Discours de réception de Jérôme Tharaud

Le 18 janvier 1940

Jérôme THARAUD

Réception de Jérôme Tharaud

 

M. Jérôme THARAUD, avant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Joseph BÉDIER, y est venu prendre séance, le 18 janvier 1940 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Je vous remercie du grand honneur que vous me faites aujourd’hui ; et je vous remercierais plus encore si, à trop appuyer sur la reconnaissance que j’éprouve d’être reçu dans votre compagnie, je ne craignais de m’attribuer plus qu’il ne sied d’une gloire qui n’appartient qu’à vous et à qui j’apporte si peu. J’ai d’autant plus lieu d’être modeste, que si mon frère et moi ne faisons à nous deux qu’un mince personnage, encore est-il bien vrai que je n’en représente que la moitié.

Laissez-moi vous dire aussi (et je suis sûr de n’être contredit par aucun de ceux de mon âge qui ont pris place ici avant moi) que, lorsque je songe au destin de la génération à laquelle j’appartiens, celle qui avait 40 ans en 1914, je ne puis que penser avec humilité qu’eux et moi n’aurions dû entrer dans cette enceinte qu’à la suite d’un homme vers qui on se tournera toujours quand on voudra se représenter ce qu’étaient nos sentiments d’avant-guerre, je veux parler de l’homme auquel déjà vous pensez tous, le grand écrivain des Cahiers de la Quinzaine, le poète de Notre-Dame de Chartres, le soldat de la Marne, celui qui marche en tête de nos quinze cent mille morts, parce qu’il personnifia parmi nous avec le plus de force les sentiments et les idées immémorialement attachés au mot France, la douce France dont parle la Chanson de Roland, le génial, l’héroïque Péguy.

Enfin, messieurs, comment n’éprouverais-je pas le sentiment du périlleux honneur qui m’échoit d’avoir été appelé par vos suffrages à succéder à un maître qui a si magnifiquement associé dans son œuvre l’érudition et l’art — assemblage bien rare, mais qui donne des fruits admirables toutes les fois qu’il se rencontre chez un Renan, un Monseigneur Duchesne, un Gaston Paris, un Bédier. J’ajoute que tous ces grands esprits se ressemblent encore en ceci que leur œuvre, si impersonnelle en apparence, reflète comme dans un miroir ce qu’ils étaient dans la vie. C’est ce que je voudrais essayer de vous montrer pour Joseph Bédier, et je m’efforcerai de le faire avec d’autant plus de piété qu’il n’est pas pour moi un de ces personnages dont la fortune académique aurait pu me donner la haute mission de prononcer l’éloge sans que la vie m’en eût autrement rapproché, mais mon heureuse chance a voulu qu’il soit lié, lui aussi, comme Péguy, à ma jeunesse, et même que je l’aie eu pour maître avant qu’il devînt mon ami, si je puis dire que quand il était mon maître, il n’était pas déjà mon ami.

Jamais je n’oublierai le jour où, venant d’achever les épreuves orales du concours à l’École normale, nous remontions, ma mère et moi, la rue Soufflot, dans cet état d’esprit maussade que vous connaissez tous, où vous jette l’inquiétude d’un résultat incertain, lorsque je vis venir à nous un homme jeune, mince, de haute taille, l’air d’un officier en civil plus que d’un professeur, à peine âgé d’une dizaine d’années de plus que moi, qui, s’étant arrêté après une courte hésitation, et saluant ma mère, lui dit avec cette politesse un peu embarrassée mais exquise qui était celle de Joseph Bédier, que j’étais reçu à l’École. Je m’excuse de rappeler un souvenir si personnel, mais comment, par la suite, n’aurais-je pas toujours conservé une particulière affection pour celui dont le geste gracieux apporta, ce jour-là, un des plus grands bonheurs de sa vie à celle dont un bonheur plus grand encore aurait été, messieurs, de me voir aujourd’hui parmi vous ?

 

Si surprenant que cela soit chez quelqu’un qui a passé sa vie à se pencher sur le passé pour lui redonner ses vraies couleurs, Joseph Bédier n’aimait pas se pencher sur son propre passé. Dans cette rêverie sentimentale où nous entraîne fatalement trop de complaisance au souvenir, il ne voyait qu’une faiblesse, un détour pour se dérober à la seule chose qui importe : l’application parfaite à la tâche du jour. Ses ouvrages, sitôt achevés, lui devenaient comme étrangers. Les critiques ou les éloges que l’on pouvait en faire ne l’intéressaient pas. Quant à l’idée de les rouvrir, elle ne lui venait jamais. C’est vrai que lire les ouvrages des autres n’est pas toujours très amusant, mais relire les siens, quel ennui ! Sans doute pour la même raison, il détestait écrire des lettres : « Écrire à ceux qu’on aime, confiait-il après un long silence à son ami Bernard Bouvier, c’est s’obliger à regarder en soi, à parler de soi, effort qui m’est toujours douloureux. » Et à M. Ferdinand Lot, il déclarait sans ambages : « Le passé est, pour moi, comme s’il n’avait jamais existé. »

Il ne s’attardait pas davantage sur le passé de sa famille, car j’ai rencontré beaucoup de ses intimes auxquels il n’en a jamais soufflé mot. Il lui suffisait de savoir qu’il était de bonne souche, et que, depuis plus de deux siècles que sa famille habitait l’île Bourbon, aucun des siens ne s’était mésallié. « Savez-vous, disait-il avec fierté, ce que représente, pour un homme des îles, de fidélité à la race, des cheveux blonds et des yeux bleus ? » Et cependant j’ai l’impression que je ne vous donnerais pas le vrai portrait de Joseph Bédier, si je vous le représentais, comme on le voit souvent dans ses photographies, sur le fond d’une bibliothèque, au lieu de vous le peindre sur le fond animé, plein d’aventures et d’honneur, d’une vieille famille de la vieille France d’outre-mer.

C’est une idée familière à Bédier, et dont il s’est beaucoup servi pour étayer sa théorie des Chansons de gestes, que la mémoire est faible et que tout ce qui n’est pas fixé par l’écriture périt au bout de la troisième ou quatrième génération. « Connaissez-vous seulement, se plaisait-il à dire dans les discussions à ce sujet, le nom de famille de votre arrière-grand’mère ? » Mais son père a pris soin de noter dans un récit demeuré manuscrit tous les souvenirs de famille qu’il avait recueillis de la bouche de ses parents, en sorte que grâce à lui nous remontons très loin dans l’histoire de ces Bédier, tous également dominés par un sentiment de l’honneur poussé à ses dernières limites. Vous n’imaginez pas, messieurs, le nombre de leurs contemporains que les ancêtres de votre si paisible et si courtois confrère ont expédié dans l’autre monde par simple point d’honneur, et combien de fois ils ont failli y être dépêchés eux-mêmes !

L’histoire commence comme un roman d’Alexandre Dumas père.

Dans les dernières années du XVIIe siècle et les premières du XVIIIe vivait, au Manoir du Ménez Houarn, un certain Gabriel Bédier qui, en 1717, entra avec quelques autres gentilshommes bretons dans la conspiration ourdie par la duchesse du Maine et l’ambassadeur Cellamare, pour mettre sur le trône de France le petit-fils de Louis XIV, Philippe V d’Espagne. Le complot fit long feu, et Bédier alla chercher refuge et prendre du service, avec son fils aîné, dans un des régiments wallons de l’armée espagnole.

Un autre de ses fils, Jacques, fit quelques études de médecine et de chirurgie, et partit pour l’île Bourbon comme chirurgien dans un régiment de la Compagnie des Indes. C’était un petit homme apoplectique et taciturne, d’une grande énergie morale. Il avait épousé une demoiselle de Gomberville, dont le père, émigré comme lui, était fils du premier officier de l’Échansonnerie du Régent, et dont il eut quatorze enfants. Il n’avait point abandonné l’idée de retourner en France. Il fit racheter le domaine ancestral et envoya les instructions nécessaires pour relever au Parlement de Bretagne son titre de sire du Ménez Houarn. Mais la mort le surprit. Sa femme, qui avait marié plusieurs de ses filles dans l’île, ne se souciait aucunement d’abandonner Bourbon. Elle revendit le manoir, cessa de poursuivre son action devant le Parlement, et c’est ainsi que les Bédier se trouvèrent décidément enracinés sur une terre dont les cimes, les arbres, les fleurs, le ciel et la mer elle-même ne rappelaient en rien le pays mélancolique et pauvre d’où ils étaient partis.

Parmi les fils de l’émigré, l’un, Bédier Beauverger, devint le capitaine de la gendarmerie ; l’autre, Bédier de Prairie, entra dans l’administration ; un troisième, Bédier du Manoir, commandait l’artillerie de l’île ; et le quatrième, Louis-Philippe-Marie, fut le trisaïeul de votre confrère.

Comme j’aimerais m’attarder sur ce pittoresque personnage ! Il était grand, mince, élégant comme les Gomberville et d’une force herculéenne. À l’âge de 7 ans, on l’avait envoyé faire ses études en France, au Collège de Vannes. Après quoi, il entra dans la deuxième compagnie des mousquetaires de Louis XV, dits les Mousquetaires rouges. Et ce fut un vrai Mousquetaire ! Une fois, au Palais-Royal, où il se promenait en compagnie d’un vieil officier invalide, passe près d’eux, en grand uniforme, un colonel des gardes suisses, traînant une fille à chaque bras. Le vieil invalide s’indigne ; le colonel l’apostrophe ; le jeune Bédier intervient. Tous les deux, le mousquetaire et le suisse, vont vider leur querelle dans la ruelle voisine. Presque aussitôt Bédier est traversé d’un grand coup dans le ventre. Après quoi, flegmatiquement, le colonel essuie son épée, à la basque de l’habit rouge de notre mousquetaire, en l’invitant à ne plus se mêler désormais de ce qui ne le regardait pas. Et jamais en effet le jeune homme ne s’en serait mêlé, si par hasard un chirurgien n’était passé par là, qui le fit porter à l’hôpital et le tira d’affaire.

Une autre fois, au Café Procope, rendez-vous des encyclopédistes, et aussi des mousquetaires, il se prend de querelle, pour une histoire de billard, avec un officier d’infanterie, celui-là. On va sur le terrain, on se bat, à cheval, au pistolet, et les pistolets ayant été déchargés sans résultat, on met flamberge au vent, et cette fois c’est au capitaine de recevoir un solide coup d’épée.

À quelque temps de là, dans un bal, en Bretagne, où il était allé rendre visite à des parents, le galant mousquetaire se fait le champion de deux dames, une mère et sa fille, auquel un officier de Rennes avait adressé des paroles qu’il jugeait déplacées. Tous deux quittent le bal, et sous un réverbère, à minuit, on règle l’affaire aussitôt. Bédier embroche son adversaire, qui tombe raide mort sur le pavé. Or, celui-ci appartenait à une famille haut placée de la ville. Le mousquetaire n’eut que le temps de fuir et de prendre le premier bateau qui partait pour Bourbon.

À peine était-il arrivé que, traversant la place, dans son bel habit rouge, pour aller rendre ses devoirs au gouverneur, un coup de sifflet et le cri « Habit rouge ! » le firent soudain se retourner. Le coup de sifflet et le cri étaient partis d’un groupe de jeunes officiers en train de deviser ensemble. « Messieurs, leur dit Bédier en s’avançant vers eux, je regrette de vous offenser, mais il y a un malotru parmi vous. — Monsieur, répondirent deux d’entre eux, vous nous rendrez raison. » Il fait sa visite au gouverneur, puis il s’en va au rendez-vous. « Nous commencions à craindre, monsieur, de n’avoir pas le plaisir de vous voir, lui disent avec ironie les officiers qui l’attendaient. — Veuillez excuser mon retard, leur riposte Bédier, je vais faire de mon mieux pour réparer le temps perdu. » Cinq minutes plus tard, l’un avait le bras déchiré du poignet jusqu’au coude, et l’autre recevait une blessure dont il mourait six mois après.

Messieurs, dans la vie de celui qui fut votre confrère, il n’y a pas, Dieu merci, de sang versé, et jamais il n’a été besoin d’appeler le chirurgien autour de ses victimes. Mais lui aussi, c’était un grand duelliste, un mousquetaire à sa façon, et sous ses manières parfaites, un tempérament batailleur qui, dans la défense des idées qu’il croyait être vraies, apportait autant de scrupule et de droiture inflexible que ses aïeux dans leurs affaires d’honneur. S’il n’a décousu personne, que de systèmes, d’idées mal venues ou fondées sur des ombres, il a dégonflés du bout de son épée, je veux dire de sa dialectique, de son ironie, de son bon sens, comme vous le verrez par la suite de toutes les belles théories qu’il a laissées sur le carreau.

Pendant longtemps, tous les Bédier menèrent au milieu de leurs noirs l’existence seigneuriale et patriarcale des Français d’outre-mer, et je pourrais vous rapporter bien des traits où vous saisiriez sur le vif les profonds sentiments qui les animaient tous : la fidélité au vieux pays lointain, où chaque génération continue d’envoyer les mieux doués de ses enfants pour y achever leurs études, la même horreur de l’argent et de tous les sentiments vils, la même réserve, la même délicatesse, le même scrupule infini en toutes choses, la même violence et, en même temps, la même crainte de blesser personne par un mot maladroit, qui faisait dire à l’un d’eux : « Gardez-vous de toucher à l’amour-propre de quelqu’un ! Tuez-le plutôt. »

Mais l’abolition de l’esclavage et la culture de la betterave dans nos départements du Nord transformèrent du tout au tout l’existence dans l’île. Quand Joseph Bédier vint au monde, ç’en était bien fini de la vie opulente que sa famille avait menée. Les filles demeurèrent à Bourbon, les garçons s’en allèrent. Joseph et son frère aîné Louis, qui s’étaient fait remarquer au lycée, prirent le chemin qu’avaient suivis tant d’autres des leurs avant eux. Ils vinrent en France achever leurs études. Mais tandis que tous ceux qui l’avaient précédé étaient rentrés paisiblement chez eux, une fois leur instruction finie, pour y reprendre les vieilles habitudes, et que son frère Louis devait y terminer sa vie, Joseph Bédier ne revint qu’en passant, dans l’île parfumée. Je vous l’ai déjà dit : il n’avait pas la nostalgie du passé. Et même s’il n’avait pas été séparé de Bourbon par quatre mille cinq cents lieues de mer, y serait-il revenu plus souvent ? C’est douteux, puisqu’il n’a jamais eu l’idée d’aller voir en Bretagne, le vieux manoir d’où sa famille était sortie, et que, plus curieux que lui-même, je suis allé voir à sa place.

O surprise, Joseph Bédier était là qui m’attendait, avec ses yeux dont le soleil des tropiques n’avait pas changé la couleur, et où l’on retrouvait intact, après deux cents ans d’exil, le Celte obstiné dans ses desseins, subtil et fort dans ses raisonnements, ami du rêve et des beaux contes. Il m’attendait parmi les chênes ébranchés, les chemins creux, les haies touffues, en compagnie de Tristan et d’Yseut, de Roland et d’Arthur, dans les fantasmagories de ce soir de septembre, parmi les ruines, imaginaires elles aussi, du Menez Houarn...

 

L’École, où il entra d’emblée, pouvait lui enseigner ce que nulle part ailleurs, je crois, on ne pouvait mieux apprendre : à lire un texte, à l’analyser, à saisir ses contradictions ou son unité profonde, ou bien à étudier, suivant l’esprit de Sainte-Beuve, les influences qui concourent à la formation d’un écrivain. Il pouvait aussi admirer, dans cette école où professait Brunetière, la puissance du raisonnement et la beauté qu’il y a dans l’édification des beaux palais d’idées. Mais il se tint toujours en garde contre une méthode trop oratoire et qui ne comptait pas, à son gré, suffisamment avec les faits. Ce qui ne l’empêcha pas de conserver toujours pour ce grand manieur d’idées une vénération profonde. Et vous savez que c’est à lui que Brunetière, en mourant, confia le soin de publier ses derniers manuscrits.

Mais il y avait un enseignement, celui de la philologie romane, qu’on ne donnait guère à l’École, et qui était indispensable pour ces recherches de littérature médiévale vers lesquelles, dès ce moment-là, Bédier se sentait attiré. L’homme qui représentait alors ces études avec le plus d’éclat, non seulement en France mais en Europe, c’était un des vôtres, et des plus illustres, Gaston Paris. Du temps même où il était à l’École, Bédier, par une faveur spéciale, fut autorisé à suivre ses leçons des Hautes-Études et du Collège de France ; et parmi les étudiants français et surtout étrangers qui se pressaient autour de lui, Gaston Paris ne fut pas long à remarquer ce nouvel auditeur, le plus jeune et le plus inconnu. Non seulement il l’invita, comme il faisait pour ses élèves préférés, à sa conférence du dimanche, qui n’était que la continuation, sur un mode plus familier et plus libre, de son enseignement, mais pendant toute une année, chaque semaine, à jour fixe, il le fit venir chez lui, en sorte que l’apprenti médiéviste eut l’extraordinaire privilège de ne pas apprendre les méthodes de la philologie à travers d’arides manuels, mais à leur source la plus pure, comme il l’a dit lui-même, « dans le commerce du noble esprit qui les avait fondées et précisées ».

Or, messieurs, il arriva, par la suite, que toute la vie de Bédier devait se passer à contredire Paris. C’est chose rare, en effet, que les rapports de maître à disciple aillent toujours par des chemins tout unis. Mais plus heureux que d’autres, Bédier conserva jusqu’au bout l’admirative et tendre affection de son maître, car pour Gaston Paris un élève n’était pas le famulus du docteur Faust, un simple écho de ses paroles, mais un compagnon de voyage sur la route de la vérité, ou plutôt, soyons modeste, de la recherche de la vérité. Bédier n’en a pas moins souffert de la fatalité qui voulut que, dans tous les sujets dont il s’est occupé, il se trouvât en contradiction avec un homme auquel il devait tant. Et ses scrupules et ses regrets ne vous surprendront pas dans un cœur aussi délicat que le sien.

Ainsi formé par ces deux maîtres, Brunetière et Gaston Paris, adoubé par eux chevalier, et joignant aux armes solides qu’il en avait reçues, deux dons magiques qu’il tenait de nature, un bon sens jamais en défaut et une intelligence qui n’acceptait pour vrai que ce qui lui avait été démontré jusqu’à l’évidence, Joseph Bédier se lança, pour la grande aventure, dans la forêt du Moyen-Age.

 

Qu’allait-il entreprendre ? Il n’a jamais aimé que les beaux et grands sujets. Sa raison ne pouvait admettre que tout objet de science fût digne d’une égale attention, et que tant valait le chercheur tant valait le sujet. À ce propos, il citait volontiers une boutade de Paul Bert qu’il trouvait plaisante et profonde. Un élève du grand physiologiste lui ayant, un jour, présenté une savante monographie sur un petit animal appelé le gymnote, Claude Bernard lut son travail et lui dit : « C’est très bien, mon ami, mais à quoi serviraient, je vous prie, ces trois cents pages, si le gymnote, par hasard, n’existait pas ? »

Jamais Bédier ne devait s’attarder à se pencher sur les gymnotes. La recherche pour la recherche ne l’a jamais intéressé. Quelqu’étude qu’il entreprît, il apprenait tout ce qu’il était humainement possible de savoir sur la question, et se livrait aux investigations les plus menues, les plus arides avec tout le scrupule qui était dans sa nature et la patience d’un chartiste ; mais il mettait cette besogne à son plan, car il n’y a pas lieu, disait-il, de se gonfler si fort pour avoir fait, par exemple, une bonne bibliographie. Et l’œuvre terminée, il se débarrassait avec indifférence de toutes les trouvailles qu’il avait pu faire en chemin et qui n’intéressaient pas son sujet, comme un menuisier des copeaux qui sont tombés de sa varlope.

Pourquoi choisit-il les Fabliaux comme thème de son premier travail ? À première vue, ces histoires à rire, comme il les nomme, ne semblaient guère faites pour plaire à un esprit aussi raffiné que le sien, et de plus le sujet semblait mince. Il ne l’était qu’en apparence, car cette étude soulevait un grand problème : où et comment les contes sont-ils nés ? Par quel miracle les trouve-t-on, et à peu près pareils, chez tous les peuples et dans toutes les parties du monde ?

Les uns soutenaient que les contes, j’entends les contes miraculeux, n’étaient que des résidus de mythologies défuntes, des restes d’anciens mythes solaires, lunaires ou crépusculaires, quelque chose comme une poussière d’astres. Les autres prétendaient y voir des débris de croyances antérieures aux plus vieilles mythologies, et telles qu’on les retrouve aujourd’hui encore vivantes chez les peuples primitifs. Les cendres du foyer, par exemple, où s’asseoit Cendrillon, c’étaient, pour les premiers, les nuages gris de l’aurore, et pour les seconds, un souvenir des vieilles règles humaines qui donnaient le foyer comme part d’héritage au plus jeune enfant. Pour les premiers, le Petit Poucet, qui sème des cailloux sur la route, n’était qu’une image de la Nuit qui sème des étoiles, et ses démêlés avec l’Ogre, la lutte des ténèbres avec le soleil levant. Pour les seconds, il n’y avait là qu’un vestige du temps où nos races étaient anthropophages.

D’autres enfin affirmaient que tous les contes venaient de l’Inde, comme si un fleuve fabuleux de là-bas, quelque fabulosus Hydaspès, charriant des contes avec lui, en avait inondé le monde. Bien entendu, nos humbles fabliaux, nos contes gras, nos histoires à rire ne pouvaient prétendre à l’honneur de se rattacher à des mythes solaires, ni aux premiers balbutiements de notre humanité. Faisaient-ils donc partie de ces apologues sans nombre, inventés par les moines bouddhistes pour illustrer la morale qu’ils enseignaient à leurs ouailles, et qui se seraient répandus de l’Orient à l’Occident par l’intermédiaire des Persans, des Byzantins, des Arabes, des Juifs et des Croisés ? Bédier ne le croit pas. Il ne croit pas que les Indiens, entre tous les peuples de la terre, aient eu le privilège d’inventer ces fables dont s’est enchantée l’humanité tout entière. Tous les peuples du monde ont imaginé des contes, dont personne ne songe à leur dénier la paternité, car ils portent en eux des traits, un caractère qui les signent. Or, s’ils ont été capables d’imaginer ces contes ethniques, pourquoi ces mêmes peuples n’en auraient-ils pas inventé d’autres, d’une nature toute différente ?

Ces contes ethniques, qui portent la marque d’une civilisation et d’un temps particulier, ces contes-là ne voyagent pas : ils naissent et meurent où ils sont nés, car ils sont de telle sorte qu’ils ne peuvent être compris que là où ils ont pris naissance. Ceux, au contraire, qui échappent au temps et à l’espace, parce qu’ils n’expriment que des idées et des sentiments élémentaires, pourquoi leur attribuer une origine hindoue ? Parce qu’on trouve, paraît-il, dans l’Inde les plus anciens recueils de ces contes ? Mais l’ancienneté d’une version écrite ne prouve aucunement qu’il n’y ait pas eu, dans l’Inde même ou ailleurs, des versions orales plus anciennes. Quelle raison d’attribuer à ces versions indiennes plus d’importance qu’à celles qu’on peut recueillir aujourd’hui sur les lèvres d’un paysan de Normandie ou de Thuringe ? Sans compter que, sur les cent cinquante fabliaux que nous possédons, il y en a tout au plus une dizaine qu’on pourrait rattacher par leurs sujets aux recueils indiens, et que, dans tous les autres, on ne trouve aucune trace d’indianisme.

Ces contes-là, qui dans leur thème essentiel ne portent la marque particulière d’aucun pays et d’aucun temps, peuvent avoir été inventés n’importe où et n’importe quand, et c’est précisément parce qu’ils n’ont rien de local qu’ils ont la vie si universelle et si dure. On perd son temps, nous dit Bédier, à chercher leur acte de naissance. Leur vraie patrie, c’est là où ils se plaisent et où ils se développent, comme une graine emportée par le vent fructifie là où elle rencontre un terrain favorable. Et l’intérêt de leur étude n’est pas de leur chercher une origine impossible à découvrir, mais pour quelles raisons tel pays leur a convenu, pourquoi, par exemple, les Fabliaux se sont si bien acclimatés dans la France du XIIIe siècle, et comment, après tant d’années d’une vogue étonnante, ils sont retournés à l’oubli.

Dès ce premier ouvrage, Joseph Bédier nous révélait la tournure de son esprit. J’ai connu naguère, au Maroc, un ministre de l’instruction publique de Sa Majesté chérifienne, qui considérait nos sciences comme un ensemble de fantaisies sur lesquelles tous les savants s’accordaient par politesse, pour ne pas se blesser les uns les autres. Je n’aurais garde de comparer Bédier à ce ministre marocain. Mais il est vrai de dire qu’il ne s’en est jamais laissé imposer par les systèmes les mieux accrédités. Et s’il les abordait toujours avec la plus grande déférence, c’était, comme le loup du Petit chaperon rouge, pour les mieux mettre à mal, avec sa connaissance parfaite du sujet, son tempérament réaliste et ce besoin d’évidence qui faisait de lui un cartésien parfait. « Expliquez-moi, je ne comprends pas », disait-il à tout instant. On lui expliquait, et quand il vous demandait, en fixant sur vous ses yeux clairs : « Vous croyez à ça, vous ? » on n’y croyait déjà plus.

 

Il y avait à peine dix ans que Bédier avait quitté la rue d’Ulm, quand le succès de ses Fabliaux et l’éclat de son enseignement à l’Université catholique de Fribourg et à la Faculté de Caen lui valurent l’honneur d’être appelé comme maître de conférences dans cette même École, où si peu d’années plus tôt il achevait de former son esprit. C’est là que je le retrouvai lorsque j’y entrai, à mon tour, comme élève.

La vieille maison n’était déjà plus tout à fait telle qu’il l’avait connue. La faveur exceptionnelle, qu’on lui avait accordée naguère, de suivre des cours au dehors, était passée à l’état d’habitude, ce qui nous donnait un peu d’air. Nous n’en restions pas moins soumis à une règle monastique qui faisait, des trois années d’école, trois années de plus d’internat. Cette discipline, comme on pense, ne nous amusait pas toujours, mais les distractions du siècle étaient remplacées chez nous par le plaisir de pousser à ses dernières limites, souvent jusqu’à l’extravagance, une liberté d’esprit que rien ne venait contrarier, sinon l’impitoyable critique que nous exercions les uns sur les autres, cette blague normalienne, toujours un peu pédante, qui n’était pas ce qu’il y avait de meilleur dans la maison, et qui n’épargnait personne.

On eût pu croire que notre nouveau maître, avec sa timidité apparente, ses hésitations de langage et sa politesse extrême (la politesse, hélas ! était la moindre de nos vertus), aurait attiré sur sa tête nos cruautés de potaches attardés. Mais, dès le premier jour, nous avions reconnu quelle fermeté d’esprit se cachait derrière cette parole qui se cherchait quelquefois, quel scrupule de justesse il y avait dans tous ses mots, et l’exceptionnelle qualité de tout ce qu’il nous apportait.

Je confesse qu’à l’École je fus bien loin, d’être un modèle. D’autres préoccupations que celles qu’on y encourageait me sollicitaient déjà, et il me faut avouer, avec beaucoup de honte, que je me suis souvent ingénié à me dérober à des cours qui, certainement à tort, me paraissaient fastidieux. Jamais pourtant je n’ai manqué une seule leçon de Bédier. Tout y était nouveau, ingénieux, spirituel, aussi éloigné que possible du ronron habituel de la critique littéraire, et pénétré de cet amour de la littérature que trop souvent les érudits sont inclinés à dédaigner. Toutes ces conférences, qu’il prenait soin de rédiger cinq ou six fois avant de nous les lire, étaient des chefs-d’œuvre à leur façon, comme celles qu’il nous fit, par exemple, pendant tout un trimestre, sur le voyage de Chateaubriand en Amérique, et où il montrait clair comme le jour, par la seule confrontation de la durée de son séjour avec la longueur de ses trajets à travers les savanes et les forêts ou sur les eaux du grand Méschassébé, que ce fameux voyage n’était qu’une odyssée fabuleuse, où tout avait été emprunté aux relations des Pères Jésuites et autres voyageurs. Avec une patience infinie, Bédier avait recherché et retrouvé tous les textes dont s’était inspiré l’illustre itinérant, et qui lui avaient fourni la matière de ses découvertes et de ses émerveillements au pays des Miscogulges, des Séminoles et des Chériquois. Mais le même homme qui faisait ces plaisantes trouvailles avait trop le sentiment de l’art pour charger d’une ironie facile l’auteur des Natchez et d’Atala ; et comparant ces humbles textes avec l’usage souverain qu’en avait fait Chateaubriand, il nous invitait à conclure que, si ce petit jeu littéraire jetait quelque lumière sur le caractère de l’auteur et la nature de son génie, il ne pouvait qu’ajouter à notre admiration pour son art, et que, lorsqu’il s’agit d’un Molière, d’un Racine, d’un La Fontaine ou d’un Chateaubriand, recréer c’est créer.

Bédier lui-même se chargea d’illustrer par son propre exemple la vérité de cette idée. Depuis quelque temps déjà, il s’occupait des versions différentes qui nous sont parvenues du roman de Tristan, et il était arrivé à cette conclusion que les poèmes de Béroul, de Thomas et de Gotfried de Strasbourg n’étaient que des copies, plus ou moins déformées, d’un poème original qui ne nous est pas parvenu, et dont il avait essayé par comparaison de rétablir le texte primitif. Tout imprégné de la vieille légende, il composa pour son plaisir, en marge de ses travaux d’érudit, une œuvre toute personnelle où, cette fois, il ne s’occupait plus que de plaire et d’émouvoir, une œuvre d’art enfin, ce Roman de Tristan et Yseut que vous connaissez tous, et qui devait trouver par le monde le chemin de cœurs innombrables, parce qu’à chaque page on y tremble pour les amants innocents et coupables, sur lesquels la mort est suspendue.

Nous (j’entends ses élèves), nous fûmes les premiers auditeurs de l’admirable histoire. À mesure qu’il la composait, il nous en lisait des chapitres. Et nous l’écoutions tous avec une émotion qui ne nous était guère habituelle, chaque fois plus émerveillés de le voir extraire, lui aussi, un philtre si puissant de vieilles fleurs fanées.

Le succès fut éclatant, et le volume prit si vite sa place dans la littérature universelle qu’une tête moins forte que la sienne en eût été tournée. Il aurait pu être tenté de renouveler, avec un autre thème de notre Moyen-Age, cet exploit littéraire qui venait de lui donner la gloire, mais il ne se laissa pas séduire. Et il ne faut pas le regretter, car en restant fidèle aux austères disciplines auxquelles il s’était consacré ; en suivant sa ligne, comme il disait, il allait nous donner la grande œuvre de sa vie.

 

Le hasard des circonstances n’y fut pas étranger, ainsi que cela se voit souvent dans les vies les moins soumises au caprice. Un beau jour, l’École cessa d’être ce qu’elle était depuis toujours. Les bâtiments, la bibliothèque, les dortoirs et les réfectoires, les élèves même étaient toujours là, mais l’âme était partie. Un ministre et, ce qui est plus triste, les normaliens eux-mêmes qui présidaient à ses destins, décidèrent qu’elle avait fait son temps, qu’elle doublait inutilement la Sorbonne et perpétuait des privilèges qu’un esprit vraiment démocratique ne pouvait tolérer. En conséquence, ses professeurs furent dispersés aux quatre vents du ciel. La plupart allèrent à la Sorbonne ; Bédier avait été nommé au Collège de France, à la chaire de Gaston Paris qui venait de mourir. Mais ce ne fut pas sans tristesse qu’il quitta la vieille maison où il avait passé quinze ans, et dont le droit à continuer de vivre n’avait besoin d’autre justification à ses yeux que le nombre et l’excellence des esprits qu’elle avait formés.

Délivré désormais de la contrainte que faisait peser sur lui l’obligation de se conformer dans son enseignement aux programmes universitaires, il se trouva un moment quelque peu désorienté. À quel sujet allait-il s’appliquer ? Récemment, il avait relu les poèmes du cycle de Guillaume d’Orange, et mis en goût par sa lecture, l’idée lui vint de les prendre pour sujet de son cours. Sans grand enthousiasme d’ailleurs, car après Gaston Paris et tant d’autres qui s’étaient occupés de nos chansons de geste, que restait-il à découvrir ? Pas grand’chose. Le problème de leur origine était définitivement éclairci (il le croyait du moins), et il ne pourrait que répéter ce qu’on avait dit avant lui.

Depuis longtemps déjà, on n’en était plus à penser, avec les frères Grimm, que la poésie populaire échappait à la mesure des choses terrestres, et que, comme tout ce qu’il y a de beau et de profond, elle avait surgi doucement de la force silencieuse du tout. Vieille idée du romantisme allemand qui enchanta Renan toute sa vie, et où il n’était pas loin de voir la découverte la plus originale de la pensée moderne. Mais si l’on écartait maintenant l’idée mystique d’une création spontanée, instinctive, de l’âme populaire, et si l’on admettait que tout poème, quel qu’il fût, avait nécessairement été créé par quelqu’un, on estimait toujours (et par là on en revenait, par un détour, aux frères Grimm) que ce quelqu’un, cet inconnu, agissait beaucoup moins en tant qu’individu que comme porte-parole d’une foule anonyme. Ces poèmes primitifs étaient-ils à l’origine, comme le croyait Gaston Paris, des cantilènes, des chants lyrico-épiques, des dialogues rapides et heurtés de guerriers, des cris d’admiration, de douleur, tels qu’ils pouvaient jaillir de l’instant héroïque où quelque exploit se produisait ? Étaient-ce plutôt, comme le croyait Pio Rajna, des récits versifiés et déjà de courtes épopées ? Les érudits n’étaient pas très d’accord, mais tous s’entendaient sur ce point que l’épopée française était née d’événements qui s’étaient réellement passés, et qu’elle exprimait les sentiments de ceux qui en avaient été les acteurs ou les témoins ; que la légende de Charlemagne et de ses compagnons était essentiellement l’œuvre de leurs contemporains, et que Guillaume d’Orange, Roland, Ogier et tant d’autres héros furent d’abord célébrés de leur vivant, ou tout de suite après leur mort, « en ces jours où, comme dit Gaston Paris, les guerriers se sentaient eux-mêmes des personnages épiques, et d’avance entendaient dans la mêlée la chanson insultante ou glorieuse que l’on ferait sur eux ». Bref, nos chansons de gestes des XIIe et XIIIe siècles n’auraient été que le dernier aboutissement d’un travail poétique commencé au VIIIe siècle et peut-être plus avant encore, et le pauvre reflet d’une poésie primitive, infiniment plus belle parce que plus naïve et plus vraie.

Bédier tenait la théorie de son maître pour acquise, et cependant, au cours de ses lectures, des doutes s’étaient élevés dans son esprit, car elle ne satisfaisait, au fond, ni son tempérament, ni son goût, ni sa logique. Par nature, cet aristocrate était peu disposé à croire au génie créateur de la foule. Il était à l’opposé de ces gens qui refusent de faire confiance à l’individu, au poète, à l’homme exceptionnel, et qui, à force de vouloir trouver des sources, des précédents à tout, finiraient par nous faire croire que rien ne peut être dit qui n’ait déjà été dit. En quel temps, en quel pays avait-on vu justifiée par les faits une création collective ? Comment admettre qu’une œuvre aussi admirable et parfaitement composée que la Chanson de Roland fût une œuvre de décadence, faite de pièces disparates ? Et s’il fallait à tout prix que nos chansons de gestes ne fussent qu’une compilation, un écho affaibli de cantilènes ou de récits épiques plus anciens, par quelle fatalité aucune trace n’était-elle restée de ces cantilènes ou de ces récits ? Enfin, par quelle étrange conjoncture, ces poèmes, qui portaient si évidemment la marque des XIIe et XIIIe siècles, étaient-ils une survivance du temps de Charlemagne ?... Tout cela le troublait, mais il se heurtait toujours à cette idée, qui paraissait indiscutable, que les personnages et les événements racontés par les chansons étant des personnages et des événements historiques, il fallait bien que les jongleurs du XIIe siècle les eussent empruntés à des œuvres antérieures, car si ces œuvres-là n’avaient pas existé, comment auraient-ils pu jamais s’intéresser et intéresser leur public à des choses et à des gens auxquels personne ne songeait plus ?

Bédier en était là de ses incertitudes quand son vieil ami de Genève, Bernard Bouvier, qu’il connaissait depuis le temps où ils étaient ensemble à l’École, vint le voir à Saint-Georges-de-Didonne où il villégiaturait avec sa famille. « Ah ! que ce cours m’ennuie à faire ! lui disait-il à tout moment. Quelle corvée, de rabâcher des choses qu’on a dites parfaitement avant moi !... Et puis enfin, tout ça ne me semble pas si sûr, sans que je voie pourtant ce qu’on pourrait mettre à la place. — Bast ! répondait Bouvier, tel que je te connais, tu t’en tireras à ton honneur, et tu trouveras bien du nouveau. »

Et en effet, il trouva du nouveau. Un matin que Bouvier arrivait chez lui pour déjeuner, il l’aperçut de loin qui l’attendait sur sa porte, tenant à la main un papier qu’il brandissait avec un air de victoire.

« Viens ! » lui dit-il en l’entraînant aussitôt dans la pièce où il travaillait.

Et étendant sur une table la carte qu’il tenait à la main, il lui montra une ligne qu’il avait tracée au crayon bleu et qui réunissait un certain nombre de points, comme s’il avait préparé un itinéraire pour un voyage. Réfléchissant, la nuit passée, à ce fait que, dans tous ces poèmes, autant les personnages réellement historiques étaient rares et les actions qu’on leur prêtait incertaines, autant au contraire étaient nombreux et précis les noms de localités aisément vérifiables ; qu’autant l’histoire était vague, autant la géographie, ou plutôt la topographie des épopées, était sur certains points précise, l’idée lui était venue de réunir tous ces lieux par un trait, et il s’aperçut que ce trait-là, par deux chemins différents, le conduisait de Paris à Saint-Jacques-de-Compostelle. Ce fut une illumination, Tous ces points qui se retrouvaient ainsi dans les chansons, c’étaient les grands sanctuaires, les monastères, les chapelles qui jalonnaient la route de Saint-Jacques, les étapes du plus grand pèlerinage de la Chrétienté avec Rome et Jérusalem. « Voilà peut-être le secret ! disait-il à Bouvier. Nos jongleurs trouvaient tout sur cette ligne bleue, leur inspiration et leur public. Sur ces routes de pèlerinage, ils trouvaient dans les monastères quelques parchemins latins qui donnaient une date, un nom, un fait ; des traditions locales, relatives au fondateur ou à quelque bienfaiteur du sanctuaire, un souvenir, plus ou moins réel, attaché à tel monument, à telle pierre, à tel tombeau ; des inventions de moines préoccupés de donner de l’importance à leur couvent. C’était plus qu’il n’en fallait pour fournir aux jongleurs tout ce dont ils avaient besoin pour composer leurs fables. Ils trouvaient aussi, dans les foules accourues pour vénérer les reliques ou assister aux foires qui se tenaient autour des lieux saints, un admirable auditoire qui ne demandait qu’à être édifié ou diverti. Et pour plaire à tous ces gens, quoi de mieux que de leur raconter des choses qui, soi-disant, s’étaient passées à l’endroit même où ils étaient ? »

Ainsi, tout s’éclairait. On comprenait enfin comment les jongleurs des XIIe et XIIIe siècles avaient pu s’intéresser à des événements censés s’être produits au VIIIe et au IXe ; et plus n’était besoin, pour expliquer leurs chansons, de recourir à l’existence de ces fameuses cantilènes ou de ces récits non moins hypothétiques, dont aucune trace n’était restée.

Minute heureuse et fugitive, où l’on croit avoir découvert ce que personne n’a vu avant vous ! Mais aussitôt des doutes le saisirent. Il douta de lui-même, comme il avait douté des autres. Il avait beau se dire qu’il n’était pas parti d’une idée a priori, de considérations mystiques sur la nature et l’essence de la poésie populaire, à la manière de Wolf pour les poèmes homériques, ni d’une définition arbitraire de l’épopée primitive, comme son maître Gaston Paris ou Pio Rajna ; qu’il n’avait pas imaginé abstraitement une hypothèse pour essayer ensuite de la légitimer par des faits, mais qu’il s’était appuyé sur une observation positive, la relation évidente qu’il y avait entre tel ou tel épisode de nos chansons de gestes et tel ou tel monastère ; il avait beau se dire tout cela, il redoutait d’être victime de quelqu’une de ces obsessions diaboliques qu’ont connue, plus ou moins, tous ceux qui se sont enfoncés dans les mystères du Moyen-Age. Plus simplement, il redoutait d’être la dupe de lui-même, et il se rappelait cet avertissement de son maître Brunetière : « De toutes les libertés, la plus précieuse peut-être est celle de ne pas se faire le complaisant de soi-même, l’esclave de sa propre pensée. » Et à cette crainte se mêlait sourdement la tristesse dont je vous ai parlé, quelque chose comme un remords d’être infidèle à son vieux maître, et d’inaugurer son cours, dans cette chaire du Collège de France où il le remplaçait, en contredisant tant de choses que Paris avait cru établies pour toujours.

Le temps me manque pour entrer dans le détail des recherches savantes et des raisonnements serrés qui forment la matière des quatre volumes des Légendes épiques, et par lesquelles Bédier précise et confirme la révélation, si je puis dire, de la nuit de Saint-Georges. Laissez-moi seulement vous donner une preuve exemplaire de ses scrupules et de sa modestie. Lorsqu’il eut achevé le premier de ses quatre volumes, où l’on trouve les mêmes constatations que dans les trois autres qui suivirent (et dans lesquels son examen s’exerce sur d’autres chansons), il apporta le manuscrit à son ami, M. Ferdinand Lot. « Lisez ça, lui dit-il. Et quand vous aurez lu, si vous me dites de ne pas publier, je ne publierai pas. » M. Lot demanda un mois pour lui donner une réponse. Il lut son travail le jour même, mais pendant tout un mois il n’en souffla pas mot, autant pour se donner le temps de réfléchir que par une malignité amicale ; et chaque fois que l’infortuné Bédier le rencontrait, il était crucifié par son silence. À la fin, le terme arrivé, son tortionnaire lui dit : « Depuis cinquante ans que Paris a écrit son Histoire poétique de Charlemagne, on n’a rien publié de pareil. » Et Bédier tomba dans ses bras.

Composée avec autant d’art et de science que l’Histoire poétique, les Légendes épiques l’emportent de beaucoup, suivant mon humble avis, par leur vigueur et leur portée. Si, en effet, les idées de Bédier sur l’épopée française sont exactes, il n’y a pas de raison qu’elles ne soient pas aussi valables pour toutes les épopées quelles qu’elles soient, hindoues, grecques ou allemandes. D’autre part, s’il est vrai qu’elles sont de bout en bout des œuvres du XIIe siècle, écrites par des poètes du XIIe et pour des gens du XIIe, et non pas la postérité bâtarde d’œuvres antérieures ignorées, et soi-disant plus belles, des temps carolingiens et mérovingiens, un écho affaibli des sentiments de Charlemagne et de ses compagnons, que devient la fameuse théorie, défendue par Gaston Paris lui-même, d’après laquelle l’épopée française n’était rien que l’esprit germanique sous une forme romane ?... C’était, au contraire, un début, une œuvre, originale, l’éblouissante aurore de notre littérature, une trouvaille de plus de cet âge prodigieux de la fin du XIe siècle et du commencement du XIIe, qui a vu naître en France le premier tournoi, la première croisée d’ogive, le premier vitrail peint, la première charte de liberté d’une commune, l’idée de la première croisade, le premier mystère en langue vulgaire, et, en même temps que la première Chanson de geste, la première poésie lyrique des troubadours ; cette période unique, à l’illustration de laquelle Bédier rêvait de consacrer un livre dont il avait déjà trouvé le titre : Le premier siècle des lettres françaises, 1075-1175, et qui aurait donné leur vrai sens et leur portée à tous ses travaux antérieurs. « Dans cet ouvrage, écrivait-il en 1933 à son cher confident Bernard Bouvier, j’oserai définir et débattre le problème de la naissance, non plus seulement des Chansons de gestes, mais de tous les genres littéraires à la fois, et, en fait, de toutes les littératures modernes. Marche à fond de train contre la notion de création populaire, contre toute la mystique herderienne et hitlérienne ; revendication, en matière littéraire ou artistique, du rôle de l’élite, et, dans l’élite, de l’individu ; explication du rôle d’inspiratrice et d’initiatrice que tint la France tout au long du XIe et du XIIsiècle. Je n’ai pas besoin de développer : tu reconnais, chimériques ou non, mes vieilles rengaines. Mais cette suite d’idées que j’ai si longtemps portées en moi, cette nébuleuse de pensées prolongées, je l’ai contrainte à se préciser enfin et à prendre corps. Ce qui me donne, en cette entreprise, confiance et courage, c’est — chose paradoxale — le fait qu’il a paru tout récemment une série de travaux sur les Chansons de gestes, et particulièrement sur la Chanson de Roland, où l’on s’applique à me démolir. Pour la première fois, j’ai lu, la plume à la main, les comptes rendus de mes Légendes épiques, et regardé d’ensemble et de près la masse des critiques qui leur ont été opposées au cours des vingt dernières années, critiques anciennes, critiques d’hier ; j’ai passé les mois de ce bel été à les examiner solidairement et ce qui renforce ma foi en mes théories, c’est précisément l’inconsistance, la médiocrité des théories (d’ailleurs contradictoires entre elles) qu’on essaye d’y substituer. Jamais je ne me suis mieux persuadé que je tiens le bon bout. Jamais je n’ai travaillé avec plus d’allégresse. »

Messieurs, quand on lit cette lettre si pleine d’entrain juvénile et de confiance en lui, lui toujours si modeste, le cœur se serre à la pensée que le destin ne lui a pas permis de mener à bien ce travail, dont sa gloire n’avait pas besoin, mais qui aurait couronné son œuvre.

 

Le quatrième et dernier volume des Légendes épiques fut publié en 1913. L’année suivante, la guerre éclatait. Ç’eût été mal connaître Bédier d’imaginer un instant qu’il allait continuer paisiblement dans sa bibliothèque ses travaux d’érudit, quand la France jouait son existence, et que ses deux fils étaient au front. Il entendit servir, lui aussi, avec des armes que personne ne savait manier comme lui.

Dès les premiers jours de guerre, — qui ne s’en souviendrait ? — monta une longue clameur contre les atrocités commises par les armées allemandes dans la Belgique et les départements envahis : fusillades de civils, viols, incendies sans raison, achèvements de blessés, scènes horribles auxquelles on obligeait les enfants d’assister. Et ce n’étaient pas là de ces crimes individuels comme il peut s’en produire dans toutes les armées du monde, mais des crimes commis en service commandé, pour obéir à des ordres, et au mépris des conventions signées par les Allemands eux-mêmes. Seulement l’horreur de ces forfaits faisait qu’à l’étranger on avait trop de propension à les tenir pour des manœuvres de propagande et des fables. Il était indispensable d’établir leur authenticité, sans larmoiement inutile mais d’une façon patente et sans réplique.

C’est à cette besogne que Bédier s’employa d’abord, en demandant à des soldats allemands, et rien qu’à des soldats allemands, les aveux de leurs crimes. Avec la même patience et le même scrupule qu’il apportait à étudier un texte médiéval, il se mit à dépouiller les innombrables carnets de guerre trouvés sur des prisonniers, des blessés ou des cadavres ennemis, à en extraire les passages les plus significatifs, où les soldats allemands se peignent eux-mêmes ou peignent leurs compagnons d’armes, sous les traits d’incendiaires, de pillards et d’assassins, qui, encore une fois, n’incendient, ne pillent et n’assassinent que par ordre des chefs. Pour briser d’avance toute objection sur l’authenticité des textes, il prit soin d’en donner les fac-similés photographiques dans une brochure intitulée Les Crimes allemands d’après des témoignages allemands, qui répandue à des milliers d’exemplaires fit le tour de l’univers.

Cela n’empêcha pas, les Allemands de désavouer ces témoignages, en disant qu’ils étaient tronqués ou inexactement traduits. Fidèle à sa méthode, dans une nouvelle brochure, Comment l’Allemagne essaie de justifier ses crimes, Bédier publia les deux versions des passages contestés, et chaque fois il put établir, par l’horreur du contexte, que, quelque version qu’on adoptât, l’ignominie restait la même.

L’effet produit fut énorme, particulièrement en Amérique, en Suède, en Norvège et en Suisse, dans tous les pays où Bédier était allé faire des leçons et où son prestige était grand. Les Allemands eux-mêmes furent touchés. On m’a raconté le cas de cet étudiant de je ne sais plus quelle université allemande, soigné à l’ambulance du Lycée Louis-le-Grand, à qui l’on remit les deux brochures, et qui, voyant sur la couverture le nom de leur auteur : « Ah ! dit-il, le professeur Bédier ! » en même temps qu’il fondit en larmes, car le professeur Bédier, dont il connaissait les ouvrages, ne pouvait pas mentir.

Par la suite, il fut affecté au Grand Quartier Général, dans les services de l’infanterie, avec le grade de capitaine, et on le vit alors dans un uniforme kaki, plus ou moins militaire, coiffé d’un lourd képi dont la visière lui tombait sur les yeux mais ne l’empêchait pas de bien voir, aller d’une division à l’autre, vivre la vie des troupes, visiter les camps d’instruction et suivre les opérations. De cette expérience-là, de ses conversations avec les officiers qui lui servaient de guides, et aussi des documents mis à sa disposition par le Ministère de la guerre, il tira ces admirables articles, qui parurent dans la Revue des Deux Mondes et qu’il réunit ensuite en volume sous ce titre L’Effort français, où il s’appliqua à montrer, dans une large vue d’ensemble, la façon dont tout au long des quatre années de guerre notre État-major ne cessa d’inventer de nouvelles méthodes de combat et de nouveaux engins, en même temps qu’il instruisait et ravitaillait en munitions nos alliés ; bref, comment notre armée remplit sa besogne de couverture de la coalition, ou mieux encore d’armée de couverture de la civilisation.

 

C’est à ce moment de sa vie qu’il fit la connaissance et se lia tout de suite d’amitié avec un homme qui lui ressemblait sur bien des points — encore qu’à première vue cela puisse surprendre. Mais les ayant bien connus l’un et l’autre, je puis en témoigner.

Chez Barrès et chez Bédier, même amour de la France, de ses traditions, de son passé ; même désir de servir, même sentiment de l’honneur, même susceptibilité aussi ; même méfiance de la foule, même confiance dans l’individu ; même respect de l’ordre, des conventions sociales, des institutions établies, et même intransigeance sur les devoirs qu’impose la situation qu’on occupe ; même horreur des irréguliers, des faux génies ; même absence de tout snobisme, même simplicité, je dirais même austérité ; même dédain du divertissement, des plaisirs, du voyage pour le voyage ; même horreur du temps perdu, même application à leur besogne, et dans le travail même patience, même sérénité ; même attrait pour les promenades en compagnie d’un ami, où les idées qu’on a laissées derrière soi, à sa table, prennent un visage nouveau ; ; même limitation de leur curiosité, et même besoin que le sujet de leur étude ait un vaste horizon ; même forme de génie, qui a besoin, pour se manifester, d’un objet extérieur à lui, que leur sensibilité pénètre et d’où leur imagination s’élance ; enfin, pour achever de les rapprocher l’un et l’autre, leurs enfants à l’armée.

Barrès avait demandé qu’on lui fournît des documents sur l’héroïsme du soldat français. Le Grand Quartier le mit en relation avec Bédier, et à partir de ce moment s’engagea entre eux une conversation qui dura tout le long de la guerre, et dont on connaît fort bien l’objet par les billets où Barrès lui demandait un rendez-vous, en indiquant d’une façon rapide ce qu’il attend de lui. Ce qu’il attend, ce sont des documents, des textes qui lui permettront de montrer qu’un Français d’aujourd’hui a la même humeur, le même esprit dans le courage que nos Français du temps de Joinville ou de Froissart. Et Bédier n’était jamais à court. Sans être un très grand clerc, il ne serait pas malaisé de découvrir dans les livres de guerre de Barrès ce qu’il doit à l’auteur des Légendes épiques. Chacun de ses billets témoigne de sa reconnaissance. Et le jour de l’armistice, vers qui, d’abord, va sa pensée ? Vers son ami, auquel il écrit ce billet : « En souvenir de notre amitié des jours d’angoisse, ce jour du salut et de la victoire, je vous envoie pour Madame Bédier, pour vos fils et pour vous, ma pensée de profond bonheur, qui s’associe à votre bonheur. »

Depuis quelque vingt ans déjà que Bédier professait au Collège de France, il avait profondément goûté le caractère aventureux de l’enseignement qu’on y donne. Nul souci d’examen, toute licence de proposer les hypothèses les plus chanceuses en toute liberté, d’exposer son travail à mesure qu’il se fait, avec les doutes, les tâtonnements d’une pensée à la recherche de la vérité qui fuit ; une seule règle, mais impérieuse : ne jamais se répéter. Aussi, lorsqu’un beau jour il vit l’antique et noble maison tout près d’être absorbée par la Sorbonne, les Langues orientales, la Faculté de médecine, et menacée du même sort qu’avait connu l’École normale, il sentit que son devoir envers les Gaston Paris, les Renan, les Michelet, les Budé et tant d’autres, était de défendre ces vieux murs, ces salles délabrées, ces laboratoires minables, où se faisait une besogne qui ne ressemblait à aucune autre ; et quand on lui offrit de devenir l’administrateur du Collège, il accepta sans hésiter.

Pendant dix ans, il s’occupa à peu près exclusivement de ses tâches administratives, car c’était une de ses maximes qu’on ne fait bien qu’une chose à la fois. Il répara les bâtiments, il en construisit de nouveaux, et surtout il obtint pour le Collège la personnalité morale, ce droit de recevoir des legs et d’en disposer à son gré, qui rajeunit du tout au tout la fondation de François Ier, et proprement l’a sauvée.

Ses amis regrettaient qu’il abandonnât de la sorte pour l’administration son œuvre de critique et d’historien, le projet qu’il avait d’écrire, dans le goût de son Tristan et Yseut, un volume inspiré des légendes de la Vierge, une histoire des quatre fils Aymon, et surtout ce fameux ouvrage sur le XIe siècle français, qui devait être en quelque sorte la somme de son œuvre érudite. On partage d’autant plus ce regret que jamais son intelligente critique ne se montra plus déliée, plus vigoureuse, comme le prouve un petit ouvrage qu’il a composé en ce temps-là, un petit ouvrage de quelques pages seulement, une étude de la Tradition du Lai de l’Ombre, où il démontre en un tourne-main la vanité d’une méthode de classement des manuscrits acceptée depuis plus d’un demi-siècle. Jamais, au dire des spécialistes, il n’a rien écrit de plus fort. Tel était Joseph Bédier : partout où il passait, ce conservateur mettait des pétards de dynamite.

 

Messieurs, cette belle vie s’achève. Un matin de septembre, au Grand Serre, où il passait ses vacances dans une propriété familiale, il était parti, comme il faisait chaque jour, dès 5 heures 1/2, pour aller pêcher la truite. Il excellait dans ce sport pacifique qui lui permettait de réfléchir à son aise, et il ne tirait pas une mince gloire de prendre du poisson là où les autres n’en prenaient pas, comme en d’autres domaines il trouvait du nouveau là où tout le monde s’imaginait qu’il n’y avait plus rien à découvrir. Le jeune notaire de Montélimar, qui venait le chercher d’ordinaire en voiture étant en retard ce jour-là, il était parti sans l’attendre. Or, vers 8 heures, son compagnon de pêche, qui l’avait rejoint, le vit tout à coup s’affaisser. Il crut d’abord qu’il avait glissé, mais ne le voyant pas se relever, il s’approcha et s’aperçut aussitôt avec effroi qu’il s’agissait de tout autre chose. Il courut à sa voiture pour l’amener près du ruisseau. Bédier n’avait perdu ni tout à fait la conscience, ni tout à fait la parole. Et avec ce souci de respectabilité qui, même à ce moment, ne l’abandonnait pas, il murmura : « C’est ridicule... », tandis que son compagnon le relevait pour le placer sur les coussins.

En arrivant au Grand Serre, il trouva encore quelques mots pour rassurer sa femme : « Ça n’est rien... ça n’est rien. » En même temps il essayait de sourire, mais ses yeux si clairs, si perçants qu’en arrivant à Bourbon il apercevait la terre même avant la vigie, étaient tout à fait chavirés. Il les ferma pour ne plus les rouvrir... Et c’est bien qu’il soit mort ainsi, lui qui n’avait ni peur de la mort ni grande inquiétude métaphysique, mais seulement l’appréhension d’une diminution intellectuelle et physique, et la crainte de ne plus pouvoir travailler.

Il fut enterré au Grand Serre. Le corbillard de la commune traîné par deux chevaux de labour l’emmena au cimetière du village. Bernard Bouvier, son cousin Louis Artus, son disciple Faral et le maire du pays tenaient les modestes cordons. Pas de discours. Rien ne fut plus simple que l’enterrement de cet homme dont les titres et les distinctions auraient facilement rempli quatre pages de Borniol, car s’il ne demandait jamais rien, on lui avait tout donné.

Telle fut la fin, Messieurs, de ce grand humaniste, aussi éloigné des pédants à la cavalière, comme dit Montaigne, que des pédants à l’érudition, d’un goût si délicat, d’une dialectique si puissante, si peu dupe de lui-même et des autres, si ardent et si courtois, si révolutionnaire et si conservateur tout ensemble, et d’un mot, si français que je doute qu’ailleurs, dans tout autre pays que le nôtre, on puisse rencontrer son pareil.