ACADÉMIE FRANÇAISE
M. Émile HENRIOT, ayant été, élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Marcel PRÉVOST, y est venu prendre séance le jeudi 24 Janvier 1946 et a prononcé le discours suivant :
MESSIEURS,
La facilité de votre accueil m’autorisait à supposer que tout, désormais, me serait simple, et que pour vous adresser mon remerciement, je n’aurais qu’à écouter ma gratitude et à laisser parler le cœur. Je dois m’aviser aujourd’hui que les sentiments les plus naturels sont aussi parfois compliqués et pleins de contrastes. L’honneur que je reçois rend légitime la fierté, et il faut cependant l’exprimer avec modestie, mais sans aucune feinte hypocrite. J’imaginais ne rencontrer parmi vous que des visages amis ou respectés, et à considérer cette enceinte, je me sens tout à coup saisi de vénération et d’effroi, car nous sommes ici beaucoup plus que le regard n’en peut dénombrer, et c’est une intimidante assemblée d’ombres illustres qui se présente, invisible et pourtant réelle, à ma pensée. Je croyais devoir n’éprouver devant vous qu’un juste sentiment d’orgueil ; et je ne puis, dans mon émotion, qu’il ne se mêle une tristesse au souvenir de tous les absents dont l’idée ne me quitte pas et que vous me permettrez d’évoquer : celle et celui d’abord, qui seraient en cette journée les plus heureux de mon accès parmi vous, ceux de mes amis, morts trop jeunes, qui auraient dû m’y précéder, un Drouot, un Émile Despax ; et ceux des maîtres bien-aimés de ma jeunesse : un Barrès, un Henri de Régnier, un Boylesve, dont la réception en ce lieu m’a laissé un tel souvenir que j’ai peine à concevoir aujourd’hui que c’est moi qui parle à la même place où, disciple ravi de leur gloire, je les voyais autrefois, avec tant de joie, portés, consacrés. Messieurs, je ne me fais pas d’illusion. Auprès de ce que j’admire, mes faibles mérites ne m’étonnent point. Et m’examinant, je veux croire que si votre choix indulgent s’est arrêté sur moi dans des conditions aussi flatteuses, c’est que vous avez voulu reconnaître la fonction plus que les titres, et malgré le zèle que j’y mets, honorer la chose que je sers plus que les qualités du desservant ; enfin, qu’en m’invitant à m’asseoir au fauteuil de Marcel Prévost, il vous a paru convenable de donner à un homme de lettres, pour successeur, un homme de lettres. Aussi bien, Messieurs, trouverez-vous bon que je fasse mien le propos de mon prédécesseur, qui pouvait se vanter, en un banquet, de n’avoir été que cela.
Issu d’une longue ascendance de terriens et de fonctionnaires, Marcel Prévost était né, le 1er mai 1862, à Paris, mais par accident, d’une mère normande et d’un père poitevin, dont la carrière voyageuse (il appartenait à l’administration des Contributions directes) devait assurer au futur romancier parisien le très profitable dessous d’une formation provinciale et de vacances campagnardes. Les déplacements paternels obligèrent le jeune Marcel à changer plus d’une fois d’école, et d’une septième au petit séminaire d’Orléans à une sixième au collège de Châtellerault et à une seconde au collège Saint-Joseph de Tivoli à Bordeaux, avant d’aboutir à Paris chez les Jésuites de la rue des Postes, il ne semble pas que des études si voltigeantes aient beaucoup nui, comme il arrive, à l’éducation de l’enfant. Joint qu’à travers ces changements elle se poursuivit toujours dans des établissements religieux dont la règle est partout la même, il apportait partout le même appétit de s’instruire, la même volonté de savoir, le même désir de primer ; et dès quatorze ans, il primait, en thème grec, en version latine et en narration française. Il dut réussir aussi en mathématiques, puisque, sur le vœu familial, c’est pour accéder à Polytechnique qu’il en vint préparer le concours, dans sa dix-huitième année, à cette rue des Postes, aujourd’hui mystérieuse, dont le souvenir légendaire apparaît comme un foyer de conservatisme et de réaction et qui, en effet, a souvent marqué des âmes, quand elle ne les précipitait pas dans la réaction contraire. Marcel Prévost, qui n’a jamais donné dans l’esprit de secte, n’avait gardé aucune amertume, loin de là, aux souples et rigoureuses disciplines qu’il avait reçues des bons pères. Il a bien parlé d’eux, en évoquant dans son premier roman, Le Scorpion, sa vieille école catholique, et il n’a pas été ingrat aux bienfaits qu’il leur avait dus, pas plus que Voltaire, qui reconnaissait volontiers la valeur de leur solide enseignement. C’est celui des humanités excellentes, tant littéraires que Mathématiques, et c’est ici, Messieurs, l’occasion de constater et de déplorer le mauvais usage que la paresse, ou la spécialisation à outrance, a tiré de la distinction de Pascal entre l’esprit de finesse et celui de géométrie, qui fait aujourd’hui tant de bons lettrés incapables d’appliquer la règle de trois, et de très remarquables savants dépourvus de littérature. Je le dis à ma confusion, avec une sincère humilité, infirme que je suis en face des mathématiques et n’entendant rien, pour ma part, aux sciences que l’on dit exactes et loin de m’en vanter, je m’en afflige, car j’eusse aimé pouvoir, comme nos grands-pères le savaient, tout connaître de ce que le cerveau de l’homme conçoit, puisque notre dignité est de l’homme et de sa pensée, et que la notion de l’honnête homme d’autrefois a disparu, hélas ! en notre temps de techniciens limités et fermés de cloisons étanches. Très convaincu de la puissance investigatrice de l’algèbre et des rapports de la mathématique avec l’infini, Marcel Prévost a plus d’une fois condamné cette paresse de beaucoup à s’enfermer dans la facilité de l’ignorance, tenant que la géométrie qui s’exprime en langage clair et dans des textes composés de phrases françaises avec sujet, verbe et attribut, devrait être aussi aisée à entendre que tout ce qui s’énonce en français... Ayant bénéficié pour sa part de cette double discipline qui lui a permis de quitter la rue des Postes assez bon latin et bon grec pour pouvoir, jusqu’à son dernier jour, lire l’Évangile dans le texte et donner à la collection Budé une exacte traduction d’Ovide, en même temps que de sortir de l’École Polytechnique « dans la botte », c est-à-dire en assez bon rang pour choisir un emploi civil de son goût, il était capable aussi bien, Messieurs, quelques-uns d’entre vous se le rappellent, de recevoir ici un savant comme Émile Picard, et de prononcer à cette occasion un discours adéquat aux travaux du récipiendaire, au demeurant fort spirituel, et qui a donné à ses auditrices d’alors la très flatteuse illusion que les « équations différentielles linéaires à coefficients doublement périodiques » étaient sans mystère, et divertissants les problèmes des fonctions hyperfuchsiennes. Mais peut-être allait-il tout de même un peu loin, quand pour proclamer la supériorité du haut calcul sur les procédés déductifs des psychologues, il assurait que le lecteur impatient de notre temps surencombré apprécierait un jour Guerre et Paix et toute la Comédie humaine réduits à quelques équations ou figures de géométrie ! Quelle horreur à imaginer !
À Polytechnique, il l’a dit, la chance d’un cerveau bien organisé n’est pas de recevoir en tout l’enseignement propre à former un savoir spécial. Des acquisitions qu’il a faites en ce laborieux établissement, ce n’est pas un esprit distendu « sur l’affreux chevalet des X et des Y » qu’il a retiré ; mais ces deux leçons remarquables : la foi dans le pouvoir irrésistible du travail, et une méthode sans défaut pour apprendre vite et pour retenir. Ces enseignements sérieux ne constituent jamais dans une tête bien faite une gêne à la fantaisie et un frein à la liberté. Celle de Prévost reste entière au milieu de ses intégrales et des figures sans visage de la géométrie dans l’espace ; et sachant bien, ce qu’il voulait, ayant déjà publié dans un journal une nouvelle et noirci de nombreux cahiers, pourvu de ses titres, il opta pour la voie que ses inclinations lui avaient toujours montrée préférable : celle des lettres, où étudier le cœur, et surtout le cœur féminin, lui aussi divisible et réductible quelquefois aux strictes lois de l’analyse infinitésimale et de la physique, de la chute des corps et de l’attraction. Tout entier tourné désormais aux curiosités de sa nature, ardente et, plus que tendre, sensuelle ; préparé par les religieux qui l’ont formé à distinguer les cas de conscience spécieux. Marcel Prévost va se donner en toute liberté à l’anatomie des sentiments, à la prospection des mœurs et à la connaissance de la femme, où il accomplira non sans fruit jusqu’à son dernier jour la carrière la plus méthodique. On voudrait savoir en quel temps, en quelle occasion, le cube Prévost a ainsi trouvé, à la croisée du carrefour, son chemin si j’ose dire de Dumas, et à l’inverse du conseil reçu par Jean-Jacques Rousseau à Venise, mais plus doué que celui-ci sur ce chapitre, pu s’entendre dire par sa muse : Lascia la matematica, Zanetto, e studia le donne.
Au sortir de Polytechnique, ce Marcel Prévost de vingt ans, qui ne se sentait pas de dispositions à construire des ponts, et il reconnaît que c’était mieux pour la sécurité des usagers, choisit d’entrer dans l’administration des Tabacs, où le danger public c’est moindre s’il y a des bûches dans le caporal. Après qu’il eût passé deux ans à l’École d’application du Gros-Caillou, l’administration des Tabacs l’envoya d’abord en province, tout à tour aux manufactures de Tonneins, de Châtellerault et de Lille, avant de le ramener à Paris au Ministère des Finances, où les tâches qu’il eut à remplir lui firent vite regretter la saine odeur du pétun respiré dans ses manufactures régionales, et peut-être aussi la compagnie gentille de ces cigarières, qui avaient déjà de beaux titres à la sympathie des historiens littéraires, depuis Graziella et Carmen. Plus encore devait-il regretter la province, d’une fréquentation si utile à l’observateur des mœurs et du comportement humain ; vase clos, aux secrets surveillés, où tout se cache et tout se sait, pour qui sait tout voir, tout entendre. « Oh ! C’est que j’ai beaucoup confessé en province », disait un prêtre de beaucoup d’esprit, — Messieurs, que vous avez connu, — à quelque un qui lui demandait comment et où il avait tant appris sur l’âme féminine. Et Prévost a dû savourer ce mot-là, qui lui aussi, dans ses romans, a dépisté tant de secrets et pénétré tant de mystères que nous supposerions à tort n’être que le gibier de Paris. Ses deux premiers romans sont des romans provinciaux, Chonchette, Le Scorpion, l’un et l’autre écrits dans cet ordre, ébauchés d’abord à l’École, achevés parmi les loisirs que laissait au jeune ingénieur des Tabacs la surveillance de la fabrication des Grenades, du scaferlati et de la chique à matelots. Mais Le Scorpion a paru d’abord, et Marcel Prévost ne s’est pas trompé en choisissant ce second livre pour faire un éclatant début.
Messieurs, j’ai à prononcer un éloge, mais je ne puis le faire valable qu’en réservant les droits de la critique, puisqu’aussi bien c’est en grande partie grâce à elle que je parle ici devant vous. Le Scorpion est encore aujourd’hui un livre dense, dru, fort et pénétrant, déjà pourvu des qualités solides qui ont fait plus tard le mérite et justifié le succès de notre écrivain : le sens dramatique de l’action, la vérité des caractères, la rigueur de sa composition et le tour direct de son style. Tour assez direct, en vérité, pour que ce premier roman d’un inconnu ait pu supporter l’épreuve de la publication dans un journal à fort tirage du matin, et d’y répondre aux rigoureuses nécessités du feuilleton, qui sont d’intéresser page à page et de jour en jour jusqu’à l’apparition du mot fin. Le Scorpion, c’est le sobriquet peu aimable dont on affublait chez les aspirants taupins et pipos de la rue des Postes un élève porteur de soutane. Celui dont il est question dans ce livre, Jules Auradou, est l’enfant naturel, tard venu, d’une brave cabaretière de Tonneins ou des environs, dont Prévost, j’imagine, avait dû connaître l’aventure. Un frère aîné de ce tardillon, fils du péché, est déjà prêtre. L’enfant scandaleux, (la mère a été forcée, ou tout comme), est voué aux ordres. Elevé au séminaire dans l’horreur des choses de la chair et destiné par son intelligence à la Compagnie de Jésus, il passera lui aussi par la rue des Postes, où Marcel Prévost a peut-être vu son modèle et assisté au début du drame qui fera de ce saint possible une victime pitoyable, écrasée dans le double étau de la concupiscence et de la foi ; car ce fils d’une femme faible et d’un père brutal est un homme de chair comme les autres, et Marcel Prévost n’a pas manqué, en bon observateur conforme aux vues psycho-physiologistes de son temps, de faire intervenir ici l’atavisme et le déterminisme. Brimé et moqué par de peu généreux camarades, le jeune et vindicatif Auradou assomme l’un d’eux qui a surpris et divulgué le secret de sa naissance irrégulière. Épouvanté du scandale de ce demi-meurtre, Auradou, qui n’est encore que novice, s’échappe de l’École et va se perdre dans Paris. Mais ce nouveau Julien Sorel n’a pas d’abbé Cheylan auprès de qui se réfugier ; et c’est là que le roman tourne à un romanesque excessif, l’auteur, par un de ces coups de pouce au moyen desquels les romanciers dirigent quelquefois le hasard, lui ayant fait rencontrer dans ce grand Paris, où il est pourtant si difficile de trouver toujours ce qu’on cherche, une jeune fille qui l’avait autrefois troublé dans son enfance scrupuleuse. Cette créature facile s’amourache de ce défroqué avant la lettre, et il succombe à la tentation, où il ne connaît pas le bonheur, mais, au contraire, l’occasion d’une de ces alternatives dramatiques, entre lesquelles les héros de roman fournissent à ceux qui les mènent de beaux sujets de passion, de contrastes et de retournements. Dépisté par son frère et un autre prêtre, qui toujours s’est intéressé au jeune homme, Jules Auradou ramené perdra la raison, et le livre s’achève dans le vide... Il avait suffi pour révéler dans son auteur de vingt-cinq ans, un conteur et un écrivain. José-Maria de Heredia, qui l’avait lu en manuscrit, fut le premier, avec sa fougue généreuse de poète, en dépit de toute poésie, à proclamer dans les Débats, l’avènement de cet audacieux prosateur. L’article d’un maître, en ces temps faciles, suffisait à lancer une œuvre. Ce que Bourget, environ le même moment, fit pour l’Homme libre de Barrès, ce que Mirbeau fit pour la Princesse Maleine de Maeterlinck, ce que Coppée fera plus tard pour l’Aphrodite de Louÿs, Heredia l’accomplit pour Prévost, la veille ignoré. Heureux temps, où les générations ne connaissaient l’ingratitude ni l’envie, et où le même amour des lettres unissait jusqu’à l’amitié aînés et cadets, tous d’accord devant le talent.
Heureux Marcel Prévost aussi, de débuter dans une époque à ce point favorable aux lettres ! Ces dernières années 1880, et celles qui suivirent, constituent un très beau moment de ce siècle, que l’on eût pu croire épuisé en hommes et en œuvres après les prodigieuses explosions et les renouvellements incessants du Romantisme, du Parnasse, du Naturalisme et du Symbolisme. Hugo venait à peine de mourir ; Leconte de Lisle avait hérité le titre de prince des poètes ; le vieux Barbey d’Aurevilly maintenait avec une sorte d’héroïsme, dans sa prose et son attitude, les fringances datées de son dandysme byronien ; les jeunes hommes commençaient de reconnaître à Verlaine, encore non déchu, sa primauté musicienne, et Mallarmé déjà, dans le petit appartement de la rue de Rome, voyait autour de lui s’agréger cette assemblée de disciples et d’admirateurs religieux dont la ferveur, après un demi-siècle, n’est pas dissipée dans l’esprit de leurs survivants. Taine régnait, sa grande Histoire des origines de la France contemporaine achevée de la veille, et non encore discutée ; Renan triomphait dans une gloire souriante et une savante sagesse, optimiste et sans illusion ; et Dumas fils distribuait à tous venants, sur tous sujets, ses conseils d’oncle de l’église et de sociologue théâtral. Zola, Goncourt, Daudet, Maupassant, France, Loti, Bourget, connaissaient les plus beaux tirages, et dans les piles de nouveautés, aux étalages des libraires, le lecteur n’avait que l’embarras du choix, pour s’approvisionner, selon son goût, en vérité amère, en délicate broderie, en bonne prose. À ceux que le trop souvent entendu, le connu, ne satisfait point, le Symbolisme apportait l’attrait de ses recherches diverses, sa musique et ses rêveries, ses essais d’instruments nouveaux, ses correspondances et sa poésie sensitive, hors des formes raidies et usées. Henri de Régnier préludait aux accords du classicisme rénové, après ses heureuses trouvailles vers-libristes ; et revenu de l’école romane, Moréas déjà contraignait ses muses à troquer leurs lâches ceintures pour le ferme corset de ses Stances. Barrès publiait Sous l’œil des Barbares et Bourget songeait au Disciple. Cependant qu’au Théâtre-Libre, où l’avait déjà prévenu Henri Becque, le réalisme préparait la scène à la découverte des vérités noires du Nord... Je regrette que Marcel Prévost, qui avait pourtant la plume facile, mais qui jamais sans doute n’écrivit rien d’inutile, je veux dire qui ne fût à placer tout de suite, n’ait pas composé ses Mémoires ou ses Souvenirs, n’ait pas noté parmi ses enquêtes d’homme épris des choses de son temps, ses sentiments sur cette littérature de l’époque, et les raisons du choix qui détermina sa route. Mais il était trop réaliste pour s’attarder dans les chapelles ; au reste, il n’est rien de tel que le succès pour en sortir, et le succès lui était venu très rapide. Il était aussi trop fin manœuvrier, dès sa sortie du port, pour ne pas prendre son bon vent. Le sien le portait, entre tant de courants contraires, à ne s’inféoder à aucun groupe. Peu poète, et même pas du tout, prosateur pur, assuré, qu’on naît romancier comme on naît athlète ou ténor, il ne retint du réalisme que le goût de l’observation de la vie, sans y introduire de système ; et psychologue, curieux des mœurs et des cœurs, n’ayant en vue que le public, il ne s’attacha pas non plus au goût de la psychologie pour elle-même, à l’analyse désintéressée et spéculative des idées et des états d’âme. À mi-chemin de Bourget et de Maupassant, voyant sa place à conquérir dans l’intervalle, il connaît ses dons de conteur, et dès le premier jour il sait les employer avec un très vif désir d’être lu et de s’attacher des lecteurs, par cette qualité qu’il a, en bon romancier, de « faire des récits avec de la vie ». La formule, simple, est de lui. Entre l’anatomie toute pure d’une âme où il ne se passe rien, et la morne tranche de vie toute crue des naturalistes, il réinvente à son usage la vieille doctrine, héritée de Mme Sand, qui veut que le roman soit romanesque, c est-à-dire organisé avec rigueur sur une intrigue bien ourdie, l’intérêt toujours ménagé par l’attrait suspendu de ce qui se passera dans la page suivante, les rebondissements imprévus, la scène dramatique à ne pas esquiver, et le dénouement qui délivre de l’attente bien soutenue, en même temps qu’il apportera la clef du mystère et résoudra au dernier chapitre le problème ou la thèse posés, s’il y a thèse ou problème.
Les problèmes qui intéressent Marcel Prévost et qui l’intéresseront jusqu’au bout de son dernier livre, concernent la femme et l’amour... Messieurs, tout en allant, j’ai l’impression de vous faire un portrait historique, ce qui peut paraître singulier à l’occasion d’un homme que vous avez connu si vivant, si mêlé aux soucis du jour, et il n’y a pas si longtemps ; que dis-je ! il n’y a pas cinq ans encore, et c’est hier ! Il s’est produit, ces dernières années et ces derniers mois, tant de choses, et si bouleversantes, qu’une large part de nous-mêmes appartient déjà au passé, qu’il s’agisse des pensées, des mœurs ou des écrits qui les enregistrent.
Et les sentiments mêmes, et jusqu’à la façon de sentir, vient un temps où ils relèvent aussi de l’histoire. Si quelqu’un jamais — et il y faudrait beaucoup de talent et des compétences diverses — s’avise d’écrire une Histoire de l’amour à travers les siècles, il sera le premier, je pense, à s’étonner qu’un sentiment à ce point universel et permanent, ait été affecté de modes si changeantes et si sujettes à se faner.
En lisant, ou en relisant même, au risque de me laisser influencer, ces premiers romans de Marcel Prévost qui ont le plus fait pour sa renommée et sa fortune, j’ai été frappé non pas de leur vieillissement, mais du point extrême où ils datent et portent la marque du temps où ils ont été conçus. Ils sont comme ces pièces de théâtre à la première desquelles, sans être hors d’âge, nous avons pu assister, — mettons dans notre prime jeunesse, — et qu’il n’est possible de reprendre, pour leur conserver leur vérité ou leur vraisemblance, que dans les costumes de l’époque, comme on le fit naguère encore pour Amants, le chef-d œuvre de notre confrère Maurice Donnay, que j’ai tant de regret à ne pas retrouver aujourd’hui parmi vous. L’observation, à l’égard des romans de Marcel Prévost, est sans pointe. Madame Bovary aussi date ; et Adolphe, et Manon Lescaut, et les jolis contes, subtils et musqués, de Crébillon. Le corset noir de Mme Moraines, dans Mensonges de Paul Bourget, fait sourire nos porteuses de short : mais il fait aussi comprendre bien des choses du cœur compliqué de cette héroïne, tout de même qu’à l’époque de Madame Bovary l’amusant dessin de Gavarni où l’on voit l’étonnement inquiet d’un mari en train de délacer son épouse : « Diable ! j’avais pourtant fait ce matin un œillet à ce corset-là, et maintenant il y a un nœud ! » Mais dans la Confession d’un amant, dans le Jardin secret, dans Chonchette, dans Mademoiselle Jaufre, dans l’Automne d’une femme, et tant d’autres, dans les Lettres de femmes surtout, ce qui doit étonner, je pense, un enfant de ce siècle-ci et même bien des jeunes lectrices, c’est l’importance donnée par nos pères (ou même, comme Marcel Prévost, nos aînés), aux choses de l’amour, à ses complications entretenues, à son goût, et à la place considérable qu’il semble avoir tenu dans la société française et sans doute dans la société tout court à la fin du siècle dernier, c’est-à-dire — puisque les siècles finissent toujours avec une rallonge au delà de leur millésime — jusqu’en août 1914. Notons d’ailleurs qu’en fait de société, à cet égard il ne s’agit que de ce qu’on est convenu d’appeler la bonne, l’autre, celle qui ne le serait pas, n’ayant jamais eu que peu de loisirs pour compliquer les choses simples et pour raffiner sur le vice. Voici le mot clef, en effet : le loisir. Quel extravagant personnel, mis en scène dans tous ces romans, d’oisifs, d’inactifs et de désœuvrés, tout cet incompréhensible assemblage d’hommes à femmes et de gens du monde, hobereaux, châtelains, cercleux, parasites de tout acabit, jeunes gens sans autre vocation que l’amour, ni emploi que de casseurs de cœurs et de meneurs de cotillons ! Ces héros ont leur garçonnière alentour du Bois ou du Parc Monceau, où de cinq à sept ils reçoivent la mystérieuse dame de leur cœur, en voilette épaisse et tournure. Leur coupé les attend à la porte, qui les mènera le soir au bal, à l’Opéra, au cabaret ou au tripot, et s’ils passent la nuit tout entière, ce sera pour rentrer à l’aube chez eux, où le valet de chambre endormi sur une chaise de l’office les attend, pour aider Monsieur à se déshabiller ; ainsi de suite jusqu’au jour où ils convolent ou divorcent, selon le cas, scandale ou blason à redorer. Et c’est pour ces Don Juan au petit pied que pleurent, transissent, se morfondent, s’affolent, allument leur réchaud, entrent au cloître, se damnent ou croient se damner, les malheureuses créatures prises aux filets de ces conquérants de cinq heures ! Il est vrai qu’elles n’ont guère autre chose à faire, ces mal mariées, ces délaissées, ces femmes sans enfants, ces snobinettes ou ces filles, ces amoureuses et ces innocentes, embrasées du besoin d’aimer, d’être aimées, et qui prennent leurs désirs pour des sentiments, dans leur continuelle « attente d’un bonheur inconnu qui est une parcelle de l’espoir du monde » et de « cette joie continue des sens, à défaut de quoi toute existence est fade », à en croire leur peintre ordinaire !.. Si les livres de Marcel Prévost étaient les seuls à nous peindre ces oisivetés, on pourrait croire qu’il ne s’agit là que d’un monde irréel imaginé par un conteur voluptueux et complaisant aux adultères d’autres que lui, à la même époque, l’ont vu tel et l’ont montré tel, qui ne sont pas à récuser : Paul Bourget, Maupassant, Porto-Riche, Hervieu, historiens eux aussi, et célèbres, de ces vaines amours de Paris. Un Cœur de femme, Double amour, Complications sentimentales, Amoureuse, Notre Cœur, Le Passé, ou Peints par eux-mêmes, attestent à la même date l’existence et la vérité de ce monde-là ; sans oublier la Physiologie de l’amour moderne où l’art de séduire a ses lois, qui ne sont pas toujours celles de plaire, malgré la profondeur du coup d’œil et la tristesse moralisatrice de ses conclusions ironiques. Il n’eût certes tenu qu’à Prévost de donner un pendant au maître livre de Bourget, en prélevant à travers son œuvre un joli choix de ces axiomes désinvoltes où il a, en passant, stylisé ses observations. Je n’ai qu’à feuilleter pour en produire l’échantillon, glané dans les écrits de ce Stanley (comme il dit) du pays de Tendre. « L’amant à qui une femme doit le plus mentir est celui qu’elle aime le plus... Le béguin est la forme moderne de la fatalité... La femme et la maîtresse d’un même homme ne connaissent jamais le même homme... Il y a une grâce d’état pour les personnes âgées... La pudeur, c’est ce dont on n’a pas l’habitude... Une femme qui trompe son mari, ça n’est pas nouveau ; ce n’est nouveau que pour le mari... » Ma foi, Chamfort, dans ses bons jours, n’a pas dit mieux, et pour qu’on s’en soit aperçu plus tôt, il n’a peut-être manqué à Prévost, comme à beaucoup d’autres, que d’avoir un peu moins écrit.
Sa compétence et son autorité en ces matières ont toutefois été reconnues jusque dans les sphères officielles, et sans aucun doute ce sont elles qui, par l’entremise de quelque ministre athénien, le désignèrent en 1903 pour faire partie avec Paul Hervieu, autre docteur ès-féminités, d’une commission chargée de réviser le code civil, au chapitre du mariage. Et il y proposa d’introduire, à l’article 7, l’amour dans les devoirs mutuels des époux. On n’a pas entendu dire que le vœu ait été retenu ; la signification du mot amour n’ayant jamais été assez bien définie pour qu’on en puisse faire une obligation au regard exact de la loi.
Ainsi placé dans son époque et dans son œuvre, Marcel Prévost est un témoin. S’il n’avait demandé à ses livres que d’être, comme il le souhaitait d’abord, un objet de divertissement, malgré tout le succès qu’ils ont remporté, l’auteur de la Confession d’un amant mériterait moins de considération et vous ne l’auriez pas sans doute appelé parmi vous. Mais il est sans exemple qu’un témoin pourvu de cœur et d’intelligence ne soit pas aussi, qu’il le veuille ou non, moraliste. Et Marcel Prévost l’a voulu, n’ayant pas en vain reçu dans sa jeunesse et dans sa formation religieuse l’enseignement des prêtres subtils à éveiller dans les consciences le sens de la vie intérieure et l’habitude de discerner le bien et le mal. Et cela reste dans l’esprit, même si, entre temps, la croyance s’est évaporée et la religion s’est perdue. Au reste, qui est lu se sait responsable, à mesurer ce qu’il remue et à quel point il peut émouvoir. Dès son troisième roman, dans Mademoiselle Jaufre, Marcel Prévost n’a pas laissé de faire apparaître cette préoccupation majeure, toujours noble dans un écrivain, sur les romanesques erreurs des héros par lui mis en scène. On voit dans ce livre une jeune fille, charmante, droite, saine, se laisser prendre sans amour par un homme qui ne l’aime pas et qui l’abandonne aussitôt qu’il l’a mise à mal. Dans cet état, le hasard faisant bien les choses, elle épouse un ancien ami de son enfance, qu’elle aime et dont elle est aimée, imaginant couvrir sa faute et son secret par ce déloyal subterfuge. Or le secret sera dévoilé, et le malheureux mari pensera mourir de chagrin, jusques à tant, d’ailleurs, que tout finisse par s’arranger, dans le remords, dans l’amour et dans le pardon. Le coupable n’est pas qui l’on croit, cette inconséquente Camille : c’est son père, schopenhaueriste à tout crin, sans moral métaphysique, réaliste et naturaliste pur, qui a négligé son devoir d’éducateur et d’éveilleur d’âme auprès de cette enfant sans mère, estimant assez d’avoir fait d’elle une fille bien portante et sans principes. La morale est un peu plaquée, mais elle est.
Il n’y en a aucune, en revanche, dans ces fameuses Lettres de femmes dont trois volumes n’ont pas épuisé la veine abondante, en ces contes à la Maupassant, tantôt badins, tantôt délicats et sensibles, parfois aussi assez gaulois, mais à la limite du libertinage, où Marcel. Prévost, avec une merveilleuse prodigalité a souvent réduit à dix pages d’une nouvelle de Vie parisienne ou de Gil Blas, qui n’exigeaient pas davantage, d’authentiques sujets de roman. Dans ces fabliaux faits sans plus pour servir de thème aux illustrations légères de Gerbault ou d’Albert Guillaume, Prévost se contente de sourire et se décharge sur l’ironie du soin de mettre les choses au point, gardant pour d’autres héroïnes, plus décentes ou plus malheureuses, sa sérieuse bienveillance, sa sévérité ou sa compassion.
Certes, il ne faut rien exagérer, même dans un éloge académique ; et je me couvrirais de ridicule si j’entreprenais de transformer en père de l’Église ce brillant confesseur mondain et ce clairvoyant directeur de consciences parfumées. Mais il est très certain aussi que ce véritable ami des femmes, si habile à démentir le propos de Ninon de Lenclos qu’il faut choisir d’aimer les femmes ou de les connaître, les ayant à la fois aimées et connues, s’est toujours penché sur leurs chagrins et leurs erreurs Avec la plus attentive et charitable sympathie, de toute espèce quelles fussent — les laides exceptées — mondaines, caillettes, bourgeoises, provinciales, servantes de campagne, midinettes, oies blanches, demi-vierges, toutes intéressantes à ses yeux pourvu qu’elles fussent amoureuses, en proie au démon, menacées ou en passe de l’être. Dans cette vaste galerie de victimes ou de possédées, j’en vois de toutes sortes, de tout âge, dans leur printemps ou leur automne ; des sentimentales, des gloutonnes, des ignorantes, des perfides, des rusées, des intéressées, des dolentes ; toutes mordues et tourmentées, triomphantes ou au désespoir ; et toutes dignes de sollicitude, aux regards de ce galant médecin du cœur, bon physiologiste aussi bien que maïeuticien très expert à provoquer les confidences et à recevoir les aveux. Il sait le drame des visages fanés et des corps toujours désirables, et le châtiment sans merci de la femme mariée qui a un enfant d’un autre que de son mari, seule à en porter le secret ; il sait aussi la frivolité incurable de celle qui demande à une amie l’adresse de ses petits fours et un bon confesseur pour le carême, de préférence sourd comme un pot et à qui pouvoir raconter ce qu’on veut. Habile, par sa formation savante et réaliste, à aller droit au fond des choses, sous couvert de peindre le cœur, il en connaît les dépendances et ne saurait dissimuler que le physique nous commande et que le démon n’est pas de midi, mais de toutes les heures. Nuls ambages dans ses consultations sentimentales. Sa casuistique ne s’embarrasse d’aucune hypocrite pudeur, pas plus que ses peintures ne sont voilées. Ses lectrices n’ont jamais l’excuse, à le lire, de se dire, quelles ne savent ce dont on leur parle, qui est toujours exprimé en clair, comme tout est toujours spécifié avec précision dans les manuels rédigés à l’usage des confesseurs, pour les aider à questionner les pénitents sur la nature et la variété des cas qu’ils ont charge d’absoudre et pourraient eux-mêmes ignorer. Car Prévost n’avait pas appris dans ses écoles à suggérer que deux et deux font quatre et que la perpendiculaire à une droite forme avec elle des angles droits ; et pas plus, traitant de l’amour, il ne gaze et voile ses mystères. Même, à considérer ses peintures appuyées et audacieuses, il peut advenir qu’on se demande, comme le bon Francisque, Sarcey rendant compte d’un de ses livres, si en montrant le danger des passions, au lieu d’en inspirer l’horreur, il n’en donnerait pas plutôt le vertige. Je ne dirai pas que c’est le péché qu’il aime et qui l’attire, mais il en a la curiosité, et c’est une curiosité légitime, de la part d’un romancier psychologue comme lui, qui, sans le péché, serait resté dans les tabacs.
Messieurs, il est un livre de Marcel Prévost qui fait beaucoup de bruit dans le monde pour sa renommée, et vous m’attendez à ce rencontre, où je ne me déroberai pas, malgré la délicatesse du sujet et la gravité du lieu où je parle, et où nous sommes écoutés. Les Demi-Vierges ont obtenu, il y a quelque cinquante ans, un grand succès de curiosité et de scandale. Comme tous les livres hardis, qui bousculent les idées admises et effarouchent la pudeur, on est en droit de se demander, devant celui-ci, dans quelle mesure les observations proposées étaient vraies ou le sont encore, et dans quelle proportion il faut inférer de l’exceptionnelle réalité de quelques-unes à l’immoralité de toutes. Marcel Prévost s’est toujours beaucoup défendu d’avoir eu des modèles vivants pour ce livre, et il aurait pu en effet prendre à son compte l’affirmation de Namouna : « Je prends à l’un le nez, à l’autre le talon ; à l’autre, devinez... » Il tenait que ce type de la jeune fille moderne existait, et que ce type qui eût révolté nos grand’mères, (mais quoi ne les révolterait dans un temps qui n’est plus le leur ?) était devenu assez commun pour qu’on en pût traiter le cas dans un roman, et le définir par un mot nouveau, qui a, depuis, passé dans l’usage. Et à ce titre, il me faudra un de ces jours m’assurer qu’il figure dans votre dictionnaire, où il doit être, s’il n’y est, dès lors que ce dictionnaire est fait pour enregistrer et pour entériner l’usage.
Je me réjouis d’ailleurs à l’idée de savoir comment vous vous êtes tirés de la définition difficile, ou comment nous vous en tirerons, si ce n’est fait. Puisque Demi-Vierges il y a, j’ai donc relu ce livre afin de vous en entretenir : et j’avoue qu’il ma étonné, car je n’y ai rien trouvé de scandaleux, maintenant que nous sommes accoutumés à tout lire, et que les pires singularités des mœurs présentes sont la monnaie courante du roman. Celui de Marcel Prévost est bien fait. Il rend d’une plume fidèle, la physionomie d’une époque, jusque dans ses modes vestimentaires ou d’ameublement modern style, son cailletage de perruches et cette atmosphère à la Liberty et « fin de siècle » que l’on peut attendre d’un roman publié en 1894. Quant aux mœurs qui y sont dépeintes, tout condamnables qu’elles soient à l’égard de la modestie, — et encore faudrait-il s’aviser de ne pas généraliser à l’extrême, car nous avons connu dans notre jeunesse des jeunes filles intégrales et qui savaient bien se garder, — elles n’en demeurent pas moins d’une orthodoxie absolue et très propre à faire hausser les épaules aux petites filles de ces anciennes demi-vierges, certes mariées depuis lors et devenues sans aucun doute de très respectables et circonspectes vieilles dames, fort sévères aux comportements d’aujourd’hui. Au reste, les chiffres, les nombres, les mesures, ayant pris au cours des dernières années une valeur des plus relatives, demi-vierge n’a plus, lui aussi, qu’une signification historique, et l’on ne saurait dire à quoi correspond de nos jours cette arithmétique physiologico-sentimentale. D’autant que depuis 1894, il me semble, l’inflation a passé par là.
Ce qu’il faut retenir de ce livre, à mon sens, pourtant, le voici : cette dépravation d’un petit nombre n’était qu’une des formes de ce besoin de changement et de cette soif de liberté éprouvés par beaucoup de femmes et de jeunes filles dès la fin du siècle dernier, dans l’illusion du renouveau que devait apporter à tous et, prétendaient-elles, à toutes, le siècle prochain. Il nous est donné, à cette heure, avec quelque mélancolie je suppose, de constater les effets de ce libéralisme. Sous ce dévergondage, bien souvent plus verbal et de parade que réel, Marcel Prévost avait discerné le désir chez les jeunes femmes, sous prétexte de « vivre sa vie », d’une société plus ouverte et plus libre que celle où on les avait tenues recluses jusque-là, sans autre issue que le couvent au mariage, dans cette totale ignorance, qu’il fait condamner par sa Chonchette :
Ah ! la misérable chose que cette vie du monde ! On nous jette là-dedans, pauvres petites filles, et nous avons à nous défendre contre des hommes qui savent tout de la vie, et nous ignorons même ce que nous avons à sauvegarder… ! Entre la naïve Chonchette et l’inquiétante Maud de Rouvre, c’est le féminisme que Marcel Prévost a découvert, et dont après Les Demi-Vierges, Les Vierges fortes, Léa et Frédérique, vont personnifier dans une expérience hardie et vouée à l’échec, les revendications audacieuses. Messieurs, n’ayant pas l’esprit théorique, je n’ai pas d’idées sur ces choses, et plus qu’à la doctrine, c’est à la nature et à la liberté que je demanderai le juste point. Il est bon que la femme ne soit pas une esclave et une ignorante. Il est bon qu’elle suive le destin auquel sa condition l’a vouée, qui est le mariage, la maternité, la famille. C’était le point de vue très raisonnable, de Prévost qui, d’ailleurs, toujours plus attaché à la féminité qu’au féminisme, après avoir peint des créatures romanesques dans ses livres, a jugé nécessaire, pour leur servir de contrepoids, d’inventer une jeune Françoise idéale, à façonner selon ses conseils afin d’en faire une vraie femme intelligente, sage, tendre et heureuse dans l’honnêteté.
Ils sont très jolis, ces livres : Lettres à Françoise, jeune fille, mariée ou mère, et j’accepte volontiers l’image que peut me valoir un assentiment de cette sorte à des ouvrages d’éducation. Eh ! quoi, Messieurs, si ce n’est là littérature pure, de grands écrivains comme Fénelon et Jean-Jacques Rousseau, l’un dans l’Éducation des Filles, l’autre dans la Sophie de son Émile, ont montré qu’il n’était pas indigne d’un artiste d’écrire bien sur un thème utile ; et le succès des Lettres à Françoise auprès d’une large clientèle a prouvé que Prévost n’avait pas tenté en vain de s’y essayer à son tour. Lui aussi, comme l’auteur des Caractères, il aurait pu dire : « Je rends au public ce qu’il m a prêté », car il est bien certain qu’ayant tant écrit sur les femmes, et reçu d’elles tant d’aveux, et répondu à tant de questions, ce confesseur né en avait beaucoup appris, qu’il lui appartenait de répandre. À l’orée de ce nouveau siècle, où un ordre nouveau s’élabore, et où selon la noble illusion du temps, il imaginait qu’à la vieille idée de conquête allait succéder une jeune idée de justice, c’est la part de cette justice qu’il lui importait de faire aux femmes, dont il tenait pour raisonnable que la place fût élargie dans la société future. Elle ne le pouvait être qu’autant que le désaccord serait réduit entre l’éducation qu’elles recevaient et la vie qui s’ouvrait à elles. D’où cette imaginaire Françoise, prise de bonne heure au couvent et auprès de qui ce romancier fringant, qui, la veille encore, aurait pu prétendre à compter parmi ses danseurs, accepte de ne jouer qu’un rôle d’oncle, un peu sermonneur, mais informé et attentif. Méthodique et méticuleux, instruit de tout ce qui peut convenir à la jeune fille, à la femme, ce nouveau Jean-Jacques ira au bout de son propos, au rebours du grand Genevois, d’éduquer dans le réel et non dans le rêve ; et dans ces lettres de direction il ne néglige rien, religion à part, qui puisse servir au dégagement de la personnalité, à la conduite de la vie et à l’hygiène du bonheur. Las des curiosités du monde, au sens étroit et restrictif que ce mot comporte, appliqué à une seule partie de la société, au sens de ce « beau monde », qui n’est pas toujours très joli, Marcel Prévost a retrouvé en lui ce vieux fonds de morale bourgeoise et campagnarde et cet arrière fonds de protestantisme dont il ne s’est jamais défait, (sa famille plus ancienne avait appartenu à la religion réformée, abjurée lors de la Révocation de l’Édit de Nantes) ; et de là sans doute lui vient ce goût d’instruire et d’enseigner qu’il appliquera à la jeune Françoise, au cours des quatre livres qu’il lui dédiera, vingt années durant, d’une étape à l’autre de sa vie d’enfant et de femme. Formation de la conscience et de l’esprit, conseils de toilette et de lecture, soin physique et thérapeutique, besoins du cœur, psychologie du mariage, et, le moment venu, entretiens de puériculture et d’éducation, Marcel Prévost a des lumières sur tout, jusqu’à la question de l’allaitement maternel, mais vous entendez bien, Messieurs, qu’il n’est pas dans mon dessein de vous reproduire la table de ces traités avunculaires. Suffit d’en dégager l’esprit libéral et intelligent, le bon sens, et, malgré la fermeté du conseil et la rigueur, d’ailleurs souriante, de l’affirmation, le respect profond de la personne, qu’il s’agit d’assurer elle-même de ses libertés et mettre au point de trouver toute seule son bonheur et celui de ceux qui l’entourent.
Le tout ne va pas sans quelque ironie à l’égard des idées toutes faites et des snobismes à la mode, en particulier pour ce qui concerne le sport, utile certes s’il concourt au développement harmonieux de l’être physique, mais tout à fait vain si le goût qu’on en montre n’est qu’une affectation d’intérêt pour ceux qui s’y livrent et en font spectacle. L’oncle de Françoise sera peut-être dépassé par l’événement ou l’évolution des mœurs sur plus d’un chapitre. Il lui restera d’avoir été en beaucoup d’autres un initiateur, par exemple sur ce qu’une jeune fille informée et ne jouant pas à l’innocence doit savoir, au lieu de la maintenir dans une imprudente ignorance, et sur la séparation absurde des sexes à l’âge où leur réunion serait sans inconvénient, au contraire. Mais les méthodes d’éducation, elles aussi, sont sujettes à la vieillir, et tels conseils des Lettres à Françoise écrits environ 1900 feraient sourire ses petites filles. Prévost lui-même n’a pas manqué d’apercevoir qu’il avait quelquefois cessé d’être à la page, et poursuivant sa veine, non d’ailleurs sans quelque fierté pour l’œuvre entreprise et qu’il savait avoir été utile, il lui a rajouté, au lendemain de l’autre armistice, la rallonge encore d’un volume à considérer de nos jours sur la Jeune fille d’après guerre. Il y a noté « le chaos enthousiaste » où nous firent alors tomber les illusions nées de la fausse paix, l’affaiblissement des convenances et la crise de la pudeur, devenue, dit-il, réaliste et réduite à l’essentiel. Optimiste de nature et peu soucieux de rester en route, en dépit du regret marqué de l’absence de tout idéal sentimental et de la diminution de la culture, il prend son parti de ces choses, pour conclure qu’il faut accepter l’évolution et que dans les relations des sexes, ce que la jeunesse moderne a perdu en fait de roman, elle l’a regagné en raison, en franchise et en égalité.
Cette indulgence à la jeunesse, mitigée, mitigée des justes sévérités de la clairvoyance, elle donne la clef du secret que Marcel Prévost a eu de rester longtemps toujours aussi jeune. Je ne l’ai pas connu à l’âge de ses grandes performances et de ses succès irrésistibles ; mais je l’imagine. Cambré, monoclé, sûr de soi, souriant et désirant plaire, d’un abord direct et courtois, tel, Messieurs, vous l’avez connu dans sa pimpante cinquantaine, quand vous l’avez appelé parmi vous, et vu trente années assidu à vos travaux, à vos séances ; tel que nous l’a montré encore, dans une charmante page de souvenirs, Gérard d’Houville, en la dernière visite qu’il lui fit, à près de quatre-vingts ans, monté d’un bond sur une chaise de jardin pour cueillir un brin de chèvrefeuille et le lui offrir avec galanterie. Toute sa vie, cet homme robuste a su maintenir sa forme et sa vigueur physique, en même temps que son agilité intellectuelle ; et nombre de ses cadets eux-mêmes, qui ne sont pas toujours pénétrés de vénération pour leurs anciens aux si constantes réussites, ont reconnu, bien mieux encore que son extraordinaire jeunesse continuée, son enviable faculté de renouvellement.
Les dix ou douze derniers romans de Marcel Prévost, qui eussent pu suffire à fonder la réputation d’un nouveau venu, attestent en effet l’infatigable disponibilité d’esprit de cet inventif psychologue, attentif d’année en année à tous les problèmes du jour, toujours habile à les présenter dans une fable nouvelle, avec la même vigueur de composition, et, il me semble, une netteté de style accrue et soutenue. Je l’ai dit tout à l’heure que Marcel Prévost demeurerait comme un témoin. Il l’a été, en fait de mœurs, dans tous ses livres sentimentaux, puisque les façons de sentir sont différentes en tout temps, si le fonds des choses à sentir demeure le même. Mais hormis les drames du cœur, long objet de sa prédilection romancière, Marcel Prévost ne s’était pas d’abord intéressé à peindre les idées et les événements du siècle : et si son premier livre, Le Scorpion, se situe avec une juste exactitude dans l’atmosphère échauffée par l’expulsion des congréganistes et la fermeture par décret de la rue des Postes en 1881, ni les accidents politiques de Panama ou de l’Affaire, ni les bouleversements sociaux qui suivirent n’ont été enregistrés dans ses premiers ouvrages consacrés à l’étude de troubles plus intimes et de conflits plus individuels. Les romans de Marcel Prévost, limités à l’objet qu’ils traitent, ne remuent plus ces masses de réalité profonde que Stendhal ou Tolstoï brassent dans les leurs ; non plus que ces problèmes importants d’idéologie et de société que Bourget anime dans l’Étape ou Barrès dans ses admirables Déracinés. Toutefois, en attendant la guerre, celle que dans notre ignorance de ce que serait un jour la guerre tout court, nous appelions la Grande Guerre, dont il lui faudra bien faire état dans les premières pages des Don Juanes, dans Mon cher Tommy ou l’Adjudant Benoît, Prévost avait su, dès 1906, renouveler avec bonheur sa manière et par un livre remarquable, constatant que l’amour n’est pas tout, une fois passée la trentaine, témoigner qu’au delà des secrets d’alcôve et de garçonnière, il avait des yeux pour bien voir des choses beaucoup plus importantes. Je veux parler de ce roman de 1906. Monsieur et Madame Moloch, à classer au même rang que Les Oberlé et Colette Baudoche, publiés environ la même date, et qui, sous la fiction romanesque, apparaîtront dans l’avenir, apparaissent déjà aujourd’hui comme la préface littéraire aux événements gigantesques de cette guerre de trente ans dont nous venons à peine de sortir. Une préface ? Un avertissement, pour parler plus juste. Marcel Prévost connaissait bien les choses d’Allemagne. Il y avait voyagé, dès sa sortie de l’Administration des Finances, vers 1890 ; il y était retourné depuis, plus d’une fois ; il en parlait la langue. Et sans doute, formé comme ceux de sa génération aux livres de Michelet, de Renan, nourri de Goethe, de Shopenhauer, d’Henri Heine, avait-il longtemps conservé en lui, malgré nos malheurs de 1870, la vieille illusion de la survivance d’une Allemagne savante, poétique et idéologique, prête à se réveiller comme d’un mauvais rêve passager, quand les ivresses et la fumée de ses victoires se seraient dissipées autour de l’Allemagne brutale et conquérante. C’est ce mythe aveuglant et sanglant des deux Allemagne que Marcel Prévost a évoqué, plutôt qu’il ne l’a traité dans ce livre, le meilleur, le plus juste et le plus délicat de ceux qu’il lui aura été donné d’écrire. J’en passerai la fable ingénieuse et l’intrigue émouvante, pour ne rappeler que l’essentiel du thème sous-jacent aux amours manquées du petit précepteur français et de la princesse allemande. Sous ce conflit sentimental de l’âme latine et de l’âme germanique, Marcel Prévost avait bien posé la question, telle qu’au lendemain des affaires de Tanger et d’Algésiras elle apparut aux yeux de quelques français clairvoyants, dont Péguy, dans Notre Patrie, fut le premier à donner l’alarme. Je ne suppose pas que Prévost, en ce temps ni dans un autre, ait jamais beaucoup fréquenté Péguy et son œuvre. L’un et l’autre venus d’horizons si divers, la rencontre n’en a que plus de sens. « Il y a, il y a peut-être encore, disait Prévost, deux Allemagne de la pensée et l’Allemagne de la force. Aujourd’hui, commencement du XXe siècle, l’Allemagne de la pensée est dominée par l’Allemagne de la force. Un tel état est dû à la prédominance des idées prussiennes en Allemagne. Dans son ensemble, l’Allemagne nous est hostile... Prenez garde, l’Allemagne contemporaine est conquérante et antifrançaise... » Et malgré l’affirmation relevée, si souvent entendue depuis : « Nous ne sommes pas des Barbares », Prévost constatait avec raison qu’en face de ces dispositions offensives, la minorité des bons Allemands demeurait inopérante.
La fureur de la critique germanique, en ses comptes rendus de l’ouvrage, au moment même, témoigne de l’état dans lequel ce simple énoncé du problème fut alors reçu Outre-Rhin. Imaginant le discours prononcé par un militaire prussien devant une statue de Bismarck, le jour anniversaire de Sedan, l’auteur de Monsieur et Madame Moloch avait imprimé dans son récit ces lignes propres à avertir le lecteur français de 1906 : « Dans un espace d’années qui sera court, nous devons voir ceci : le drapeau germanique abritera 80 millions d’Allemands et ceux-ci gouverneront un territoire peuplé de 130 millions d’Européens. Sur ce vaste territoire, seuls les Allemands exerceront les droits politiques, seuls ils serviront dans la marine et dans l’armée, seuls ils pourront acquérir la terre. Ils seront alors comme au Moyen Age, un peuple de maîtres, condescendant simplement à ce que les travaux inférieurs soient exécutés par les peuples soumis à la domination. » Le passage parut, en Allemagne, avoir été l’œuvre d’un de ces frivoles Français, toujours prêts, dans leur fanatisme et leur hargneuse phobie, à prêter de tels sentiments au voisin toujours détesté... Or, Prévost le révéla par la suite, le propos du pangermaniste allégué n’était pas de son invention. Il l’avait extrait d’un ouvrage paru à Berlin. Grossdeutschland and Mitteleuropa um das Jahr 1950, et il l’avait introduit dans son texte, par précaution et parade, comme un piège à loup. Messieurs, ni les livres les plus répandus, ni l’avertissement des prophètes, hélas ! n’ont jamais rien pu empêcher. Sans faire de l’aimable Marcel Prévost un Ézéchiel ou une Cassandre, je tiens qu’il est juste de rappeler qu’il avait su voir et publier, en patriote clairvoyant, ce qui se préparait contre nous, dans les esprits et les casernes d’Outre-Rhin, jusqu’ à dénoncer la doctrine de l’espace vital, tandis que nous somnolions, confiants dans le mythe imbécile des deux Allemagnes, aujourd’hui écarté, mais qui n’a peut-être pas fini d’assoupir et de diviser.
Ai-je tout dit, Messieurs, du sujet que j’avais à traiter devant vous ? Loin de là ; et je le constate à regret, ayant beaucoup lu, cette immortalité dont vous avez bien voulu me faire part, nous ne pouvons prétendre y aborder avec tous nos bagages, et il faut choisir. Je m’en voudrais le premier de n’avoir pas évoqué au moins, parmi les plus récents, non oubliés encore, tant de livres de Marcel Prévost, qui lui ont valu l’adhésion et la fidélité d’un public accru d’année en année. La nuit finira, Les Don Juanes, L’Homme-vierge, Sa Maîtresse et moi, Voici ton Maître, Marie-des-Angoisses, La Retraite ardente ; et le dernier surtout, cette émouvante Mort des Ormeaux, où si près lui-même de la sienne l’écrivain a inscrit sous un romanesque symbole sa foi dans les continuations de la vie et dans l’invincible espérance... Cependant, il faut achever ce portrait, et plus qu’analyser des livres, c’est l’art du romancier qu’il conviendrait de définir. Ce sera définir aussi cette technique du roman, sur laquelle on ne s’entend guère, à présent qu’on voit ce sous-titre appliqué sur la couverture d’ouvrages qui ne comportent rien de romanesque et le plus souvent ne contiennent, à défaut d’imagination, qu’un récit de voyage, les fragments d’un journal intime, des observations sans lien sur les mœurs, ou l’analyse d’un sentiment réduit au sentiment au schéma essentiel, sans même quelquefois que le personnage apparaisse qui aura donné son nom au volume. Marcel Prévost n’en usait pas de cette sorte. Chacun de ces romans raconte une histoire romanesque, c’est-à-dire, d’après le dictionnaire de Littré, « qui tient du roman » comme on entendait ce mot à l’ancienne mode, se développant autour d’un cas, au long d’un récit qui commence à la première ligne, se déroule de chapitre en chapitre à travers mainte péripétie surprenante, abouti à une crise et se dénoue à la dernière page, tout concourant à l’explication des personnages mis en scène, à l’éclairage de leurs secrets, à la résolution des incidents qui ont fait rebondir l’action, les caractères étant définis par les actes. Il faut, à des romanciers de cette espèce, certains dons de l’homme de théâtre, que Marcel Prévost possédait, qui a écrit avec succès pour le théâtre où il ne s’est pas montré inhabile, et qui avait conçu ses Demi-Vierges sous la première forme d’une comédie dramatique, abandonnée pour le roman, où il se sentait plus à son aise et dont il tira tout de même une pièce par la suite. Il a besoin de s’exprimer par le récit. Aucun art pour l’art dans son cas. Ses descriptions de paysages ou de lieux sont pour éclairer et situer la scène ; ses milieux dépeints, pour en tirer le personnage qu’il va faire vivre et présenter dans le drame, sous les yeux du lecteur toujours présent à son esprit. Quel que soit le sujet traité, le désir, ou la séduction, la mystique, la continence, la nécessité entre gens qui s’aiment de ne pas tout se dire s’ils veulent préserver l’amour, ou le droit de tuer un malade pour le délivrer d’un mal incurable, et les sujets ne manquaient pas à ce romancier persuadé qu’il n’est que de regarder la vie autour de soi pour en tirer du romanesque (mais c’est prêter beaucoup de pouvoir créateur à la seule faculté d’observer), Marcel Prévost veut divertir, c’est-à-dire attirer et retenir l’attention du lecteur sur le récit qu’il lui propose ; et le divertir en l’émouvant. Il ne suggère point, il constate, il dit net et clair ce qu’il a à dire ou à faire voir, sans halo, et il y insiste parfois avec un vérisme appuyé, qu’il s’agisse de l’échancrure d’un corsage, du galbe de son héroïne, d’une pensée, d’une intention ou d’une rêverie, de la décoration d’un appartement, d’une odeur ou de la marque d’une auto. Tout, pour lui, sert. Tout ce qu’il voit doit être peint et défini, jusqu’au halètement d’une locomotive ou au godillot d’un séminariste ; et si la marquise écrit une heure, il ne lui semble pas superflu de montrer celle-la sonnant le domestique afin de la lui faire porter à la poste. Aucun hiatus laissé ouvert entre la réalité peinte et le lecteur, où la pensée de celui-ci pourrait fuir et interpréter l’omission, le silence, le blanc de la page, rêver même sur les choses tues. De là sans doute un manque d’air dans ces romans bien faits, mais compacts ; et l’impossibilité absolue de collaborer avec la pensée de l’auteur. Il l’impose, complète, achevée. C’est lui seul qui mène le jeu. Il faut le prendre comme il est. Dans ce dialogue sans fin qu’est un livre entre l’auteur et qui le lit, ici c’est l’auteur seul qui parle. Ainsi du moins l’a-t-il voulu, sachant très bien ce qu’il voulait : et que c’est le propre d’un cerisier de produire des cerises, et non des oranges. Au reste, à qui aime les cerises, celles de Marcel Prévost trop peu acides, ont toujours paru excellentes. Le fait est qu’elles sont demandées. La règle étant de plaire, il a plu.
Auprès de vous, Messieurs, qui l’avez mieux connu que moi, j’aurais dû beaucoup m’informer, afin de pouvoir saisir l’homme et vous le peindre en un portrait plus achevé. Mais son intimité m’échappe, et si je l’ai vu quelquefois à son bureau de la Revue de Paris ou de la Revue de France, dans son jardin parisien de la rue Vineuse ou au milieu de ses livres bien reliés, il me manque à regret d’avoir visité votre confrère dans son beau domaine de la Roche, où pourtant il m’avait convié, à l’époque des vendanges et de la chasse. J’eusse aimé visiter avec lui ce pays du Lot-et-Garonne qu’il avait fait sien et adopté comme sa patrie d’élection pour y avoir coulé une enfance heureuse, et monter en sa compagnie, sur ces coteaux du Pech de Bère qu’il a décrits et d’où l’on aperçoit, à plus d’une fois dans ses livres, les deux rivières se rejoindre, le Lot couleur de plomb aux sables rouges et la Garonne aux eaux d’argent, entre ses pâles peupliers et ses aulnes gris. Il m’y eût été accueillant, comme en son cabinet directorial où je lui apportais jadis quelque chronique ou ce roman quoique d’une esthétique différente de la sienne ; et nous eussions parlé, de même qu’à Paris dans nos rencontres, de telles amies, de tels livres ou de ses projets : Mais je n’aurais pas beaucoup pénétré davantage dans 1’intimité de son caractère, l’amabilité et la courtoisie lui faisant, à son naturel, le justaucorps le plus haut bouclé et fermé C’est, Messieurs, qu’on ne connaît jamais très bien les vivants, et je vous avoue que j’ai possédé bien mieux les secrets de Stendhal et de Mérimée que ceux d’aucun de mes contemporains, quelquefois même les plus chers ; c’est que j’ai pu lire à loisir toute l’âme de papier, comme disait Michelet, de Mérimée et de Stendhal, et qu’avec les gens morts comme eux depuis longtemps, il n’y a pas à redouter d’être indiscret.
Au reste, l’activité exhaustive de Marcel Prévost l’empêchait d’être saisi à fond, parce qu’il eût fallu pour cela pouvoir le surprendre partout ; et il n’y aura eu sans doute que les femmes pour le bien connaître : elles lui avaient tant confié de leur cœur ! Il n’est pas de plus sûre voie pour découvrir celui d’autrui.
C’est un homme tout d’une pièce, mais à beaucoup de faces, je suppose ; et dans sa carrière bien administrée, avec une lucidité manœuvrière que Jules Maitre discernait déjà dès ses débuts et qui déconcerta Sarcey lui-même — « Bon Dieu ! que vous êtes jeune » lui disait-il à leur première rencontre, étonné d’une telle sûreté de calcul chez un homme à peine sorti de pages, — il affecte une ubiquité stupéfiante— J’ai dit son œuvre romanesque, et j’aurais à m’étendre encore, (mais rassurez-vous, je sais l’heure), s’il me fallait analyser sa production d’essayiste, de critique et de chroniqueur, dont une main charmante a réuni avec piété l’essentiel, en deux gros précieux volumes. Entre une relecture de Pascal ou bien de Joubert, on y voit Prévost ne cesser de s’intéresser, au long d’un demi-siècle, à toutes les littératures, tant étrangères que françaises, de son temps, jusqu’aux plus récentes, trouvant là l’occasion de manifester à de plus jeunes écrivains son active sympathie d’aîné généreux et ouvert au talent d’autrui. Aussi, bien que fidèle à lui-même et demeuré bon humaniste, il conciliât ses compétences féminines et sa pratique du latin traduisant les Héroïdes d’Ovide, qui étaient déjà il y a deux mille ans des lettres de femmes amoureuses, galantes ou abandonnées, sa curiosité toujours en éveil le portait à s’efforcer de comprendre ce qui ne semblait pas fait pour lui. Si éloigné qu’il fût d’une façon de s’exprimer sur des sujets particuliers et tout l’inverse des siens, il a admiré Marcel Proust et il a mieux fait de l’admirer, il a dit son admiration. Et que Paul Valéry, je crois bien, a pu s’étonner de rencontrer en lui un connaisseur très averti de la poésie la plus moderne, instruit de ses recherches et de sa difficile technique. L’intérêt porté se comprend, chez ce géomètre désaffecté, la poésie est science de nombres. Mais c’est regarder du dehors et comme il faut que tout se paie, on voit bien que dans sa jeunesse mathématicienne il n’avait pas attaché beaucoup d’importance ni prêté beaucoup d’attention à ce qu’avec un dédain très injuste il a quelque jour appelé « la poésie invertébrée et enténébrée des Symbolistes brabançons. » Directeur de consciences et de revues, nous le vîmes, dans les publications qu’il animait, vouer au rajeunissement des lettres une active efficacité et rassembler autour de lui une vivante équipe de romanciers nouveaux, aujourd’hui classés et même académiciens, ici ou dans la Compagnie des Goncourt, qui lui sont demeurés fidèles, ce qui est honorable à lui comme à eux. Omettrai-je, pendant l’autre guerre, les services du lieutenant-colonel Prévost, commis à l’organisation des historiographes militaires auprès du Grand Quartier Général, et ses saisissants reportages au cours de la bataille de la l’Ailette ? Marcel Prévost, Messieurs, fut un homme heureux, si le bonheur est de faire ce qu’on a voulu ; il a suivi d’une démarche égale et d’un pas sûr le cursus honorum qui accompagne et, de surcroît, récompense à l’heure même le succès ; et vous y avez contribué, Messieurs. Il était fier de vous appartenir, et il vous l’a montré, jusqu’à s’acquitter du discours sur les prix de vertu, il vous l’a montré par une régularité parfaite à vos séances et une assiduité pareille aux travaux de votre dictionnaire, où je me promets moi-même d’être exact, moins pour vous apporter un savoir qui ne vous manque pas, que pour compléter mon instruction à vos avis. Il n’aura pas manqué à Marcel Prévost la savoureuse flatterie d’être jalousé. Ses réussites n’allaient pas sans susciter des amertumes auprès de ses meilleurs amis. Un de ses anciens condisciples, entre autres, homme de grand talent d’ailleurs qui avait suivi la même voie et était parvenu lui aussi, masi plus tard, aux honneurs, s’attrista longtemps de le trouver toujours sur sa route. Hommes de science tous les deux tournés à la littérature : « C’est affreux, disait-il, nous étions ensemble à Polytechnique ; il y était entré en moins bon rang que moi, et je n’en suis sorti qu’après lui. S’il faut citer un mathématicien qui écrive aussi des romans, c’est son nom qui vient le premier. Ses livres se vendent mieux que les miens. À la Société des Gens de Lettres, nous sommes dans le comité côté à côte, et c’est lui qu’on élit président. Il aura l’Académie avant moi ! » Comme cet affligé faisait ainsi ses doléances à quelqu’un qui me l’a rapporté, dans un bureau de la Société des Gens de Lettres, une détonation éclata suivie d’un tumulte et d’un brouhaha. C’était Marcel Prévost qui, arrivant pour la séance, venait de recevoir un coup de revolver sans gravité, tiré à bout portant par une quelconque demi-vierge, ou présumée telle. On se précipite, on accourt : « Vous voyez, disait le confrère désolé : il n’y en a que pour lui ! »
Marcel Prévost a maintenu sa chance jusqu’au bout, étant mort âgé, plus qu’on ne croyait, mais intact, de la mort soudaine et inopinée des gens heureux : en dormant, dans sa maison gasconne, ayant travaillé tout le jour et lu le matin, en humaniste, le Nouveau Testament dans le texte. Non que son esprit peu mystique y trouvât des raisons de croire, car il appréciait surtout, de son point de spécialiste, « les gouvernes simplement humaines inscrites dans le texte sacré. » Mais il observera aussi, et ceci est digne d’attention, que « la sagesse de ce livre magicien conduit au seuil de l’inconnaissable. » Sa mort enfin fut opportune. S’il en a ressenti la douleur sans nom de la défaite, il n’eut pas celle de connaître l’asservissement abominable de la France, qui suivit, ni de s’apercevoir que le monde qu’il avait peint allait disparaître avec lui ; ni de survivre à plus d’un ami qu’il lui aura fallu juger, et dont il ne partageait pas l’erreur. Selon la coutume paysanne de son pays d’adoption, il fut mené dans un char traîné par des bœufs au cimetière du petit village qu’il aimait, et où il repose après une vie bien remplie, sur l’autre bord du fossé profond.
Messieurs, dans un temps où tout est sans mesure, et où l’immortalité elle-même n’est, hélas ! qu’une façon de parler, j’ai peur de vous avoir retenus trop longtemps et de me souvenir trop tard du bon conseil que Chamfort prête à l’un des vôtres : qu’en matière d’inutilité il faut s’en tenir au nécessaire. Depuis que vous m’avez fait l’honneur de m’élire, un grand événement s’est produit : la guerre a cessé, mais les cœurs contraints et meurtris en sont encore à s’étonner de pouvoir battre libres, et de savoir comment on respire. Pareils à ces oiseaux captifs qui, la porte de leur cage ouverte, demeurent sans oser en sortir ; nous avons encore à retrouver le sens de la liberté, qu’il ne suffit pas d’avoir reconquise : il faut aussi la mériter. De nouveaux destins nous attendent, et il nous reste à travailler de notre mieux pour le relèvement de la Patrie, et nul de nous ne le fera qu’en demeurant fidèle à son état. Quelle place pourtant réserve à la littérature, aux arts, à la pensée, le nouvel âge où nous entrons, lourd de soucis matériels ? Orner la vie, proposer des sujets de divertissements et de rêve, être les témoins, maintenir la langue, travailler au recensement et au dégagement des idées, cela suffit-il ? Ah ! ce ne serait que survivre, et rien jamais ne pourra valoir, si une préoccupation majeure ne tendait le cœur et n’exaltait l’intelligence : discerner le juste, dire le vrai, le difficile dans la confusion universelle, et quoiqu’il en coûte, l’ayant dit en conscience avec mesure et fermeté. Nous avons beaucoup supporté, mais c’est aujourd’hui que pour l’esprit commence la vie dangereuse, car il faut s’engager tout entier. Et jamais, pour ma faible part, n’ai-je été plus convaincu que quelle que soit l’apparence, il n’y a jamais rien d’acquis, et qu’il faut toujours débuter, en croyant que cela servira.