. Car c’est de là qu’on fonce le plus vite sur Gradsko qui est la clé du dispositif de l’ennemi. Terrible paysage ! Les crêtes tenues par les lignes sont à une hauteur moyenne de 1.500 mètres. Voies d’accès déplorables. Détestables conditions atmosphériques. Voilà le point d’attaque qu’il choisit. Les autres n’ont envisagé que le secteur de Doiran, la vallée du Vardar. Lui choisit la Moglena. Il joue la difficulté. En réalité il joue la surprise. Et puis il se rappelle son histoire des guerres balkaniques : on n’a jamais eu ce pays-là que par les crêtes.

Patiemment il prépare le grand jour, s’emploie à rendre praticable ce chaos. Il établit des routes, trace des pistes. Il faut hisser quelquefois à 2.000 mètres d’altitude les six cents pièces dont il a besoin pour créer la rupture.

Pendant qu’il fait là-bas son métier de guerre, de France, de Paris, oh continue à l’ennuyer. « Ces gens-là », comme il dit quand il parle des stratèges en chambre, n’ont pas l’air de se douter que le temps passe, un temps précieux, irréparable. Il a reçu, le 8 septembre, un télégramme de Clemenceau ajournant l’offensive. Voici de quelle encre il y répond : « Au point de vue militaire, l’opération est mûre. Si je ne suis pas libre de la déclencher après la date que je vous ai fixée dans mon télégramme du 5 septembre, je considère que nos chances de succès se trouveront diminuées et qu’en tout cas je puis être empêché de tirer d’un succès tactique le bénéfice considérable qu’on est en droit d’en attendre par une exploitation vigoureusement conduite. J’insiste donc à nouveau de façon pressante pour qu’aucun retard ne me soit imposé. Prière de me fixer d’urgence. »

L’heure sonne enfin. Nous devinons avec quelle joie, une joie de saint-cyrien recevant la permission de marcher au feu, il trace dans son carnet de campagne les lignes suivantes : « Mardi 10 septembre. Je reçois de Clemenceau l’autorisation de commencer les opérations quand je le jugerai convenable. Ouverture du feu d’artillerie le 14 septembre. Jour J : 15 septembre. »

Il a vaincu les bureaux. Il ne lui reste plus qu’à vaincre le Bulgare. Il va s’en charger, et à sa manière qui est prompte.

La préparation d’artillerie commence dans la nuit du 14 au 15 septembre. L’attaque se déclenche à 5 h. 30, avec une division serbe et deux divisions françaises. D’Espérey a voulu laisser à la France, à ce fantassin de France dont il connaît l’âme et le mordant et qu’il anime de son indomptable esprit d’offensive, l’honneur du premier choc dans cette campagne qu’il veut foudroyante et qu’il estime décisive pour la guerre.

Les premières positions sont enlevées dans une lutte farouche. Une brèche est ouverte dans laquelle se ruent les divisions de poursuite. Le 16, la deuxième position de l’ennemi est entamée. Le Kosiak, formidable position de sommet, est occupé.

Le 17 commence l’opération décisive, dont le but est la dislocation du front ennemi, la rupture entre les forces bulgares de la vallée de la Tcherna et celles de la vallée du Vardar. Ce résultat est atteint le soir du 18 et d’Espérey peut écrire : « La bataille du Sokol s’est terminée hier à notre avantage ; Entre la Tcherna et le massif du Dzena les unités ennemies ont été battues après une énergique résistance pied à pied sur toutes les coupures du terrain. Elles sont disloquées et en pleine retraite vers le Nord. »

Le vainqueur veut précipiter sa victoire et lui donner une allure d’avalanche. Cet effet, il l’attend de la cavalerie ; et l’exécution, il la confie à la brigade d’Afrique de Joninot-Gambetta qu’il lance, au mépris de tous les obstacles, dans une ruée de vertige à travers le chaos sans pistes de la Golesnica Planina. La cavalerie de France fait honneur à ses traditions : elle est le 29 septembre à Uskub. Le même jour l’armistice est signé à Salonique. La campagne a duré quatorze jours. Voilà la manière de Franchet d’Esperey.

Victoire magnifique. Victoire incomplète et à laquelle furent coupées les ailes. Celui qui la gagnait pouvait faire d’elle la fin de la guerre. Il entre à Belgrade, à Sofia, à Bucarest. Il voulait et il pouvait aller plus loin. Écoutons ses propres paroles, dans lesquelles perce non pas l’amertume (il est trop viril pour être amer), mais le regret du bon ouvrier que l’on n’a pas laissé achever sa tâche : « Les clochers de Budapest pointaient à l’horizon. La route de Vienne était ouverte. Le front de France était tourné. »

Telle quelle la victoire est splendide. Et elle a sur la marche de la guerre un effet décisif qu’attestèrent les plus irrécusables témoins dans l’occurrence, nous voulons dire les grands chefs ennemis : Hindenburg, Ludendorff. Leur témoignage, qui s’ajoute à celui du ministre des affaires étrangères d’Autriche Burian, est formel : c’est d’Orient qu’est partie la victoire alliée. La lettre écrite à Berlin le 3 octobre par Hindenburg à Max de Bade, chancelier d’empire, est sur ce point un document sans réplique : « Le commandement suprême de l’armée maintient sa demande formulée le dimanche 29 septembre 1918 d’une offre de paix immédiate à nos ennemis. Par suite de l’écroulement du front de Macédoine et de la diminution des réserves qui en est résultée pour le front occidental, par suite également de l’impossibilité où nous nous trouvons de combler nos pertes très élevées de ces derniers jours, il ne nous reste plus aucun espoir de forcer l’ennemi à faire la paix ».

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Principal ouvrier de la Marne après Joffre qui en reste le vainqueur aux titres imprescriptibles, vainqueur des Balkans, il a cette chance : clore magnifiquement sa vie d’action. Il a soixante-deux ans. L’âge ne l’a pas touché. Il a encore son pas élastique de sous-lieutenant.

Les honneurs vont venir. Mais pour un homme comme lui, que sont les honneurs, après les joies de l’action ? La médaille militaire le 3 octobre 1918 (il est déjà grand-croix de la Légion. d’honneur depuis longtemps), le bâton de maréchal de France le 21 février 1921.

En 1933 au cours d’une inspection de nos troupes en Afrique du Nord, un terrible accident d’automobile le mutile pour le reste de ses jours. Le bassin fracturé, il ne se déplacera plus qu’avec le secours de deux cannes. Celui qui a tant couru les routes du monde est condamné à se traîner.

L’enveloppe est brisée, mais la rude voix, le masque farouche de lutteur sous la dure brosse des cheveux, le regard métallique restent intacts.

Il a la fin des vieux soldats : il écrit sur d’autres soldats, sur Bugeaud, sur d’Aumale. Il rédige ses Mémoires, compose le deuxième volume de l’Histoire militaire dans la collection de la grande Histoire de la nation française, dirigée par Gabriel Hanotaux. Il feuillette des archives. Ces hommes qui font l’Histoire aiment à la lire.

Le 15 novembre 1934, l’Académie française l’accueille.

Et ce sont les dernières années. Franchet d’Espérey connaît cette atroce tristesse : assister impuissant à l’invasion par le même ennemi, par l’ennemi de toujours, de cette terre de France qu’il a sauvée en 1914. Le vieux chef, quand il apprend au château de Montdragon, dans la Sarthe, l’approche des troupes allemandes, se fait apporter ses deux revolvers, les fait placer sur la table devant laquelle l’infirmité le cloue : il tirera sur l’ennemi s’il viole le seuil de cette pièce. Les siens parviennent à l’entrainer...

Il vit encore deux ans à Albi et meurt le 8 juillet 1942 au château de Saint-Chamaux, dans le Tarn. Albi, la vieille cité guerrière avec ses tours, sa ceinture de remparts, ses murailles couleur de sang, lui fait, dans un cadre digne de lui, de belles funérailles de soldat.

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Un soldat, c’est ce qu’il est du début de sa vie à la fin. Avec une plénitude, une rectitude magnifiques. Cette longue carrière nous donne, à notre époque de dispersion, d’effritement, une incomparable leçon d’unité.

Toutes les qualités du chef : la vigueur d’abord, physique, intellectuelle et morale ; une verdeur, une alacrité de jeune homme, demeurée intacte chez le septuagénaire ; le coup d’œil, d’une sûreté sans défaut, dans la bataille et dans la vie, pour juger l’ennemi, pour jauger un homme ; le don de débrouiller tout de suite une situation en fonçant sur l’essentiel ; une mémoire miraculeuse, une information infaillible, le fluide personnel, la contagion de la confiance. Et enfin le goût des responsabilités.

Ce chef dont les subordonnés redoutent les « coups de gueule » et qui est impitoyable à la négligence et plus encore à 1a fatuité, est indulgent à la faute d’inexpérience et de jeunesse. Un de ses officiers, le colonel Grasset, fait de lui ce rare éloge : « À la critique, devant les officiers généraux, il endossait tout. Aussi on l’aimait. Officiers et soldats du régiment l’auraient suivi jusqu’au bout du monde avec enthousiasme. »

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Nous avons déjà eu l’occasion de noter sa prodigieuse mémoire. En voici un exemple cueilli entre bien d’autres et que nous empruntons à l’un de ses subordonnés, Louis Cordier, auquel nous laissons la parole : « Un après-midi de 1935, dans une salle d’attente de la gare de Dijon, où, à l’issue d’une cérémonie en son honneur (la remise par ses anciens soldats de son épée d’académicien), le maréchal se repose avant l’arrivée du rapide pour Paris ; deux hommes, malgré le service d’ordre, font irruption, deux vignerons endimanchés, tournant leur casquette dans leurs mains rudes. Ils débarquent d’un train et, apprenant la présence de l’ancien commandant en chef des armées alliées en Orient, ils ont voulu, à tout prix, pénétrer jusqu’à lui, le revoir.

  • C’est que, monsieur le maréchal, on était tous les deux à Monastir, en 1918.
  • À quelle unité apparteniez-vous ?
  • 5e R.A.C., 1er groupe, 3e batterie, en position en avant de Bukovo.
  • Ah oui, le groupe de 75 du commandant L... C’est très bien, mes amis, je vous remercie de votre bon sentiment et je suis content de vous voir, mais le 22 septembre 1918 vous avez bien mal tiré...

Ceci accompagné du légendaire et terrible froncement de sourcils, mais aussi d’une main cordialement tendue aux deux « mauvais pointeurs » bourguignons. »

Trapu, carré, le menton dur, l’œil noir et perçant sous la broussaille épaisse des sourcils, vif comme un sous-lieutenant, la parole incisive et coupante, ce chef auquel rien n’échappe, qui veut tout voir et tout de suite, transforme un secteur dès qu’il y débarque : il a le don essentiel de la présence. L’air change autour de lui. Tout le monde se regarde. Les inerties se secouent. Les doutes se taisent. Sa réputation de chef rude le précède, lui fait cortège. On sait qu’il demande beaucoup parce qu’il donne lui-même beaucoup de sa personne. « J’attends de vous une énergie farouche », c’est son premier mot aux officiers rassemblés, quand il débarque à Salonique. Il connaît le destin du chef sévère : le vide qui se forme autour de l’homme. Officiers et soldats n’aiment pas se trouver sur son chemin. Les routes se dépeuplent avec une curieuse rapidité quand son arrivée est annoncée dans un secteur.

Nous avons employé souvent en parlant de ses campagnes le mot « foncer » ; c’est vraiment le verbe dans lequel il s’exprime, son verbe à lui. L’obstacle est là non pour être tourné, mais pour être renversé. Magnifique animal de guerre dont la bataille est la fonction ! Avec sa puissance d’élan, son impatience des limites, son horreur de toutes les brides, il est bien dans sa devise de famille. « Le nom de ma famille, écrit-il à la première page de ses Mémoires, indique qu’elle n’a jamais été en servage et justifie à la fois son cimier : un cheval sans rênes, et sa devise : liberté sans frein. »

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Rude chef levé à 5 heures du matin, d’Espérey est gai, de cette gaîté presque animale qui est de règle chez l’exemplaire humain de grand rendement. Admirable dans la bataille il est merveilleux à table. Il fait la joie des convives, déploie une verve qui n’a d’égal que son appétit de jeune loup, dévore et raconte en même temps. Mais il ne s’attarde pas aux flâneries des fins de repas ni aux béatitudes de la digestion. Il avale son café debout et fait seller les chevaux. Le carnassier n’est pas un jouisseur.

Je relève dans les dernières années de l’homme un petit trait qui éclaire bien une exceptionnelle résistance physique. C’est en Afrique, au cours d’un voyage d’inspection en automobile. Il y a là, accompagnant le maréchal, quelques hommes politiques célèbres. La température est torride. Au cours de la traversée du désert, un déjeuner frugal réunit les voyageurs autour d’une table improvisée, sur le sable saharien. Parmi les boîtes de conserves qui composent tout le menu s’en trouve une au couvercle bombé — signe d’inquiétante fermentation du contenu. Les convives se consultent rapidement du regard ; on fait confiance à la robuste constitution militaire du maréchal, c’est à lui que sera dévolue la boîte suspecte. Franchet d’Espérey l’ouvre sans défiance et la vide du plus bel appétit. Ses compagnons, un peu inquiets et tout de même tourmentés par un léger remords, attendent la suite des événements : le maréchal garde sa belle humeur et ne paraît nullement incommodé. La pharmacopée moderne ne connaît pas d’antitoxines plus puissantes qu’un tempérament généreux...

Napoléon, nous nous le rappelons, aimait les généraux « heureux ». Celui-ci est heureux comme l’ont été bien peu d’hommes de guerre. « Peut aller très loin », c’est une note de ses chefs qui se trouve dans son dossier de sous-lieutenant et qu’il a justifiée. Il est servi par une intuition presque miraculeuse du point où va se décider une opération, du point névralgique d’une campagne. Il est toujours au bon moment, au bon endroit. La victoire s’attache à ses pas : à Guise, sur le Morin, sur le Vardar. Faut-il parler de chance ? La ligne de chance, est la ligne de volonté.

Retenons cette leçon de volonté. Retenons aussi, à cette heure de notre Histoire où tant de difficultés nous assaillent et où parfois le doute nous effleure, la dernière parole de Franchet d’Espérey au moment où il voit l’ennemi installé chez nous, où tout semble chanceler : « Ne désespérons jamais de la France. »