DISCOURS
prononcé à la Sorbonne, le 21 octobre 1966
par
M. JACQUES de LACRETELLE
délégué de l’Académie française
A L’OCCASION DU BICENTENAIRE DE Mmede STAËL
Mesdames, Messieurs,
L’Académie française a tenu à s’associer aux cérémonies qui commémorent la naissance de Mme de Staël, et c’est un honneur pour moi d’avoir été délégué auprès de vous.
À vrai dire, je ne suis pas sûr que Mme de Staël se soit beaucoup souciée de l’Académie. Son champ d’action était plus vaste. Ses admirations allaient au-delà. Son choix passait les frontières.
Mais par son œuvre, par sa curiosité universelle, par le rayonnement de son personnage, elle occupe une grande place dans notre histoire littéraire et surtout dans le panorama de la société française.
Elle se tient à la charnière de deux modes de penser et de vivre. Elle appartient à la raison raisonnante du XVIIIe et elle a porté le romantisme dans ses flancs. Elle a groupé autour d’elle, à la fin de la monarchie, les éléments les plus prometteurs de l’aristocratie, mais c’était pour leur enseigner le libéralisme en politique et les orienter vers l’avenir.
Elle a suscité l’attachement de nombreux biographes, car elle a mêlé avec une hardiesse rare les sentiments de son cœur et les grands desseins de son cerveau. Elle discourait sur la politique en jouant de la harpe. Impossible d’analyser son œuvre sans apercevoir, au travers, le tremblement pathétique de sa vie privée. N’est-ce pas une preuve de sa sincérité ? N’est-ce pas une explication de la fougue qu’elle apporte à tout ce qu’elle pense, dit et écrit ?
Corinne s’éprend de la jeunesse, de la beauté, de la naissance, de l’esprit, et, à ce moment, son rôle d’amante ne fait que commencer. Celui qu’elle a choisi, elle veut l’animer de son souffle. Elle le dirige, elle l’élève, elle lui impose, comme un devoir sacré, une ambition noble. « Votre esprit et vos sentiments sont quelquefois prisonniers au-dedans de vous-même. Je serai le chevalier qui les délivrera », lit-on dans une de ses lettres au jeune et beau Palmella. L’amour, pour elle, est une forme de l’enthousiasme et se confondrait presque avec le culte du héros.
Et en même temps son autorité est mitigée par sa faculté de souffrir. Elle est pour ses amis un tyran ambitieux, mais qui a une nature plaintive. Rappelez-vous cette phrase qui est presque un aveu de sa détresse : « La gloire est le deuil éclatant du bonheur. »
Quand on lit sa correspondance, on voit que si elle raisonne par des arguments qui portent la frappe d’un cerveau masculin, son cœur, pourtant, cède à ces impulsions, à ces pressentiments, à ces présages, qui sont le grand livre où les femmes aiment à lire le destin.
Élever les êtres au-dessus de leur caste ou de leur état, dans une haute sphère d’intelligence et vers un idéal de liberté, telle a été la mission émancipatrice à laquelle Mme de Staël a constamment voué sa vie.
Un autre de ses desseins lui donne, dans l’histoire de la pensée européenne, une place plus originale encore.
Mme de Staël a révélé au Français l’âme étrangère.
En écrivant sa grande étude sur l’Allemagne et l’esprit germanique, en nous faisant voyager avec Corinne en Italie, elle a offert au public français des analyses et des perspectives qu’aucun auteur ne lui avait montrées encore.
En effet les philosophes du XVIIIe, si brillants par leurs idées, si grands par leur influence, n’admirent guère l’étranger que parce qu’on les y admire. Voltaire nous renseigne sur Frédéric, mais où et quand s’est-il penché sur la vie profonde et les aspirations des peuples d’outre-Rhin ? Il loue les philosophes anglais, mais il en est encore à traiter Shakespeare de barbare.
Diderot, d’Alembert, proclament les bienfaits de Catherine II. Mais que nous disent-ils sur l’esprit slave et la condition des Russes ? Rien.
Mme de Staël, dans la mesure où la carte de l’Europe le permettait à son époque, a été la première, grâce à sa sensibilité et à son intuition, à esquisser une synthèse dans la psychologie des peuples. Cette pionnière a créé la philosophie des races. Coppet s’est ouvert à tous les bons esprits de l’Europe. Chacun y prend la parole sur ce qu’il sait et, le soir, on joue une tragédie de Racine.
On peut dire qu’elle entrevoit, dans le domaine intellectuel, sinon sur le plan politique, l’Europe des nations.
Que cette femme si justement consciente de ses dons, et si désireuse de les faire valoir, ait eu des adversaires, comment s’en étonner ?
Ses rapports orageux avec Napoléon viennent de vous être expliqués éloquemment par l’un de ses descendants. Pour ma part je crois qu’elle a admiré, dans le jeune Bonaparte le propagateur des idées nouvelles, le libérateur de l’Italie, mais que même s’il avait cédé à ses avances, l’esprit de conquête de l’Empereur l’eût finalement détournée de lui.
Son entrevue avec Goethe est célèbre et nous fait un peu sourire. Mais n’est-ce pas parce que nous la connaissons par le récit de la jeune Bettina Brentano, jalouse de toutes les femmes qui approchaient son grand homme ? Là, comme toujours, l’enthousiasme de Mme de Staël a voulu briller les étapes. « Une femme célèbre est quelque chose de-singulier, remarque Bettina. Nulle autre ne peut se mesurer avec elle. Elle est semblable à l’eau-de-vie, à laquelle on ne saurait comparer le grain dont elle est faite. Oui, comme l’eau-de-vie, la femme célèbre a quelque chose qui porte à la tête. » Suit la description de la scène qui souligne son dépit. « Elle — c’est Mme de Staël — jeta à terre une feuille de laurier avec laquelle elle avait joué. Je marchai dessus, la poussai dans un coin et sortis. Voilà mon histoire avec la femme célèbre. »
Vous le voyez, l’eau-de-vie de Mme de Staël était trop forte pour le goût de Bettina et la rendait ivre de rage.
Au vrai, Corinne a des défauts inhérents à son génie qui est de vouloir comprendre vite les êtres et d’obtenir d’eux, du premier coup, ce qu’ils ont de mieux à dire.
Cette impatience, cet art d’accoucher les esprits tout en montrant impétueusement son propre savoir-faire, sont à l’honneur de ses qualités intellectuelles. Seulement cette manière n’a rien du style académique. Je le répète, Mme de Staël a dédaigné d’avoir un entourage ou des manières académiques. C’est plus tard, posthumément, par le don d’une pensée chercheuse et libre, qu’elle a créé, dans la descendance de sa fille Albertine, cette lignée d’écrivains, d’hommes d’État, de savants, qui ont reçu ce brin de laurier qu’elle faisait jouer entre ses doigts.
À côté du petit lot de railleurs ou de détracteurs envieux qui l’ont critiquée, que de voix s’élèvent pour louer sa générosité, sa chaleur de cœur et d’esprit! Je ne parle pas de ceux qu’elle avait fascinés et mis en tutelle, ces bons chiens de garde de Coppet, les Schlegel, les Bonstetten, les Sabran, les Mathieu de Montmorency, les Sismondi. Je pense à ceux qui refusaient le collier, mais restaient envoûtés par l’extraordinaire séduction de cette intelligence dominatrice.
D’abord Benjamin Constant, l’enfant terrible, qui disait non, le soir, dans son cahier, et accourait le lendemain au premier appel. Prosper de Barante, qui, la rupture consommée, lui écrivit cette admirable lettre d’adieu : « Je ne dirai jamais une parole profonde ou sensible, je n’écrirai jamais une page signifiante, sans songer à vous. Je ne verrai jamais rien de beau, de grand, de plaisant même, sans regretter de ne pas en voir l’effet dans vos yeux. »
Et Juliette Récamier, enfin, qui, durant des années — chose rare entre deux femmes — resta la compagne constante, la confidente discrète de cette amie passionnée.
Même ceux qui ne vivaient pas dans son sillage, et auraient pu jalouser sa gloire, n’ont pu s’empêcher de lui rendre hommage.
Je ne sais si vous vous rappelez, dans les Mémoires d’outre-tombe, le récit d’une visite faite, à Coppet, par Chateaubriand et Mme Récamier, au tombeau de Mme de Staël. C’est une des plus belles pages de la prose française. On dirait que Chateaubriand dépose un tribut de sa reconnaissance à celle qui lui a fait connaître Mme Récamier. C’est en effet, à un dîner chez Germaine de Staël, rue Neuve des Mathurins, en 1817, qu’ils s’étaient rencontrés. Mme de Staël, gravement malade déjà, et qui devait mourir quelques mois plus tard, n’avait pas paru. Mais elle avait en quelque sorte préparé cette liaison.
Écoutez Chateaubriand visitant Coppet : « Un sépulcre avait été bâti d’avance dans ce bois pour y recevoir M. Necker, Madame Necker et Madame de Staël, écrit-il. Quand celle-ci est arrivée au rendez-vous, on a muré la porte de la crypte. L’enfant d’Auguste de Staël est resté en dehors, et Auguste lui-même, mort avant son enfant, a été placé sous une pierre aux pieds de ses parents. Sur la pierre, sont gravées ces paroles tirées de l’Écriture : Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant dans le ciel ?
« Je ne suis point entré dans le bois : Madame Récamier a seule obtenu la permission d’y pénétrer. Resté assis sur un banc devant le mur d’enceinte, je tournais le dos à la France et j’avais les yeux attachés, tantôt sur la cime du Mont Blanc, tantôt sur le lac de Genève. Les nuages d’or couvraient l’horizon derrière la ligne sombre du Jura. On eût dit d’une gloire qui s’élevait au-dessus d’un long cercueil.
« J’apercevais, de l’autre côté du lac, la maison de Lord Byron, dont le faîte était touché d’un rayon du couchant. Rousseau n’était plus là pour admirer ce spectacle, et Voltaire, aussi disparu, ne s’en était jamais soucié.
« C’était au pied du tombeau de Madame de Staël que tant d’illustres absents sur le même rivage se présentaient à ma mémoire. Ils semblaient venir chercher l’ombre de leur égale pour s’envoler au ciel avec elle et lui faire cortège pendant la nuit.
« Dans ce moment, Madame Récamier pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre, elle-même comme une ombre.
« Si j’ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c’est à l’entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d’éclat et de renom, et en revoyant ce que c’est que d’être véritablement aimé. »
Être véritablement aimé ! Votre ferveur ce soir — je m’adresse aux descendants de Mme de Staël et à tous ceux que cette renommée a rassemblés ici — votre ferveur, Mesdames et Messieurs, montre que Chateaubriand avait pensé à l’avenir en parlant de la vérité de la gloire.