ACADÉMIE FRANÇAISE
M. René GROUSSET, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. André BELLESSORT, y est venu prendre séance, le 30 janvier 1947, et a prononcé le discours suivant :
MESSIEURS,
L’honneur que vous m’avez fait et dont je désire que mon remerciement vous dise toute ma reconnaissance, je n’ignore pas qu’il s’adresse moins à ma personne qu’aux disciplines dont il a plu à votre bienveillance de me considérer comme le délégué parmi vous. Vous avez songé à la pléiade de savants qui furent mes maîtres très chers, les Émile Senart, les Sylvain Lévi, les Paul Pelliot, les Henri Maspero, les Joseph Hackin, auxquels je dois tant et qui avaient véritablement fait de l’orientalisme français un des titres de notre rayonnement dans le monde.
Au reste, je n’aurai garde d’oublier que les études asiatiques ont toujours été en honneur parmi vous. Elles le furent naguère avec Renan. Elles le sont aujourd’hui avec le maître à qui nous devons le plus pénétrant ouvrage sur les Sanctuaires et paysages d’Asie. Elles l’ont été hier avec André Bellessort.
Tâche presque impossible, Messieurs, que celle d’évoquer en quelques instants l’œuvre de votre ancien secrétaire perpétuel, une œuvre qui va de Sophocle au théâtre japonais, des côteaux de Loire où le guida Ronsard aux visions démesurées des tropiques... Mais c’est dans cette diversité, c’est dans ces contrastes mêmes que réside l’intérêt de la production littéraire chez un Bellessort : Nous y voyons — leçon précieuse dans les jours actuels — comment l’humanisme français, sans rien abdiquer de lui-même, sans hausser le ton, tout en restant fidèle à ses méthodes éprouvées, peut comprendre, conquérir, s’annexer les civilisations en apparence les plus exotiques.
Pour traditionaliste qu’il se voulût, André Bellessort s’est quelque peu diverti de notre prétention à expliquer tout l’homme par le terroir. Comme le Cid se comprendrait mieux si Corneille avait accepté de naître à Besançon, vieille ville espagnole, ou dans la Gascogne d’Edmond Rostand ! Mais votre secrétaire perpétuel ne m’eût pas contredit si j’avais signalé ce que son œuvre doit à la rêverie bretonne. Ce n’est pas impunément qu’un adolescent imaginatif découvre le monde entre Lannion et Tréguier, dans ces paysages chers à Renan et que Bellessort à son tour a évoqués avec tant de piété dans son roman de Reine Cœur. Ajoutons à son ascendance une aïeule méridionale à laquelle il me plaît que mon prédécesseur ait dû cette joie intellectuelle si longtemps persistante, cette allégresse littéraire, cette richesse verbale dont déborde toute son œuvre.
En réalité, la province natale d’André Bellessort, ce fut l’Université. Son hérédité, c’était l’humanisme. De ses parents, universitaires l’un et l’autre, il avait reçu dès l’adolescence la tradition, le goût, la passion de l’enseignement classique. Rien ne paraissait plus beau au jeune Bellessort qu’un beau vers de Ronsard si ce n’est un beau vers de Virgile. Quand venaient les grandes vacances, sa mère l’entendait, pendant des nuits entières, arpenter sa chambre en déclamant, face à la mer, ses premiers Mythes et poèmes. Et pour mieux retenir, à la veille de son baccalauréat, les listes ministérielles de la Monarchie de Juillet, il n’hésitait pas, prodige de lyrisme, à les mettre en alexandrins.
Si les bonnes lettres étaient ainsi devenues en lui comme une seconde nature, c’est qu’elles y avaient trouvé un terrain tout préparé, un tempérament littéraire d’une générosité exceptionnelle. Peu d’écrivains auront apporté à l’exercice de notre profession autant de visible plaisir, un plaisir que, tout en cheminant, il nous fait sans effort partager. Ah, le bon compagnon, Messieurs, dru et alerte, malicieux et bienveillant, avec lequel, qu’il nous transporte à sa suite dans la Grèce antique ou le Japon moderne, nous avons la sécurité, guidés par son bâton d’éternel voyageur, de nous sentir sous la sauvegarde de quelqu’un de chez nous. Le dépaysement antique ou le dépaysement oriental, nordique ou incaïque auquel il nous convie, ne nous désoriente jamais tout à fait, parce qu’André Bellessort est là qui, nous le sentons bien, partage tous nos réflexes, toutes nos préférences, les malveillants diraient tous nos préjugés, et qu’ainsi rassurés au départ, nous nous livrons avec plus de confiance au risque de l’aventure. Ses livres, ses récits de voyage, c’est un peu sa classe, c’est sa « rhétorique supérieure » qui continue, et vous savez comment il l’entendait. Plus d’un, parmi ceux qui m’écoutent, s’est trouvé, à Janson ou à Louis-le-Grand, l’auditeur, que dis-je, l’interlocuteur d’une de ces conférences étincelantes qui constituaient son cours et où ses jeunes élèves étaient parfois appelés à participer en vers français à sa traduction des poètes latins, de sorte, m’assure-t-on, que son Virgile, par exemple, se serait enrichi du concours de plusieurs des futurs maîtres de notre Université. N’allez pas croire qu’il voulût pour autant limiter leur curiosité au culte des seuls classiques. « Il nous donnait à apprendre une ballade de Villon, nous confie M. de Lacretelle qui l’eut pour maître en troisième, et nous lisait ensuite du Verlaine. Du Verlaine sur les bancs d’un lycée il y a plus de quarante ans ! Imagine-t-on pareille audace ! »
Il est bien des manières d’entendre l’histoire littéraire. Pour tels de nos devanciers, ç’aurait été, affirmait-on, besogne d’érudition pure et classement de références. Il vous souvient à ce propos des polémiques suscitées il y a une quarantaine d’années autour de notre Sorbonne, à l’époque heureuse où la république athénienne qui fut la nôtre (mais nous affections de ne pas nous en apercevoir) avait le loisir de telles discussions. Pour d’autres, la critique, c’est soit l’histoire des idées, autant dire un chapitre de la philosophie, soit, plus généralement, un chapitre de l’histoire proprement dite. Aux yeux d’André Bellessort, c’était sans doute tout cela, mais c’était aussi, c’était peut-être avant tout une occasion de s’abandonner à la volupté littéraire, à ce sixième sens que dut découvrir, il y a près de cinq mille années, quelque scribe sumérien ou memphite et qui fait qu’il y a encore aujourd’hui des académies pour évoquer de tels plaisirs et un auditoire académique pour en souffrir l’évocation.
Si j’avais à établir un ordre dans la multiple enquête menée par mon prédécesseur, c’est, en dépit de la chronologie de ses œuvres, par ses études grecques que je commencerais. Nous rouvririons ensemble ce livre au titre lumineux, Athènes et son théâtre. Aussi bien, puisqu’il s’agit de conférences, y entendriez-vous se prolonger l’écho de sa voix et sentiriez- vous y couver encore la chaleur de sa pensée. Mais quel sortilège, Messieurs, se dégage de la démocratie athénienne ! Les plus constants adversaires de son idéologie lui rendent les armes. Comme Renan bénissant malgré lui les tentes du peuple catholique, Bellessort, pour l’amour d’Eschyle, de Sophocle et d’Aristophane, pardonne à leurs concitoyens. Je sais bien que dans ses reproches à la démocratie athénienne il y avait surtout chez lui querelle d’amoureux. Si votre confrère montrait à celle-ci parfois quelque rancune, c’est surtout de ce qu’elle eût-laissé humilier en elle, par Sparte ou par la Macédoine, cet esprit attique qu’il prisait par-dessus tout. Je sais aussi que Bellessort conservait à ses propres yeux l’excuse de rester en cela d’accord avec son cher Aristophane, puisque le procès de Cléon n’aura été nulle part plus sévèrement instruit qu’à Athènes.
Mais c’est précisément là que réside la justification du libéralisme, car où pareille critique du régime existant eût-elle été possible ? Après Chéronée, une fois disparue cette liberté grecque dont il est évidemment facile de dénoncer les abus, que seront les monarchies hellénistiques, que sera le césarisme, leur adaptation romaine, sinon la revanche morale du monde barbare sur l’Occident ? Dénonçons tant qu’il nous plaira les contrefaçons de la liberté, réagissons contre l’infériorité momentanée à laquelle sa pratique loyale condamne les nations de bonne foi en face des peuples qui l’ignorent, mais reconnaissons, comme l’écrivait Paul Valéry certain soir rédempteur d’août 1944, qu’elle reste, du moins avec une hérédité comme la nôtre, le seul air respirable pour nos poumons.
Il est des périodes heureuses sur lesquelles l’esprit humain se repose avec complaisance parce qu’entre tant de phases de barbarie brute ou de barbarie civilisée, il y trouve sa propre justification. C’est ce que nos pères appelaient les grands siècles. André Bellessort à son tour y fait halte avec délices. Après son séjour dans l’Athènes de Périclès, il s’attarde sur les grands chemins de la poésie classique, de la Rome d’Auguste à notre Vendômois. D’autres avant lui, dont la parole a également retenti dans cette enceinte, avaient, avec non moins de science, abordé ces grands thèmes immortels. Bien peu, depuis longtemps, les avaient fait revivre avec autant de bonheur. Ces antiques légendes, éternellement jeunes, ces poèmes toujours nouveaux qui chantent à jamais dans nos mémoires, il les rajeunit et les renouvelle encore par l’agrément qu’il y trouve et qu’il nous y fait trouver :
Si Virgile m’était relu,
J’y prendrais un plaisir extrême,
et toute la Pléiade et tout notre XVIIe. Bellessort établit ainsi pour nous à travers les siècles et les civilisations une continuité de classicisme dont les divers chemins le conduisent à Versailles et qui constitue en effet comme les grandes lettres de noblesse de l’esprit français.
Les princes de la poésie et du théâtre se sont parfois insurgés contre la dépendance où semblait les tenir la critique littéraire. Avec Bellessort nous n’avions point à craindre polémiques semblables. D’abord, parce qu’à ses critiques théâtrales près, son analyse littéraire s’est principalement exercée à propos d’auteurs à qui le séjour des Champs-Elyséens a depuis longtemps conféré une courtoisie particulière : écoutez Lucien de Samosate, Fénelon et votre éminent confrère M. Georges Duhamel, qui y sont allés voir : ils nous assurent qu’à cet égard et jusque dans les controverses les plus vives, on s’y croirait encore chez vous. Puis, sans préjudice de ses opinions personnelles, André Bellessort cherchait avant tout à comprendre l’adversaire. Et comprendre, en matière littéraire (que n’en est-il de même en politique !), c’est s’interdire d’avance toute polémique excessive. J’en demande pardon à ceux qui jugeraient commode d’enfermer mon prédécesseur dans une doctrine politique rigide, mais vous ne trouveriez guère de jugements systématiques dans son œuvre. Vous n’y trouveriez même, pas cette suite d’analyses psychologiques conduites un peu comme un théorème et où excellait un Émile Faguet. Bellessort, qui nous rappelle, avec d’évidentes différences de tempérament, Jules Lemaître, suit ses auteurs au fil de l’œuvre, en s’amusant à cueillir sur la rive quelque beau vers, quelque anecdote émouvante ou plaisante, mais avec, presque toujours, une présomption de sympathie pour l’homme et pour l’ouvrage.
Reconnaissons qu’il y a un mérite particulier quand il rencontre maints esprits dont ses convictions (et vous savez, Messieurs, qu’elles furent fortes) auraient dû l’écarter. C’était assurément le cas pour Voltaire et pour Victor Hugo. Or, votre ancien confrère est précisément le critique qui a consacré à l’un comme à l’autre les biographies les plus cordiales, les plus justement objectives.
Puisque le calendrier de votre Compagnie s’est plu à multiplier, ces mois-ci, les séances de réception académique, vous souffrirez que j’y ajoute celle qu’en un monde facilement meilleur le grand Arouet aura réservée à son dernier biographe. « Vous n’étiez pas voltairien, lui aura-t-il dit, du moins au sens quelque peu appauvri qu’une philosophie de facilité a malheureusement conféré à ce mot. En réalité, vous avez été envers moi mieux qu’un disciple servile : un ami plein d’intelligence, de bienveillance, j’allais dire de complicité, celui-là même que souhaitera toute ombre agitée de quelque ambition posthume. Je veux bien que les institutions fort conservatrices, sagement maintenues en ma seigneurie de Ferney, y soient pour quelque chose ; que vous m’aimiez de ce que Jean-Jacques n’eût point manqué, pour peu que nous eussions survécu l’un et l’autre, de me faire guillotiner en 93 (car, n’en doutez pas, Monsieur, le scélérat l’eût fait). Mais il reste que vous ne me dénonçâtes point au bras séculier pour ce que vous appelez si joliment mes charges d’atelier et persistantes gamineries. Si vous vous êtes diverti de mes travers, c’est dans le moment où je m’en divertissais moi-même, mais vous avez senti ce qu’il y avait de cœur dans mon ironie, singulièrement quand je bondissais pour la défense des malheureux. Je l’ai bien vu alors : vous étiez avec moi. Et une telle bonne foi, de la part d’un homme qu’on me disait si prévenu contre mes idées, m’amènerait peut-être, si je me ralliais aux doctrines hindoues au point de me réincarner, m’amènerait jusqu’à réexaminer, comme on écrit de vos jours, plus d’une de mes opinions et attitudes. »
C’est, n’en doutez point, Messieurs, avec un compliment assez analogue que votre secrétaire perpétuel aura été accueilli par Victor Hugo. Ce dernier, à l’heure où écrivait Bellessort, avait quelque droit à se plaindre d’un de ces lendemains de gloire dont devait souffrir à son tour M. Bergeret. « Un génie, et c’est tout », « un génie, hélas ! », il vous souvient de ces épigrammes dont on eût pu craindre que Bellessort ne les inscrivît secrètement dans le filigrane de son livre. Or, il n’en fut rien. Vous avez connu mon prédécesseur. Sous ses opinions jetées en défi aux adversaires (M. de Lacretelle, qui nous confesse avoir un jour excité son courroux, comparait alors ses regard à deux billes lancées par une fronde), sous ce que Bellessort appelait lui-même, en se calomniant, sa terrible humeur (car, chez cet homme foncièrement bon, les boutades prenaient rarement l’allure de coups de boutoir), c’était la probité littéraire faite homme. Nous connaissions du reste, et tout à son honneur, le défaut de sa cuirasse : il était incapable de résister chez Voltaire à un joli mot, chez Hugo à un beau vers. La générosité de son tempérament littéraire, son amour du verbe, le lyrisme mal refoulé qui, débordait en lui et dont il répandait sans compter les richesses pour un auditoire de lycéens comme devant les plus illustres compagnies, tous ces dons, ici en harmonie, préétablie avec le sujet de son étude, devaient lui permettre, privilège réservé à moins de gens qu’on ne pense, d’embrasser, de comprendre, d’aimer Victor Hugo presque tout entier. Non qu’il n’ait lui aussi, souri au passage devant tels énormes travers de l’immense poète, gémi ou pesté quand les opinions dernières de celui-ci juraient trop ouvertement avec les siennes. Mais Bellessort savait, avec sa canne et la cocarde de son chapeau, déposer ses antipathies au vestiaire de ses livres. Sa chaleur de cœur, cette loyauté, parfois bourrue, que trahissait son regard direct sous ses sourcils broussailleux, lui interdisaient, quand il cheminait pendant 370 pages avec le plus grand poète des temps modernes, de ne pas se réconcilier et se lier, derrière l’écrivain, avec l’homme. Qu’il nous ait, dans l’ensemble, montré un Victor Hugo homme de cœur, profondément honnête homme au sens de notre langue classique, et galant homme dans les circonstances les plus délicates de sa vie privée, sincère envers soi-même à chacune des étapes de sa changeante vie politique, qu’il nous ait, après tant d’apothéoses partisanes et de dénigrements non moins intéressés, restitué la physionomie véritable de Victor Hugo, qu’il ait ainsi marqué un réel retour à Victor Hugo, c’est ce dont j’avoue, en ce qui me concerne, savoir à Bellessort un gré infini.
Le romantisme de Victor Hugo s’était exagéré avec l’âge jusqu’aux visions démesurées des derniers écrits. L’évolution de Sainte-Beuve auquel Bellessort a consacré un autre ouvrage, va, au contraire, du romantisme à la critique la plus objective, de la fréquentation de Chateaubriand à celle de Taine, de la première d’Hernani à Port-Royal. Vous ne trouverez pas mauvais qu’André Bellessort se soit réjoui d’une telle tendance. Aussi bien, ne s’en réjouissait-il que d’un certain point de vue. C’est qu’il découvrait, lui aussi, deux hommes en lui. À la différence de plusieurs historiens des lettres qui ne furent que critiques, de tant de poètes qui restèrent poètes seulement, il joignait à un traditionalisme intellectuel, parfois assez doctrinaire, un élan lyrique que l’âge n’affaiblit jamais. Heureuse rencontre qui lui permettait tantôt, au mépris de ses opinions affichées, de se laisser fougueusement emporter en plein ciel romantique, tantôt, avec la politique de Voltaire ou le classicisme de Sainte-Beuve, de redescendre avec allégresse vers ses préférences intellectuelles. Prenons garde aussi que, sous le désordre apparent de ses sujets accueillis au hasard de ses lectures, de ses comptes-rendus ou de ses conférences, une pensée parfaitement logique, se dégage, dont le déroulement aboutit à une véritable histoire de la littérature et de la pensée françaises, de la Renaissance à nos jours.
Ce n’est pas sans raison, par exemple, qu’au soir de sa vie, il a groupé une partie de ses études sous la rubrique XVIIIe siècle et Romantisme. Relisons ces biographies amusées et chaudes, pleines d’anecdotes savoureuses qui vont de la turquerie de Mlle Aïssé aux invraisemblables récits de voyage de Dumas père. Nous y verrons comment, en dépit du classicisme inchangé de Voltaire, tout notre romantisme, à l’instrument poétique près, est déjà en puissance dans le siècle de Rousseau. Vue profondément juste. La Révolution française, si l’esprit de Voltaire et de Montesquieu avait prévalu, c’eût été, 1789 répétant en ce cas 1689, une autre Révolution d’Angleterre. Si elle affecta le caractère de volcanisme auquel elle doit du reste une partie de sa grandeur, c’est qu’elle fut, sous sa froide écorce grecque et romaine, l’explosion même de notre premier romantisme national.
Certains des amis d’André Bellessort m’ont affirmé, qu’il avait peu de goût pour l’histoire. Je n’oserais les contredire, mais qu’est-ce que l’histoire en vérité ? Quelque respect que je professe pour la pratique du parlementarisme (et nous ne l’avons jamais plus aimé que depuis que nous avons failli le perdre), dois-je croire que l’histoire de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, c’est la liste de leurs formations ministérielles ? N’est-ce pas plutôt, sous cette belle apparence doctrinaire, la triomphante ascension d’une bourgeoisie encore assez près de ses origines pour en conserver toute la saveur, déjà assez assurée de son pouvoir pour étaler avec une suffisance grandiose tous ses travers ? Or cela, Messieurs, c’est peut-être un des aspects les plus durables de l’œuvre de Balzac et c’est aussi une des meilleures parties du livre à lui consacré par André Bellessort.
Tel de vos éminents confrères de l’Académie des Sciences morales, M. Marcel Bouteron, nous le dirait qui, seul, aurait droit de parole en la matière : n’est pas balzacien qui veut. Il y faut une largeur de poitrine, une puissance de souffle, une joie de réalisme et, pour tout dire, une plénitude de santé intellectuelle dont tous ne sont pas capables. Il suffisait de voir, d’entendre cinq minutes André Bellessort pour s’assurer qu’il avait toute la vitalité nécessaire. Aussi bien le Balzac et son œuvre que nous lui devons pourrait-il s’intituler « Balzac et son temps, ». Un maître de la Sorbonne, peu suspect de sympathie politique pour mon prédécesseur, me faisait remarquer que ce livre, c’était une des meilleures études d’histoire sociale que nous possédions pour la période 1815-1848. Et cela est si vrai, Bellessort se trouvait de la sorte si bien engagé sur la voie qui conduit aux études historiques, que bientôt il les aborda de plein front.
De la société française à l’époque de Napoléon III, il nous offre, en effet, en scènes colorées et en portraits nuancés, un tableau qui est d’un bon peintre d’histoire. D’où vient que d’un tel livre se dégage une impression si mélancolique ? Précisément parce que l’époque, avec son décor d’un mauvais goût attendrissant, est entrée dans l’effacement de l’histoire, mais qu’en même temps, par les récits de nos aïeules, elle éveille encore en nous tant de souvenirs familiers. Laissons de côté le régime lui-même : « Il y a eu là-dedans, écrit Bellessort, trop de police, trop de délateurs, trop d’agents provocateurs. Les gouvernements où le ministre, le magistrat et le policier collaborent trop étroitement, font vilaine figure. » Mais il y a eu l’époque elle-même, époque heureuse où la douceur de vivre que Talleyrand croyait à jamais abolie depuis la fin du XVIIIe siècle, reparaissait, avec, précisément, comme chef d’orchestre, un de ses petits-fils. Comment cette brillante et facile société a-t-elle pu laisser échapper de ses mains toutes les chances dont le destin l’avait comblée ? Mais avons-nous le droit d’être impitoyables pour elle, nous qui, après la victoire de Foch, avons laissé passer semblablement, par un idéalisme bien mal compris, les brèves années à nous imparties pour empêcher que l’héroïsme de nos morts et la perspicacité de nos diplomates ne fussent rendus vains ? N’oublions pas, du reste, que si, au jour du malheur, tous les partis ont tendance à battre leur coulpe sur la poitrine de leurs adversaires, les responsabilités, il y a soixante-dix-sept ans furent, à de remarquables exceptions près, assez étendues. Du rêveur couronné à maint représentant de l’opposition, beaucoup d’hommes du second Empire n’ont-ils point partagé en politique étrangère les mêmes illusions généreuses, conduisant aux mêmes réveils ? Reconnaissons de bonne grâce, à quelque tendance que nous appartenions, que la critique de mon prédécesseur est ici pertinente.
Mais la France s’est aussitôt reprise, comme, Messieurs, elle se reprend toujours. André Bellessort a poursuivi son enquête en étudiant le rôle des intellectuels dans la fondation de la IIIe République. Sujet passionnant, sujet brûlant qu’il ne pouvait sans doute, à l’époque où il l’aborda, traiter avec toute la sérénité de l’histoire. L’éloignement nécessaire à un jugement plus objectif, nous est aujourd’hui accordé, triste privilège des survivants de la grande épreuve qui, en cinq ans de méditation angoissée, auront acquis l’expérience de plusieurs générations. Limitons-nous, du reste, aux quarante huit premières années qui ont suivi la guerre de 1870, période qui, nous voulons l’espérer, échappe enfin aux interprétations partisanes. La poussière est tombée. Regardons le paysage. Il ne manque pas de grandeur. L’Empire une fois effondré, ses armées une fois détruites, en apparence il ne restait plus rien. Mais comme le rappelait le duc d’Aumale qui fut en cette heure la voix même de la patrie, il restait la France. Pour sauver l’honneur de la nation, les Gambetta et les Jules Ferry refusèrent d’arrêter le combat. Pour rétablir notre situation dans le monde, on vit surgir ensuite toute une cohorte de grands diplomates, de grands coloniaux, de grands parlementaires, dont plusieurs siégèrent parmi vous, réunion de valeurs telle que peu d’époque chez nous auront connu équipes plus laborieuses. Ne nous laissons pas distraire par ce que furent alors les agitations de presse ou de tribune, rançon inévitable du jeu des institutions libres. Ce qui importe, ce sont les résultats. Les voici. La liberté rétablie dans les mœurs politiques comme dans les lois. La grande tradition parlementaire de la Restauration et de la Monarchie de Juillet reprise et élargie. Une diplomatie mesurée et ferme, prudente et tenace, d’une belle continuité, nous rendant la confiance de l’Europe et, en Europe, notre place. La France extérieure connaissant, avec les Jules Ferry, les Cambon, les Galliéni, les Lyautey, une grandeur jusque-là jamais atteinte. La justice sociale recherchée dans la paix intérieure et la prospérité. En vérité, c’est là un bilan que nous pouvons évoquer sans rougir. Œuvre capétienne, au meilleur sens du mot, j’entends digne du labeur consciencieux de nos Capétiens directs et qui, comme celui-ci, a, sans ameuter l’Europe, singulièrement élargi notre patrimoine. Car, l’histoire nous l’enseigne, ce ne sont pas les conquérants, dûment annoncés comme tels, qui agrandissent les empires. Bien plutôt, ils les perdent, de sorte que, si on prend le mot dans son acception véritable, les deux plus utiles « conquérants » de la France contemporaine (et je songe ici à l’accroissement durable que leurs gouvernements nous auront valu de l’autre côté de la Méditerranée), ce furent ces deux chefs d’État paisibles auxquels l’imagerie populaire met à la main une tout autre arme qu’une épée, le roi Louis-Philippe et l’hôte de l’Élysée en l’an 1912.
Qui disait l’Université de France casanière ? Bénissons Adrien Hébrard et Ferdinand Brunetière, Messieurs, puisque ce furent eux qui demandèrent à André Bellessort un reportage sur les républiques andines, par lequel le jeune professeur commença une carrière nouvelle. Ces paysages démesurés faits de contrastes saisissants, ces sociétés nées d’hier, juchées sur les épaules d’humanités immémoriales, il allait nous les restituer en vers et en prose, en des descriptions toutes parnassiennes dont la précision n’a d’égale que l’exactitude de son enquête économique. Car nous trouvons de tout dans ce livre de jeunesse, depuis une grammaire de la langue quichua jusqu’aux picaresques aventures d’un bohème du Quartier Latin, devenu, par les miracles de sa faconde, un vénérable thaumaturge auprès des dames aymaras. Et comme toujours chez Bellessort, à côté du vieil étudiant, le poète. Ne retrouvait-il pas, n’entendait-il pas chanter dans le vent des sommets qui soufflait des Andes, la grande voix de Leconte de Lisle ou de Heredia dont ses Chansons du Sud nous apportent l’écho ? Et quelle vision des derniers jours dans l’évocation de ces étranges races amérindiennes qui, depuis plus de quatre siècles, assistent, impassibles, en leur protestation silencieuse, au triomphe de l’homme blanc, quand elles ne viennent pas, comme en Araucanie ou au Mexique, ajouter à la fierté castillane une dignité nouvelle dont mon prédécesseur a bien marqué tout le prix...
Sachons gré à Bellessort d’avoir discerné l’immense valeur humaine de ce nouveau monde latin, de cet Empire romain de l’hémisphère occidental qui va du Mexique à la Terre de Feu. Préfaçant en 1912 un livre de M. Garcia Calderon, le président Poincaré, devant l’imminence de nos cataclysmes européens, entrevoyait le jour où nos vieilles civilisations devraient aller là-bas chercher asile. Cet asile généreux, combien des nôtres, au cours de l’invasion, l’y ont, en effet, trouvé, en même temps qu’une chaleur d’accueil, une foi dans notre relèvement final dont nous ne sommes pas près de perdre la mémoire. De Rio aux républiques andines, réunissons dans une même reconnaissance toutes ces amitiés, toutes ces fidélités des bons comme des mauvais jours, et montrons-nous fiers de ce qu’aujourd’hui la voix de nos sœurs latines, aussi joyeuses que nous de notre propre libération, choisisse si souvent, pour nous le dire, la forme de messages adressés par leurs corps savants à votre Compagnie. C’est une preuve entre tant d’autres de votre persévérance dans la tâche à vous léguée par le cardinal de Richelieu, que de voir tout ce qui s’intéresse à la défense de la langue et des lettres françaises dans le monde se tourner ainsi vers vous aux grandes heures de notre histoire, parce qu’à travers la diversité des temps et les révolutions des empires, vous restez — pour emprunter un terme à l’une de nos chères académies provinciales — les plus sûrs « mainteneurs » de notre génie national.
Ce fut à la veille de la première guerre mondiale que votre confrère entreprit, à la demande de l’Alliance française, une mission dans l’Amérique du Nord. Le connaissant comme nous le connaissions, nous pouvions bien nous attendre à ce que, cette mission, il l’accomplirait non seulement en traversant l’Atlantique, mais aussi en remontant à travers le passé. Ce qu’il visita avant tout, ce fut la Nouvelle-France et la Louisiane au temps du roi Louis. Aussi bien n’y eut-il aucune peine puisque, préservées par le libéralisme des nations anglo-saxonnes, l’une et l’autre sont toujours là. Bellessort qui était si bien préparé à les comprendre par sa qualité de Français de l’Ouest comme par l’amitié de l’historien du Canada, M. Firmin Roz, nous en rapporta un message attendri. Nous avons eu depuis lors l’occasion de mesurer la valeur de l’attachement qu’il avait constaté là-bas. À la fin de la dernière guerre, au printemps de 1945, quand le fracas des nouvelles armes parut un instant couvrir notre voix et faire oublier nos droits séculaires, ce fut le Canada, grande puissance mondiale, qui, de concert avec la délégation belge et soutenu par les campagnes de la presse helvétique, fit conserver à la langue française sa place diplomatique traditionnelle dans le directoire des Nations Unies. Ce sont là, Messieurs, interventions qu’une Compagnie comme la vôtre ne saurait jamais oublier.
Heures de parole, tel est le titre donné par Bellessort à un de ses recueils de conférences. Et de fait, ce qui rend ses ouvrages aussi vivants qu’au premier jour, c’est qu’ils restent parlés. La parole française dont il fut pendant près d’un demi-siècle l’infatigable dispensateur, il l’aura portée aux quatre coins du monde. Partout où il y avait des amitiés françaises à encourager, je le retrouve, s’installant avec brusquerie dans quelque hôtel de fortune, maugréant d’abord contre les fatigues du voyage, la gêne du dépaysement, les petits travers locaux, à leur manière si pareils aux nôtres, puis vite séduit par le charme du décor, attendri par la chaleur des sympathies manifestées, souvent à tout jamais conquis et vouant à ses hôtes une fidélité qui jamais ne se démentira. C’est ce qui lui advint notamment pour les nations scandinaves, le Danemark de Kirkegaard, la Norvège de Johan Bojer, la Suède de Selma Lagerlöf. La Suède, « la grande dame du Nord », avec sa poésie pénétrante, sa fantaisie, son sens du mystère, l’a pris tout entier. Une fois rentré à Paris, il s’est astreint, en dépit de ses innombrables occupations, à assurer et à répandre la traduction des auteurs scandinaves. Les amitiés qu’il avait nouées là-bas ne se relâchèrent plus, ainsi qu’il a été donné à plusieurs parmi vous d’en recueillir la preuve. Plus d’un orientaliste suédois (car vous savez, Messieurs, la place éminente qu’avec l’encouragement d’une auguste personnalité ce pays a prise dans les études asiatiques), plus d’un de mes collègues de Stockholm ou, d’Upsal m’a donné l’assurance qu’au bout de trente-cinq années le souvenir d’André Bellessort y est resté aussi vivant qu’à son premier séjour.
Ambassadeur des bonnes lettres, chargé d’assurer de capitale en capitale la défense et illustration de notre langue, Bellessort, avant Stockholm, avait, si j’ose dire, occupé le poste de Bucarest. Poste dont ont toujours rêvé nos envoyés, ceux de la politique comme ceux, des lettres, tellement ils s’y sentent encore chez nous. Bellessort se trouva si peu dépaysé dans notre chère latinité danubienne que, s’y croyant sur le boulevard, il s’y livra parfois avec ses interlocuteurs aux badinages faciles de nos salles de rédaction. Nos amis roumains étaient bien trop parisiens pour ne point s’en amuser les premiers. Mais Bellessort avait eu raison de ne pas, pour autant, mettre en doute les vertus foncières de ce peuple. Pour nous, qui avons vu une illustre poétesse incarner parmi nous, aux pires heures de l’occupation hitlérienne, la protestation de la Roumanie véritable, il ne saurait y avoir de doute. Et puisque les pas de mon prédécesseur m’ont conduit dans la patrie d’Hélène Vacaresco, laissez-moi évoquer encore la grande figure de Nicolas Iorga, l’historien national roumain qui fut aussi, par ses savantes publications dans notre langue, un grand historien français, Iorga, associé de notre Académie des Inscriptions, sauvagement massacré par les hitlériens le 27 novembre 1940, pour être resté jusqu’au bout fidèle à l’amitié française.
Des rives de la mer Noire, Bellessort avait entendu l’appel de l’Orient. C’était l’époque où, à l’autre extrémité de l’Asie, se poursuivait une évolution dont les conséquences mondiales devaient se révéler aussi importantes que naguère, sur nos terres méditerranéennes, la chute de l’empire romain où la poussée de l’Islam. À la veille de la guerre russo-japonaise, Bellessort fut chargé par Brunetière d’aller, pour la Revue des Deux Mondes, étudier au Japon même les premiers symptômes de ce que Victor Bérard appelait déjà la Révolte de l’Asie. Mais au cours de ses divers voyages, j’allais écrire de ses divers pèlerinages en terre japonaise, votre confrère sut s’attarder quelque peu « en escale », surtout quand ces escales se nommaient Ceylan et la Malaisie, l’Indochine et la Chine. Par Ceylan, il entrevit l’Inde. Sur ces paysages tropicaux avec lesquels la richesse de sa palette était en harmonie préétablie, il nous a laissé des tableaux qu’un Loti, un André Chevrillon, un Claude Farrère n’eussent point désavoués. Me sera-t-il interdit de regretter qu’il se soit contenté de peindre, avec autant de somptuosité que d’humour, les sanctuaires bouddhiques ou hindouistes, ou plutôt leur décor extérieur, sans vouloir pénétrer plus loin que les premiers parvis ? Libre, il est vrai, à nous de voir dans l’émouvante sculpture indienne du haut moyen âge autre chose que des idoles, d’entrevoir dans les conceptions philosophiques qui l’ont inspirée un des plus puissants efforts de l’esprit humain livré à lui-même pour résoudre la grande énigme. Sachons du moins gré à Bellessort de la franchise avec laquelle il s’avoue fidèle à notre rationalisme latin, à l’esprit de notre terroir, jusqu’à se refuser à pareille enquête. Le dépaysement géographique, oui, et, vous venez de le voir, ressenti avec ivresse, mais une sorte de refus préalable du dépaysement métaphysique. Au reste, si nous lui avions cherché querelle à ce propos, il n’eût pas manqué de nous renvoyer aux belles pages que la Sagesse d’un brahme a inspirées à M. André Chevrillon et après lesquelles toute tentative de mieux résumer la pensée védantique aurait sans doute paru vaine.
Mais il y a tant d’autres choses dans ce livre trépidant ! Il y a un émouvant témoignage de l’œuvre magnifique accomplie là-bas comme sur bien d’autres points du globe par ces grands ambassadeurs de la charité française que sont nos religieux et nos religieuses. Puis, à propos de Singapour, de Macao, de Hongkong, de Manille, grandes cités cosmopolites où des « foules d’Asie » de toute provenance subissent un étonnant brassage, Bellessort se livre à une enquête dont les conclusions portent loin. Dans tel comptoir où le pavillon européen flotte cependant depuis des siècles, il a discerné la lente, pacifique, insensible et irrésistible reprise de possession de la ville par les races indigènes, noté en traits décisifs ce réveil, cette revanche de l’Asie qui se trouveront constituer peut-être l’événement majeur du XXe siècle. Il a entrevu aussi la responsabilité qu’ont, dans ce déclin de l’Europe, le matérialisme, l’impérialisme mercantile, le paganisme économique dont les Européens n’ont que trop souvent fait preuve et donné l’exemple aux Asiatiques. Aujourd’hui que les conséquences de tant de fautes se sont implacablement déroulées sous nos yeux, comment rétablir entre les grandes civilisations de l’Est et celles de l’Ouest l’harmonie indispensable à l’avenir des unes comme des autres ? Sans doute, en rappelant l’Europe comme l’Asie au respect des valeurs spirituelles que l’une et l’autre représentent ; en montrant aux sociétés asiatiques que l’Occident, ce n’est pas seulement une compétition d’impérialismes économiques obéissant à une loi d’airain, mais tout l’héritage de la sagesse antique et de notre christianisme ; en révélant à l’Occident que l’Asie ne tient pas tout entière dans le frémissement d’autres nationalismes, d’autres impérialismes non moins néfastes, mais dans la profondeur de la méditation indienne, dans la ferveur de la mystique musulmane, dans les leçons de la douceur bouddhique, dans le grand rêve taoïste. Je ne suis pas sûr, hélas ! que les armes cèdent toujours devant la toge, mais je sais que dans l’Asie bouddhique comme dans l’Occident chrétien il leur est arrivé plus d’une fois de s’incliner devant le manteau monastique.
C’est précisément cette révolte, cette revanche morale du spirituel sur la politique, c’est cette imprescriptible primauté du spirituel que Bellessort nous a montrées dans la vie de saint François Xavier. Refaisant en compagnie de l’apôtre le beau voyage de tout à l’heure à travers les escales de l’océan Indien et des mers chinoises, comme, cette fois, il voit s’éclairer les horizons ! Dans ce livre, on le sent, il a mis toute son âme. C’est que, s’il est un saint que nous ne puissions nous empêcher d’aimer pour sa générosité de cœur, sa sincérité évangélique, sa charité ardente, c’est bien celui-là. Or, toute l’histoire de François Xavier n’est-elle pas une protestation contre les impérialismes de son temps ? Ne s’est-il pas élevé de toute sa force, non certes contre la tutelle de tel stade de civilisation à l’égard de tel autre, tutelle en soi souvent légitime, mais contre le mépris définitif envers des races proclamées éternellement mineures ?) Car le démon du racisme, Messieurs, ne date pas de sa dernière incarnation, et les meilleurs d’entre nous, depuis qu’il y a des chrétiens et qui méditent les Évangiles, n’ont cessé de combattre de telles doctrines comme le pire péché contre l’esprit.
Les traces de saint François Xavier conduisirent André Bellessort au Japon. Peu de pays l’ont à ce point conquis. Cet Hellène passionné avait l’impression d’y retrouver une autre Grèce. Le poète (qui ne mourut jamais en lui qu’avec l’homme lui-même) y découvrait une conception de la vie, que dis-je, de l’univers qui lui parut toute poésie. Le paysagiste né qu’il restait aussi y surprenait à chaque pas mille enchantements. Il a aimé cette terre au point de lui sacrifier ses préventions contre le bouddhisme, au point de vouloir oublier, pour la mieux célébrer seule (et non sans quelque injustice), l’antique humanisme confucéen, l’idéalisme de la Chine mahâyâniste, la grande poésie chinoise des T’ang, l’école des paysagistes Song dont la littérature et l’art nippons, de l’aveu des savants japonais eux-mêmes, ont pourtant si largement profité. Sur les routes du Hokkaidô, des pentes du Fuji aux sanctuaires de Nara, il a été le voyageur parfait, celui qui, gardant tout son esprit, donne tout son cœur. Mais ce voyageur avait été préparé à comprendre par une solide étude préalable des hommes et des institutions. Je noterai qu’il eut pour informateurs deux orientalistes français, alors établis à Tôkyô, le P. Papinot et Ulrich Odin. Par mon ami Odin, j’aurais appris, si je n’en avais été convaincu déjà à la lecture des ouvrages de Bellessort sur ses impressions japonaises, tout le sérieux de la documentation de ce dernier.
Vous savez, Messieurs, le reproche qu’on fait parfois aux Occidentaux, nos frères. Il me souvient que, traversant la capitale d’un État balkanique (l’Orient-express s’y arrêtait quinze minutes), un citoyen de ce pays qui voyageait avec nous, voyant mon compagnon de banquette prendre quelques notes sur son carnet, en déduisit aussitôt que le quart d’heure ainsi passé aurait de considérables conséquences littéraires : « Et maintenant, monsieur, murmura-t-il avec douceur, vous allez pouvoir écrire un livre sur notre pays ? » André Bellessort n’était point de ces voyageurs-là. Dans les quatre volumes qu’il nous a rapportés de ses divers séjours à Tôkyô, nous trouvons une bonne mise au point de nos connaissances sur la société, la littérature, l’âme japonaises. En même temps que le passé nippon, il a étudié avec une remarquable sagacité les problèmes que posait l’européanisation brusque d’une société millénaire, jusque là miraculeusement préservée des aventures extérieures par son insularité d’abord, par le prudent « isolationnisme » du régime Tokugawa ensuite. Bellessort a pressenti les dangers vers lesquels l’imitation de l’Europe en ses idéologies les moins recommandables et la transformation du sentiment national le plus légitime en un nationalisme sans frein risquaient d’entraîner les guides de ce peuple. Il a noté les symptômes du drame, et maintenant que la catastrophe est advenue, la lecture de ses livres n’en est que plus attachante.
Qu’aurait-il dit, s’il avait pu voir la réalisation de ses pressentiments ? Sans doute, jugeant, comme nos amis américains, que le peuple qui a produit de tels chefs-d’œuvre méritait une direction meilleure, aurait-il souscrit à l’émouvant article dans lequel, en août 1945, votre grand confrère Paul Claudel, parlant du Japon d’hier et de demain, proclamait en chrétien, dans un sanglot, sa douleur, son amertume et son invincible espérance.
Mais Bellessort ne devait pas voir la fin du conflit mondial. Depuis 1940, en dépit de sa robuste apparence, il était secrètement atteint. Il essayait de se donner le change en publiant encore quelques articles littéraires, sans d’ailleurs (dans l’intérêt même du défunt, disons-le sans ambages) se rendre compte, hélas ! que sa signature était ainsi comme usurpée par une presse indigne d’elle où elle semblait jurer, où elle semblait protester, de colonne à colonne, contre les noms voisins. Sur ses derniers mois, et sa mort je ne puis que renvoyer aux paroles d’adieu prononcées sur sa tombe par celui qui devait être son successeur comme secrétaire perpétuel, adieu plein d’émotion et de regrets, en même temps que paroles animées, contre les occupants et leurs séides, d’un patriotisme intransigeant.
Comme elle serait charmante, Messieurs, cette planète si nos contemporains n’en avaient fait un des cercles de l’enfer, si notre espèce n’était périodiquement ramenée dans les sentiers de l’humanité primitive par de soi-disant grands hommes dont il faudrait que la science de demain nous mît à même de découvrir et d’exterminer dès le berceau la funeste engeance ! Puisque j’ai évoqué à propos du Japon ce qu’André Bellessort a fait pour nos connaissances orientalistes, laissez-moi rappeler quelles pertes, tandis qu’il s’éteignait dans la petite villa de la rue Boileau, étaient en train de subir chez nous ces mêmes disciplines. Au Japon, il avait pu rencontrer trois de nos maîtres parmi les plus grands, un Joseph Hackin, un Henri Maspero, un Paul Pelliot, grâce auxquels notre pays était alors, du consentement unanime, à la tête des études asiatiques ; Pelliot, ce capitaine de l’intelligence qui pendant un quart de siècle commanda avec Sylvain Lévi l’orientalisme français et lui valut tant de conquêtes, sinologue, turcologue et mongolisant, linguiste de génie, explorateur et archéologue infaillible, un des derniers humanistes universels, capable d’embrasser, en chinois comme dans nos langues classiques, la somme de nos connaissances ; Henri Maspero, âme exquise, cerveau puissant, héritier d’un grand nom dont il avait encore la gloire parce qu’il avait apporté dans la haute sinologie l’acuité d’analyse et la vigueur de synthèse de l’illustre égyptologue ; mon ami Hackin, leur élève et déjà leur égal, qui avec Pelliot aura rouvert de l’Afghanistan au Japon la roule des antiques pèlerinages, sur les traces associées du bouddhisme et de l’hellénisme. Sur ces terres lointaines, tous trois n’avaient pas seulement, par l’ampleur de leurs découvertes, fait triompher la science française. Ils avaient aussi, par le rayonnement de leur personnalité, fait durablement aimer notre pays. Les témoignages de douleur que j’ai reçus de Son Altesse Shah Wali Khan au nom de nos amis afghans à la mort de Hackin, de Son Excellence M. Tsien Tai et de nos amis chinois après le décès de Pelliot, même de Japonais hostiles à l’impérialisme à la nouvelle du martyre d’Henri Maspero, avaient des accents qui ne trompent pas. Il vous souvient, Messieurs, des pages de M. Henry Bordeaux sur la mort de Guynemer, tombé en plein ciel de gloire. La mort de Hackin et de sa jeune femme en plein océan, sous les coups d’un sous-marin allemand, le 24 février 1941, quand il repartait pour l’Asie, chargé d’une mission du général de Gaulle, n’est pas d’une moindre grandeur, car en lui aussi, tous ceux qui l’ont connu peuvent en porter témoignage, il y avait du chevalier. Quatre ans après, Henri Maspero, arrêté en même temps que sa femme comme otage pour leur jeune fils, mourait de l’affreux régime de Buchenwald. Il était encore parvenu, peu de temps après son incarcération, à me faire dire qu’il était fier de ce fils, comme lui héroïque. Il pouvait l’être : quelques semaines plus tard, à la libération de Metz, le jeune Jean Maspero allait de son côté tomber au champ d’honneur.
Quant à Paul Pelliot, qui avait été, dans les milieux orientalistes, l’âme de la Résistance, il attendait, avec une fièvre qui ravageait son visage, cette révolte parisienne dans le secret de laquelle il était depuis longtemps. Dès qu’elle éclata, il arbora sur le balcon du musée Dennery qu’il habitait, le drapeau interdit depuis quatre années. En vain lui fit-on observer le péril d’une telle manifestation, le musée se trouvant exactement en face de la terrible Gestapo de l’avenue Foch. Aux conseils de prudence, il répondit qu’ayant reçu la Légion d’honneur à vingt ans sur un champ de bataille, il était maintenant trop vieux pour abaisser les couleurs.
Il n’était pas vieux, mais ses angoisses, ses colères du temps de l’occupation l’avaient miné et, quelques mois après, il s’abattait, foudroyé par un mal qui ne pardonne pas, mais ayant du moins vu le jour de la nouvelle revanche. Sur sa tombe, comme sur celles des deux autres savants dont je viens d’évoquer la mémoire, nous pouvons reprendre la devise antique : Patriam dilexit, veritatem coluit.