CÉRÉMONIES DU CENTIÈME ANNIVERSAIRE
DE LA MORT DE LAMARTINE
DISCOURS
prononcé au Château de SAINT-POINT
Par
M. JACQUES de LACRETELLE
délégué de l’Académie française
le 3 mai 1969
Mesdames, Messieurs,
De tous les pèlerinages auxquels les Lamartiniens ont été conviés en ces journées anniversaires, celui-ci est le plus émouvant et nous introduit au cœur de notre mission.
Lamartine est né à Mâcon. Il a grandi à Milly. Il est mort à Paris. Mais c’est ici, à Saint-Point, qu’il repose, suivant sa volonté. Cette demeure qui lui fut toujours chère, qu’il a parée selon son goût et défendue contre l’adversité, son arrière-petit-neveu, René de Noblet, en a fait le musée du souvenir. Rendons hommage à cette fidélité.
Toutefois, ne cherchons pas ici un Lamartine un peu guindé, un peu solennel, le Lamartine dont nous avons appris l’histoire, ou la légende, dans les manuels.
C’est un poète en liberté qui a vécu à Saint-Point, entre ses chevaux et ses chiens. Il y retrouvait son terroir et la tradition d’une famille qu’il respectera toujours, mais aussi le mouvement d’émancipation et les rêves qui ont soulevé sa jeunesse.
Cet inspiré, ce voyageur, cet orateur qui escalade la tribune, a toujours eu besoin de sa province pour retremper ses forces. À Saint-Point, Lamartine est lui-même. Il est enjoué, intime avec tous ses voisins ; et les propos de ses vignerons l’intéressent autant que les conversations de salons et les discussions politiques.
Relisez les récits de ceux qui ont été ses hôtes à Saint-Point et dont vous suivez aujourd’hui les pas. Les témoignages d’Hugo, de Liszt et de Mme d’Agoult, de Lamennais, de Lacordaire, concordent tous. Ce n’est plus le dandy de Florence ou d’Aix-les-Bains qui vient à leur rencontre — pantalon clair et gilet blanc tel qu’il a été peint par Decaisne dans un portrait célèbre — mais un campagnard en veste grise, tachée d’encre.
Il est familier, il raconte ses souvenirs de jeunesse. À mon grand-père, son voisin de Cormatin, il confiera un jour, en lui montrant ses vignobles : « Je suis encore joueur, mais comme je ne puis me livrer à ma passion après avoir reçu les bénédictions de toutes les mains apostoliques de l’Europe, je me suis mis à planter des vignes. Les vignes forment un immense tapis vert. Le soleil et le nuage en sont les deux croupiers qui vous jettent les trésors ou la ruine. »
L’image est saugrenue, mais hélas pour lui, elle est tragique.
Quelle belle destinée que celle de Lamartine ! Comme il a su s’accomplir, affirmer sa personne et sa volonté dans tous les domaines, apporter à la poésie des harmonies inédites, jeter au monde des pensées libres et les idées de l’avenir, sans rompre avec la tradition des siens, sans jamais renier l’héritage du passé !
Et n’est-il pas admirable que ce soit son génie poétique qui lui ait fait prendre conscience de ses forces, qui lui ait inspiré son souffle et l’ait lancé dans l’action ?
Le jeune Lamartine n’a jamais été un bon élève au sens où les maîtres d’école l’entendent. Il est indiscipliné. Il entend choisir ses lectures. De Lyon, où un oncle, redoutable chef de famille, l’a fait mettre en pension à douze ans, il s’échappera un jour pour retourner en Bourgogne auprès de sa mère. À Belley, chez les Jésuites, il se comportera mieux, mais quand il quittera le collège ce sera — écrira-t-il plus tard — avec « l’ivresse du captif qui aime ses geôliers sans regretter les murs de sa prison ».
Jusqu’à la trentaine, âge auquel il publiera les Méditations, sa carrière est indécise. Il est un amateur lettré, un diplomate que l’on case sur sa bonne mine et sans beaucoup compter sur lui.
Je viens d’évoquer sa mère. Figure sublime. Il a toujours trouvé en elle l’indulgence et la confiance que son esprit indépendant réclame. Comment ne pas lui faire une place ici, à Saint-Point, dans cette demeure qu’elle a préparée et préservée pour son fils ?
Quand on lit son journal, on est ému par les aveux et les craintes qui échappent à cette mère trop tendre. Si elle le conduit à Lyon en pension, elle s’écriera : « Mon Dieu ! que c’est affreux de déraciner ainsi cette jeune plante du cœur où elle a poussé pour la jeter dans ces maisons mercenaires ! » Un peu plus tard après la fugue de son fils, elle s’accuse dans son journal : « Son caractère d’indépendance m’effraie. Je crains de l’avoir gâté. »
Au collège de Belley où elle va le chercher à la veille des vacances, elle est comme paralysée par l’admiration et la faiblesse : « Je l’ai vu dans la cour en arrivant, écrit-elle. Il a été aussi ému que moi. Il est devenu tout à coup si pâle que j’ai cru qu’il allait s’évanouir. Ah ! comme nous nous sommes embrassés ! »
Si j’insiste sur cette figure et ces images, c’est d’abord que le cadre de Saint-Point se prête à cette évocation. C’est aussi parce que j’ai toujours pensé que les artistes, poètes, musiciens, écrivains, devaient beaucoup à la sensibilité maternelle. C’est auprès de cette sensibilité que leur génie a le plus souvent pris sa source. Il serait facile d’en fournir des exemples.
Que lit-on dans le journal de sa mère lorsque Lamartine a vingt ans ? « Alphonse m’inquiète toujours beaucoup dans cette oisiveté dangereuse où sa famille le laisse. Ses passions commencent à se développer ; je crains que sa jeunesse et sa vie ne soient bien orageuses : il est agité, mélancolique ; il ne sait ce qu’il désire... »
En ces quelques lignes inexpérimentées, cette mère nous décrit là le poète qui naît sous ses yeux. Elle diagnostique le mal du siècle, qui oscille entre le souvenir d’hier et l’aurore du lendemain. En somme, cette femme inquiète et éperdue d’admiration est la première lamartinienne.
Comment ne pas évoquer aussi, parmi les ombres qui hantent les salles de Saint-Point, les amitiés de Lamartine ? Elles sont nombreuses, elles furent toujours loyales et sûres. Les lettres qu’il a échangées avec Aymon de Virieu, avec Louis de Vignet, avec Edouard de La Grange, sont mieux qu’une correspondance entre camarades. Lamartine est franc, il est généreux, il est prodigue. Ce poète en puissance ne garde rien par devers lui. Il distribue ses projets, ses rêves et ses illusions sans calcul, de même que plus tard il gaspillera ses biens sans compter.
Pour sa famille, il aura toujours des prévenances touchantes. Du jour où il rencontrera la compagne de sa vie, ses aventures sentimentales seront closes. L’épisode de Graziella deviendra une rencontre masquée, émouvante certes, mais qu’il ne recherchera plus.
Jamais de haine, jamais de jalousie dans le clan Lamartine. Il commande avec amour et chacun le respecte, chacun l’absout. Après la mort de sa femme, qui l’a aidé avec une dévotion sans pareille dans ses travaux littéraires ou des entreprises parfois chimériques, c’est une de ses nièces, Valentine de Cessiat, qui viendra vivre auprès de lui, sacrifiant à l’admiration de son oncle et sa jeunesse et, peut-être, un sentiment inavoué.
Pourtant, à la fin de sa vie, un peu de rancœur percera chez ce prophète qui a cru un instant, en 48, fixer les destinées de la France et s’est vu répudier par elle. Il lui a tout donné, sa flamme de poète, son ardeur d’homme politique, ses biens, sa tradition de famille même, et il est rejeté, démuni, et reste les mains vides.
Je conserve dans mes archives une lettre qu’il a écrite alors à mon grand-père qui venait de perdre sa femme. Puisque je feuillette aujourd’hui avec vous ces papiers privés de Lamartine, laissez-moi vous la lire :
« Mon cher Lacretelle,
« Je savais tout. Je n’osais écrire encore de peur d’être lu à travers tant de larmes. Merci d’avoir compris mon cœur en m’écrivant le premier. Rien ne peut consoler, mais la douleur partagée est la nourriture amère de la douleur. Nos âmes sont avec vous tous. On pleure ici depuis cinq jours de vos larmes... Vous faites bien de ne pas revenir avant que le sang-froid vous soit revenu dans le souvenir. Si j’étais libre, je vous jure que j’aurais été vous chercher et vous soutenir en route.
« Mais je suis aux plus rudes extrémités de mon sort : on vend Monceau et bientôt le reste le 7 février. Dans huit jours, ce foyer sera éteint où nous avons réchauffé si souvent avec vous nos mains d’amis.
« La France est indigne d’avoir des fils qui la respectent, aussi je ne cache pas mon mépris. Qu’on lui pardonne, mais qu’on ne l’estime pas.
« Adieu.
« LAMARTINE. »
Ce blâme qu’il jette ainsi à la face de son pays ne sera pas le seul. Il l’exprimera de même en d’autres circonstances auprès de ses amis. C’est la protestation non d’une nature orgueilleuse, non d’un ambitieux déçu, mais d’un homme meurtri par l’injustice de ses concitoyens.
Quelle période singulière de notre histoire et comme cette page honore les lettres ! Nos deux plus grands écrivains, venus de souches très différentes, se tiennent à l’écart. Ils ne participent plus à la vie du pays. Pour l’un, c’est l’exil imprécatoire des Châtiments. Pour l’autre, c’est l’exil de la dignité et du silence.
Tout a été dit, et justement dit, sur Hugo, et je ne ferai pas un parallèle entre les deux hommes. Mais ce qui me frappe, c’est le regain d’intérêt et -d’admiration que la vie de Lamartine suscite cent ans après sa mort. Il a sans cesse de nouveaux commentateurs. Je ne suis pas sûr qu’on lise encore beaucoup Jocelyn ou la Chute d’un ange. Mais c’est sa figure, c’est son caractère, ce sont les cheminements intérieurs de cette vie qui nous attirent.
Tout est clair, tout est pur en lui. C’est la contemplation de la nature et le culte du souvenir qui ont tout d’abord fait de lui un poète. Il a inventé des harmonies nouvelles par la seule disposition de ses sentiments et par l’effusion du cœur. En prose, dans ses meilleurs écrits, il ressemble au conteur des Mille et une Nuits dont le récit vole par images au-dessus de nos tètes.
Comme homme politique, après de cruels déchirements sans doute, il pressent l’avenir, milite en faveur de sa croyance nouvelle, mais en cherchant l’accord des partis et en rejetant par des mots sublimes la guerre civile et son symbole.
Enfin vient le temps du renoncement. Là encore, dans ce dernier épisode, on relève la grandeur de son caractère. Il repousse toute récompense, tout dédommagement et se bannit du monde. Pourquoi agir encore puisqu’il n’a plus rien à donner ? Il s’éloigne des factieux, il se tait. Il y a du grand seigneur dans l’attitude de ce poète-prophète qui se retire, sans déchoir par de vaines polémiques.
Telle est, Messieurs, hâtivement retracée, la grande fresque que je vois inscrite sur les murs de cette demeure.
Que chacun de vous en retienne la vision qu’il préfère. Le jeune poète romantique qui murmure des vers en secret des siens. L’adorateur de la nature. Le cavalier, le dandy aux lévriers. Le gentilhomme aimé des paysans. L’amant d’Elvire qui disparaîtra toute une journée dans les bois lorsqu’il apprendra la mort de sa maîtresse. L’époux fidèle. Le père cruellement frappé deux fois dans sa descendance. Le fastueux voyageur dont le nom est vénéré encore en Orient. L’homme politique qui annonce les temps modernes, appelle la liberté, écrit la Marseillaise de la Paix, tente de fonder la République et sauve le drapeau aux trois couleurs. Le vieillard enfin, qui vit à côté de son Antigone... toutes ces images nous exaltent, nous émeuvent, nous forcent à méditer.
Saint-Point est un chapitre de Plutarque. Il recèle la vie d’un homme illustre.